Autres observations de vérification

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Défense nationale et Santé Canada

Non-respect des conditions et surveillance inadéquate de l'utilisation avant homologation d'un médicament antipaludique

La Défense nationale a participé à l'essai clinique d'un médicament antipaludique, mais n'a pas suivi le protocole de l'étude quand elle a administré le médicament au personnel des Forces canadiennes déployé en Somalie. Contrairement aux exigences du protocole, le Ministère n'a pas obtenu le consentement des personnes qui ont reçu le médicament, n'a pas effectué de contrôle systématique de l'efficacité du médicament et n'a pas fourni de registres d'administration du produit au commanditaire de l'étude, ni de rapports sur ses effets indésirables.

Après avoir approuvé les conditions de l'essai clinique du médicament, Santé Canada n'a pris aucune mesure pour superviser l'étude et veiller ainsi à ce que l'essai respecte les exigences du protocole en matière de production de rapport et de procédures à suivre afin de protéger la santé des patients.

Santé Canada est responsable de la réglementation et de l'homologation des médicaments au Canada. Un médicament non homologué peut être utilisé seulement à la faveur de mesures spéciales, pour un essai clinique par exemple, quand Santé Canada a approuvé le concept et le protocole de l'étude du médicament. Certains essais éprouvent le médicament dans des conditions « réelles » et constituent par conséquent une source précieuse de renseignements sur les effets indésirables d'un médicament dans des populations particulières, sur les problèmes d'efficacité dans certains milieux, et ainsi de suite.

Contexte

1. Santé Canada autorise des fabricants à produire et à vendre des médicaments dont l'innocuité et l'efficacité ont été éprouvées. Seuls les médicaments homologués peuvent être vendus au Canada, sauf s'il s'agit de produits utilisés dans des conditions particulières et contrôlées. Un médicament non homologué peut, par exemple, être autorisé dans le cadre du Programme spécial d'accès (aux termes duquel Santé Canada autorise sa vente pour un patient en particulier) ou d'un « essai clinique » visant à obtenir des renseignements sur son innocuité, sur le dosage approprié et sur son efficacité. Un essai clinique s'effectue sous la direction et la surveillance d'un commanditaire (habituellement le fabricant), mais le concept et le protocole de l'étude doivent être approuvés par Santé Canada. Lorsque le Ministère a approuvé le protocole et a reçu l'information voulue sur les chercheurs que le commanditaire a recrutés, celui-ci a la responsabilité de diriger l'étude et de veiller à ce que les chercheurs respectent le protocole. Le commanditaire est tenu d'informer Santé Canada de tout effet indésirable grave (autre que ceux déjà relevés) ou des décès liés au médicament.

2. Au cours de leurs voyages qui les conduisent dans des endroits hostiles, aux quatre coins de la planète, les membres des Forces canadiennes sont parfois exposés à des risques pour la santé contre lesquels il n'existe pas au Canada de médicaments homologués ou d'autres mesures de protection. Parmi ces risques figurent des maladies rares au Canada, telles que la malaria, ou les dangers pour la santé que représentent des hostilités comme les guerres bactériologiques. Par conséquent, la Défense nationale doit parfois recourir à des mesures spéciales pour obtenir des médicaments ou des vaccins.

3. En vertu de la Loi sur la défense nationale , les membres des Forces canadiennes peuvent faire l'objet de mesures disciplinaires s'ils refusent de se soumettre à un traitement, de prendre un médicament ou de recevoir un vaccin lorsqu'ils en ont reçu l'ordre. Des représentants de la Défense nationale nous ont indiqué que le Ministère a pour politique de ne pas solliciter de consentement écrit et éclairé pour l'administration de médicaments préventifs ou de vaccins aux membres des Forces canadiennes au cours des déploiements, car de tels consentements sont souvent inconciliables avec les exigences opérationnelles.

4. La méfloquine est un médicament antipaludique recommandé entre autres par l'Organisation mondiale de la santé pour lutter contre certains types de malaria devenus résistants à d'autres médicaments. Bien qu'autorisée dans quelques pays depuis la fin des années 80, la méfloquine ne l'était pas au Canada avant 1993, et la Défense nationale a pu l'obtenir en 1992 seulement dans le cadre d'une étude de contrôle de l'innocuité. Dans ces circonstances, l'utilisation du médicament était conditionnelle au respect des exigences énoncées dans le protocole de l'étude, y compris l'obtention d'un consentement éclairé.

5. De novembre 1990 au début de 1993, la méfloquine n'était disponible au Canada qu'en vertu d'un « accès humanitaire à étiquetage ouvert », dans le cadre d'un essai clinique appelé « Étude de contrôle de l'innocuité » menée sous l'égide de son fabricant. Les objectifs de l'étude étaient les suivants :

6. L'étude a été menée sous la direction de 21 chercheurs principaux, en l'occurrence des médecins travaillant dans des services de médecine tropicale répartis au Canada. Le protocole de l'étude précisait les responsabilités des chercheurs, notamment celles de tenir des registres précis sur l'administration du médicament et de déclarer tous ses effets indésirables. Il indiquait également qu'il fallait obtenir le consentement éclairé de tous les participants et précisait que « pour chaque sujet recevant de la méfloquine, il faudrait recueillir des données sur son innocuité et contrôler son efficacité ». Toutes les données et tous les registres devaient être remis régulièrement au commanditaire (le fabricant).

7. La Défense nationale a participé à l'étude sur la méfloquine à partir du mois de mars 1991 en s'alliant à un médecin d'un hôpital d'Ottawa comme chercheur principal et à un médecin du Ministère comme chercheur associé.

Questions

La Défense nationale n'a pas suivi régulièrement le protocole de l'étude de contrôle de l'innocuité de la méfloquine
8. De 1991 à juillet 1992, 96 représentants de la Défense nationale qui devaient aller au Cambodge et en Afrique ont reçu de la méfloquine dans le cadre de l'étude de contrôle de l'innocuité de ce produit. Le Ministère a conservé des registres concernant 3 500 comprimés de méfloquine distribués, sauf pour 362 d'entre eux; il a obtenu les formulaires de consentement des voyageurs et a indiqué la fréquence des effets indésirables au commanditaire de l'étude.

9. Cependant, la Défense nationale n'a pas suivi le protocole à l'automne et à l'hiver de 1992-1993, lorsque la méfloquine a été administrée à environ 900 membres des Forces canadiennes avant leur départ pour la Somalie et pendant leur séjour dans ce pays. Le Ministère n'a pas fourni au fabricant de registres de distribution du médicament, ni obtenu le consentement de ceux à qui le médicament était administré, alors qu'il n'était pas homologué. Les membres des Forces canadiennes ont été renseignés oralement sur la malaria, la méfloquine et ses effets secondaires possibles, mais ils n'ont pas obtenu la documentation remise aux autres voyageurs de la Défense nationale qui avaient suivi le traitement. En outre, même si tous les emballages du médicament utilisés par le Ministère portaient l'étiquette « à des fins de recherche seulement », la Défense nationale n'a pas contrôlé systématiquement l'efficacité ou les effets indésirables du médicament sur chaque personne à qui le médicament avait été administré, contrairement aux exigences du protocole de l'étude. Elle s'est plutôt fiée à un système de surveillance des maladies et à un rapport périodique des activités pour déceler des indications d'effets secondaires ou autres problèmes liés à l'utilisation de la méfloquine.

10. Le fabricant avait repéré un certain nombre d'effets indésirables pour lesquels les patients devaient être suivis, notamment des problèmes gastro-intestinaux, des troubles mentaux et du système nerveux central. (Même si les effets secondaires graves étaient rares, la méfloquine n'a pas été administrée aux pilotes ou à d'autres militaires ayant des occupations qui nécessitent une bonne coordination et une excellente discrimination spaciale, dans lesquelles un étourdissement ou un vertige subit pourrait être dangereux ou constituer un danger de mort.) En septembre et octobre 1992, l'unité médicale des Forces canadiennes de Petawawa a reçu 69 000 doses de méfloquine, mais aucun renseignement sur leur utilisation et sur les effets indésirables ou secondaires du médicament n'a été transmis. Par conséquent, ni le fabricant ni Santé Canada n'ont pu tirer parti des renseignements qui auraient pu être obtenus sur l'innocuité et l'efficacité de la méfloquine.

11. Des représentants de la Défense nationale nous ont affirmé qu'ils n'avaient pas respecté les dispositions du protocole parce qu'ils croyaient à ce moment-là être autorisés par Santé Canada à suivre une ligne de conduite différente qui n'exigeait pas qu'on obtienne un consentement éclairé. Cette autorisation n'a toutefois pas été accordée, et nous n'avons reçu aucune preuve qu'une telle autorisation a été demandée ou même que la Défense nationale a abordé la question avec Santé Canada ou le fabricant. La Défense nationale attribue cette confusion à un manque de communication entre deux de ses directions.

12. En juillet 1998, en vue de minimiser la possibilité de non-conformité aux règlements et à la Loi sur les aliments et drogues , la Défense nationale a créé un poste duquel relèvent toutes les questions de réglementation concernant les médicaments non homologués. Cette fonction sert de point de contact unique entre la Défense nationale et la Direction générale de la protection de la santé de Santé Canada.

Santé Canada n'a pris aucune mesure pour s'assurer que la Défense nationale suivait le protocole établi pour l'étude de la méfloquine
13. Les fonctionnaires de Santé Canada nous ont indiqué que même s'ils avaient approuvé le protocole de l'étude de contrôle de l'innocuité de la méfloquine, ils n'avaient pris aucune mesure pour veiller à ce que le protocole soit respecté. Ils ont dit qu'il incombait au fabricant, en tant que commanditaire, d'assumer la responsabilité du contrôle de l'étude.

14. Santé Canada a le droit, en vertu des règlements de la Loi sur les aliments et drogues , de demander des copies des registres d'une étude et de mettre un terme à l'étude s'il estime qu'elle n'est pas menée dans les règles. Cependant, le Ministère n'a pas de procédure pour surveiller le déroulement de ces études ou de ces essais cliniques.

15. Nous avons constaté que la Défense nationale n'est pas le seul participant à l'étude à ne pas avoir fourni au fabricant des renseignements sur les patients et les registres d'administration du médicament. Le rapport final de l'étude remis par le fabricant en avril 1993, qui incluait les résultats transmis par les 21 chercheurs principaux, indiquait que l'incapacité d'obtenir le nombre réel de patients qui ont reçu de la méfloquine a fait qu'on a dû estimer ce chiffre en se basant sur le nombre de comprimés fournis. Le rapport précise :

16. La méfloquine est en vente aux États-Unis et en Europe depuis la fin des années 80. Autorisée au Canada en janvier 1993, elle est devenue disponible sur le marché en mars 1993. Ce n'est toutefois qu'en octobre 1994, lorsque l'utilisation du médicament par des soldats canadiens en Somalie a fait les manchettes, que Santé Canada a demandé au fabricant des copies des registres des 69 000 doses de méfloquine fournies à la Défense nationale en 1992. Même si le protocole de l'étude exigeait que ces registres soient transmis au fabricant tous les six mois, celui-ci ne les avait pas et les a demandés à la Défense nationale. Quand celle-ci n'a pas pu fournir les renseignements voulus, Santé Canada n'a pris aucune mesure.

Conclusion

17. La Défense nationale n'a pas régulièrement conservé les registres essentiels ni suivi les procédures requises pour remplir ses obligations à titre de participant à une étude clinique sur un médicament non homologué. En conséquence, l'intégrité de l'étude de contrôle de l'innocuité de la méfloquine a pu être compromise, et des renseignements qui auraient pu être précieux sur l'innocuité ou l'efficacité du médicament utilisé « sur le terrain » n'ont pas été recueillis. Nous avons noté que, par la suite, la Défense nationale avait instauré des mesures pour accroître la surveillance et améliorer la documentation lorsqu'elle utilise des médicaments non homologués.

18. Lorsque des médicaments non homologués sont distribués dans le cadre d'essais cliniques, il incombe à Santé Canada d'évaluer et d'approuver le plan de travail et le protocole d'essais. Il lui faut s'assurer que les modalités énoncées dans les protocoles des essais cliniques sont respectées, afin de préserver l'intégrité du processus et de satisfaire aux conditions prévues par les règlements de la Loi sur les aliments et drogues . Les essais à « étiquetage ouvert » sont l'occasion de tester l'innocuité et l'efficacité de médicaments dans des situations « réelles » et, par conséquent, de relever les risques ou les problèmes potentiels qui peuvent rester cachés dans des conditions de laboratoire. Les essais peuvent être une source précieuse de renseignements sur le médicament et son usage.

Réponse de la Défense nationale : Malgré les lacunes mentionnées dans cette observation de vérification, des cas de malaria et les effets potentiellement mortels de cette maladie ont été prévenus, et la santé et la sécurité du personnel des Forces canadiennes n'ont pas été compromises. Au moment du déploiement en Somalie, la méfloquine était déjà homologuée dans 29 pays, y compris aux États-Unis, et l'innocuité et l'efficacité du médicament étaient déjà reconnues. Ces antécédents sont appuyés davantage par les recommandations de l'Organisation mondiale de la santé et par le fait que Santé Canada en a autorisé la vente en janvier 1993, au même moment où le gros des troupes canadiennes arrivaient en Somalie.

Réponse de Santé Canada : Selon la politique de Santé Canada, la supervision des protocoles d'étude incombe au commanditaire de l'essai clinique (habituellement le fabricant), de même qu'aux comités institutionnels associés d'éthique pour la recherche et aux comités de contrôle de la sécurité des données. Les médecins qui effectuent les essais cliniques sont régis par les administrations provinciales-territoriales, et des processus sont en place pour veiller à ce que les professionnels de la santé suivent les protocoles de pratique établis.


Équipe de vérification

Vérificatrice générale adjointe : Maria Barrados
Directeur principal : Ronnie Campbell
Directrice : Carol Motuz

Pour obtenir de l'information, veuillez communiquer avec M. Ronnie Cambpell.