Société innovatrice et rôle de l'État

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Vérificatrice générale adjointe : Maria Barrados
Auteur responsable : Otto Brodtrick

Introduction

Une société innovatrice est capable de maintenir le niveau de bien-être et de prospérité de ses membres, dans des périodes de changement rapide.

5.7 La présente étude traite des caractéristiques qu'aurait la société canadienne si elle était plus innovatrice, et du rôle de l'État dans une société de ce genre. « État » désigne ici la fonction publique, le gouvernement au pouvoir et le Parlement.

5.8 À l'instar d'autres projets dans la présente série (voir la pièce 5.1 ), cette étude explore un sujet important mais difficile, qui n'est pas adapté à la vérification traditionnelle. Nous faisons rapport des résultats de notre étude dans l'espoir de susciter le genre de discussion et d'intervention qui permettra un jour au Bureau du vérificateur général de se pencher sur l'innovation au sein de l'État dans le cadre de son travail de vérification courant.

5.9 Afin de stimuler la discussion et l'action, la présentation de nos constatations vise à renforcer la conviction de nos lecteurs que l'innovation est possible, voire nécessaire, dans la société; qu'il s'agit d'un processus dynamique, continu et incessant; que la plupart des gens peuvent être des partenaires actifs dans une société innovatrice - suivant les lignes que nous esquissons dans ce rapport et, sans doute, de manière nouvelle et encore plus novatrice.

5.10 Nous présentons nos résultats en quatre parties. Nous décrivons quelques pratiques innovatrices au Canada; nous constatons certains dilemmes et certaines absurdités dans lesquels nous nous trouvons comme société; nous discutons de la façon dont se produit l'innovation; nous suggérons enfin un certain nombre de points précis à l'égard desquels des mesures pourraient être prises pour rendre notre société plus innovatrice. Les grandes lignes de notre démarche sont exposées à la pièce 5.2 .

Caractéristiques d'une société innovatrice

5.11 Pour survivre et prospérer, c'est-à-dire pour que ses membres parviennent à un niveau de vie élevé et le maintiennent, une société doit bien faire quatre choses. Premièrement, elle doit établir et maintenir des structures et des mécanismes sociaux, juridiques et économiques qui favorisent l'innovation, qui soient compétitifs tout en préservant la durabilité du milieu naturel et qui mènent au bien-être du plus grand nombre de personnes.

5.12 Deuxièmement, elle doit veiller à ce que tous ses membres développent et mettent constamment à jour les connaissances, les compétences et les habiletés requises pour fournir des produits et des services novateurs.

5.13 Troisièmement, elle doit nourrir et supporter le potentiel affectif de ses membres - par exemple l'engagement envers un objectif commun, la confiance, la collaboration, l'enthousiasme, la bienveillance et la loyauté -, ce qui comprend la définition de rôles importants pour ceux et celles qui se trouvent en dehors des structures conventionnelles du travail.

5.14 Quatrièmement, elle doit établir et maintenir, en son sein et avec d'autres sociétés, des relations qui lui permettent une interaction productive, pour son propre avantage comme pour leur avantage mutuel, et elle doit le faire dans une perspective à long terme, en considérant la durée des générations.

5.15 De plus, une société innovatrice est disposée et apte à examiner toutes les questions et à en discuter ouvertement, même lorsqu'il s'agit de questions controversées et de « vaches sacrées »; elle conserve la souplesse voulue pour explorer et expérimenter; elle a la sagesse et la persévérance de poursuivre des options choisies dans sa recherche de résultats souhaitables.

5.16 Une société de ce genre prévoit l'avenir, comprend le concept de coûts de renonciation et fait des choix sages : avec une quantité donnée de ressources, devrait-elle construire un hôpital, une école ou un pont? Elle est capable d'envisager l'avenir qu'elle désire, d'en examiner les possibilités, de choisir les résultats qu'elle préfère et d'agir avec vigueur en fonction de ses choix.

5.17 Une société de ce genre favorise un environnement qui conduit à un comportement novateur, c'est-à-dire qu'elle favorise un climat de discussion franche et de défi, de confiance et de prise de risques de manière responsable. Elle cherche à réduire la crainte de l'échec, considère l'erreur comme une importante source d'apprentissage et reconnaît les avantages de la coopération, mais aussi de la concurrence. Elle encourage le maillage et l'interaction, et résout les paradoxes et les dilemmes de façon productive.

5.18 Le caractère novateur d'une société de ce genre repose, en grande partie, sur une vision cohérente qui mène à la cohésion, ce qui veut dire qu'une société innovatrice est plus qu'un groupe de personnes qui vivent dans le même pays. Ses innovations à l'échelle de la société sont fonction de la qualité et du caractère constructif des rapports au sein des collectivités qui la composent, fondées sur une vision commune qui domine. Au Canada, par exemple, le régime d'assurance-maladie universel est le fruit d'une telle vision cohérente de la société. Il a été une innovation majeure et nombreux sont ceux qui le considèrent encore comme l'un des meilleurs du monde.

L'innovation diffère de la créativité
5.19 L'innovation diffère de la créativité. L'innovation consiste à appliquer des idées nouvelles, créatrices, à mettre des inventions en pratique. Par opposition, la créativité consiste à produire et à articuler des idées nouvelles. Il s'ensuit que des gens peuvent être créateurs sans être innovateurs - par exemple, ils ont des idées, font des inventions, mais ne les mettent jamais en pratique. Mettre des idées en pratique, cela signifie les faire accepter, les appliquer, les mettre en usage, les « exploiter », les transformer en produits et en services que d'autres gens utiliseront et pour lesquels ils paieront.

5.20 De même, les gens peuvent être innovateurs sans être créateurs. Si, par exemple, ils appliquent ou mettent en pratique des inventions qui ont été faites ailleurs, ils sont innovateurs, même si les inventions, les idées créatrices ne sont pas les leurs. Le baladeur de Sony, par exemple, a d'abord été une idée, une invention. Il est devenu une innovation le jour où il a été réalisé.

Cinq caractéristiques de l'innovation
5.21 Notre analyse a débouché sur une série de cinq caractéristiques de l'innovation. Premièrement, les innovations et les dilemmes ne se produisent pas d'eux-mêmes; ils sont produits et soutenus grâce aux efforts des individus. Deuxièmement, en période de changement rapide, des innovations conçues en fonction de situations statiques peuvent se transformer en absurdités et engendrer des dilemmes, des disparités ou des incompatibilités dans les valeurs. Troisièmement, il faut réfléchir beaucoup et travailler énormément pour produire des innovations dans la société, les stimuler, les diffuser et les soutenir. Quatrièmement, les innovations ne peuvent pas être produites par décret; elles sont le fruit de la créativité, de l'engagement et de la persévérance des gens et des collectivités. Enfin, certains comportements favorisent l'innovation; de tels comportements peuvent être définis, appris et appliqués.

5.22 Ces caractéristiques reposent sur deux grandes prémisses : premièrement, l'innovation est, pour la société, une aptitude essentielle pour survivre, surtout en période d'évolution rapide; deuxièmement, l'aptitude à innover se trouve chez les gens. Une société et ses institutions doivent donc tout faire pour mettre en valeur, attirer, appuyer et retenir les gens novateurs.

Le Canada est une société innovatrice à certains égards

5.23 Sur une base comparative, une société innovatrice est une société qui réussit au moins aussi bien que les autres - et mieux que d'autres - quand il s'agit d'appliquer de nouvelles idées à un contexte en évolution qui pose des défis. Une telle société est innovatrice non seulement sur le plan économique mais aussi sur le plan social, culturel, environnemental et politique, y compris en ce qui a trait à l'aptitude à vivre et à travailler ensemble de façon constructive.

5.24 Lorsque nous comparons le Canada à d'autres pays, nous constatons qu'il s'agit déjà d'une société innovatrice à bien des égards. Dans l'Indice de développement humain des Nations Unies, le Canada figure parmi les premiers pays du monde pour la qualité de vie. L'espérance de vie au Canada équivaut à celle de la Suède et de la Suisse et dépasse celle des États-Unis et de l'Allemagne. Pour ce qui est du degré d'alphabétisation des adultes, le Canada est égal à la plupart des pays les plus développés. Le produit intérieur brut par habitant au Canada est inférieur au PIB des États-Unis et de la Suisse, mais supérieur à celui du Japon, de l'Allemagne et de la Suède. Sur le plan de l'innovation, nous sommes « voisins » de la Suisse, de la Suède, de l'Allemagne, du Japon et des États-Unis, comme l'indique la pièce 5.3 .

Un changement de paradigme
5.25 Dans le passé, et depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale en particulier, le Canada est devenu innovateur au chapitre de l'extraction des ressources naturelles, parce que les matières premières étaient en grande demande. Les pays dépourvus de telles ressources ont vite appris à innover de diverses façons. Ils importent des matières premières, y ajoutent de la valeur et exportent des produits finis. Ce qui a toujours été une nécessité pour eux pourrait, tôt ou tard, s'avérer souhaitable pour le Canada. Il faudra pour cela procéder à un changement de paradigme, comme on peut le constater à la pièce 5.4 .

Passage d'une approche à faible contenu technologique / faible contenu humain (low-tech/low-touch) à une approche à fort contenu technologique / fort contenu humain (high-tech/high- touch)
5.26 Au cours du XXe siècle, les fabricants ont remplacé de nombreux emplois peu spécialisés par des machines simples afin de réduire les coûts et d'améliorer l'efficience. Voilà un exemple du remplacement de la main-d'oeuvre peu spécialisée par une technologie peu poussée, soit faible contenu technologique / faible contenu humain. Avec le temps, d'autres innovations ont exigé le remplacement des machines à faible contenu technologique par des robots complexes, ce qui a entraîné l'avènement d'un système à fort contenu technologique et faible contenu humain. De nos jours, de nombreuses entreprises innovatrices font de nouveau appel à des ouvriers hautement qualifiés, qu'elles appuient avec une technologie de pointe, combinant ainsi un fort contenu technologique à un fort contenu humain. Pour les cycles de production au cours desquels on fabrique des produits de grande valeur, il s'agit là d'une combinaison efficace.

5.27 Les employés hautement qualifiés se révèlent être une précieuse source d'innovation additionnelle au sein de l'entreprise. De plus, les emplois exigeants qu'ils occupent les forcent à améliorer leurs compétences, ce qui accroît leur employabilité, même s'il n'existe peut-être aucune entreprise en particulier qui puisse leur garantir un emploi à vie.

5.28 Certains secteurs de l'industrie canadienne ont recours à cette approche « fort contenu technologique / fort contenu humain » pour produire et commercialiser dans le monde entier des produits qui comblent un créneau de marché. Ils fabriquent des produits spécialisés différenciés, à valeur ajoutée, pour lesquels des clients étrangers sont prêts à payer le prix fort.

5.29 Ils le font en se servant de l'approche à fort contenu technologique / fort contenu humain, tout en cherchant la collaboration grâce à l'interaction et au maillage. Parallèlement aux gens de métier hautement qualifiés, des spécialistes du marketing entretiennent régulièrement des contacts avec des clients à l'étranger, soit en personne à l'occasion de voyages, soit par télécopieur, par téléphone ou par courrier électronique. En combinant de cette façon novatrice production, maillage et interaction, certaines sociétés canadiennes donnent satisfaction à leur clientèle sur les marchés internationaux les plus exigeants. On trouvera à la pièce 5.5 un exemple d'entreprise de ce genre.

Place à amélioration

5.30 Bien que le Canada innove de bien des façons, il pourrait s'améliorer sensiblement dans un certain nombre de domaines. Par exemple, le taux de chômage au Canada est extrêmement élevé à comparer à celui d'autres pays développés. Le taux de suicide chez les adolescents est l'un des plus élevés du monde. Par habitant, le Canada maintient plus de gens en prison que n'importe quel autre pays démocratique et industrialisé d'Occident, à l'exception des États-Unis.

5.31 Dans ces domaines comme dans d'autres, le Canada pourrait faire bien davantage, tant en éliminant les obstacles à l'innovation qu'en favorisant celle-ci. Dans bien des cas, la société crée involontairement des structures innovatrices qui, au fil du temps, perdent leur caractère novateur et deviennent désuètes, voire nuisibles. Elles deviennent des dilemmes ou des systèmes déséquilibrés.

Déséquilibres, dilemmes et absurdités

5.32 Le régime d'assurance-maladie peut servir d'illustration. Un tel système est au service de la santé des personnes et met à la disposition des gens les connaissances et les compétences des services médicaux en cas de maladie. En parallèle, le régime répond aux buts de la santé publique lorsqu'il contribue à réduire le nombre de personnes qui ont besoin de l'attention d'un médecin en premier lieu, c'est-à-dire lorsqu'il contribue à prévenir la maladie.

5.33 Les sondages continuent de démontrer que le régime d'assurance- maladie du Canada est une importante source de satisfaction et un objet de fierté national. Le régime a généralement réussi à donner libre accès aux soins selon les besoins des patients et à éliminer les risques financiers que la maladie fait courir aux gens. La sécurité qu'il procure est si précieuse que les gens résistent aux menaces qui pèsent sur son intégrité. Au niveau personnel, c'est un système qui a du sens.

5.34 Pourtant, à l'échelle de la société, le système est en difficulté. Le coût des soins de santé augmente; certains observateurs laissent même entendre que de nombreuses interventions médicales sont inappropriées. Le dilemme est que les structures et les incitations qu'elles comportent sont telles que les médecins et les patients ont tendance à pécher par excès de soins plutôt que par insuffisance. Pourtant, le niveau global de « maladie publique » n'a guère diminué. Le régime semble déséquilibré : il est plus efficace pour satisfaire les besoins individuels en matière de santé que pour répondre aux objectifs en matière de santé publique.

5.35 Le régime d'assurance-maladie est surtout axé sur les gens une fois qu'ils sont malades, alors que les possibilités réelles d'améliorer la santé publique pourraient se trouver dans l'élimination des causes sous-jacentes de la maladie, lesquelles vont des bouleversements sociaux et du chômage à l'insalubrité de l'environnement. On sait depuis longtemps que les facteurs sociaux, environnementaux et comportementaux ont des effets déterminants sur la santé. En général, un niveau élevé de santé publique et de longévité est souvent attribuable non pas tant à des victoires sur la maladie qu'à des victoires sur le plan de l'hygiène et du mode de vie.

5.36 L'adoption de solutions vraiment novatrices à nos problèmes de soins de santé ne devrait pas entraîner l'abandon des caractéristiques du système auxquelles la société accorde tant de valeur. Les structures et les systèmes doivent être conçus de façon à pouvoir, en même temps, répondre aux vrais besoins et mettre un frein à la hausse des coûts, favoriser la santé et traiter la maladie, considérer à la fois les aspects économiques et faire preuve de compassion. Voilà un élément important de l'innovation : elle peut trouver des moyens de résoudre les dilemmes, de concilier, de manière équilibrée, des valeurs apparemment contradictoires.

5.37 Les systèmes complexes, dans lesquels la majorité de l'énergie disponible est dépensée, à la fin du processus, sur un remède, alors qu'au début, la prévention est appauvrie, sont d'autres structures sociales qui prennent la forme de dilemmes ou de déséquilibres. Les systèmes correctionnels en sont un exemple. Les sociétés qui se concentrent sur le respect de la loi et sur le châtiment, à l'exclusion de l'observation volontaire de la loi et de la prévention, constatent qu'elles font face à une escalade incessante des coûts. Les États-Unis gardent en prison ou dans d'autres établissements correctionnels une proportion plus élevée de leurs citoyens que n'importe quel autre pays démocratique et industrialisé d'Occident. Pourtant, dans cette société, la violence et le crime augmentent au lieu de diminuer, ce qui entraîne une montée en flèche des coûts.

5.38 Nous parlons d'absurdités lorsque les structures sociales semblent aller au-delà du stade des simples déséquilibres ou dilemmes. Elles sont habituellement si évidentes d'elles-mêmes qu'il n'est pas nécessaire d'en discuter. On trouvera à la pièce 5.6 un exemple d'absurdité, tiré d'un programme d'indemnisation des victimes des accidents du travail.

Genèse de l'innovation

Qui innove?

L'innovation par les individus
5.39 Nombre d'innovations sont associées au nom de leurs auteurs : « le véritable McCoy », Einstein, Bell, Bombardier, Salk, Bethune et Banting. Connaître les noms de ces personnes, c'est connaître leur contribution novatrice - dans la technique de lubrification, la théorie de la relativité, le téléphone, la motoneige et les progrès de la médecine. Quel processus les gens suivent-ils lorsqu'ils innovent?

5.40 Dans certains cas, l'innovation est le fruit de la conception, le résultat d'efforts visant à surmonter une difficulté ou à profiter d'une occasion. L'innovation comporte plusieurs étapes. Les architectes qui doivent créer des concepts novateurs pour de nouveaux édifices publics étudient les activités qui vont se dérouler dans ces immeubles. Pour un palais de justice, par exemple, ils vont se plonger dans les questions de droit, de législation, de justice et d'histoire : quel genre de structure correspondrait à l'objectif? Ils vont aussi examiner l'emplacement sur lequel l'édifice sera construit : quel genre de structure sera le mieux adapté à cet endroit? Ensuite, ils iront peut-être dans un studio ou dans un endroit retiré pendant un certain temps pour créer des modèles en argile des diverses structures qu'ils envisagent. À la fin, ils choisiront un modèle et se prépareront à le mettre au point. Le fil conducteur est l'immersion dans le travail.

5.41 Dans d'autres cas, les gens produisent une innovation presque par hasard, sans but déterminé; elle est le fruit de la réflexion et de la découverte au travail. Nous observons ce phénomène chez des gens qui sont devenus des experts dans leur domaine - des professionnels, des artisans, des artistes. Le processus suppose l'immersion dans les pratiques de travail, la prise de conscience des scénarios habituels et des habitudes, la réflexion à leur sujet et leur application de différentes manières. Un artisan découvre une meilleure façon d'accomplir une tâche, d'autres l'imitent et une pratique acceptée évolue pour devenir plus novatrice. Encore une fois, l'immersion dans le travail est l'élément clé dans la production de l'innovation.

5.42 Une partie de ce processus semble être un sentiment d'enjouement et de curiosité. Un travailleur peut éprouver une joie semblable à celle d'un enfant qui joue et, en faisant les choses de façon non conventionnelle, il peut découvrir des approches novatrices pour produire les résultats escomptés. L'enjouement au travail ne changera peut-être pas nécessairement le résultat du travail, mais il peut mener à un processus plus novateur pour parvenir à ce résultat.

5.43 Dans d'autres cas encore, les individus produisent une innovation en se demandant délibérément « pourquoi? » Comme le disait l'une des personnes que nous avons interviewées : « On n'accepte jamais les choses comme elles sont. On se demande toujours "Pourquoi? Pourquoi de cette façon? Pourquoi maintenant? Pourquoi ici? Pourquoi moi?" Et les réponses à ces centaines de "pourquoi" suscitent des approches plus novatrices. » Encore une fois, l'innovation est fondée sur l'immersion dans le processus de travail et, dans ce cas-ci, sur la remise en question des façons de faire traditionnelles.

5.44 Il y a plusieurs conclusions à tirer de ce que nous venons de dire. Les personnes innovent dans un but, fondé sur une difficulté qu'elles ont à surmonter; elles créent « quelque chose à partir de rien » en visualisant ce qui pourrait devenir une création nouvelle et en s'y plongeant. Les personnes innovent également en réfléchissant et en faisant des découvertes au travail, presque par inadvertance, sans but précis, simplement en essayant d'effectuer leur travail de façon différente. Et les gens innovent en remettant consciemment en question les pratiques et les habitudes de travail conventionnelles. Cette remise en question débouche sur la conception de pratiques plus novatrices.

5.45 En résumé, l'immersion intense dans le travail est une qualité commune chez les auteurs d'innovations. C'est cette immersion qui mène à la compréhension, à la découverte et à l'expérimentation sur lesquelles repose l'innovation. Sans cette absorption passionnée - mais aussi sans cet enjouement - dans le travail, l'innovation a peu de chances de se produire. En d'autres mots, les personnes qui ne font que suivre les règles ou qui travaillent superficiellement, avec complaisance et sans engagement, risquent peu d'innover.

L'innovation par les groupes et les collectivités
5.46 Comme nous l'avons indiqué, l'innovation est le fruit de la réflexion et de l'immersion dans le travail. Les groupes, les collectivités et les sociétés produisent des innovations grâce à la communication et à l'interaction.

5.47 Les interactions au sein de la collectivité sont en grande partie régies par des structures officielles : lois, règles de comportement, étiquette, protocole et canaux de communication prescrits. Cependant, une partie des interactions dans la collectivité repose également sur un comportement pour lequel il n'y a pas de règles écrites en bonne et due forme. Cela comprend les normes, les attentes, les traditions et les conventions. Ce n'est que si les gens font partie de ces traditions communautaires qu'ils les suivront.

5.48 Dans une collectivité interreliée, on trouve habituellement de nombreuses activités communes, entre autres des associations sportives, des groupes de discussion, des activités récréatives, des fanfares, des chorales, des clubs de loisirs ainsi que des organisations municipales et politiques bien appuyées. Ces liens engendrent la cohésion sociale et une vision commune. Ils favorisent également l'innovation, ce qui, en retour, conduit au bien-être et à la prospérité. En revanche, une collectivité qui n'est qu'un lieu de résidence pour un groupe de personnes qui, autrement, n'ont pas de liens entre elles a peu de chances d'être une source d'innovation sociale importante.

5.49 Dans bon nombre de sociétés, dont le Canada, la tendance actuelle est aux agrégats de personnes qui vivent au même endroit mais qui n'ont rien d'autre en commun. La disparition des familles nombreuses, le déclin de la religion comme source de croyance commune, la grande mobilité et la nécessité pour les deux parents de travailler contribuent à cette tendance. Par conséquent, le milieu de travail devient pour bien des gens un substitut du milieu où ils habitent.

5.50 Les employeurs progressistes reconnaissent cette tendance et en profitent pour maximiser le potentiel d'innovation du milieu de travail. Par exemple, les analystes conçoivent des procédures que l'on demande aux employés de suivre. Avec le temps, les travailleurs transforment collectivement une procédure planifiée en une pratique évoluée, supérieure à la procédure : un processus d'innovation s'est déroulé grâce à la communication et à l'interaction entre les travailleurs. La direction est incapable de concevoir la pratique supérieure au départ; elle ne peut pas comprendre le processus d'innovation suffisamment bien pour le concevoir. Par conséquent, elle encourage le processus en créant les conditions qui le favorisent : un climat de travail dans lequel l'apprentissage est récompensé, l'expérimentation permise et la prise de risques encouragée, et où les erreurs servent à apprendre davantage.

5.51 Une société pourrait appliquer cette leçon en déterminant des procédures uniquement pour une « période de maturation », au cours de laquelle les suggestions en vue d'améliorations seraient recueillies puis intégrées à un plan plus permanent.

5.52 Alors, les groupes et les collectivités qui innovent créent délibérément des environnements qui font largement place à la communication, à l'interaction et à l'expérimentation parce qu'en retour, cela tend à susciter l'innovation dans la société.

Comment l'innovation se produit-elle?

5.53 L'innovation se présente de diverses façons, chacune basée sur des circonstances et des pratiques distinctes. Dans cette section, nous exposons en détail certaines de ces façons. L'une d'entre elles se produit lorsque des choses entièrement nouvelles pénètrent dans une société - des concepts ou des pratiques qui n'existaient pas auparavant. Une autre consiste à rationaliser et à améliorer des choses existantes, par exemple en rendant une pratique beaucoup plus efficiente ou beaucoup plus utile. L'innovation survient également par la réorganisation et la transformation des pratiques sociales, ce qui se produit dans le cas du changement radical des approches traditionnelles grâce à un changement de paradigme. Enfin, l'innovation survient par l'abandon de pratiques qui ont déjà été considérées comme étant utiles, mais qui sont devenues désuètes, invalides ou même dangereuses.

L'innovation par l'introduction de nouvelles pratiques
5.54 L'introduction ou l'élaboration de concepts ou de pratiques entièrement nouveaux est l'une des voies qu'emprunte l'innovation. La cathédrale gothique en est un exemple. Après la construction des premières cathédrales, au XIIe et au XIIIe siècles, le concept est devenu la norme pour la construction des églises pendant plusieurs centaines d'années, d'un bout à l'autre de l'Europe. Au départ, seulement une poignée d'architectes envisageaient les choses de cette façon, mais bientôt, la plupart des autres constructeurs les ont imités.

5.55 L'introduction d'un régime universel de soins de santé au Canada en est un autre exemple. Quelques visionnaires en Saskatchewan ont été les premiers à adopter ce principe et, dans les années 60, le gouvernement fédéral et toutes les provinces ont convenu de le mettre en application à la grandeur du pays. Le régime a généralement été salué comme étant l'un des plus novateurs qui soient; même les États-Unis l'ont considéré comme un modèle à suivre éventuellement. Il est vrai que les gouvernements ont de plus en plus de mal à financer le coût du régime, mais cela ne diminue en rien le caractère novateur du concept.

5.56 En 1921, deux scientifiques canadiens, Banting et Best, ont découvert l'insuline, et Banting a par la suite obtenu le prix Nobel en raison de l'importance de ce produit pour le traitement du diabète. L'insuline a été découverte au Canada, mais c'est au Danemark et aux États-Unis qu'elle a été exploitée pour fins de commercialisation à l'échelle internationale. Voilà donc un exemple d'innovation dans lequel l'invention a lieu dans une société et la mise en valeur aux fins de la réalisation, dans une autre.

5.57 Quelle conclusion pouvons-nous tirer? Les auteurs des inventions sont rarement ceux qui ont la haute main sur les ressources destinées à leur réalisation. De plus, les inventeurs n'ont habituellement pas les compétences nécessaires pour exploiter l'invention afin de la faire accepter largement ou de la commercialiser. En outre, il est rare que tous les aspects d'une innovation soient développés par une seule personne. Dans la plupart des cas, l'innovation se produit par étapes, grâce à un processus d'amplification qui se déroule sur une période de temps considérable; elle fait appel à de nouveaux types d'idées, qui n'ont pas de liens entre elles, et à une diversité de compétences que possèdent diverses personnes, dont certaines apporteront peut-être des améliorations à quelque chose longtemps après la conception originale de cette chose.

5.58 Pour favoriser ce genre d'innovation, il faut qu'il y ait interconnexion et collaboration entre diverses personnes dans la société. Il faut des gens créatifs qui soient enjoués et même qui croient passionnément à leurs inventions; il faut des gens qui possèdent ou qui contrôlent les ressources et qui soient disposés à soutenir la poursuite du développement; enfin, il faut des gens qui aient les compétences pour faire passer les inventions au stade de l'acceptation et de l'utilisation générales. Bref, les chances qu'une société innove n'existent que dans la mesure où elle est interconnectée et possède confiance et respect mutuels, de même que cohésion et vision commune.

L'innovation par l'amélioration des pratiques
5.59 L'introduction d'éléments nouveaux dans une société est une forme d'innovation; l'amélioration des éléments existants en est une autre. Cela veut dire que l'on prend un plan ou une pratique et qu'on en augmente la valeur, l'utilité ou l'attrait. Après son introduction, la cathédrale gothique a été améliorée par des générations successives d'artisans, pendant quelques siècles. Ces artisans en ont raffiné le plan, y ont ajouté des éléments décoratifs et intégré des oeuvres d'art religieux.

5.60 On fait actuellement des efforts d'une autre nature afin d'améliorer l'efficience du régime d'assurance- maladie au Canada, à cause de la montée en flèche des coûts. Les régimes canadien et américain sont ceux qui coûtent le plus cher dans le monde, par habitant; pourtant, les gens qui vivent dans des pays comme la France, la Suisse et le Japon vivent aussi longtemps que les Nord-Américains. Évidemment, il y a place à amélioration par l'innovation.

5.61 Les progrès dans la vitesse de calcul et dans le stockage des données électroniques constituent un exemple d'innovation par l'amélioration. La rapidité avec laquelle cette innovation progresse est également remarquable. Il a fallu des siècles pour améliorer la cathédrale gothique, des décennies pour améliorer le régime de soins de santé et quelques années seulement pour faire progresser l'informatique. Le temps lui-même semble être devenu un instrument d'innovation.

L'innovation par la transformation des pratiques
5.62 La transformation et la réorganisation des pratiques grâce à une reformulation des approches traditionnelles est encore une autre façon d'amener l'innovation. Tout au long de l'histoire, les sociétés ont eu des idées novatrices qui les ont aidées à progresser, souvent pendant longtemps. Les livres, par exemple, n'ont guère changé depuis que Johannes Gutenberg a imprimé la première Bible il y a cinq cents ans, ce qui témoigne d'une conception particulièrement appropriée. En général, cependant, les avantages des idées finissent par s'épuiser, soit parce qu'on se rend compte que les anciennes façons d'aborder les choses ne conviennent plus, soit parce qu'il existe de nouvelles connaissances ou de nouvelles technologies. Si une société est innovatrice, cela conduit à un changement de paradigme, à la transformation des pratiques et à leur réorganisation.

5.63 Prenons par exemple le mode traditionnel de perception de l'impôt auquel recourent certains pays. On donne des ressources à l'organisme qui s'occupe de l'administration fiscale en échange de la promesse de soutirer plus d'argent aux contribuables. Pour chaque unité additionnelle de ressources, l'organisme s'efforce d'obtenir une certaine somme d'impôt, en s'appuyant sur l'hypothèse que certains contribuables trichent dans leur déclaration de revenu. Cette hypothèse est fondée sur de mauvaises expériences avec des contribuables qui trichent effectivement.

5.64 Si l'on se contente de se fier au respect forcé, on ne résoudra pas le problème, parce que les contribuables vont innover davantage sur le plan de l'évasion fiscale et de l'évitement fiscal.

5.65 Que les hypothèses soient fondées ou non, elles influent sur le comportement. Les percepteurs d'impôt s'efforceront de devenir plus innovateurs pour faire respecter la loi, et les contribuables, plus innovateurs pour éviter de payer. Le système s'engage dans un cercle vicieux.

5.66 Les administrations fiscales contemporaines procèdent autrement pour innover. Elles s'efforcent de découvrir si la pratique de l'autocotisation et de l'observation volontaire de la loi fonctionne bien. Les contribuables sont-ils généralement honnêtes, oui ou non? Pourquoi certaines personnes ne respectent-elles pas la loi? Quelles sont les tendances en matière d'observation? Si le système donne de meilleurs résultats, les administrations ne s'en occupent pas. Si les résultats se détériorent, les administrations renforcent le système pour favoriser une meilleure observation volontaire et lui ajoutent des mesures d'exécution sélectives. Elles créent un « cercle de vertu » au lieu d'un « cercle vicieux ».

5.67 Une leçon à tirer de cela est qu'il faut éviter de se laisser prendre dans des cercles vicieux, et que, si l'on est pris, il faut se déprendre. Par ailleurs, il est important d'innover dans la création de « cercles de vertu ». Les cercles qui se renforcent d'eux-mêmes ont une dynamique puissante parce qu'ils se renforcent sans qu'on ait besoin de s'en occuper ou de les alimenter. Apprendre à les susciter et à s'en servir est l'un des outils les plus novateurs dont une société puisse se servir dans sa recherche du bien-être et de la prospérité.

5.68 Deuxième leçon à tirer : il est important d'observer les tendances. Prendre un instantané d'une situation donne une image exacte; on saisit ainsi les données du moment. L'observation d'une tendance permet par contre de voir si une situation s'améliore ou non. Par exemple, le Canada consacre actuellement environ 10 p. 100 de son produit intérieur brut à son régime d'assurance-maladie. Or, il y a vingt ans, ce pourcentage était de l'ordre de 7 p. 100. Il est souvent plus utile d'observer la tendance d'un processus que de connaître les détails de la situation actuelle.

5.69 Il y a lieu ici de faire une mise en garde. Aucun régime ne peut produire indéfiniment des résultats novateurs; personne ne peut y parvenir non plus. L'expérience démontre que, tôt ou tard, la quantité d'avantages diminue; il est alors temps de changer de paradigme et d'entreprendre une transformation. Voilà une troisième leçon. De nombreux effondrements financiers sont survenus au cours de l'histoire - entre autres celui du bulbe de tulipe dans les années 1630, celui de la South Sea Company dans les années 1720 et le krach boursier dans les années 1920 - et il est probable que même les cercles qui se renforcent d'eux-mêmes éclateront de la même manière avec le temps, surtout si le rythme d'évolution des sociétés s'accélère.

L'innovation par l'abandon de pratiques
5.70 Il est naturel que de nouveaux éléments ou de nouvelles pratiques fassent leur apparition dans une société innovatrice; la cathédrale gothique, par exemple, était une idée tout à fait nouvelle lorsqu'elle est apparue dans la société. D'après notre analyse, il est tout aussi naturel, dans une société innovatrice, que des pratiques disparaissent.

5.71 Au cours de la Seconde Guerre mondiale, l'usage du DDT comme insecticide s'est répandu largement en milieu agricole. Sans nuire à la croissance des plantes, ce produit chimique détruisait les insectes qui s'attaquaient aux feuilles; aussi a-t-il contribué à l'augmentation de la production d'aliments. C'est en partie à cause de ce succès que l'application de DDT s'est répandue presque universellement pour la lutte contre les insectes et pour des fins de confort - on en répandait sur l'herbe, les haies et les étangs dans le but de détruire les moustiques qui gênaient ceux et celles qui désiraient profiter des belles soirées d'été, à l'extérieur.

5.72 Au début des années 70, après avoir fait usage du DDT pendant un quart de siècle, la société s'est rendu compte qu'il avait des effets nocifs non seulement sur les insectes mais aussi sur les animaux et sur les êtres humains. Le DDT fait du tort à tous les êtres vivants avec lesquels il entre en contact. Depuis qu'elle le sait, la société a cessé d'utiliser le DDT. Nous constatons que cela ne diminue en rien l'utilité du DDT pour protéger les plantes contre les insectes. Mais ses effets secondaires indésirables sont si graves que les gouvernements en ont banni l'usage. Voilà une forme d'innovation par abandon d'une pratique devenue dangereuse.

5.73 Il existe d'autres exemples d'innovation par abandon de pratiques devenues désuètes, non valides ou dangereuses : les chapeliers ont cessé d'utiliser du mercure, ce qui les a empêchés de « travailler du chapeau », car le mercure s'attaquait au cerveau; on a cessé de punir les enfants parce qu'ils écrivent de la main gauche; on a aussi cessé de coller des sangsues sur le corps humain, une pratique communément répandue autrefois à des fins médicales.

5.74 L'abolition d'organisations est l'une des mesures les plus spectaculaires qui permet d'innover en société grâce à la destruction créatrice. Ce type d'innovation se justifie du fait que même les systèmes bien conçus se détériorent avec le temps, s'ils « n'évoluent pas », c'est-à-dire s'ils ne s'adaptent pas à l'évolution de leur environnement. C'est ce qui arrive aux organisations qui n'arrivent plus à faire face à l'évolution de l'environnement, qui ont besoin de subventions injustifiables pour continuer de fonctionner. Elles commencent par devenir désuètes, puis non valides et, en fin de compte, elles épuisent les ressources de la société. Ce processus est monnaie courante dans certains secteurs de la société, en particulier dans l'industrie. L'abandon des affaires, les prises de contrôle par une nouvelle administration, les fusions et les faillites sont fréquents dans les organisations.

5.75 Dans les secteurs qui dépendent d'une clientèle pour obtenir des recettes en échange de produits et de services, ce processus d'élimination et de renouvellement se déroule naturellement. Si les clients cessent d'acheter, les recettes cessent de rentrer. Dans des secteurs comme l'éducation, les services publics et la santé, où le financement ne vient pas directement de la clientèle mais de bailleurs de fonds qui sont des tierces parties, le processus de « destruction créatrice » est plus laborieux. Dans ce cas, la société doit fournir un effort beaucoup plus intentionnel pour innover.

5.76 La principale leçon à tirer de ces exemples est qu'il faut se rendre compte que la disparition d'organisations est normale et que l'élimination de pratiques établies peut être une importante mesure novatrice. Autre leçon : il faut reconnaître que même les règles et les systèmes bien conçus vont se détériorer avec le temps, s'ils sont trop rigides et s'ils n'évoluent pas dans un environnement en évolution. Une société innovatrice s'efforcera d'élaborer des « règles d'apprentissage » et des « systèmes d'apprentissage ». Cette façon d'envisager les choses consiste en partie à faire en sorte que les artisans des politiques ne prescrivent que les orientations générales et demandent aux gens sur le terrain de se charger de la mise en oeuvre détaillée, et du maintien de systèmes de soutien avec capacités de réaction et de communication rapides.

5.77 Autre leçon : même les solutions novatrices peuvent devoir être mises de côté au bout d'un certain temps, parce qu'elles ont des effets secondaires graves, qui n'avaient pas été prévus. Cela signifie que les solutions devraient être considérées comme « expérimentales », parce que nombre d'entre elles peuvent comporter des erreurs.

Comment l'État pourrait-il intervenir?

5.78 Une société en quête de bien-être et de prospérité pour ses membres n'a plus le choix d'innover ou non. L'innovation est devenue une question de survie et une question essentielle. Il fut un temps où le pouvoir et la richesse d'une société reposaient largement sur la possession du sol et des richesses naturelles, et sur leur exploitation. Les richesses naturelles, et l'environnement lui-même demeurent des atouts importants, qu'il faut mettre en valeur, et dont il faut prendre soin de façon innovatrice, ce qui se fait de plus en plus par l'élargissement du volet « connaissances » des activités. Parallèlement, le succès des sociétés avancées est déterminé de plus en plus par le savoir lui-même et par l'exploitation de ce savoir. De nombreuses sociétés industrialisées « importent par bateau et exportent par avion ». Elles ajoutent de la valeur. Les sociétés plus avancées « exportent aussi par satellite » - de l'information, des connaissances, des renseignements et de l'innovation. La leçon pour le Canada est claire : en plus d'exploiter ses mines, le pays doit aussi exploiter ses cerveaux.

5.79 L'innovation a tendance à ne pas se présenter d'elle-même; elle est produite et soutenue par les efforts des gens : elle se trouve là où il y a de l'énergie. Elle ne peut faire l'objet de mesures législatives ou être amenée par décret. Elle vient des personnes et des collectivités créatives et interactives. Comme le bonheur, l'innovation s'affaiblit dans un climat de critique et de répression, mais elle est florissante dans un climat d'encouragement et d'appui. La société dans son entier - et en particulier le Parlement et le gouvernement - ferait bien de s'efforcer de favoriser l'existence d'un tel climat propice à l'innovation. Voici des éléments que le gouvernement devrait envisager pour aider le Canada à devenir une société qui innove davantage.

Promouvoir l'ouverture, le maillage et un esprit communautaire
5.80 Le Parlement pourrait favoriser le principe selon lequel les personnes, les groupes, les organisations, le gouvernement et le Parlement lui-même sont des partenaires dans la société et non des adversaires, des contrôleurs ou des concurrents. Les concepts de collectivité, de maillage, de collaboration et d'objectif commun, d'enjouement, de plaisir et d'excitation devraient être nos principes directeurs, et ceux de saine concurrence, d'ouverture et d'obligation de rendre des comptes devraient l'être également. Nous sommes tous dans le même bateau; ou bien nous gagnerons tous ensemble ou bien nous perdrons tous ensemble et nous devrions nous accepter, nous encourager et nous appuyer les uns les autres, plutôt que de favoriser une culture qui fait place à la critique et à la controverse. Voilà ce qu'il nous faut apprendre.

Créer un contexte propice à l'innovation
5.81 La fiabilité et la prévisibilité des interventions de l'État est essentielle à l'innovation, parce que l'innovation elle-même est largement exploratoire, ambiguë et incertaine. Les pouvoirs publics doivent donc travailler fort à créer un climat prévisible et favorable à l'innovation, sinon, ou bien les innovateurs n'innoveront pas - ils ne prendront pas de risques - ou bien ils s'en iront dans des sociétés plus positives et plus encourageantes.

Faire des lois et des règlements qui s'adaptent et qui « évoluent d'eux-mêmes »
5.82 Lorsqu'il propose des lois et des règlements, le gouvernement doit toujours se rappeler que les règles statiques vont vite devenir désuètes dans un monde où les choses évoluent rapidement. Bon nombre des dilemmes auxquels fait face la société actuelle sont attribuables à des règles, à des structures et à des institutions qui ont été conçues à une époque où nous étions beaucoup plus stables et beaucoup plus riches. Idéalement, les règlements et les structures devraient être appuyés par des systèmes et des processus qui « évoluent d'eux-mêmes ». Ils devraient s'adapter à l'évolution des circonstances, tout en continuant d'appuyer les principes sur lesquels ils sont fondés. Si l'État faisait cela, il pourrait consacrer moins d'énergie à gérer des crises et passer plus de temps à éviter qu'elles ne se produisent.

S'engager dans l'expérimentation à court terme alliée à une vision à long terme
5.83 La société d'aujourd'hui fait face à une évolution rapide et à des défis imprévus. Parallèlement, elle se trouve devant des tendances générales qui ne se mesurent qu'à l'aune des décennies. Par conséquent, pour faire avancer le pays, le gouvernement doit adopter une stratégie à deux volets : s'engager dans l'expérimentation et l'exploration à court terme afin de trouver des solutions novatrices aux problèmes urgents du moment et, en même temps, examiner les causes profondes, les tendances et les conséquences futures dans une perspective à long terme. Cette stratégie à deux volets serait poursuivie sous le couvert d'un but articulé pour la société canadienne. Un tel but pourrait consister à envisager la prospérité économique et le bien-être de la société canadienne à la manière d'une demi-douzaine d'autres sociétés avancées, ce à quoi s'ajouterait l'intention de faire du Canada le « numéro un » dans deux ou trois domaines particuliers.

5.84 Pour qu'une telle stratégie à deux volets soit couronnée de succès, il faut avoir la sagesse de savoir quand avoir recours à l'expérimentation à court terme et quand faire appel à des mesures à long terme afin d'obtenir les meilleurs résultats pour la société. En favorisant et en soutenant une telle société innovatrice, l'État doit innover dans sa propre façon de faire. Il ne doit pas seulement prêcher l'innovation, il doit aussi la pratiquer.

Ne pas ménager ses efforts pour préserver le milieu naturel du Canada comme fondement d'autres initiatives novatrices
5.85 De tous les pays de la Terre, le Canada est l'un de ceux qui occupent l'un des plus vastes et des plus magnifiques cadres naturels, et la société canadienne est devenue prospère en tirant profit de l'abondance des ressources naturelles du pays. Pendant longtemps, nous avons agi en fonction d'une hypothèse implicite : celle que le milieu naturel et les ressources étaient « illimités » et que nous pouvions nous approvisionner à l'entrepôt de la nature sans l'épuiser. Nous avons également agi suivant l'hypothèse que nous pouvions renvoyer les déchets de la société dans la nature, sans la contaminer. Il était inimaginable à nos yeux que cela mettrait la nature à l'épreuve, sans parler des problèmes que cela nous créerait.

5.86 Nous nous rendons maintenant compte que l'exploitation et la contamination de l'environnement mènent à la dégradation de la nature, de la qualité de vie et de la santé. Néanmoins, la tentation de dégrader le milieu naturel est toujours présente, même si, de plus en plus, les activités économiques s'articulent sur le savoir et sont axées sur les services. Or, si nous voulons innover et progresser dans d'autres domaines, il faut que nous vivions et travaillions de façon à préserver la qualité du milieu naturel du Canada.

Insister pour qu'on innove beaucoup plus en éducation
5.87 L'innovation est le fruit de la créativité et de la détermination de gens qui ont appris à faire une différence et à produire des résultats de façon novatrice plutôt qu'à mémoriser des textes et à subir des examens. Une bonne partie de notre système d'enseignement repose sur l'enseignement de la matière. Certes, l'enseignement de la matière et des techniques est essentiel, mais, dans un monde en rapide évolution, il est encore plus important d'enseigner la capacité d' acquérir des compétences. Comparativement aux autres pays, le Canada dépense beaucoup pour l'éducation. Pourtant, le niveau de réussite scolaire ne reflète pas le niveau des dépenses.

Insister sur l'employabilité plutôt que sur l'emploi
5.88 Dans le passé, on mettait l'accent sur la permanence et la continuité de l'emploi dans les rapports entre employeur et employés. La sécurité d'emploi et sa contrepartie - la loyauté et l'engagement - étaient des valeurs hautement prisées. Or, dans l'environnement actuel d'évolution rapide, d'innovation, de compression des effectifs et de réaffectations fréquentes, il faut faire preuve de plus de souplesse dans le travail. Les compétences qui ont permis à une personne ou à une organisation - voire à une société - de demeurer innovatrices évoluent rapidement et doivent être continuellement mises à jour.

5.89 Au cours d'un avenir prévisible, les administrations publiques continueront vraisemblablement de faire face à des réductions. Elles pourraient profiter de ce fait pour devenir très innovatrices, en insistant sur l'employabilité plutôt que sur l'emploi. Leurs employés auraient très envie de rester parce qu'ils apprendraient davantage, mais ils seraient capables de partir parce qu'ils seraient en mesure de faire valoir leurs compétences ailleurs; leur salaire potentiel demeurerait élevé. De cette façon, l'expérience traumatisante de la séparation qu'ils connaissent actuellement ferait place à une expérience plus acceptable : celle du changement d'emploi ou même de statut. Vous ne trouvez pas d'employeur? Alors cherchez un client!

Se servir des programmes de réduction dans l'administration publique comme occasion d'innover
5.90 Les pressions financières obligent les pouvoirs publics à réduire l'ampleur de leurs programmes. Certaines tentatives en ce sens font penser au travail de bouchers obsédés : coupes arbitraires, réductions radicales et amputations, jusqu'à ce que le problème ait été réduit à des dimensions acceptables. Cela coûte moins cher, mais on a moins de services. Et en cours de route, certaines capacités ont été réduites et même handicapées pour des années à venir. Voilà un résultat bizarre, si nous considérons que le but devrait être de maintenir des fonctions essentielles tout en réduisant leurs coûts de manière importante. Les compressions radicales pourraient être vues comme une occasion d'innover, d'harmoniser des structures et des processus entre divers paliers de gouvernement ainsi qu'entre l'État et l'entreprise.

5.91 La réduction de la taille de l'État fournit une autre occasion d'innover pour rendre l'État moins coûteux : il s'agit de miser sur une main-d'oeuvre moins abondante mais beaucoup plus souple et beaucoup plus compétente. Dans une société en évolution rapide, comme le Canada, tant les tâches que la façon dont elles seront accomplies changeront au cours de la vie professionnelle d'une personne. Cela requiert des dispositions qui mettent l'accent sur l'apprentissage continu, un apprentissage qui s'entremêle largement avec le travail lui-même, pour assurer des niveaux de compétence élevés. Cela requiert également des efforts qui mettent l'accent sur l'engagement et les valeurs.

Prendre d'autres mesures pour progresser dans un genre d'innovation entièrement différent : aider les sociétés pauvres à accroître leur qualité de vie
5.92 L'innovation a pour but de permettre à une société de maintenir ou d'améliorer son niveau de vie, grâce à sa capacité d'entrer en concurrence avec d'autres sociétés. En pratique, cela signifie fabriquer des produits et fournir des services novateurs, que d'autres pays achèteront ensuite au lieu de les fabriquer eux-mêmes ou de les acheter ailleurs.

5.93 Pour parvenir à cet objectif, on avait l'habitude de s'efforcer de vendre des produits toujours plus complexes sur les marchés déjà saturés des pays riches, c'est-à-dire des pays occidentaux industrialisés. On se trouve de cette manière à ignorer les pays dans lesquels des milliards de gens vivent dans la pauvreté.

5.94 Le Canada pourrait songer à un type d'innovation tout à fait différent. En plus d'essayer de fabriquer des produits toujours plus raffinés pour les marchés complexes - et saturés -, nous pourrions également devenir des chefs de file novateurs dans la production de produits, de services et de connaissances qui vont aider les sociétés moins bien nanties à améliorer leur qualité de vie. Les populations défavorisées du Canada pourraient également profiter des leçons qu'on en tirerait.

Être déterminé à faire du Canada « le pays de l'innovation »
5.95 C'est dans les gens et dans leurs pratiques que se trouvent le savoir et la capacité d'innover. Pour prospérer, la société contemporaine doit instruire, attirer et retenir des travailleurs du savoir hautement qualifiés, qui sont déterminés à faire une différence. Elle doit évaluer avec soin combien et quel genre de personnes elle gagne par immigration et combien et quel genre de personnes elle perd par émigration. L'État doit agir à partir du constat que le monde d'aujourd'hui est ouvert, qu'il n'y a plus de murs de Berlin, que les gens compétents et motivés vont s'en aller s'ils constatent que leurs efforts pour mener une vie qui en vaille la peine sont contrecarrés par l'État, par des groupes de pression ou par l'intransigeance.

5.96 Les gouvernements du Canada et leurs fonctions publiques respectives pourraient chercher à devenir des chefs de file mondiaux dans leurs pratiques, au point de pouvoir synthétiser et exporter leurs connaissances sur l'art de gouverner. Le Canada pourrait se tailler la réputation de « pays de l'innovation ». En nous concentrant sur l'exportation de nos connaissances, nous serons davantage portés vers les réalisations, et le succès dans ce domaine aura des répercussions sur nous et nous encouragera à devenir encore meilleurs.

5.97 Dans tout cela, l'innovation ne devrait pas être considérée comme un jeu de concurrence à somme nulle. L'innovation ne signifie pas seulement mettre en oeuvre et exploiter des idées et des inventions maison; cela veut aussi dire apprendre des autres et mettre en application des idées et des pratiques créatives venues d'ailleurs. Cela veut même dire encourager l'innovation ailleurs, l'imiter et être disposé de la même manière à offrir aux autres nos innovations qui remportent du succès. Dans l'esprit d'une communauté mondiale, l'interaction dans l'innovation contribuera à augmenter la qualité de vie dans toutes les sociétés.

Conclusion

5.98 Si tout le monde dans la société avait exactement les mêmes capacités, les mêmes compétences, les mêmes perspectives et les mêmes préférences, chacun agirait et penserait comme les autres et il y a peu de choses qui pourraient être considérées comme novatrices. Les êtres humains, cependant, sont tous différents les uns des autres. Chacun de nous est unique sur le plan génétique; de plus, la mosaïque intellectuelle, affective et spirituelle est d'une variété et d'une diversité infinies.

5.99 En plus, le Canada est particulièrement fortuné en raison de son étonnante diversité culturelle due au large éventail d'antécédents de ses habitants. Le Canada a donc le potentiel d'être une société particulièrement novatrice. Si nous pouvions continuer à établir et à maintenir entre nous l'interconnexion qui est le fondement de l'innovation dans la société, nous pourrions bien nous tailler la réputation de « pays de l'innovation ».