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DISCOURS PRÉLIMINAIRE
DU PREMIER PROJET DE CODE CIVIL[1]
présenté en l'an IX par MM. Portalis, Tronchet,
Bigot-Préameneu et Maleville, membres de la commission nommée
par le gouvernement
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Un arrêté des Consuls, du 24 thermidor an VIII, a chargé le
ministre de la Justice de nous réunir chez lui, pour « comparer
l'ordre suivi dans la rédaction des projets de Code civil, publiés
jusqu'à ce jour, déterminer le plan qu'il nous paraîtrait
le plus convenable d'adopter, et discuter ensuite les principales bases
de la législation en matière civile ».
Cet arrêté est conforme au vœu manifesté par
toutes nos assemblées nationales et législatives.
Nos conférences sont terminées.
Nous sommes comptables à la patrie et au gouvernement de l'idée
que nous nous sommes formée de notre importante mission, et de
la manière dont nous avons cru devoir la remplir.
La France, ainsi que les autres grands États de l'Europe, s'est
successivement agrandie par la conquête et par la réunion
libre de différents peuples.
Les peuples conquis et les peuples demeurés libres ont toujours
stipulé, dans leurs capitulations et dans leurs traités,
le maintien de leur législation civile. L'expérience prouve
que les hommes changent plus facilement de domination que de lois.
De là cette prodigieuse diversité de coutumes que l'on
rencontrait dans le même empire : on eût dit que la France
n'était qu'une société de sociétés.
La patrie était commune ; et les États particuliers et
distincts : le territoire était un ; et les nations, diverses.
Des magistrats recommandables avaient, plus d'une fois, conçu
le projet d'établir une législation uniforme. L'uniformité est
un genre de perfection qui, selon le mot d'un auteur célèbre,
saisit quelquefois les grands esprits, et frappe infailliblement les
petits.
Mais, comment donner les mêmes lois à des hommes qui, quoique
soumis au même gouvernement, ne vivaient pas sous le même
climat, et avaient des habitudes si différentes? Comment extirper
des coutumes auxquelles on était attaché comme à des
privilèges, et que l'on regardait comme autant de barrières
contre les volontés mobiles d'un pouvoir arbitraire? On eût
craint d'affaiblir, ou même de détruire, par des mesures
violentes, les liens communs de l'autorité et de l'obéissance.
Tout à coup une grande révolution s'opère. On attaque
tous les abus ; on interroge toutes les institutions. À la simple
voix d'un orateur, les établissements, en apparence les plus inébranlables,
s'écroulent ; ils n'avaient plus de racine dans les mœurs
ni dans l'opinion. Ces succès encouragent ; et bientôt la
prudence qui tolérait tout, fait place au désir de tout
détruire.
Alors on revient aux idées d'uniformité dans la législation,
parce qu'on entrevoit la possibilité de les réaliser.
Mais un bon code civil pouvait-il naître au milieu des crises
politiques qui agitaient la France?
Toute révolution est une conquête. Fait-on des lois dans
le passage de l'ancien gouvernement au nouveau? Par la seule force des
choses, ces lois sont nécessairement hostiles, partiales, éversives.
On est emporté par le besoin de rompre toutes les habitudes, d'affaiblir
tous les liens, d'écarter tous les mécontents. On ne s'occupe
plus des relations privées des hommes entre eux : on ne voit que
l'objet politique et général ; on cherche des confédérés
plutôt que des concitoyens. Tout devient droit public.
Si l'on fixe son attention sur les lois civiles, c'est moins pour les
rendre plus sages ou plus justes, que pour les rendre plus favorables à ceux
auxquels il importe de faire goûter le régime qu'il s'agit
d'établir. On renverse le pouvoir des pères, parce que
les enfants se prêtent davantage aux nouveautés. L'autorité maritale
n'est pas respectée, parce que c'est par une plus grande liberté donnée
aux femmes, que l'on parvient à introduire de nouvelles formes
et un nouveau ton dans le commerce de la vie. On a besoin de bouleverser
tout le système des successions, parce qu'il est expédient
de préparer un nouvel ordre de citoyens par un nouvel ordre de
propriétaires. À chaque instant, les changements naissent
des changements ; et les circonstances, des circonstances. Les institutions
se succèdent avec rapidité, sans qu'on puisse se fixer à aucune
; et l'esprit révolutionnaire se glisse dans toutes. Nous appelons
esprit révolutionnaire, le désir exalté de sacrifier
violemment tous les droits à un but politique, et de ne plus admettre
d'autre considération que celle d'un mystérieux et variable
intérêt d'État.
Ce n'est pas dans un tel moment que l'on peut se promettre de régler
les choses et les hommes avec cette sagesse qui préside aux établissements
durables, et d'après les principes de cette équité naturelle
dont les législateurs humains ne doivent être que les respectueux
interprètes.
Aujourd'hui la France respire ; et la constitution, qui garantit son
repos, lui permet de penser à sa prospérité.
De bonnes lois civiles sont le plus grand bien que les hommes puissent
donner et recevoir ; elles sont la source des mœurs, le palladium de la propriété, et la garantie de toute paix publique
et particulière : si elles ne fondent pas le gouvernement, elles
le maintiennent ; elles modèrent la puissance, et contribuent à la
faire respecter, comme si elle était la justice même. Elles
atteignent chaque individu, elles se mêlent aux principales actions
de sa vie, elles le suivent partout ; elles sont souvent l'unique morale
du peuple, et toujours elles font partie de sa liberté : enfin,
elles consolent chaque citoyen des sacrifices que la loi politique lui
commande pour la cité, en le protégeant, quand il le faut,
dans sa personne et dans ses biens, comme s'il était, lui seul,
la cité tout entière. Aussi, la rédaction du Code
civil a d'abord fixé la sollicitude du héros que la nation
a établi son premier magistrat, qui anime tout par son génie,
et qui croira toujours avoir à travailler pour sa gloire, tant
qu'il lui restera quelque chose à faire pour notre bonheur.
Mais quelle tâche que la rédaction d'une législation
civile pour un grand peuple! L'ouvrage serait au-dessus des forces humaines,
s'il s'agissait de donner à ce peuple une institution absolument
nouvelle, et si, oubliant qu'il occupe le premier rang parmi les nations
policées, on dédaignait de profiter de l'expérience
du passé, et de cette tradition de bon sens, de règles
et de maximes, qui est parvenue jusqu'à nous, et qui forme l'esprit
des siècles.
Les lois ne sont pas de purs actes de puissance ; ce sont des actes
de sagesse, de justice et de raison. Le législateur exerce moins
une autorité qu'un sacerdoce. Il ne doit point perdre de vue que
les lois sont faites pour les hommes, et non les hommes pour les lois
; qu'elles doivent être adaptées au caractère, aux
habitudes, à la situation du peuple pour lequel elles sont faites
; qu'il faut être sobre de nouveautés en matière
de législation, parce que s'il est possible, dans une institution
nouvelle, de calculer les avantages que la théorie nous offre,
il ne l'est pas de connaître tous les inconvénients que
la pratique seule peut découvrir ; qu'il faut laisser le bien,
si on est en doute du mieux ; qu'en corrigeant un abus, il faut encore
voir les dangers de la correction même ; qu'il serait absurde de
se livrer à des idées absolues de perfection, dans des
choses qui ne sont susceptibles que d'une bonté relative ; qu'au
lieu de changer les lois, il est presque toujours plus utile de présenter
aux citoyens de nouveaux motifs de les aimer ; que l'histoire nous offre à peine
la promulgation de deux ou trois bonnes lois dans l'espace de plusieurs
siècles ; qu'enfin, il n'appartient de proposer des changements
qu'à ceux qui sont assez heureusement nés pour pénétrer
d'un coup de génie et par une sorte d'illumination soudaine, toute
la constitution d'un État.
Le consul Cambacérès publia, il y a quelques années,
un Projet de code dans lequel les matières se trouvent classées
avec autant de précision que de méthode. Ce magistrat,
aussi sage qu'éclairé, ne nous eût rien laissé à faire,
s'il eût pu donner un libre essor à ses lumières
et à ses principes, et si des circonstances impérieuses
et passagères n'eussent érigé en axiomes de droit,
des erreurs qu'il ne partageait pas.
Après le 18 brumaire, une commission composée d'hommes
que le vœu national a placés dans diverses autorités
constituées, fut établie pour achever un ouvrage déjà trop
souvent repris et abandonné. Les utiles travaux de cette commission
ont dirigé et abrégé les nôtres.
À l'ouverture de nos conférences, nous avons été frappés
de l'opinion, si généralement répandue, que, dans
la rédaction d'un Code civil, quelques textes bien précis
sur chaque matière peuvent suffire, et que le grand art est de
tout simplifier en prévoyant tout.
Tout simplifier, est une opération sur laquelle on a besoin de
s'entendre. Tout prévoir, est un but qu'il est impossible
d'atteindre.
Il ne faut point de lois inutiles ; elles affaibliraient les lois nécessaires
; elles compromettraient la certitude et la majesté de la législation.
Mais un grand État comme la France, qui est à la fois agricole
et commerçant, qui renferme tant de professions différentes,
et qui offre tant de genres divers d'industrie, ne saurait comporter
des lois aussi simples que celles d'une société pauvre
ou plus réduite.
Les lois des douze Tables sont, sans cesse, proposées pour modèle : mais peut-on comparer les institutions d'un peuple naissant, avec celles
d'un peuple parvenu au plus haut degré de richesse et de civilisation?
Rome, née pour la grandeur, et destinée, pour ainsi dire, à être
la ville éternelle, tarda-t-elle à reconnaître l'insuffisance
de ses premières lois? Les changements survenus insensiblement
dans ses mœurs, n'en produisirent-ils pas dans sa législation?
Ne commença-t-on pas bientôt à distinguer le droit écrit
du droit non écrit? Ne vit-on pas naître successivement
les sénatus-consultes, les plébiscites, les édits
des préteurs, les ordonnances des consuls, les règlements
des édiles, les réponses ou les décisions des jurisconsultes,
les pragmatiques-sanctions, les rescrits, les édits, les novelles
des empereurs? L'histoire de la législation de Rome est, à peu
près, celle de la législation de tous les peuples.
Dans les États despotiques, où le prince est propriétaire
de tout le territoire, où tout le commerce se fait au nom du chef
de l'État et à son profit, où les particuliers n'ont
ni liberté, ni volonté, ni propriété, il
y a plus de juges et de bourreaux que de lois : mais partout où les
citoyens ont des biens à conserver et à défendre
; partout où ils ont des droits politiques et civils ; partout
où l'honneur est compté pour quelque chose, il faut nécessairement
un certain nombre de lois pour faire face à tout. Les diverses
espèces de biens, les divers genres d'industrie, les diverses
situations de la vie humaine, demandent des règles différentes.
La sollicitude du législateur est obligée de se proportionner à la
multiplicité et à l'importance des objets sur lesquels
il faut statuer. De là, dans les Codes des nations policées,
cette prévoyance scrupuleuse qui multiple les cas particuliers,
et semble faire un art de la raison même.
Nous n'avons donc pas cru devoir simplifier les lois au point de laisser
les citoyens sans règle et sans garantie sur leurs plus grands
intérêts.
Nous nous sommes également préservés de la dangereuse
ambition de vouloir tout régler et tout prévoir. Qui pourrait
penser que ce sont ceux mêmes auxquels un code paraît toujours
trop volumineux qui osent prescrire impérieusement au législateur,
la terrible tâche de ne rien abandonner à la décision
du juge?
Quoi que l'on fasse, les lois positives ne sauraient jamais entièrement
remplacer l'usage de la raison naturelle dans les affaires de la vie.
Les besoins de la société sont si variés, la communication
des hommes est si active, leurs intérêts sont si multipliés,
et leurs rapports si étendus, qu'il est impossible au législateur
de pourvoir à tout.
Dans les matières mêmes qui fixent particulièrement
son attention, il est une foule de détails qui lui échappent,
ou qui sont trop contentieux et trop mobiles pour pouvoir devenir l'objet
d'un texte de loi.
D'ailleurs, comment enchaîner l'action du temps? Comment s'opposer
au cours des événements, ou à la pente insensible
des moeurs? Comment connaître et calculer d'avance ce que l'expérience
seule peut nous révéler? La prévoyance peut-elle
jamais s'étendre à des objets que la pensée ne peut
atteindre?
Un code, quelque complet qu'il puisse paraître, n'est pas plutôt
achevé, que mille questions inattendues viennent s'offrir au magistrat.
Car les lois, une fois rédigées, demeurent telles qu'elles
ont été écrites. Les hommes, au contraire, ne se
reposent jamais ; ils agissent toujours : et ce mouvement, qui ne s'arrête
pas, et dont les effets sont diversement modifiés par les circonstances,
produit, à chaque instant, quelque combinaison nouvelle, quelque
nouveau fait, quelque résultat nouveau.
Une foule de choses sont donc nécessairement abandonnées à l'empire
de l'usage, à la discussion des hommes instruits, à l'arbitrage
des juges.
L'office de la loi est de fixer, par de grandes vues, les maximes générales
du droit ; d'établir des principes féconds en conséquences,
et non de descendre dans le détail des questions qui peuvent naître
sur chaque matière.
C'est au magistrat et au jurisconsulte, pénétrés
de l'esprit général des lois, à en diriger l'application.
De là, chez toutes les nations policées, on voit toujours
se former, à côté du sanctuaire des lois, et sous
la surveillance du législateur, un dépôt de maximes,
de décisions et de doctrine qui s'épure journellement par
la pratique et par le choc des débats judiciaires, qui s'accroît
sans cesse de toutes les connaissances acquises, et qui a constamment été regardé comme
le vrai supplément de la législation.
On fait à ceux qui professent la jurisprudence le reproche d'avoir
multiplié les subtilités, les compilations et les commentaires.
Ce reproche peut être fondé. Mais dans quel art, dans quelle
science ne s'est-on pas exposé à le mériter? Doit-on
accuser une classe particulière d'hommes de ce qui n'est qu'une
maladie générale de l'esprit humain? Il est des temps où l'on
est condamné à l'ignorance, parce qu'on manque de livres
; il en est d'autres où il est difficile de s'instruire, parce
qu'on en a trop.
Si l'on peut pardonner à l'intempérance de commenter,
de discuter et d'écrire, c'est surtout en jurisprudence. On n'hésitera
point à le croire, si l'on réfléchit sur les fils
innombrables qui lient les citoyens, sur le développement et la
progression successive des objets dont le magistrat et le jurisconsulte
sont obligés de s'occuper, sur le cours des événements
et des circonstances qui modifient de tant de manières les relations
sociales, enfin sur l'action et la réaction continue de toutes
les passions et de tous les intérêts divers. Tel blâme
les subtilités et les commentaires, qui devient, dans une cause
personnelle, le commentateur le plus subtil et le plus fastidieux.
Il serait, sans doute, désirable que toutes les matières
pussent être réglées par des lois.
Mais à défaut de texte précis sur chaque matière,
un usage ancien, constant et bien établi, une suite non interrompue
de décisions semblables, une opinion ou une maxime reçue,
tiennent lieu de loi. Quand on n'est dirigé par rien de ce qui
est établi ou connu, quand il s'agit d'un fait absolument nouveau,
on remonte aux principes du droit naturel. Car, si la prévoyance
des législateurs est limitée, la nature est infinie ; elle
s'applique à tout ce qui peut intéresser les hommes.
Tout cela suppose des compilations, des recueils, des traités,
de nombreux volumes de recherches et de dissertations.
Le peuple, dit-on, ne peut, dans ce dédale, démêler
ce qu'il doit éviter ou ce qu'il doit faire pour avoir la sûreté de
ses possessions et de ses droits.
Mais le code, même le plus simple, serait-il à la portée
de toutes les classes de la société? Les passions ne seraient-elles
pas perpétuellement occupées à en détourner
le vrai sens? Ne faut-il pas une certaine expérience pour faire
une sage application des lois? Quelle est d'ailleurs la nation à laquelle
des lois simples et en petit nombre aient longtemps suffi?
Ce serait donc une erreur de penser qu'il pût exister un corps
de lois qui eût d'avance pourvu à tous les cas possibles,
et qui cependant fût à la portée du moindre citoyen.
Dans l'état de nos sociétés, il est trop heureux
que la jurisprudence forme une science qui puisse fixer le talent, flatter
l'amour-propre et réveiller l'émulation. Une classe entière
d'hommes se voue dès lors à cette science, et cette classe,
consacrée à l'étude des lois, offre des conseils
et des défenseurs aux citoyens qui ne pourraient se diriger et
se défendre eux-mêmes, et devient comme le séminaire
de la magistrature.
Il est trop heureux qu'il y ait des recueils, et une tradition suivie
d'usages, de maximes et de règles, pour que l'on soit, en quelque
sorte, nécessité à juger aujourd'hui, comme on a
jugé hier, et qu'il n'y ait d'autres variations dans les jugements
publics, que celles qui sont amenées par le progrès des
lumières et par la force des circonstances.
Il est trop heureux que la nécessité où est le
juge de s'instruire, de faire des recherches, d'approfondir les questions
qui s'offrent à lui, ne lui permette jamais d'oublier que, s'il
est des choses qui sont arbitraires à sa raison, il n'en est point
qui le soient purement à son caprice ou à sa volonté.
En Turquie, où la jurisprudence n'est point un art, où le
bacha peut prononcer comme il le veut, quand des ordres supérieurs
ne le gênent pas, on voit les justiciables ne demander et ne recevoir
justice qu'avec effroi. Pourquoi n'a-t-on pas les mêmes inquiétudes
auprès de nos juges? C'est qu'ils sont rompus aux affaires, qu'ils
ont des lumières, des connaissances, et qu'ils se croient sans
cesse obligés de consulter celles des autres. On ne saurait comprendre
combien cette habitude de science et de raison adoucit et règle
le pouvoir.
Pour combattre l'autorité que nous reconnaissons dans les juges,
de statuer sur les choses qui ne sont pas déterminées par
les lois, on invoque le droit qu'à tout citoyen de n'être
jugé que d'après une loi antérieure et constante.
Ce droit ne peut être méconnu. Mais, pour son application,
il faut distinguer les matières criminelles d'avec les matières
civiles.
Les matières criminelles, qui ne roulent que sur certaines actions,
sont circonscrites : les matières civiles ne le sont pas. Elles
embrassent indéfiniment toutes les actions et tous les intérêts
compliqués et variables qui peuvent devenir un objet de litige
entre des hommes vivant en société. Conséquemment,
les matières criminelles peuvent devenir l'objet d'une prévoyance
dont les matières civiles ne sont pas susceptibles.
En second lieu, dans les matières civiles, le débat existe
toujours entre deux ou plusieurs citoyens. Une question de propriété,
ou toute autre question semblable, ne peut rester indécise entre
eux. On est forcé de prononcer ; de quelque manière que
ce soit, il faut terminer le litige. Si les parties ne peuvent pas s'accorder
elles-mêmes, que fait alors l'État? Dans l'impossibilité de
leur donner des lois sur tous les objets, il leur offre, dans le magistrat
public, un arbitre éclairé et impartial dont la décision
les empêche d'en venir aux mains, et leur est certainement plus
profitable qu'un litige prolongé, dont elles ne pourraient prévoir
ni les suites ni le terme. L'arbitraire apparent de l'équité vaut
encore mieux que le tumulte des passions.
Mais, dans les matières criminelles, le débat est entre
le citoyen et le public. La volonté du public ne peut être
représentée que par celle de la loi. Le citoyen dont les
actions ne violent point la loi, ne saurait donc être inquiété ni
accusé au nom du public. Non seulement alors on n'est pas forcé de
juger mais il n'y a pas même matière à jugement.
La loi qui sert de titre à l'accusation doit être antérieure à l'action
pour laquelle on accuse. Le législateur ne doit point frapper
sans avertir : s'il en était autrement, la loi, contre son objet
essentiel, ne se proposerait donc pas de rendre les hommes meilleurs,
mais seulement de les rendre plus malheureux ; ce qui serait contraire à l'essence
même des choses.
Ainsi, en matière criminelle, où il n'y a qu'un texte
formel et préexistant qui puisse fonder l'action du juge, il faut
des lois précises et point de jurisprudence. Il en est autrement
en matière civile : là, il faut une jurisprudence, parce
qu'il est impossible de régler tous les objets civils par des
lois, et qu'il est nécessaire de terminer, entre particuliers,
des contestations qu'on ne pourrait laisser indécises, sans forcer
chaque citoyen à devenir juge dans sa propre cause, et sans oublier
que la justice est la première dette de la souveraineté.
Sur le fondement de la maxime que les juges doivent obéir aux
lois, et qu'il leur est défendu de les interpréter, les
tribunaux, dans ces dernières années, renvoyaient par des
référés les justiciables au pouvoir législatif,
toutes les fois qu'ils manquaient de loi, ou que la loi existante leur
paraissait obscure. Le tribunal de cassation a constamment réprimé cet
abus comme un déni de justice.
Il est deux sortes d'interprétations : l'une par voie de doctrine,
et l'autre par voie d'autorité.
L'interprétation par voie de doctrine, consiste à saisir
le vrai sens des lois, à les appliquer avec discernement, et à les
suppléer dans les cas qu'elles n'ont pas réglés.
Sans cette espèce d'interprétation pourrait-on concevoir
la possibilité de remplir l'office de juge?
L'interprétation par voie d'autorité consiste à résoudre
les questions et les doutes, par voie de règlements ou de dispositions
générales. Ce mode d'interprétation est le seul
qui soit interdit au juge.
Quand la loi est claire, il faut la suivre ; quand elle est obscure,
il faut en approfondir les dispositions. Si l'on manque de loi, il faut
consulter l'usage ou l'équité. L'équité est
le retour à la loi naturelle, dans le silence, l'opposition ou
l'obscurité des lois positives.
Forcer le magistrat de recourir au législateur, ce serait admettre
le plus funeste des principes ; ce serait renouveler parmi nous la désastreuse
législation des rescrits. Car, lorsque le législateur intervient
pour prononcer sur des affaires nées et vivement agitées
entre particuliers, il n'est pas plus à l'abri des surprises que
les tribunaux. On a moins à redouter l'arbitraire réglé,
timide et circonspect d'un magistrat qui peut être réformé,
et qui est soumis à l'action en forfaiture, que l'arbitraire absolu
d'un pouvoir indépendant qui n'est jamais responsable.
Les parties qui traitent entre elles sur une matière que la loi
positive n'a pas définie, se soumettent aux usages reçus
ou à l'équité universelle, à défaut
de tout usage. Or, constater un point d'usage et l'appliquer à une
contestation privée, c'est faire un acte judiciaire, et non un
acte législatif. L'application même de cette équité ou
de cette justice distributive, qui suit et qui doit suivre, dans chaque
cas particulier, tous les petits fils par lesquels une des parties litigeantes
tient à l'autre, ne peut jamais appartenir au législateur,
uniquement ministre de cette justice ou de cette équité générale,
qui, sans égard à aucune circonstance particulière,
embrasse l'universalité des choses et des personnes. Des lois
intervenues sur des affaires privées seraient donc souvent suspectes
de partialités, et toujours elles seraient rétroactives
et injustes pour ceux dont le litige aurait précédé l'intervention
de ces lois.
De plus, le recours au législateur entraînerait des longueurs
fatales au justiciable ; et, ce qui est pire, il compromettrait la sagesse
et la sainteté des lois.
En effet, la loi statue sur tous : elle considère les hommes
en masse, jamais comme particuliers ; elle ne doit point se mêler
des faits individuels ni des litiges qui divisent les citoyens. S'il
en était autrement, il faudrait journellement faire de nouvelles
lois : leur multitude étoufferait leur dignité et nuirait à leur
observation. Le jurisconsulte serait sans fonctions, et le législateur,
entraîné par les détails, ne serait bientôt
plus que jurisconsulte. Les intérêts particuliers assiégeraient
la puissance législative ; ils la détourneraient, à chaque
instant, de l'intérêt général de la société.
Il y a une science pour les législateurs, comme il y en a une
pour les magistrats ; et l'une ne ressemble pas à l'autre. La
science du législateur consiste à trouver dans chaque matière,
les principes les plus favorables au bien commun : la science du magistrat
est de mettre ces principes en action, de les ramifier, de les étendre,
par une application sage et raisonnée, aux hypothèses privées
; d'étudier l'esprit de la loi quand la lettre tue, et de ne pas
s'exposer au risque d'être, tour à tour, esclave et rebelle,
et de désobéir par esprit de servitude.
Il faut que le législateur veille sur la jurisprudence ; il peut être éclairé par
elle, et il peut, de son côté, la corriger ; mais il faut
qu'il y en ait une. Dans cette immensité d'objets divers, qui
composent les matières civiles, et dont le jugement, dans le plus
grand nombre des cas, est moins l'application d'un texte précis,
que la combinaison de plusieurs textes qui conduisent à la décision
bien plus qu'ils ne la renferment, on ne peut pas plus se passer de jurisprudence
que de lois. Or, c'est à la jurisprudence que nous abandonnons
les cas rares et extraordinaires qui ne sauraient entrer dans le plan
d'une législation raisonnable, les détails trop variables
et trop contentieux qui ne doivent point occuper le législateur,
et tous les objets que l'on s'efforcerait inutilement de prévoir,
ou qu'une prévoyance précipitée ne pourrait définir
sans danger. C'est à l'expérience à combler successivement
les vides que nous laissons. Les codes des peuples se font avec le temps
; mais, à proprement parler, on ne les fait pas.
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