|
![](/web/20061026040447im_/http://canada.justice.gc.ca/fr/ps/inter/img/transparent.gif) |
Groupe de la coopération internationale
Publications
![line](/web/20061026040447im_/http://canada.justice.gc.ca/fr/ps/inter/img/line1.gif)
LE RÔLE DES LÉGISTES DANS LA DÉTERMINATION
DU CONTENU DES NORMES
Paul Delnoy*
![line](/web/20061026040447im_/http://canada.justice.gc.ca/fr/ps/inter/img/line1.gif)
1 LE LÉGISTE DEVRAIT S'OCCUPER DU CONTENU
DE LA NORME ET PAS SEULEMENT DE SA FORME
La légistique est généralement conçue comme ne devant
s'occuper que de questions de rédaction au sens étroit du terme : questions de grammaire, de style, de vocabulaire, de correction du
langage, de structure des textes.
Bien entendu, le légiste doit s'intéresser à ces questions : il doit veiller à la perfection formelle des textes. À mon
sens, il devrait s'occuper également du contenu de la règle.
Par « contenu de la règle », je veux dire : le comportement
permis, imposé ou interdit par elle, l'institution créée
par la loi, le contrat organisé par la norme, la procédure
instaurée pour le déroulement d'un procès, etc., et, bien
entendu, la sanction prévue en cas de violation de la règle,
bref, ce que l'on a coutume d'appeler « la volonté du Législateur ».
En d'autres termes, selon moi, le légiste ne devrait pas seulement être
l'homme de la forme, mais également celui du fond de la norme.
2 RÉPONSE À L'OBJECTION DU DANGER DE TECHNOCRATIE
Évidemment, a priori, une telle proposition a de quoi heurter le
Pouvoir législatif au sens large : le fond de la règle n'est-il
pas le domaine inaliénable de sa souveraineté? Il ne peut donc
pas être abandonné à des techniciens, aussi compétents
soient-ils.
Loin de moi l'idée de confier à des technocrates la confection
de la loi. Que ce soit sur le plan de la forme ou, a fortiori, que ce
soit sur le plan du fond de la règle, dans mon esprit, le légiste
ne peut jamais être que le conseil du Pouvoir normatif : la décision
finale, à tous égards, doit toujours appartenir au Législateur.
Je soutiens néanmoins que pour tout pouvoir créateur de règles écrites,
il n'y aurait que bénéfice à pouvoir décider
du contenu de la règle en profitant de l'éclairage que
lui apporterait la légistique conçue comme la méthodologie
de la création du droit écrit.
En d'autres termes, dans l'élaboration du droit écrit,
il y a place pour une légistique conçue comme ne se limitant
pas à des questions de pure forme, mais contribuant à la détermination
du contenu de la norme, dans le respect absolu des prérogatives
inaliénables du Législateur.
3 UNE LÉGISTIQUE DE DEUX TYPES
SUR LE PLAN DE LA DÉTERMINATION
DU CONTENU DE LA NORME
Si tout législateur décidait de s'adjoindre des légistes
spécialement formés à l'élaboration du droit écrit,
que pourrait-il attendre d'eux sur le plan du contenu de la règle?
On peut répondre à cette question en se situant, en premier
lieu, dans le cadre d'une légistique que d'aucuns qualifieront
d'utopique, une science ou, plus modestement, un art raisonné que
tout légiste devrait tendre à pratiquer, sans toutefois se
décourager de ne jamais atteindre ce pays imaginaire – cet « ou-topos ».
En second lieu, on peut revenir sur la terre ferme de l'élaboration
du droit écrit telle qu'elle est possible concrètement,
en évoquant alors des manières parfaitement réalisables
de déterminer le contenu de la règle.
I
4 LA DÉTERMINATION DU CONTENU DE LA LOI IMPLIQUE
CELLE DES OBJECTIFS
POURSUIVIS PAR LE LÉGISLATEUR
Le contenu de toute loi – instrument de réalisation de la volonté du
Législateur – dépend plus ou moins étroitement de
l'objectif
poursuivi par ce dernier.
En ce qui concerne ces objectifs, on peut en distinguer de plusieurs
niveaux.
5 L'OBJECTIF GÉNÉRAL EN VUE DUQUEL LA NORME EST ADOPTÉE
Il y a d'abord et avant tout un objectif commun à toute norme
quelle qu'elle soit : une volonté commune à tout Pouvoir
normatif et qui est, en quelque sorte, mais en général seulement,
inhérent au fait même de prendre une norme.
En général, le Législateur a – quel que soit le
contenu de la norme qu'il prend – le désir que celle-ci
soit effective et efficace. « Effective », c'est-à-dire
que la norme produise des effets, qu'elle ne reste pas lettre morte ; « efficace » : que la norme produise les effets désirés,
qu'elle n'ait pas des effets pervers, qu'elle oriente
les comportements de manière à atteindre l'objectif souhaité.
Tout le travail du légiste – pas seulement, il est vrai,
sur le plan du contenu de la norme où je me situe maintenant, mais également
sur celui de sa rédaction ou du processus légal d'adoption
de la norme – devrait dès lors être accompli dans cette
perspective : conseiller le Législateur en vue de l'élaboration
d'une loi qui présente au minimum les deux qualités d'effectivité et
d'efficacité, ou tout simplement une loi qui soit efficace,
car le Législateur ne peut pas se satisfaire d'une loi qui
produit des effets, mais qui ne produit pas les effets désirés
et si la loi produit les effets désirés, elle est forcément
effective.
Dois-je répéter que c'est évidemment au Législateur à décider
des effets qu'il veut voir produire par la règle et qu'en
tant que tel, le légiste n'a rien à dire à cet égard.
Ainsi, il est des cas où le Législateur adopte une norme sans
raison autre que de donner aux citoyens le sentiment qu'il s'occupe
d'eux ou qu'il exerce effectivement ses fonctions et des
cas – c'est parfois vrai dans l'élaboration de
traités internationaux ou dans des questions nationales délicates – où les
auteurs de la norme veulent se donner ou donner à ceux qui les observent
l'impression qu'un accord s'est formé entre eux.
Bien entendu, le légiste doit s'incliner devant cette volonté.
Cela ne doit pas l'empêcher d'attirer l'attention
du Législateur, s'il l'interroge à ce sujet, sur
les conséquences probables d'une telle manière de faire
le droit. C'est même son devoir de le faire.
Si on n'envisage que les cas les plus fréquents, c'est
en vue d'atteindre un objectif concret que le Législateur
songe à adopter une règle. Quel pourrait donc être le
rôle du légiste dans la définition du contenu de la règle, étant
posé que selon la volonté de son auteur, elle doit être
efficace?
6 L'OBJECTIF SPÉCIFIQUE DE LA NORME PROJETÉE
Le légiste devrait d'abord et avant tout amener le Législateur à lui
livrer une vue claire de son objectif. À cet endroit, il risque
fort de rencontrer d'emblée la difficulté de distinguer
les moyens des fins. Le Législateur lui dira, par exemple : je veux
réglementer l'accès à telle profession. En disant
cela, le Législateur se situera d'emblée au niveau des
moyens plutôt que des fins. Il faudra le contraindre à s'élever
au niveau des objectifs en lui posant inlassablement la question : « Dans
quel but? » Dans quel but voulez-vous réglementer l'accès à cette
profession? Il faudra reconstruire avec lui l'enchaînement
logique de ses objectifs depuis les objectifs les plus généraux – les
politiques les plus abstraites – jusqu'aux objectifs les
plus concrets. C'est que le contenu de la règle, qui est de
l'ordre des moyens d'atteindre ces objectifs, variera avec
eux. Pour reprendre l'exemple que je donnais il y a un instant,
l'accès à une profession ne sera pas organisé de
la même manière, suivant que l'objectif poursuivi sera
l'amélioration des services rendus par cette profession au
public, l'assainissement des conditions dans lesquelles elle est
pratiquée ou la conservation de la position de ceux qui la pratiquent.
Une fois l'objectif du Législateur défini, le légiste
devra faire apparaître les articulations entre cet objectif et d'autres
objectifs du même Législateur ou les objectifs des législateurs
auxquels il est subordonné : sont-ils compatibles ou, au contraire,
le nouvel objectif se heurte-t-il à d'autres objectifs. La
raison de cette réflexion tient en ce qu'il n'est pas
possible de déterminer le contenu de la règle tant qu'un « arbitrage » éventuel
n'a pas été fait par le Législateur entre des objectifs éventuellement
contradictoires.
7 UNE RÉFLEXION SUR LA RELATIVE IMPUISSANCE
DU LÉGISLATEUR
ET L'UTILITÉ D'ADOPTER UNE NOUVELLE LOI
Une fois l'objectif clairement défini, il semblerait que
l'on puisse commencer à examiner les moyens de l'atteindre
et qui constitueront le contenu de la règle.
À mon sens, il faudrait, au préalable, avoir une réflexion
sur la possibilité même d'atteindre l'objectif
ainsi défini. Tout législateur devrait avoir une exacte conscience
des limites de sa puissance ou, si l'on veut, de l'étendue
de son impuissance. Je me suis laissé dire que le législateur
de la Chine communiste fait aux époux l'obligation de s'aimer.
Pour ma part, je n'envisage pas pour l'instant de m'attarder
sur de telles impossibilités. J'envisage une réflexion
sur les contraintes de tous ordres – psychologiques, économiques,
sociologiques, politiques – qui pourraient empêcher le législateur
d'atteindre par la loi l'objectif qu'il vise.
Sans doute me dira-t-on que, dans certains cas, il est préférable
d'adopter l'objectif fixé, même si l'on se
sait dans l'incapacité de l'atteindre ou, à tout
le moins, de le réaliser parfaitement. Par exemple, lorsqu'il
y a quelques années, on a fixé les objectifs de l'Europe
93, on savait que l'on ne pourrait pas les réaliser entièrement ; néanmoins, de les avoir énoncés a contribué à relancer
alors, dans une certaine mesure, le mouvement de construction européenne.
C'est néanmoins une pratique sur les dangers de laquelle
l'attention de tout législateur doit être attirée.
J'y reviendrai dans la suite.
En second lieu, devrait être posée au préalable la question
de savoir si, pour atteindre l'objectif défini, il faut faire
un nouveau texte. L'objectif n'est-il pas déjà poursuivi à travers
un autre texte? Dans l'affirmative, pourquoi ce texte n'a-t-il
pas l'efficacité attendue? Et si l'objectif n'est
pas déjà poursuivi, faut-il légiférer pour l'atteindre?
N'y a-t-il pas pour ce faire une voie plus aisée et peut-être
plus efficace que la loi, sans être plus onéreuse?
8 L'EXAMEN DES MOYENS POSSIBLES D'ATTEINDRE L'OBJECTIF
FIXÉ
Si la loi paraît le seul moyen d'obtenir le résultat
souhaité, il faut alors passer à l'étude des moyens
de l'obtenir : quels comportements seront imposés, interdits
ou récompensés? Quelle institution va-t-on mettre en place?
Quelle procédure va-t-on instaurer? Etc., et surtout quelle sanction
va-t-on prévoir en cas de violation de la loi? C'est pour
accomplir ce travail que le légiste devrait pouvoir disposer d'une
réflexion systématique sur l'efficacité des lois
antérieurement adoptées et des sanctions utilisées. À cet égard,
les travaux commencent à se multiplier sur l'efficacité des
peines pénales. Il commence à s'en faire sur l'efficacité des
lois et sur leurs effets dits « pervers ». Il en
faudrait, par exemple, sur l'efficacité des sanctions civiles.
9 LES RÈGLES JURIDIQUES OU NON JURIDIQUES DE
DÉTERMINATION
DU CONTENU DE LA LOI
Voici tracée à grands traits le cheminement de la pensée
du légiste dans la détermination du contenu de la loi. Encore
ne faudrait-il pas perdre de vue que le Législateur ne peut pas
adopter des lois efficaces dans n'importe quelles conditions :
s'imposent à lui, plus au moins impérativement, suivant
la place qu'il occupe dans la hiérarchie des pouvoirs normatifs,
une série de prescriptions susceptibles d'avoir un certain
retentissement sur le contenu de la règle en projet et dont, par
conséquent, le légiste doit vérifier le respect, pour éviter
l'invalidation ultérieure de la règle en voie d'élaboration.
Toutes ces prescriptions ne sont pas consacrées par des dispositions
légales. Pour l'instant, en Belgique, une seule l'est : celle de l'égalité des citoyens devant la loi. J'aurais
tendance à qualifier les autres de supra-juridiques : elles sont
pour l'élaboration de la loi comme des postulats.
10 LA LOI DOIT VISER À ÉVITER DES LITIGES
Le Législateur veut adopter des lois dont l'efficacité est
optimum. Aussi bien, la mesure dans laquelle elles donnent lieu à des
procès vient en décompte de l'appréciation que l'on
peut porter sur leur qualité : on postule qu'entre deux lois
d'efficacité égale, la meilleure est celle dont l'application
donne lieu à un moins grand nombre de litiges.
Une optique trop contentieuse du droit amène parfois certains à considérer
une règle comme ineffective, simplement parce qu'elle ne donne
lieu qu'à très peu de décisions judiciaires. Par
exemple, dans notre Code civil, quatre articles consacrent le principe
de l'irrévocabilité renforcée des donations entre
vifs, principe selon lequel, contrairement à ce qui est la règle
dans les actes à titre onéreux, les parties à une donation
entre vifs ne peuvent pas, à peine de nullité de la donation,
conférer au donateur le pouvoir de revenir unilatéralement
sur sa donation. Les décisions publiées concernant ces textes
se comptent, pour ainsi dire, sur les doigts d'une main. Et pourtant,
il n'est guère de principe juridique mieux respecté que
celui-là. Légistiquement parlant, cette règle est donc
excellente puisque, tout à la fois, elle est efficace et ne mobilise
que rarement l'attention des tribunaux.
11 EN CONSÉQUENCE ET NOTAMMENT, LA LÉGISLATION
NE DOIT COMPORTER
AUCUNE ANTINOMIE, NI LACUNE
Afin que le contenu de la loi n'engendre pas de litiges, deux
corollaires peuvent être dégagés de ce postulat.
Le premier. La loi en voie d'élaboration ne doit entrer en
contradiction avec aucune autre norme de même niveau hiérarchique
qu'elle ou de niveau hiérarchique supérieur : pas d'antinomies.
En deuxième lieu – et malheureusement l'entorse à ce
corollaire est plus fréquente que l'entorse au premier –,
la loi ne doit comporter aucune lacune. Par exemple, lorsque la loi organise
un contrat type, elle ne doit laisser non réglé aucun problème : définition des éléments constitutifs essentiels de ce
contrat, conditions de formation de fond et de forme, conditions de preuve
entre parties, d'opposabilité aux tiers, sanction du non-respect
de ces diverses conditions, détermination des personnes qui peuvent
y recourir, délai de prescription de leur action, etc.
Notre loi sur les incapables majeurs me permet de donner un contre-exemple à cet égard.
Cette loi a organisé la représentation par un administrateur
provisoire désigné par le juge de paix des personnes incapables
totalement ou partiellement, physiquement ou mentalement, de gérer
leurs biens. Mais elle a omis d'envisager les problèmes relatifs
aux libéralités que ces personnes, souvent d'âge
avancé, pourraient consentir. Si, pour autant qu'on puisse
en juger actuellement, l'efficacité de cette loi est satisfaisante,
on peut gager qu'elle donnera cependant lieu à des litiges
sur la question des libéralités où elle s'avère
d'ores et déjà lacunaire. Par conséquent, son efficacité y
perdra.
Pour éviter les lacunes, le Législateur peut être tenté par
deux attitudes diamétralement opposées, mais à mon sens également
condamnables.
Il peut être tenté, en premier lieu, de laisser au juge le
soin de décider dans chaque cas où lui-même ne l'a
pas fait. En Belgique, de plus en plus souvent, dans des textes d'une
certaine importance, le Législateur s'en remet à la jurisprudence
pour trancher là où il ne parvient pas à le faire, en
sorte que s'accrédite de plus en plus l'idée que
le juge peut combler les lacunes de la loi. C'est un point qui,
pour être traité à fond, à lui seul devrait faire
l'objet d'une longue réflexion. J'estime pour
ma part que la loi est la moins mauvaise des manières de créer
le droit. Je n'ai rien contre la tendance de confier au juge des
fonctions de législateur privé, réglant les gardes d'enfant,
le sort des biens, leur gestion, etc. J'estime, au contraire, que
ce n'est pas une bonne manière de faire le droit que de laisser
celui-ci se créer par la jurisprudence. D'abord, cette manière
de faire ne correspond pas à un système politique dans lequel
la loi est faite par les élus de la Nation ou sous leur contrôle
(pour ne parler ici que de la loi au sens strict). En deuxième lieu,
l'élaboration du droit de cette manière nécessite
des litiges : le droit se crée dès lors au prix de l'entredéchirement
des personnes. En troisième lieu, l'interprétation que
donnent des textes les arrêts des hautes juridictions aboutit à donner
un effet rétroactif à ces textes. Enfin, le besoin de règles – spécialement
pour ceux qui conseillent le public dans la rédaction de conventions – n'est
pas satisfait avant que la jurisprudence ne se soit formée, ce qui
parfois peut prendre beaucoup de temps. Laisser aux juges le soin de
compléter la loi constitue à mes yeux, pour le Législateur,
comme un déni de législation.
Parfois le Législateur a dès lors la tentation inverse : celle
de tout régir minutieusement dans les moindres détails. L'expérience
montre que c'est souvent dans ce cas que les lacunes sont les plus
fréquentes. Au reste, cette attitude est plus souvent dictée
par une méfiance à l'égard des juges plutôt
que par une volonté d'éviter des lacunes. Cette méfiance
ne se justifie plus de nos jours.
L'attitude normale se situe à l'équilibre de ces
deux tendances. Mais il faut avouer franchement ne pas être à même
de dire comment déterminer abstraitement où se situe le point
d'équilibre. Tout est affaire de cas, ce qui démontre
une fois de plus l'utilité du légiste.
12 LA LOI DOIT ASSURER LA SÉCURITÉ AUX CITOYENS
Deuxième postulat : la détermination du contenu de la règle
doit se faire de manière à ce que les citoyens bénéficient
de la sécurité juridique.
En Belgique, le principe de sécurité juridique n'est énoncé dans
aucun texte. On peut néanmoins considérer qu'il s'imposera
de plus en plus au Législateur comme une revendication des citoyens
qu'il ne pourra plus ignorer, en attendant qu'un jour, le
droit à la sécurité juridique figure au nombre des Droits
de l'Homme.
À partir de ce principe, on peut dégager des directives à suivre
par tout Pouvoir normatif dans l'élaboration des normes juridiques.
Je n'envisagerai bien sûr que celles qui touchent au contenu
de celles-ci. Une des tâches du légiste pourrait consister à éclairer
le Législateur sur le respect de ce principe.
Envisagée sous l'angle de la sécurité juridique,
la loi s'assortit d'une promesse de la part de l'État.
Cet engagement, l'État le prend à l'égard
des citoyens : ce sont eux les bénéficiaires de la sécurité juridique.
Il est susceptible d'affecter, au premier chef, les relations qu'ils
entretiennent avec leurs concitoyens : relations purement personnelles
ou relations relativement aux biens et aux valeurs patrimoniales. Cet
engagement est également susceptible d'affecter les relations
des citoyens avec l'État lui-même. En effet, comme, dans
un État de droit, la loi s'assortit aussi de la promesse faite
par l'État de s'appliquer à lui-même la règle
que son porte-parole a énoncée, l'engagement dont il
est maintenant question est également susceptible d'affecter
les relations des citoyens avec les organes de l'État lui-même.
Quel en est le contenu? En prenant une loi, l'État s'engage,
d'une part, à faire tout ce qui est en son pouvoir pour faire
respecter la manière d'agir des citoyens, si elle est conforme
au vœu qu'énonce ladite loi et, d'autre part, à respecter
lui-même la loi qu'il a édictée et donc à respecter
lui-même la manière d'agir des citoyens, une fois encore
si elle est conforme à la règle.
Sans prétendre être exhaustif, je voudrais relever quelques
exigences de la sécurité juridique sur le plan du contenu de
la norme.
13 IMPLICATIONS DE LA SÉCURITÉ JURIDIQUE SUR
LE PLAN DU
CHAMP D'APPLICATION DE LA LOI DANS LE TEMPS
Ainsi, la sécurité juridique exige que les citoyens connaissent
avec précision le champ d'application dans le temps de tout
texte. Le Législateur doit fixer clairement le moment où la
loi entre en vigueur et, si elle abroge une loi antérieure, le moment à partir
duquel cette dernière cesse de produire ses effets.
Je n'ai pas besoin d'insister, je pense, sur ce que le Législateur
doit, en principe, bannir toute norme rétroactive susceptible de
faire juger illégitime un comportement adopté conformément à la
législation antérieure. Bien entendu, ceci entraîne également
l'exclusion de toute loi interprétative d'effet équivalent,
qu'elle soit réellement interprétative ou a fortiori
qu'elle ne soit interprétative que nominalement. Et ceci est
vrai quelle que soit la matière en cause. Nul ne conteste qu'il
faut à tout prix bannir les lois rétroactives ou interprétatives
créant des infractions pénales ou aggravant les peines dont
sont assorties les infractions déjà existantes. C'est
déjà une des exigences de la Convention européenne
de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
J'estime que la sécurité juridique privée mériterait
une attention au moins comparable.
À mon sens, la sécurité juridique doit entraîner également
le bannissement de tout texte qui engendre pour les citoyens la perte
d'espérances légitimes.
Sur la base d'une législation en vigueur à un moment
donné, des citoyens ont, par exemple, consenti un prélèvement
sur leur rémunération, sur la promesse à eux faite par
l'État d'une pension de retraite d'un montant
déterminé à toucher à un âge déterminé.
Juridiquement, l'État n'enfreint pas le principe de
non-rétroactivité des textes qui vient d'être posé,
si uniquement pour ceux qui n'ont pas encore atteint l'âge
de prendre leur retraite, il réduit le montant de la pension ou
détermine autrement le moment où elle pourra être touchée.
Il n'empêche qu'il rompt l'espèce de « contrat » qu'il
avait passé avec ces citoyens en adoptant la première loi.
Sur la base d'une législation fiscale en vigueur à un
moment donné, des citoyens ont supputé le montant des revenus
qu'ils toucheraient de dépôts bancaires qu'ils
ont faits à ce moment. L'État déjoue leurs calculs
et donc porte atteinte à leur sécurité juridique, s'il
modifie la législation de manière telle qu'il frappe
d'impôts plus importants les revenus à toucher desdits
dépôts.
Sur la base d'une législation civile en vigueur à un
moment donné, des citoyens ont conclu des contrats, par lesquels
ils ont réglé pour une durée déterminée leurs
droits et leurs obligations réciproques. L'État perturbe
leurs prévisions, si, ayant changé cette législation,
il décide qu'elle s'applique immédiatement auxdits
contrats, alors qu'elle est de nature à modifier d'une
manière ou d'une autre les droits et obligations des parties.
Est-il exagéré de parler, dans ces cas, de déloyauté de
la part de l'État? Évidemment, on peut concevoir qu'il
ne soit pas possible de remédier à une situation imprévue
avec l'urgence souhaitable sans porter atteinte à la sécurité juridique.
Ici encore, tout est question de mesure.
14 IMPLICATIONS DE LA SÉCURITÉ JURIDIQUE SUR D'AUTRES PLANS
Toujours quant au contenu des normes, la sécurité juridique
pose également des exigences d'un autre type. Si j'ai
quelque hésitation à les énoncer, c'est parce qu'avec
elles, on s'engage dans une zone de la légistique où les
jugements ne peuvent plus se fonder sur des critères aussi objectifs
que précédemment.
- Ainsi, la sécurité juridique postule que les citoyens
aient le temps d'adapter leur manière d'agir à la
législation.
Il s'impose donc que lorsque le Législateur adopte une réforme
d'une certaine ampleur, ils aient le temps nécessaire et suffisant
pour en prendre connaissance. Ils ne l'ont pas si le Législateur
l'adopte et la met en vigueur trop rapidement.
- Il s'impose également, pour la même raison, que
la législation ne connaisse pas de trop fréquents changements.
- La sécurité juridique résulte de la promesse dont
s'assortit la loi. Encore faut-il que l'État ne prenne
pas de tels engagements de manière inconsidérée, sans
quoi la confiance que les citoyens mettent en la loi est déçue.
Or combien de lois – je prends toujours le vocable au sens large – ne
demeurent-elles pas totalement ou partiellement sans effet, soit parce qu'elles
ont été prises dans un domaine où l'État est impuissant,
soit parce que leur mise en œuvre suppose l'appel à des ressources
humaines, matérielles et financières dont l'État ne
dispose pas, soit parce qu'elles ne rencontrent aucune adhésion
de la part des citoyens ou soit encore parce que leur application se heurte à l'inertie,
la mauvaise volonté, voire l'hostilité des organes de l'État
qui en sont chargés?
- La sécurité juridique postule de manière
plus générale
encore que le Pouvoir normatif n'exerce pas de manière abusive
sa fonction : je veux dire n'exerce pas de manière inconsidérée
son pouvoir de faire des lois. J'évoque ici l'inflation législative
qui a comme première conséquence que, pour les juristes
contemporains, l'alternative est désormais de connaître
tout – et
encore! – sur peu ou peu sur tout – et encore! –. Quant
aux citoyens, puisqu'ils ne peuvent pas à tout instant recourir à des
spécialistes, ils agissent dans l'ignorance de la loi.
Pour remédier à l'inflation législative, d'aucuns
préconisent la « dérégulation » des domaines
les plus importants de la vie sociale, notamment les relations économiques
et les relations des citoyens avec l'État. Je ne dissimulerai
pas ma méfiance à l'égard de cette idée qui
cependant fait son chemin. La raison en est – ce que je vais dire
est banal, mais est parfois perdu de vue – que lorsque le Législateur
supprime des règles qu'il avait édictées ou s'abstient
d'en adopter de nouvelles, cela ne signifie pas qu'aucune
norme ne régira les relations sociales considérées. Cela
signifie, lorsqu'il n'y a pas de norme de principe dans le
domaine, le rétablissement de la règle du « laisser faire » et
donc la reprise de la régulation de ces rapports sociaux par des
normes d'un autre type que les règles juridiques élaborées
par le Pouvoir normatif. Or, tout en se gardant de porter un jugement
définitif sur ce système et ses produits, il est permis d'invoquer
le témoignage de l'Histoire pour rappeler seulement qu'ils
sont loin d'être unanimement appréciés. J'admets
qu'il est devenu indispensable d'élaguer la législation,
mais il me paraît qu'il ne faut le faire qu'avec prudence
et réflexion.
À défaut de pouvoir procéder à cet élagage,
peut-être pourrait-on chercher à tempérer les ardeurs
normatives du Législateur. Mais qui pourra être institué juge
en la matière et quel sera le critère de l'abus de législation?
Comme je l'ai déjà dit, il serait souhaitable que le
Législateur s'interroge systématiquement, avant de rédiger
un texte quelconque, sur l'absolue nécessité de le prendre.
Et je vois bien le légiste l'aider à y réfléchir,
notamment en lui montrant que la théorie économique marginaliste
de la valeur s'applique également aux lois. Plus le Législateur
prend de lois, moins elles ont de force aux yeux des citoyens, d'autant
que le Législateur est de moins en moins capable de les faire respecter.
Il en va ici comme avec les enfants : vous perdez votre autorité à multiplier
les interdits et les prescriptions domestiques, parce que vous mettant
dans l'impossibilité de les faire respecter toutes, vous révélez
votre impuissance ; du même coup, vous devez mettre plus d'énergie
pour obtenir le respect de règles essentielles.
15 LA LOI DOIT RESPECTER LE PRINCIPE D'ÉGALITÉ
ENTRE
LES CITOYENS
Troisième règle qui s'impose au Législateur dans
la détermination du contenu des normes : le respect de l'égalité des
citoyens devant la loi.
En Belgique, cette règle s'impose aux auteurs de normes réglementaires
depuis 1831. Elle s'impose aux Pouvoirs législatifs belges
stricto sensu – fédéral, régional ou communautaire – depuis
qu'en vertu d'une loi spéciale du 6 janvier 1989, la
Cour d'arbitrage est compétente pour vérifier le respect
par eux des articles 10 et 11 de la Constitution qui, précisément,
consacrent le principe d'égalité des Belges et pour annuler
toute loi, décret ou ordonnance qui contreviendrait à ces dispositions.
Elle s'impose aux législateurs des pays qui ont adhéré à la Convention
de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés
fondamentales signée à Rome le 4 novembre 1950 (article
14) et au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
fait à New York le 19 décembre 1966 (article 3), dans la mesure
des droits reconnus par ces traités et par leurs protocoles additionnels.
Les conditions à respecter pour qu'un texte ne soit pas considéré comme
créant des discriminations entre les Belges ont été définies
par la Cour d'arbitrage, la Cour européenne des droits de
l'homme, la Cour de cassation et le Conseil d'État.
L'abondante jurisprudence de la Cour d'arbitrage sur les
articles 10 et 11 de la Constitution devrait évidemment être
l'objet d'un examen attentif par le légiste qui devrait
y trouver matière à conseiller le Législateur quant au
contenu de la norme qu'il veut adopter.
II
16 LA DÉTERMINATION DU CONTENU CONCRET DES LOIS –
SUGGESTIONS
PRATIQUES
Après avoir posé les règles essentielles – positives
et négatives – de détermination du contenu des lois,
je voudrais exposer deux techniques de détermination du contenu
concret des lois.
La première est le fruit d'une expérience menée à son
terme ; la seconde est une simple suggestion qui n'a pas encore
trouvé de réalisation.
17 LA DÉTERMINATION DU CONTENU CONCRET DES LOIS
PAR APPEL AUX
PRATICIENS DU DROIT
Je soutiens que pour faire faire des progrès à la légistique
dans un pays qui ne la pratique pas encore de manière systématique,
il est préférable de l'appliquer d'abord dans la
confection de lois qui n'impliquent aucun « débat de
société », mais qui sont plutôt destinées à résoudre
des problèmes « techniques ».
Dans cette perspective, en 1990, j'ai demandé aux notaires
du pays et aux professeurs des Facultés de droit de faire le relevé des
difficultés qu'ils avaient rencontrées dans leur pratique
en raison de la mauvaise rédaction des lois, difficultés susceptibles
d'engendrer des conflits entre les citoyens. J'ai insisté pour
que ne soient prises en considération que des difficultés « techniques »,
plutôt que des problèmes moraux ou politiques d'envergure.
Et je leur ai demandé de réfléchir à la manière
d'améliorer les lois prises en considération de manière à éliminer
ces difficultés et, en conséquence, de formuler des propositions
de réforme de ces lois défectueuses. Ces suggestions de lois
seraient ensuite offertes aux membres des chambres législatives
pour que ceux-ci les reprennent éventuellement à leur compte.
Environ quarante suggestions de lois ont été faites. Elles
ont été examinées au cours d'une réunion où étaient
présents près de deux cents notaires. Chaque auteur de suggestion
de loi a ensuite été invité à reformuler son texte,
en tenant compte des observations qui avaient été faites au
cours de cette assemblée. Le tout a été rassemblé en
un ouvrage : Mélanges de suggestions de lois, en hommage à Pierre
Harmel, ancien Premier ministre, ancien Président du Sénat
et ancien professeur dans la Chaire de Droit notarial de la
Faculté de droit de l'Université de Liège.
Par la suite, nombre de ces suggestions ont été reprises par
des parlementaires qui les ont déposées comme propositions
de lois. Et certaines d'entre elles ont été adoptées
par le Législateur fédéral belge. Ainsi donc a été réalisée
une synergie légistique entre le Législateur, les praticiens
du droit et les professeurs de droit. Ce ne fut pas la réalisation
d'un projet d'une ambition démesurée : seulement
quelques petits pas dans la bonne direction.
18 LA DÉTERMINATION DU CONTENU DES LOIS PAR
UNE LECTURE LÉGISTIQUE
DE LA JURISPRUDENCE
Toujours en vue de faire faire des progrès à la légistique
dans sa phase de détermination du contenu des lois, je suggère
une nouvelle manière de lire les décisions judiciaires.
Contentons-nous d'observer les choses au niveau d'une juridiction
suprême. En ce moment, les professeurs de droit et les praticiens
du droit prennent connaissance des décisions de ces juridictions
afin de savoir comment la loi doit être comprise et appliquée à de
nouveaux cas. Je suggère que désormais la jurisprudence fasse également
l'objet d'une lecture légistique.
On examinerait d'abord si la décision a été suscitée
par un défaut de la loi : le litige est-il dû à un
vice de rédaction du texte, lequel a engendré une divergence
d'interprétation?
La loi a-t-elle révélé des lacunes? Est-elle apparue
en contradiction avec d'autres lois? Etc. En d'autres termes,
on se demanderait si le litige est né parce que la loi n'a
pas été élaborée selon les canons de la légistique?
Si la réponse était affirmative, on tirerait deux leçons.
D'abord, on découvrirait un besoin législatif concret : celui de réformer le texte qui a été à l'origine
du conflit et dont le litige a révélé les imperfections.
Le réformer de quelle manière? La juridiction qui aura tranché le
litige, aura éventuellement donné des voies de solution. Parfois
le légiste pourra s'en inspirer ; parfois, au contraire, il
devra s'en écarter, en suivant les critiques dont la décision
aura fait l'objet.
Voici un exemple d'une exploitation légistique d'un
arrêt de la Cour de cassation de Belgique. Celle-ci a décidé,
il n'y a pas longtemps, que lorsque la cause d'une donation
entre vifs – la raison pour laquelle la donation a été faite
– a disparu, sans que le donateur soit à l'origine de cette « disparition »,
la donation est caduque. Ainsi, des parents donnent une maison à leur
fils et leur belle-fille. Deux ans plus tard, ceux-ci divorcent. Les
parents qui n'ont été en rien à l'origine
du divorce, pourront obtenir la restitution de la maison, puisque la
raison de leur donation – fournir un abri au jeune couple – a
disparu : il n'y a plus de couple à abriter. La décision
de la Cour de cassation à laquelle je fais allusion a suscité un
grand nombre de difficultés pour la pratique notariale. Je n'évoque
que la plus importante : la caducité des donations a-t-elle effet
rétroactif? On imagine aisément les conséquences d'une
réponse affirmative dans l'hypothèse où les donataires
auraient donné en location ou auraient vendu le bien à eux
donné.
Une lecture légistique de cet arrêt pourra conduire à deux
propositions concrètes entre lesquelles le législateur aura à choisir : soit condamner par une loi le – nouveau – concept de caducité des
donations pour disparition de leur cause, soit organiser la caducité des
donations, par exemple, en prévoyant la manière dont elle est
portée à la connaissance des tiers, en stipulant qu'elle
n'a pas effet rétroactif, etc.
D'une lecture légistique de la jurisprudence, il y aurait à tirer
une leçon à une autre fin : la détermination
des conditions d'élaboration des lois. C'est qu'à la longue,
on pourrait dégager une
typologie des vices de l'élaboration des lois aujourd'hui
et dès lors déterminer les points sur lesquels devra porter
l'attention des légistes. Quant à ces derniers, ils pourraient
dresser – dans leur Guide de rédaction législative – la
liste des problèmes légistiques à éviter
de manière à améliorer
le corpus législatif dans son ensemble.
__________
* Paul Delnoy est professeur
ordinaire à la Faculté de droit de l'Université de
Liège. En 1996, il a créé un cours de Méthodologie
de la création du droit écrit ; ce cours de rédaction législative
est offert non seulement aux étudiants en droit, mais également
aux collaborateurs des différents législateurs de Belgique. Il
est l'auteur de près de soixante-dix publications, principalement
dans le domaine du droit de la famille et de son patrimoine, de la méthodologie
de l'application du droit, de la rédaction des actes notariés
et de la confection des lois.
Le présent texte a été rédigé pour le Groupe
de la coopération internationale du Ministère de la Justice
du Canada
Publications
|