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La Révolution française et l'organisation de la justice
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Nicolas Bergasse RAPPORT SUR L'ORGANISATION DU POUVOIR JUDICIAIRE
17 août 1789
Messieurs, notre dessein aujourd'hui est de vous entretenir de l'organisation
du pouvoir judiciaire.
C'est surtout ici qu'il importe de ne faire aucun pas sans sonder le
terrain sur lequel on doit marcher, de n'avancer aucune maxime qui ne
porte avec elle l'éminent caractère de la vérité,
de ne déterminer aucun résultat qui ne soit appuyé sur
une profonde expérience de l'homme, sur une connaissance exacte
des affections qui le meuvent, des passions qui l'entraînent, des
préjugés qui, selon les diverses positions où il
se trouve, peuvent ou le dominer, ou le séduire.
C'est ici qu'à mesure qu'on avance dans la carrière qu'on
veut parcourir, les écueils se montrent, les difficultés
croissent, les fausses routes se multiplient, et que le législateur,
s'il abandonne un seul instant le fil qui doit le diriger, errant au
hasard, et comme égaré dans la région orageuse des
intérêts humains, se trouve exposé sans cesse ou à manquer
ou à dépasser le but qu'il se propose d'atteindre.
De toutes les parties de notre travail, celle dont nous allons vous
rendre compte est donc incontestablement la plus difficile ; et, nous
devons le dire, nous sommes loin de penser qu'à cet égard
nous ne soyons demeurés bien au-dessous de la tâche qui
nous était imposée. Mais il nous semble que du moins nous
aurons assez fait dans les circonstances importunes où nous sommes,
et quand le loisir nous manque pour donner à nos idées
tout le développement dont elles sont susceptibles, si, en examinant
le plan qui va vous être soumis, vous vous apercevez que nous avons
découvert le seul ordre judiciaire qu'il faille adopter, le seul
qui, en garantissant nos droits, ne les blesse jamais, le seul qui, dès
lors, puisse convenir à un peuple libre, parce qu'il résulte
immédiatement des vrais principes de la société,
et des premières lois de la morale et de la nature.
Influence du pouvoir judiciaire
On ne peut déterminer la manière dont il faut organiser
le pouvoir judiciaire, qu'autant qu'on s'est fait une idée juste
de son influence.
L'influence du pouvoir judiciaire n'a point de bornes ; toutes
les actions du citoyen doivent être regardées, en quelque
sorte, comme de son domaine ; car, pour peu qu'on y réfléchisse,
on remarquera qu'il n'est aucune action du citoyen qu'il ne faille considérer
comme légitime ou illégitime, comme permise ou défendue,
selon qu'elle est conforme ou non à la loi. Or, le pouvoir judiciaire étant
institué pour l'application de la loi, ayant, en conséquence,
pour but unique d'assurer l'exécution de tout ce qui est permis,
d'empêcher tout ce qui est défendu, on conçoit qu'il
n'est aucune action sociale, même aucune action domestique, qui
ne soit, plus ou moins immédiatement, de son ressort.
L'influence du pouvoir judiciaire est donc, pour ainsi dire, de tous
les jours, de tous les instants ; et, comme ce qui influe sur nous
tous les jours et à tous les instants ne peut pas ne point agir
d'une manière très profonde sur le système entier
de nos habitudes, on conçoit qu'entre les pouvoirs publics, celui
qui nous modifie le plus en bien ou en mal est incontestablement le pouvoir
judiciaire.
De toutes les affections humaines, il n'en est aucune qui corrompe comme
la crainte, aucune qui dénature davantage les caractères,
aucune qui empêche plus efficacement le développement de
toutes les facultés. Or, si les formes du pouvoir judiciaire,
de ce pouvoir qui agit sans cesse, étaient telles dans un État
qu'elles n'inspirassent que la crainte par exemple, quelque sage d'ailleurs
qu'on voulût supposer la Constitution politique de l'État,
quelque favorable qu'elle fût à la liberté ;
par cela seul que le pouvoir judiciaire ne développerait que les
sentiments de crainte dans toutes les âmes, il empêcherait
tous les effets naturels de la Constitution. Tandis que la Constitution
vous appellerait à des mœurs énergiques et à des
habitudes fortement prononcées, le pouvoir judiciaire ne tendrait à vous
donner, au contraire, que des mœurs faibles et de serviles habitudes ;
et parce qu'il est de sa nature, comme on vient de le dire, de ne jamais
suspendre son action, il vous est bien aisé d'apercevoir qu'assez
promptement il finirait par altérer tous les caractères,
et par vous disposer aux préjugés et aux institutions qui
amènent le despotisme, et qui, malheureuse-ment, le font supporter.
Aussi tous ceux qui ont voulu changer l'esprit des nations, se sont-ils
singulièrement attachés à organiser au gré de
leurs desseins le pouvoir judiciaire. Trop habiles pour en méconnaître
l'influence, on les a vus par la seule forme des jugements, selon qu'ils
se proposaient le bien ou le mal des peuples, appeler les hommes à la
liberté et à toutes les vertus qu'elle fait éclore,
ou les contraindre à la servitude et à tous les vices qui
l'accompagnent.
Athènes, Sparte, Rome surtout, déposent de cette importante
vérité ; Rome où le système judiciaire
a tant de fois changé, et où il n'a jamais changé qu'il
n'en soit résulté une révolution constante dans
les destinées de l'Empire.
On ne peut donc contester l'influence sans bornes du pouvoir judiciaire ;
mais, si son influence est sans bornes, si elle est supérieure à celle
de tous les autres pouvoirs publics, il n'est donc aucun pouvoir public
qu'il faille limiter avec plus d'exactitude que celui-là ;
il n'en est donc aucun qu'il convienne d'organiser avec une prudence
plus inquiète et des précautions plus scrupuleuses.
Objet du pouvoir judiciaire
Or, pour constituer le pouvoir judiciaire de manière à ce
que son influence soit toujours bonne, il n'est besoin, ce me semble,
que de réfléchir avec quelque attention sur le but qu'on
doit naturellement se proposer en le constituant.
C'est parce qu'une société ne peut subsister sans lois,
que, pour le maintien de la société, il faut des tribunaux
et des juges, c'est-à-dire une classe d'hommes chargés
d'appliquer les lois aux diverses circonstances pour lesquelles elles
sont faites, et autorisés à user de la force publique,
toutes les fois que, pour assurer l'exécution des lois, l'usage
de cette force publique devient indispensable.
Mais le grand objet des lois en général étant de
garantir la liberté et de mettre ainsi le citoyen en état
de jouir de tous les droits qui sont déclarés lui appartenir
par la Constitution, on sent que les tribunaux et les juges ne seront
bien institués qu'autant que dans l'usage qu'ils feront de l'autorité qui
leur est confiée et de la force publique dont ils disposent, il
leur sera comme impossible de porter atteinte à cette même
liberté que la loi les charge de garantir.
Pour savoir comment il faut instituer les tribunaux et les juges, on
doit donc, avant tout, rechercher en combien de manières on peut
porter atteinte à la liberté.
Il y a, comme on sait, deux espèces de liberté :
la liberté politique et la liberté civile.
La liberté politique, qui consiste dans la faculté qu'a
tout citoyen de concourir, soit par lui-même soit par ses représentants, à la
formation de la loi.
La liberté civile, qui consiste dans la faculté qu'a tout
citoyen de faire tout ce qui n'est pas défendu par la loi.
Or, la liberté politique est en danger, toutes les fois que,
par l'effet d'une circonstance ou d'une institution quelconque, le citoyen
ne concourt pas à la formation de la loi avec la plénitude
de sa volonté ; toutes les fois que, par une certaine disposition
des choses, la loi qui devrait toujours être l'expression de la
volonté générale, n'est que l'expression de quelques
volontés particulières ; toutes les fois encore que
la puissance publique est tellement concentrée, distribuée,
ou ordonnée, qu'elle peut facilement faire effort contre la Constitution
de l'État, et, selon les événements, la modifier
ou la détruire.
La liberté civile est en danger toutes les fois que le pouvoir
qui doit protéger le citoyen dans sa personne ou sa propriété est
tellement institué, qu'il ne suffit pas pour cet objet ;
toutes les fois encore que, suffisant pour cet objet, il devient malheureusement
facile de l'employer au détriment de la personne ou de la propriété.
On ne peut mettre la liberté politique en danger sans y mettre
la liberté civile. On sent, en effet, qu'à mesure que le
citoyen perd de sa liberté politique ou de la faculté dont
il jouit de concourir à la formation de la loi, sa liberté civile,
qui n'est elle-même protégée que par la loi, doit être
nécessairement moins garantie.
On ne peut mettre également la liberté civile en danger,
sans y mettre également la liberté politique. On sent,
en effet, que si le pouvoir destiné à protéger la
liberté civile, c'est-à-dire cette espèce de liberté dont
l'usage est de tous les jours, tendait au contraire à l'altérer,
le peuple, esclave par sa Constitution civile, serait bientôt sans
force et sans courage pour défendre sa Constitution politique.
Afin que le pouvoir judiciaire soit organisé de manière à ne
mettre en danger ni la liberté civile ni la liberté politique,
il faut donc que, dénué de toute espèce d'activité contre
le régime politique de l'État, et n'ayant aucune influence
sur les volontés qui concourent à former ce régime
ou à le maintenir, il dispose, pour protéger tous les individus
et tous les droits, d'une force telle, que, toute-puissante pour défendre
et pour secourir, elle devienne absolument nulle, sitôt que changeant
sa destination, on tentera d'en faire usage pour opprimer.
Cela posé.
Le pouvoir judiciaire sera donc mal organisé, s'il dépend,
dans son organisation, d'une autre volonté que de celle de la
nation.
Car alors la volonté particulière, à laquelle la
faculté d'organiser le pouvoir judiciaire aurait été laissée,
maîtresse de toutes les formes des jugements, serait aussi maîtresse,
comme on vient de le voir, d'influer à son gré toutes les
habitudes du citoyen, de corrompre ainsi le caractère national
par l'exercice même de la loi, et, en substituant aux opinions
fortes et généreuses d'un peuple libre, les opinions faibles
et lâches d'un peuple esclave, de porter une atteinte mortelle à la
Constitution.
Le pouvoir judiciaire sera donc mal organisé si les dépositaires
de ce pouvoir ont une part active à la législation, ou
peuvent influer, en quelque manière que ce soit, sur la formation
de la loi.
Car l'amour de la domination n'est pas moins dans le cœur de l'homme
que l'amour de la liberté ; la domination n'étant
qu'une espèce d'indépendance, et tous les hommes voulant être
indépendants : or, si le ministre de la loi peut influer
sur sa formation, certainement il est à craindre qu'il n'y influe
qu'à son profit, que pour accroître sa propre autorité,
et diminuer ainsi, soit la liberté publique, soit la liberté particulière.
Le pouvoir judiciaire sera donc mal organisé, si les tribunaux
se trouvent composés d'un grand nombre de magistrats, et forment
ainsi des compagnies puissantes.
Car, s'il est convenable pour un peuple qui ne jouit d'aucune liberté politique,
qu'il existe des compagnies puissantes de magistrats, capables de tempérer
par leur résistance l'action toujours désastreuse du despotisme,
cet ordre de choses, au contraire, est funeste pour tout peuple qui possède
une véritable liberté politique : des compagnies puissantes
de magistrats, disposant du terrible pouvoir de juger, mues comme involontairement
dans toutes leurs démarches par le dangereux esprit de corps,
d'autant moins exposées dans leurs jugements à la censure
de l'opinion que la louange ou le blâme qu'elles peuvent ou mériter
ou encourir se partagent entre un grand nombre d'individus, et deviennent,
pour ainsi dire, nuls pour chacun ; de telles compagnies, dans un État
libre, finissent nécessairement par composer de toutes les aristocraties
la plus formidable, et on sait ce que l'aristocratie peut engendrer de
despotisme et de servitude dans un État quelconque lorsqu'elle
s'y est malheureusement introduite.
Le pouvoir judiciaire sera donc mal organisé, si le nombre des
tribunaux et des juges se trouve plus considérable qu'il ne convient
pour l'administration de la justice.
Car tout pouvoir public n'est institué comme il doit l'être
qu'autant qu'il est nécessaire ; et il n'y a de pouvoir public
nécessaire que celui qui maintient la liberté : d'où il
suit qu'un pouvoir qui n'est pas nécessaire est un pouvoir qui,
dès lors, ne maintient pas la liberté : or, un pouvoir
qui ne maintient pas la liberté, par cela seul qu'il est pouvoir
ou puissance, agit nécessairement contre la liberté ;
car toute force qui n'est pas employée pour elle, est employée
contre elle. Il importe donc de la détruire. Si dans un État
les tribunaux étaient tellement constitués, si leur compétence était
tellement réglée ou tellement embarrassée qu'une
action civile ou un délit pût y ressortir de plusieurs tribunaux à la
fois, que beaucoup de tribunaux encore d'espèces différentes
fussent employés à faire ce qui pourrait être fait
par une seule espèce de tribunaux, il y aurait là des pouvoirs
publics qui ne seraient pas nécessaires, il y aurait donc là des
pouvoirs publics qui tendraient à nuire à la liberté,
et il faudrait réduire le nombre des tribunaux et de leurs espèces
jusqu'à la limite du besoin, jusqu'au terme où leur établissement
serait démontré rigoureusement indispensable.
Le pouvoir judiciaire sera donc mal organisé, s'il est ou la
propriété d'un individu qui l'exerce ou la propriété d'un
individu qui en commet un autre pour le faire exercer.
Car, en général, il est de principe qu'un pouvoir public
ne peut être la propriété de personne ; et la
raison de ce principe est simple : partout où un pouvoir
public devient une propriété individuelle il y a un pouvoir
qui ne suppose aucun choix préliminaire dans la personne de celui
qui en jouit, qui se transmet comme toute autre propriété peut
se transmettre par vente ou concession. Or, des pouvoirs de ce genre
rompent l'égalité naturelle des citoyens ; ils n'existent
pas dans un État sans qu'il y ait des hommes puissants par eux-mêmes,
des hommes exerçant une autorité indépendamment
du concours médiat ou immédiat de ceux sur lesquels ils
l'exercent ; et, partout où il y a de tels hommes, on ne
peut pas dire que la liberté soit entière.
De plus, et dans le premier cas, si le pouvoir judiciaire est la propriété du
juge qui l'exerce, n'est-il pas à craindre qu'il n'offre à l'esprit
du juge aussi souvent l'idée d'un droit que l'idée d'un
devoir ; et celui qui dispose du pouvoir de juger comme d'un droit,
celui qui le considère comme une propriété qu'il
exploite, plutôt que comme un devoir qu'il doit remplir, ne sera-t-il
pas tenté d'en abuser? Et, parce qu'ici l'abus, quelque faible
qu'on le suppose, est toujours un attentat contre la liberté du
citoyen, ne faut-il pas s'occuper soigneusement de le prévenir?
De plus, et dans le second cas, si le pouvoir judiciaire est la propriété d'un
individu qui peut commettre à volonté un autre individu
pour le faire exercer, l'individu qui sera commis, tenant d'un autre
l'autorité dont il est revêtu, pourra-t-il jamais être
présumé hors de la dépendance de cet autre? Or,
pour que la justice soit impartialement rendue, pour que la manière
de la rendre inspire surtout une grande confiance au peuple, ne convient-il
pas qu'elle le soit par des juges qui ne dépendent jamais des
personnes, mais de la loi, et qui, au-dessus de la crainte et de la complaisance,
se trouvent dans l'exercice de leurs fonctions, en pleine puissance,
si l'on peut se servir de ce terme, de leur conscience et de leur raison?
Le pouvoir judiciaire sera donc mal organisé, si le peuple n'influe
en aucune manière sur le choix des juges.
Car, afin que le pouvoir exécutif soit un, il est convenable
sans doute que le dépositaire du pouvoir exécutif nomme
les juges ; mais il ne faut pas moins de certaines formes, avant
cette nomination, qui empêchent tout homme qui n'aurait pas la
confiance du peuple de devenir juge. Par exemple, ne serait-il pas à souhaiter
que, parmi nous, les assemblées provinciales nommassent à chaque
vacance de place dans les tribunaux trois sujets, parmi lesquels le prince
serait tenu de choisir? Ainsi se concilierait ce qu'on doit au prince
avec ce qu'on doit à l'opinion du peuple dans une matière
qui intéresse si essentiellement sa liberté ; ainsi
les emplois de magistrature ne seraient jamais le prix de l'adulation
et de l'intrigue ; et pour les obtenir, il faudrait toujours avoir
fait preuve de suffisance et de vertu.
Le pouvoir judiciaire sera donc mal organisé, si son action n'est
pas tellement étendue sur la surface de l'empire, que, présent
partout, il puisse être à la portée de tous les citoyens,
et ne soit jamais vainement imploré par aucun.
Car ce n'est pas assez que la loi soit égale pour tous ;
afin que son influence soit bienfaisante, il faut encore que tous puissent
l'invoquer avec la même facilité : autrement, on verrait
commencer la domination du fort sur le faible, et toutes les conséquences
fatales qu'elle entraîne. Il convient donc que les tribunaux et
les juges soient tellement répartis, que la dispensation de la
justice n'occasionne que le moindre déplacement possible au citoyen,
toutes les fois qu'il sera nécessaire qu'il se déplace,
et que la perte de temps employé à l'obtenir ne soit jamais
telle que le citoyen pauvre préfère le dépouillement
ou l'oppression, à l'usage ou à l'exercice de son droit.
Le pouvoir judiciaire sera donc mal organisé, si la justice n'est
pas gratuitement rendue.
Car la justice est une dette de la société, et il est
absurde d'exiger une rétribution pour acquitter une dette. De
plus, si la justice n'était pas gratuite, elle ne pourrait être
réclamée par celui qui n'a rien ; et afin que la liberté existe
dans un empire, il faut que celui qui n'a rien puisse demander justice
comme celui qui a ; il faut former des institutions qui mettent
celui qui n'a rien en état de lutter avec égalité de
force contre celui qui a. De plus encore, si la justice n'était
pas gratuite, elle corromprait en quelque sorte elle-même son propre
ministre ; le juge, voyant dans l'exercice de la justice un moyen
d'acquérir, pourrait être tenté d'ouvrir son âme à l'avarice ;
et un juge avare est toujours l'esclave de celui qui paie, et le tyran
de celui qui ne peut pas payer.
Le pouvoir judiciaire sera donc mal organisé, si, dans les tribunaux,
l'instruction des affaires, soit civiles, soit criminelles, n'est pas
toujours publique.
Car, s'il est des hommes qu'il importe, dans l'exercice de leur ministère,
d'environner le plus près possible de l'opinion, c'est-à-dire,
de la censure des gens de bien, ce sont les juges. Plus leur pouvoir
est grand, plus il faut qu'ils aperçoivent sans cesse à côté d'eux
la première de toutes les puissances, celle qu'on ne corrompt
jamais, la puissance redoutable de l'opinion ; et ils ne l'apercevront
pas, cette puissance, si l'instruction des affaires est secrète.
Dans un ordre de choses si vicieux, vous laissez nécessairement
une grande latitude aux préventions du juge, à ses affections
particulières, à ses préjugés, aux intrigues
des hommes de mauvaise foi, à l'influence des protections ;
aux délations sourdes, à toutes les passions viles qui
ne se meuvent que dans l'ombre, et qui n'ont besoin que d'être
aperçues pour cesser d'être dangereuses. Couvrez le juge
des regards du peuple ; et comme il n'y a que des hommes consommés
dans le crime qui, étant observés de toutes parts, osent
mal faire, soyez certains, surtout si le peuple est libre, si sa censure
peut s'exprimer avec énergie, qu'il n'y aura rien de si rare qu'un
juge prévaricateur, parce qu'il n'y a rien de si rare qu'un homme
qui ose affronter la honte et s'environner, de sang-froid, d'une grande
infamie.
Le pouvoir judiciaire sera donc mal organisé si le juge jouit
du dangereux privilège d'interpréter la loi ou d'ajouter à ses
dispositions.
Car, on aperçoit sans peine que si la loi peut être interprétée,
augmentée, ou, ce qui est la même chose, appliquée
au gré d'une volonté particulière, l'homme n'est
plus sous la sauvegarde de la loi, mais sous la puissance de celui qui
l'interprète ou qui l'augmente ; et le pouvoir d'un homme
sur un autre homme étant essentiellement ce qu'on s'est proposé de
détruire par l'institution de la loi, on voit clairement que ce
pouvoir au contraire acquerrait une force prodigieuse, si la faculté d'interpréter
la loi était laissée à celui qui en est dépositaire.
Le pouvoir judiciaire sera donc mal organisé, si, en matière
criminelle, les formes de ce pouvoir sont telles qu'elles ôtent
toute confiance à l'accusé ; c'est-à-dire,
si elles sont telles, que l'accusé, certain de son innocence,
n'ait cependant pas assez de son innocence, pour échapper à la
peine dont il est menacé.
Car, on n'a pas tout fait, quand on a ordonné la publicité des
instructions pour toute espèce d'affaires, quand on a interdit
au juge la faculté d'interpréter la loi : en matière
criminelle, il faut plus encore ; il faut qu'il n'y ait aucune des
formes employées à la découverte d'un délit
et d'un coupable, qui ne soit également propre à procurer
la justification de l'innocence.
Une des raisons naturelles qui font que les hommes vivent en société,
c'est sans doute parce que ce n'est que dans l'ordre social que leur
existence peut être suffisamment protégée.
Le but de l'ordre social serait donc manqué, si lorsque l'existence
d'un individu quelconque est en danger, la loi ne faisait pas d'autant
plus pour lui, que les risques qu'il court sont plus grands.
Or, certainement, notre existence n'est jamais plus en danger que dans
les accusations criminelles. C'est dans les accusations criminelles que
la loi surtout ne doit rien omettre, afin qu'il ne nous manque aucune
des ressources qui nous sont nécessaires pour nous garantir ;
et la première de toutes les ressources est, sans contredit, la
confiance dans la loi.
Que faites-vous avec des formes judiciaires qui n'inspirent aucune confiance à l'accusé?
Vous placez l'accusé dans une situation troublée, où sa
raison ne suffit plus pour diriger l'usage de ses facultés ;
vous le dépouillez de ses forces quand vous devriez les accroître ;
vous lui ôtez son courage quand jamais il n'eut plus besoin de
courage ; vous contrariez la nature elle-même, qui, ayant
placé au-dedans de nous un instinct conservateur, veut si impérieusement
que notre énergie se déploie, en raison de ce que le danger
qui nous menace est plus prochain et plus grand ; et vous savez
cependant que ce n'est pas pour diminuer l'exercice des droits ou des
moyens qu'il tient de la nature, que l'homme consent à vivre en
société.
Ainsi donc vous commettez une grande injustice, vous offensez essentiellement
la liberté naturelle, qui ne diffère pas de la liberté sociale,
quand vous croyez cependant ne rien faire que pour la liberté,
et vous violez les droits de l'homme par les formes mêmes qui doivent
les assurer.
Mais, comment, par l'institution même des formes destinées à procurer
la conviction des coupables, parviendrez-vous à faire naître
la confiance dans le cœur de l'homme injustement accusé?
La confiance naîtra, lorsque la loi permettra que l'accusé fasse
autant de pas pour se disculper qu'on en fera contre lui pour prouver
qu'il est coupable. Si vous produisez des témoins qui m'accusent,
il faut que, dans le même temps, je fasse entendre les témoins
qui me justifient.
La confiance naîtra, si l'accusé est le maître de
choisir à son gré ses moyens de justification. Il est bien étrange
qu'il existe des codes criminels, qui laissent au juge la faculté de
rejeter, en entier ou en partie, les moyens de justification de l'accusé ;
il est plus étrange encore que, dans un siècle de lumières,
un abus si déplorable ait trouvé des panégyristes.
La confiance naîtra si l'accusé n'est pas réduit,
pour écarter l'imputation qui lui est faite, à se renfermer
dans les circonstances de l'imputation ; si, comme en Angleterre
par exemple, il peut faire parler en faveur de son innocence sa vie tout
entière ; s'il a le droit de confronter, pour me servir de
l'expression d'un magistrat célèbre, le crime qu'on lui
suppose avec la conduite antérieure qu'il a tenue ; si les
bonnes actions, si les vertus deviennent utiles et peuvent ainsi servir
comme de défenseurs et de témoins à celui qui s'en
est longtemps environné.
La confiance naîtra, si le magistrat qui applique la loi est distingué du
magistrat qui met sous la puissance de la loi, c'est-à-dire, du
magistrat qui décrète l'accusé. La législation
criminelle est nécessairement désastreuse partout où la
distinction dont il s'agit ici n'est pas soigneusement établie.
Tant que le magistrat qui décrète sera le même que
celui qui juge, vous aurez toujours à craindre que, s'il a décrété sur
de faux soupçons, son amour-propre ou sa prévention ne
le portent à justifier, par une condamnation inique, un décret
injustement lancé.
La confiance naîtra, si, non seulement le magistrat qui décrète
est distingué du magistrat qui applique la loi, mais si le magistrat
qui applique la loi ne peut le faire qu'autant qu'un autre ordre de personnes,
des jurés, par exemple, auront prononcé sur la validité de
l'accusation. Parce qu'il est dans le cœur de celui qui dispose
de quelque puissance d'aimer à en faire usage, il faut, autant
qu'il est possible, ne pas mettre le juge dans une position où il
soit le maître de multiplier à son gré les occasions
d'exercer son ministère : or, cet inconvénient, qui
laisse une si grande activité aux passions particulières,
cesse absolument, si, semblable au glaive qui ne peut frapper qu'autant
qu'il est mû par une force étrangère, le juge ne
peut déployer l'autorité de la loi qu'autant qu'il est
déterminé par une décision qui n'est pas son ouvrage.
La confiance naîtra, si, par la méthode qu'on emploiera
pour former l'ordre de personnes qui doit prononcer sur la validité d'une
accusation, il se trouve qu'il n'est aucune de ces personnes qui ne puisse être
considérée comme du choix de l'accusé ; aucune
qui, à son égard, ne soit à l'abri de tout soupçon
d'inimitié ou de vengeance ; aucune qui, par rapport à lui,
ne soit dans cet état d'impassibilité si désirable
pour assurer l'impartialité des jugements. C'est surtout par de
telles précautions, qu'on donne à l'homme faussement accusé la
liberté d'esprit dont il a besoin pour s'occuper utilement de
sa défense. Ce n'est qu'autant que vous le laissez le maître
de rejeter du nombre de ceux qui doivent prononcer sur son sort quiconque
peut lui inspirer le plus léger sentiment de crainte, que vous
mettez une véritable sécurité dans son cœur,
et que, fort de son innocence, vous faites que, parmi les périls
de l'accusation même la plus redoutable, jamais il n'aperçoit
dans la loi qu'une autorité qui protège, et non pas un
pouvoir armé pour l'opprimer ou le détruire.
Voilà quelques-uns des moyens qu'on peut mettre en œuvre
afin d'entretenir la confiance dans l'âme des accusés, et
concilier ainsi ce qu'il faut faire pour la recherche des délits
et la punition des coupables avec ce qu'on doit à la liberté du
citoyen, à cette liberté pour le maintien de laquelle toutes
les lois sont instituées.
Au reste, on s'apercevra facilement qu'il n'est aucun des moyens dont
nous parlons ici qui ne nous ait été fourni par la jurisprudence
adoptée en Angleterre et dans l'Amérique libre, pour la
poursuite et la punition des délits : c'est qu'en effet,
il n'y a que cette jurisprudence, autrefois en usage parmi nous, qui
soit humaine : c'est qu'il n'y a que cette jurisprudence qui s'associe
d'une manière profonde avec la liberté : c'est que
nous n'avons rien de mieux à faire en ce genre que de l'adopter
promptement, en l'améliorant néanmoins dans quelques-uns
de ses détails, en perfectionnant, par exemple, encore, s'il est
possible, cette sublime institution des jurés qui la rend si recommandable à tous
les hommes accoutumés à réfléchir sur l'objet
de la législation et les principes politiques et moraux qui doivent
nous gouverner.
Le pouvoir judiciaire sera donc mal organisé, si, dans le cas
où l'ordre public exigerait qu'en une certaine partie de l'administration
de la justice on laissât quelque chose à faire à la
prudence du juge, la loi ne prenait pas de telles précautions,
qu'il devînt comme impossible au juge d'abuser, dans les circonstances
où la loi s'en rapporterait à sa prudence, de l'autorité plus
ou moins étendue qui lui serait confiée.
Ici je veux parler de la police, qui a pour objet de prévenir
les crimes, et qui, si elle est mal instituée, suffit toute seule
pour dépraver entièrement le caractère d'un peuple,
et opérer une révolution profonde dans le système
de ses opinions et de ses mœurs.
C'est à notre police, si inconsidérément célébrée, à ses
précautions minutieuses pour entretenir la paix au milieu de nous, à son
organisation tyrannique, à son activité toujours défiante,
et ne se développant jamais que pour semer le soupçon et
la crainte dans tous les cœurs, au secret odieux de ses punitions
et de ses vengeances ; c'est à l'influence de toutes ces
choses, que nous avons dû si longtemps l'anéantissement
du caractère national, l'oubli de toutes les vertus de nos pères,
notre patience honteuse dans la servitude, l'esprit d'intrigue substitué parmi
nous à l'esprit public, et cette licence obscure qu'on trouve
partout où ne règne pas la liberté.
Quoi qu'on fasse, il entre toujours quelque chose d'arbitraire dans
la police[1].
Comme elle n'est instituée, ainsi qu'on vient de le dire, que
pour prévenir les crimes ; comme un crime peut être
préparé par une foule de circonstances qu'il est impossible
de déterminer et qui ne se manifestent qu'à mesure qu'elles
se produisent ; comme un crime, à moins qu'il ne soit l'effet
d'une passion subite, suppose toujours un désordre antécédent ;
comme ainsi, c'est essentiellement à maintenir l'ordre que la
police est destinée, l'ordre qui peut être troublé de
tant de manières, sans que pour cela celui qui le trouble puisse être
mis au rang des coupables ; comme ici, dès lors, ce n'est
pas de punition qu'il s'agit, mais d'avertissement, mais de correction,
mais de surveillance, on conçoit que dans cette partie de l'administration
de la justice, tout ce que peut faire la loi, c'est de bien déterminer
les objets qui sont du ressort de la police, de borner ce ressort le
plus qu'il est possible, et d'arranger les circonstances de façon à ce
que le choix des juges soit toujours aussi bon qu'il peut l'être.
Or, en premier lieu, la loi aura rempli son objet si elle dispose tellement
l'ordre social que la police ait peu d'occupation. Les limites de la
police s'étendent d'autant plus que l'ordre social est plus mauvais.
Partout où la loi sagement ordonnée pour le développement
facile des facultés de l'homme lui fait trouver, à côté de
son travail, une subsistance assurée et des jouissances paisibles,
il se commet peu de délits ; et il n'est malheureusement
que trop vrai que c'est dans l'organisation peu réfléchie
des gouvernements et leur opposition avec le développement naturel
de nos facultés qu'il faut aller chercher la cause de presque
tous les crimes.
En second lieu, la loi aura rempli son objet, si elle ne confie pas
l'exercice de la police aux mêmes magistrats et aux mêmes
tribunaux qui sont chargés de punir les crimes ; car c'est
ainsi que la police se corrompt, parce que c'est ainsi qu'elle étend
son empire, et qu'elle ne se corrompt qu'en étendant son empire.
Le magistrat qui doit prévenir le crime étant aussi celui
qui doit le punir, est assez porté à ne pas distinguer
ces deux espèces de fonctions ; à ne voir que des
crimes, où il ne faut voir que des fautes ; à n'apercevoir
que des coupables, où il ne faut apercevoir que des hommes qui
peuvent le devenir ; et, en confondant ainsi deux ministères
très différents, à ôter à la police
ce caractère de modération et de douceur qui seul peut
faire supporter ce qu'il y a d'arbitraire dans ses fonctions.
En troisième lieu, la loi aura rempli son objet, si elle fixe
un terme assez court, de deux ou trois années, par exemple, après
lequel les juges de police cesseront de l'être ; et si elle
les fait dépendre entièrement, et sans aucune intervention
du prince, de la nomination et du choix du peuple.
Tant qu'un homme ne dispose que du pouvoir d'un moment, et que, destiné à rentrer
dans la classe ordinaire des citoyens il sent qu'il ne peut accroître
ce pouvoir sans se nuire à lui-même lorsqu'il n'en disposera
plus, il n'est pas à craindre qu'il en abuse, et qu'il fasse servir à ses
passions particulières une autorité qui, dans la suite,
employée par un autre, pourrait si facilement lui devenir funeste.
Tant que, d'un autre côté, le choix des juges de police
dépendra essentiellement du peuple, il faut s'attendre qu'en ce
genre il choisira toujours les meilleurs juges. On ne gagne le peuple
que par le bien qu'on lui fait ; et j'ose dire qu'il est impossible
qu'il puisse confier l'exercice de la police à celui, par exemple,
qui se serait fait remarquer par des mœurs dures, des actions douteuses,
une conduite insolente ou inconsidérée.
De plus, il y a une raison particulière pour que le peuple choisisse
seul ses juges de police, tandis qu'au contraire il est bon que le prince
intervienne dans la nomination des autres juges. En se soumettant à l'autorité des
autres juges, le peuple ne se confie qu'à la loi, parce que les
autres juges ne peuvent agir que par elle ; mais en se soumettant à l'autorité nécessairement
un peu arbitraire d'un juge de police, ce n'est pas à la loi seulement,
c'est en beaucoup de circonstances à un homme que le peuple se
confie. Or, on voit bien que cet homme-là doit être absolument
de son choix.
Enfin, le pouvoir judiciaire sera mal organisé, si les juges
ne répondent pas de leurs jugements.
Je crois qu'il suffit d'énoncer cette proposition pour la faire
adopter. Une nation où les juges ne répondraient pas de
leurs jugements serait, sans contredit, la plus esclave de toutes les
nations ; et on conçoit aisément que l'esprit de liberté augmente
chez un peuple, en raison de ce que la responsabilité des agents
du pouvoir exécutif y est plus étendue.
Mais il y a des bornes à tout ; s'il faut que les juges
soient responsables, il convient aussi que les limites de cette responsabilité soient
tellement déterminées, qu'on ne puisse pas sans cesse les
inquiéter à l'occasion de leurs jugements. Tout homme qui
exerce des fonctions publiques, doit jouir d'une certaine sécurité en
les exerçant : autrement, trop ordinairement dominé par
la crainte, au lieu d'obéir à la loi, ce serait à celui
qui lui inspirerait quelque crainte qu'il obéirait.
Rien n'est donc si essentiel, en même temps qu'on rend les juges
responsables, que cette responsabilité soit déterminée
de façon que, suffisante pour les empêcher d'abuser de leur
ministère, elle ne soit cependant pas telle qu'elle les empêche
d'en user.
Ce n'est pas ici le lieu de fixer les caractères de la loi concernant
la responsabilité des juges, cette loi devant comprendre un plus
grand nombre de circonstances, selon qu'on laisse plus ou moins de pouvoir
au juge, selon que le code civil et criminel est plus ou moins perfectionné.
On observera seulement que, quoiqu'en général il paraisse
convenable que la fonction de juge soit à vie, à cause
des connaissances malheureusement assez étendues qu'elle suppose,
connaissances qu'on serait peu jaloux d'acquérir, si elles ne
devaient procurer dans la société un état permanent à celui
qui les possède, cependant il serait à désirer qu'après
un certain terme, les juges eussent besoin d'être confirmés.
Dans un pareil ordre de choses, il est bien peu à craindre que
le juge qu'une bonne opinion environne coure le risque de perdre sa place ;
le peuple a trop d'intérêt à conserver un bon juge.
Il n'y aurait donc que le mauvais juge qui aurait un déplacement à redouter ;
et il y a tant de manières d'être mauvais juge, on peut
prévariquer en tant de façons dans l'emploi du pouvoir
judiciaire, sans paraître néanmoins offenser la loi, sans
se trouver dans aucune circonstance où l'on soit responsable à ses
yeux, qu'il faut ici laisser quelque chose à faire à l'opinion,
et souffrir que celui dont la conduite n'a pas été constamment
assez pure pour être au-dessus de tout soupçon, soit forcé, à certaine époque, à renoncer à un
ministère qu'on ne peut bien exercer qu'autant qu'on inspire une
grande confiance en l'exerçant.
Tels sont, à peu près, Messieurs, les écueils qu'il
faut éviter en constituant le pouvoir judiciaire, si, comme je
l'ai dit en commençant, on veut que ce pouvoir ne porte aucune
atteinte ni à la liberté politique, ni à la liberté civile.
Or, dans une pareille carrière, marquer les écueils, c'est
nécessairement tracer la route ; les principes ici se montrent à mesure
que les abus se découvrent.
De ce que le pouvoir judiciaire se trouve mal organisé toutes
les fois qu'il l'est d'après les fausses maximes dont je viens
de vous entretenir, il est donc nécessairement vrai que le pouvoir
judiciaire se trouvera bien organisé, toutes les fois qu'il le
sera d'après les maximes contraires.
Ainsi donc, en revenant sur tout ce que j'ai dit ; afin que le
pouvoir judiciaire soit bien organisé, il faudra :
En premier lieu, que dans son organisation, comme dans les changements
qu'il peut subir, le pouvoir judiciaire ne dépende essentiellement
que de la volonté de la nation.
En second lieu, que les dépositaires du pouvoir judiciaire ne
participent en rien à la puissance législative.
En troisième lieu, que les tribunaux ne soient composés
que d'un petit nombre de magistrats.
En quatrième lieu, qu'il ne soit pas créé plus
de tribunaux que ne l'exige le besoin de rendre la justice.
En cinquième lieu, que les charges de magistrature ne soient
pas vénales, et que le droit de faire rendre la justice ne soit
la propriété ou la prérogative d'aucun citoyen dans
l'État.
En sixième lieu, que le prince seul nomme les juges ; mais
qu'il ne puisse les choisir que parmi les personnes qui lui seront désignées
par le peuple[2].
En septième lieu, que les tribunaux soient, le plus qu'il sera
possible, rapprochés des justiciables.
En huitième lieu, que la justice soit rendue gratuitement.
En neuvième lieu, que l'instruction des affaires, tant criminelles
que civiles, soit toujours publique.
En dixième lieu, qu'aucun juge en matière civile ou criminelle
n'ait le droit d'interpréter la loi, ou d'en étendre les
dispositions à son gré.
En onzième lieu, qu'en matière criminelle, les formes
de la procédure soient telles qu'elles procurent une instruction
qui soit autant à la décharge qu'à la charge de
l'accusé ; et parce qu'il n'y a que les formes du jugement
par jurés ou par pairs, qui, à cet égard, satisfassent
le vœu de la raison et de l'humanité, qu'en matière
criminelle, nulle autre procédure ne soit admise que la procédure
par jurés.
En douzième lieu, que, dans cette partie de l'administration
de la justice où il faut laisser quelque chose à faire à la
prudence du juge, c'est-à-dire en matière de police, le
juge soit amovible après un temps désigné, et qu'il
ne soit choisi que par le peuple, sans aucune intervention du prince.
Enfin, et en dernier lieu, qu'en quelque matière que ce soit,
les juges soient responsables de leurs jugements.
Il me semble que ces propositions sont actuellement autant de vérités
démontrées.
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