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La Révolution française et l'organisation de la justice

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Jacques Guillaume Thouret
DISCOURS SUR LA RÉORGANISATION DU POUVOIR JUDICIAIRE

24 mars 1790

Messieurs, la matière dont vous venez d'ouvrir la discussion offre un grand intérêt à vos délibérations. Le pouvoir judiciaire est celui des pouvoirs publics dont l'exercice habituel aura le plus d'influence sur le bonheur des particuliers, sur le progrès de l'esprit public, sur le maintien de l'ordre politique et sur la stabilité de la Constitution. Après ce que vous avez fait, votre devoir est devenu plus impérieux sur ce qui vous reste à faire : c'est lorsqu'on est parvenu au milieu d'une longue et difficile carrière que le courage et la vigilance doivent se ranimer pour atteindre le but. Le vœu de la France s'est fait entendre ; la réforme de la justice et des tribunaux est un de ses premiers besoins, et la confiance publique dans le succès de la régénération, va s'accroître ou s'affaiblir, selon que le pouvoir judiciaire sera bien ou mal organisé.

Cette matière qui, au premier coup d'œil, présente un champ si vaste, se réduit cependant par l'analyse à quelques points principaux, dont la décision abrégerait beaucoup le travail.

Le Comité vous a proposé, par le premier titre de son projet, de décréter les maximes constitutionnelles par lesquelles le pouvoir judiciaire doit être défini, organisé et exercé. Le motif qui l'y a porté est le même qui vous a déterminés à placer à la tête de la Constitution le titre des Droits de l'homme et du citoyen. L'exercice du pouvoir judiciaire a été si étrangement dénaturé, en France, qu'il est devenu nécessaire, non seulement d'en rechercher les vrais principes, mais de les tenir sans cesse présent à tous les esprits, et de préserver à l'avenir les juges, les administrateurs et la nation elle-même des fausses opinions dont elle a été victime jusqu'ici. En décrétant d'abord les maximes constitutionnelles, vous remplirez ce grand objet d'utilité publique, et vous acquerrez pour vous-mêmes un moyen sûr de reconnaître, dans la suite de la discussion, les propositions que vous devez admettre ou que vous pourrez examiner, de celles qui ne mériteraient pas même votre examen.

Le plus bizarre et le plus malfaisant de tous les abus qui ont corrompu l'exercice du pouvoir judiciaire, était que des corps et de simples particuliers possédassent patrimonialement, comme on le disait, le droit de faire rendre la justice en leur nom, que d'autres particuliers pussent acquérir à titre d'hérédité ou d'achat, le droit de juger leurs concitoyens, et que les justiciables fussent obligés de payer les juges pour obtenir un acte de justice. Le Comité vous propose, par les cinq premiers articles du titre 1er de son projet, de consacrer, comme maximes inaltérables, que la justice ne peut être rendue qu'au nom du roi, que les juges doivent être élus par les justiciables, et institués par le roi qu'aucun office de judicature ne pourra être vénal, et que la justice sera rendue gratuitement.

Le second abus qui a dénaturé le pouvoir judiciaire en France était la confusion, établie dans les mains de ses dépositaires, des fonctions qui lui sont propres, avec les fonctions incompatibles et incommunicables des autres pouvoirs publics. Émule de la puissance législative, il révisait, modifiait ou rejetait les lois : rival du pouvoir administratif, il en troublait les opérations, en arrêtait le mouvement, et en inquiétait les agents. N'examinons pas quelles furent, à la naissance de ce désordre politique, les circonstances qui en firent tolérer l'introduction, ni s'il fut sage de ne donner aux droits de la nation d'autre sauvegarde contre l'autorité arbitraire de gouvernement, que l'autorité aristocratique des corporations judiciaires dont l'intérêt devait être, alternativement, tantôt de s'élever, au nom du peuple, au-dessus du gouvernement, et tantôt de s'unir au gouvernement, contre la liberté du peuple : ne cherchons pas encore à vérifier, par la balance des biens et des maux publics que cette fausse spéculation a produits, si la violation des vrais principes a été rachetée par une suffisante compensation d'avantages réels. Disons qu'un tel désordre est intolérable dans une bonne Constitution, et que la nôtre fait disparaître, pour l'avenir, les motifs qui ont pu le faire supporter précédemment : disons qu'une nation qui exerce la puissance législative par un corps permanent de représentants, ne peut pas laisser aux tribunaux exécuteurs de ses lois, et soumis à leur autorité, la faculté de réviser ces lois ; disons enfin que, quand cette nation élit ses administrateurs, les ministres de la justice ne doivent point se mêler de l'administration dont le soin ne leur est pas confié. Le Comité a consigné ces principes dans les articles 6, 7, 8 et 9 du titre 1er de son projet ; ils établissent l'entière subordination des cours de justice à la puissance législative, et séparent très explicitement le pouvoir judiciaire du pouvoir d'administrer.

Le troisième abus qui déshonorait la justice en France était la souillure des privilèges dont l'invasion s'était étendue jusque dans son sanctuaire. Il y avait des tribunaux privilégiés et des formes de procédure privilégiées, pour de certaines classes de plaideurs privilégiés. On distinguait en matière criminelle un délit privilégié d'un délit commun.

Des défenseurs privilégiés des causes d'autrui possédaient le droit exclusif de plaider pour ceux mêmes qui pouvaient se passer de leur secours ; car il est bien remarquable qu'aucune loi en France n'a consacré le droit naturel de chaque citoyen, de se défendre lui-même en matière civile, lorsque la loi criminelle le privait d'un défenseur pour la protection de sa vie. Enfin, le droit égal de tous les justiciables, d'être jugés à leur tour, sans préférences personnelles, était violé par l'arbitraire le plus désolant : un président qui ne pouvait pas être forcé d'accorder l'audience, un rapporteur qu'on ne pouvait pas contraindre de rapporter, étaient les maîtres de faire que vous ne fussiez pas jugé, ou que vous ne le fussiez que lorsque l'intérêt d'obtenir le jugement avait péri par un trop long retardement.

Une sage organisation du pouvoir judiciaire doit rendre impossibles à l'avenir toutes ces injustices qui détruisent l'égalité civile des citoyens dans la partie de l'administration publique où cette égalité doit être la plus inviolable. Il ne s'agit pas là de simples réformes en législation, mais de points vraiment constitutionnels. Le Comité a réuni dans les articles 12, 13, 14, 15 et 16 du titre 1er de son projet, les dispositions qui lui ont paru nécessaires pour anéantir les privilèges en matière de juridiction, les distractions de ressort, les entraves à la liberté de la défense personnelle, et toute préférence arbitraire dans la distribution de la justice.

Toutes les maximes renfermées dans ce premier titre du projet sont les bases nécessaires d'une bonne constitution du pouvoir judiciaire ; elles nous ont paru d'une vérité absolue et indépendante du parti que vous voudrez adopter ensuite sur le nombre, la composition et la distribution des tribunaux. La forme des instruments par lesquels le pouvoir judiciaire peut être exercé est variable jusqu'à un certain point ; mais les principes qui fixent sa nature, pour le rendre propre aux fins qu'il doit remplir dans l'organisation sociale, sont éternels et immuables. Je crois, Messieurs, que vous devez commencer par proclamer ces principes salutaires qui vous guideront dans la suite de votre travail, qui éclaireront les justiciables sur leurs droits, les juges sur leurs devoirs, et qui rendront sensibles à la nation entière les moindres écarts qui menaceraient un jour d'altérer en cette partie la pureté de la Constitution.

Lorsque cette première tâche sera remplie, vous aurez déjà fait un grand pas ; et l'ordre naturel du travail vous appellera à déterminer le système général de l'organisation des tribunaux, ce qui comprend surtout leur classification et la gradation de leurs pouvoirs. Le Comité vous a présenté, par le titre II de son projet, un plan sur lequel vous ne pourrez prononcer qu'en décidant tout ce qui doit être regardé comme faisant réellement le fond de l'ordre judiciaire. On peut le diviser en trois grandes parties, très susceptibles d'être traitées séparément, en s'attachant d'abord à la constitution des tribunaux de première instance, en passant ensuite à celle des tribunaux supérieurs qui jugeront par appel, et en finissant par celle de plusieurs parties du service judiciaire qui peuvent exiger des formes à part et des juges particuliers.

Ce que le Comité vous a proposé entraîne la destruction nécessaire de tous les tribunaux existants, pour les remplacer par une création d'établissements nouveaux. Là se présente cette première question : faut-il régénérer à fond l'ordre judiciaire ; ou ne peut-on pas laisser subsister dans le nouvel édifice plusieurs parties de l'ancien?

La nécessité de la régénération absolue est incontestable. Non seulement la Constitution ne sera pas complète, si elle n'embrasse pas toutes les parties qui doivent essentiellement la composer ; mais elle sera vicieuse, incohérente, et sans solidité, si toutes ces parties ne sont pas mises d'accord. Or, rien ne s'accorde moins avec les principes de la Constitution actuelle, que ceux sur lesquels l'ancien ordre judiciaire s'est établi.

Vous tenez pour principe que tout pouvoir public qui n'est pas nécessaire, est par cela même dangereux et malfaisant. Les tribunaux, dépositaires d'un des pouvoirs publics dont l'influence est la plus active, se sont multipliés par l'établissement des juridictions d'exception et de privilège, à un point qui n'a eu et qui n'a pas encore d'exemple chez aucune autre nation. Les abus, inséparables de cette excessive multiplication des tribunaux, ont excité depuis longtemps les plaintes de toute la France. Vous ne pouvez donc pas conserver les tribunaux d'exception, encore moins ceux de privilège.

C'est une autre maxime constitutionnelle, que tout pouvoir public est établi pour l'intérêt de ceux à qui son exercice est nécessaire ; d'où il suit que les tribunaux doivent être composés et distribués de la manière la plus favorable à l'intérêt des justiciables. Après la suppression des justices seigneuriales déjà décrétée, et celle des juridictions d'exception indispensable à décréter, la plupart des tribunaux ordinaires ne se trouvent ni composés ni distribués convenablement pour la nécessité de leur service, pour la facilité des justiciables, ni pour s'assortir au nouvel ordre politique dont ils doivent faire partie. Ils ne peuvent donc pas être conservés dans leur état actuel. Et quant aux cours supérieures, qui s'appelaient souveraines, leur composition calculée plutôt pour l'éclat que pour la bonté réelle du service, plutôt pour soumettre à l'autorité de ces cours d'immenses territoires, que pour mettre l'exercice de cette autorité à la portée de ceux qui en ont besoin, plutôt pour exciter l'intérêt, les préjugés et l'esprit de corps, que pour rappeler aux tribunaux la place qu'ils occupent dans l'ordre des pouvoirs publics, et dont ils ne peuvent sortir sans blesser l'harmonie politique, cette composition, dis-je, vicieuse dans ses principes, oppressive par ses effets, et qui n'était tolérable que sous un seul rapport qui ne se reproduira plus, flétrirait et compromettrait la Constitution actuelle, si elle pouvait y surprendre une place.

Si nous parcourons les autres principes sur lesquels notre Constitution s'établit, nous serons de plus en plus convaincus qu'ils se réunissent tous pour exiger l'entier renouvellement de nos tribunaux.

Tous les pouvoirs, avons-nous dit dans la Déclaration des droits émanent essentiellement de la nation, et sont confiés par elle. Il n'y en a pas qui agisse plus directement, plus habituellement sur les citoyens, que le pouvoir judiciaire. Les dépositaires de ce pouvoir sont donc ceux sur le choix desquels la nation a le plus grand intérêt d'influer. Cependant il n'y a pas dans un seul des tribunaux actuels un seul juge à la promotion duquel elle ait eu part.

Tous ceux qui nous jugent ont acquis, ou par succession ou par achat, ce terrible pouvoir de nous juger. Outre que cette intrusion a violé le droit imprescriptible de la nation, qui nous répondra que dans le nombre de ceux qui ont traité du pouvoir judiciaire, comme d'un effet de commerce, il ne s'en trouvera pas qui continueront à regarder comme une propriété ce caractère public qui n'établit entre eux et nous que la relation du devoir qui les lie et les dévoue au service de la nation? Et si cette erreur fatale dont la chose publique a tant de fois souffert, et dont tant de citoyens ont été victimes, n'est pas détruite jusque dans sa source, qui nous garantira du malheur d'en voir perpétuer les habituels effets? Les articles de la Déclaration des droits sont les phares que vous avez élevés pour éclairer la route que vous deviez parcourir. Vous ne pourriez donc plus, sans une inconséquence fâcheuse, maintenir les juges que les chances de l'hérédité et du commerce des offices ont placés dans les tribunaux par le plus inconstitutionnel de tous les titres, tant que ces titres ne seront pas purifiés par l'élection libre des justiciables. Ne craignons pas que le scrutin populaire prive la chose publique du service de ses sujets précieux, dont la capacité, antérieurement éprouvée dans les tribunaux actuels, n'a point été ternie dans ces derniers temps par une conduite équivoque, ou par une profession ouverte de sentiments antipatriotiques. Plus d'un exemple a prouvé que le peuple n'est pas si facile à tromper sur ses vrais intérêts qu'on cherche quelquefois à le faire entendre ; et quoiqu'il soit vrai que les élections puissent ne pas donner toujours les meilleurs choix, il l'est en même temps que la nation ne pourra pas se faire autant de mal en exerçant son droit de choisir, qu'il lui en a été fait pendant qu'elle en a été privée, et, surtout, depuis quinze ans, par l'abusive facilité de l'admittatur des compagnies, et par la funeste insouciance de la chancellerie.

Tous les citoyens, avons-nous dit encore dans la Déclaration des droits sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents. Avec quelle force ce principe fondamental de toute bonne constitution ne s'élève-t-il pas contre ceux de ces tribunaux qui ne se trouvent actuellement composés que de clercs et de nobles, parce que ces tribunaux, ayant déjà un certain nombre de places affectées aux ecclésiastiques, ont encore porté l'oubli des principes jusqu'à se faire une loi par des arrêtés secrets, mais avoués et exécutés, de n'admettre dans leur sein, pour exercer des offices qui n'anoblissent la plupart qu'au second degré, que des citoyens nobles ou déjà anoblis? Ainsi ces tribunaux préférant la noblesse à la capacité pour une fonction publique ou la capacité est essentielle, et la noblesse très indifférente, ont sacrifié les droits de leurs concitoyens, la justice due au vrai mérite, et par là le bien réel du service, à une inexcusable vanité de corps. La Constitution peut-elle conserver ces tribunaux proscrits d'avance par les maximes sur lesquelles elle est établie? Ne violent-ils pas, par leur composition, le dogme imprescriptible de l'égalité civile? Sont-ils autre chose que des corporations d'anciens privilégiés? Le plus grand nombre des citoyens y trouve-t-il quelqu'un de ses pairs? Conservez ces confédérations d'individus des deux classes qui voulaient ici former des ordres ; elles ne cesseront de déposer par le fait contre l'abolition des ordres, et de provoquer leur résurrection.

Ajoutons que la sûreté de la Constitution tient à ce qu'il ne subsiste plus aucun rejeton vivace du tronc inconstitutionnel qu'elle a abattu et qu'elle remplace. Considérons que l'esprit public qui doit naître de la régénération pour en assurer le succès, n'a pas de plus dangereux ennemi que l'esprit de corps, et qu'il n'y a pas de corps dont l'esprit et la hardiesse soient plus à craindre que ces corporations judiciaires qui ont érigé en principes tous les systèmes favorables à leur domination, qui ne pardonneront pas à la nation elle-même de reprendre sur elles l'autorité dont elles ont joui, et qui ne perdront jamais ni le souvenir de ce qu'elles ont été, ni le désir de recouvrer ce qui leur est ôté. Disons enfin sans crainte, puisque la vérité et l'intérêt de la patrie le commandent, que si la nation doit s'honorer de la vertu de quelques magistrats bons patriotes, une foule de faits malheureusement incontestables annonce que le plus grand nombre résiste encore à se montrer citoyen, et qu'en général l'esprit des grandes corporations judiciaires est un esprit ennemi de la régénération. Ce qui s'est passé à Rouen, à Metz, à Dijon, à Toulouse, à Bordeaux, et surtout à Rennes, en fournit une preuve éclatante qui dispense d'en rapporter d'autres.

Concluons qu'il est nécessaire de recomposer constitutionnellement tous nos tribunaux dont l'état actuel est inconciliable avec l'esprit et les principes de notre Constitution régénérée.

Mais sur quelles bases organiserez-vous le nouvel ordre judiciaire? C'est ici le second point de question qui s'offre à votre examen.

Une bonne administration de la justice paraît attachée principalement aux trois conditions suivantes : 1) que les tribunaux ne soient pas plus nombreux que ne l'exige la nécessité réelle du service ; 2) qu'ils soient cependant assez rapprochés des justiciables, pour que la dépense et l'incommodité des déplacements ne prive aucun citoyen du droit de se faire rendre justice ; 3) que hors les cas où la faculté de l'appel est, par la modicité de l'objet, plutôt une aggravation qu'une ressource, il y ait toujours deux degrés de juridiction, mais jamais plus de deux.

Attachons-nous d'abord à la composition du premier degré ; c'est celle qui présente le moins d'embarras. Le Comité vous propose un juge de paix par canton, et un seul tribunal royal par district.

L'établissement des juges de paix est généralement désiré ; il est demandé par le plus grand nombre de nos cahiers ; c'est un des plus grands biens qui puisse être fait aux utiles habitants des campagnes. La compétence de ces juges doit être bornée aux choses de convention très simple, et de la plus petite valeur, et aux choses de fait qui ne peuvent être bien jugées que par l'homme des champs, qui vérifie sur le lieu même l'objet du litige, et qui trouve, dans son expérience, des règles de décision plus sûres que la science des formes et des lois n'en peut fournir aux tribunaux sur ces matières.

Le Comité propose que les juges de paix puissent juger, sans appel, jusqu'à la valeur de 50 livres, parce qu'un plaideur n'a rien gagné réellement même en gagnant sa cause, lorsqu'il a plaidé par appel en justice réglée, pour un aussi petit intérêt, s'il calcule ce qu'il lui en a coûté en perte de temps, en dépenses de déplacement et en faux frais de procédure. Je sais bien que 50 livres peuvent former, dans la fortune de plusieurs citoyens, un objet important ; mais ces citoyens-là sont ceux qu'il faut défendre de la tentation de jouer à une loterie qui les ruine complètement s'ils perdent, et qui ne leur fait rien gagner s'ils ne perdent pas. Pour décider sainement si l'appel doit être permis ou non, ne considérez pas ce que l'objet du procès peut valoir relativement à celui qui plaide, mais ce qu'il vaut en lui-même, et s'il pourrait, sans se trouver absorbé, supporter le déchet inévitable qu'il éprouverait par l'effet corrosif d'un appel.

Il faut écarter des fonctions des juges de paix, l'embarras des formes et l'intervention des praticiens : parce que la principale utilité de cette institution ne sera pas remplie, si elle ne procure pas une justice très simple, très expéditive, exempte de frais, et dont l'équité naturelle dirige la marche plutôt que les règlements pointilleux de l'art de, juger. Il faut que dans chaque canton tout homme de bien, ami de la justice et de l'ordre, ayant l'expérience des mœurs, des habitudes et du caractère des habitants, ait, par cela seul, toutes les connaissances suffisantes pour devenir à son tour juge de paix.

Le Comité a proposé que les juges de paix connaissent de toutes les causes personnelles, jusqu'à la valeur de l00 livres à la charge de l'appel ; et il a déterminé plusieurs cas dans lesquels il lui a paru nécessaire que ces juges fussent compétents, à quelque valeur que les demandes pussent se monter. Ces cas sont ceux qui fournissent les plus fréquentes occasions de procès entre les habitants des campagnes, ceux dont le plus sur moyen de décision est dans l'inspection de la chose contentieuse, ceux, enfin, que les tribunaux ne jugent eux-mêmes qu'après avoir emprunté les lumières et le jugement préalable des experts. Cette compétence nécessaire dans l'esprit de l'institution des juges de paix est, d'ailleurs, sans inconvénient, parce que peu de ces procès excéderont la valeur de l00 livres, parce que les habitants des campagnes sont toujours meilleurs juges en ces matières que les hommes de loi, et parce qu'en cas d'injustice manifeste leurs jugements seront réformables.

Enfin, l'appel des sentences des juges de paix se portant et se terminant sommairement au tribunal royal de district, il a paru à votre Comité que tout était rempli pour que cette classe de procès minutieux, qui sont le fléau des campagnes, se trouve désormais expédiée avec cette simplicité et cette douceur de régime qui conviennent à un peuple raisonnable et à un gouvernement populaire et bienfaisant.

La compétence du tribunal royal de district commence où finit celle des juges de paix ; elle complète le système du premier degré de jurisprudence dans l'ordre ordinaire. Le plan du Comité n'offre que trois points essentiels à votre examen : le nombre des tribunaux de district, le nombre des juges en chaque tribunal et le taux de la compétence en premier et dernier ressort, jusqu'à la valeur de 250 livres.

C'est le nombre des tribunaux de première instance surtout qu'il s'agit de fixer avec sagesse. Il n'en faut que pour la stricte nécessité, en ne mettant pas, toutefois, le besoin de plaider au niveau des premières nécessités de la vie ; car si vous vouliez le satisfaire avec cette aisance et cette commodité qui provoquent le goût et excitent la tentation, vous ouvririez le royaume de tribunaux, chaque canton, chaque ville ou même chaque bourg aurait le sien : mais alors ne serait-il pas évident que l'esprit de votre Constitution, au lieu de réprimer la fureur de plaider comme un des fléaux les plus destructeurs de la prospérité des familles, tendrait, au contraire, à la favoriser? Un seul tribunal doit suffire en chaque district, soit qu'on considère la mesure commune du territoire sur laquelle les districts ont du être distribués, soit qu'on s'attache au taux commun de la population qu'ils doivent renfermer : et si le principe général de la composition des districts avait été négligé dans la division des départements, de manière que plusieurs excédassent de beaucoup la proportion commune, alors il paraîtrait sage de pourvoir au service suffisant de la justice, plutôt par une augmentation de juges dans le tribunal de district que par la multiplication des tribunaux dans le même district.

Quant au nombre des juges en chaque tribunal, il importe d'autant plus de le calculer sévèrement que le nombre surabondant n'ajoute rien à la bonté du service, et que, vu la grande quantité des tribunaux de district, les moindres réductions dans leurs dépenses présentent un objet d'économie très considérable.

En examinant combien la subdivision des départements en districts a été faite inégalement, puisque le nombre des districts varie depuis trois jusqu'à neuf quoique les départements soient à peu près égaux en surface, il paraît difficile de conserver le nombre égal de cinq juges en chaque tribunal de district. Cette égalité numérique des juges était établie sur la supposition que les districts seraient à peu près égaux en territoire et en population. Vous verrez, Messieurs, s'il ne serait pas maintenant plus convenable de déterminer que les tribunaux de district ne seront composés de cinq juges et d'un procureur du roi que dans les départements où les districts sont au-dessous du nombre fixe, et que dans les départements où il y a six districts et au delà, il n'y aura que trois juges et un procureur du roi en chaque tribunal. Ce nombre paraît réellement suffisant pour la nécessité du service, en obligeant ces tribunaux à donner autant d'audiences par semaine que l'expédition des affaires l'exigera, et en autorisant le secours des assesseurs pris par supplément parmi les hommes de loi, dans les cas de maladie ou d'absence légitime d'un des juges. Cette disposition, qui proportionnerait mieux la force des tribunaux à l'étendue de leurs ressorts, assurerait aussi une meilleure composition de ces tribunaux, en n'y laissant de places que pour les plus excellents sujets ; elle produirait, d'ailleurs, une économie importante sur la dépense annuelle de la justice.

À l'égard de la compétence en premier et dernier ressort à attribuer aux tribunaux de districts, il ne pourrait y avoir de difficulté sérieuse que pour savoir si le taux de cette compétence ne devrait pas être augmenté au-dessus de 250 livres. Les considérations exposées plus haut pour motiver le dernier ressort des juges de paix jusqu'à 50 livres reçoivent ici une nouvelle application, en remarquant de plus que les tribunaux de district étant le premier degré de la justice réglée, c'est en ces tribunaux que seront portées les plus minutieuses affaires entre les citoyens les moins en état de supporter les frais de procédure ; que ces tribunaux, obligés de suivre l'exactitude des formes, ne seront accessibles que sous la direction des officiers ministériels qui en occupent les avenues ; et que éloignées, toujours moins expéditives, et autour desquelles les dépenses inévitables d'abord, et trop ordinairement ensuite les occasions de dépense superflue se multiplient.

Vérifiez la situation du plaideur qui a plaidé par appel dans une Cour supérieure, ou même dans un présidial, pour une propriété de 10 livres de revenu ou de 250 livres de capital : s'il a perdu sa cause, voyez s'il n'a pas perdu deux ou trois fois la valeur de l'objet de ses poursuites, et s'il a gagné le procès, voyez encore s'il est vrai qu'il a gagné réellement la valeur de la propriété qui lui est adjugée. Vous protégerez donc l'intérêt particulier en refusant l'appel dans tous les cas où, par la modicité de l'objet en litige, son avantage n'est qu'illusoire, quand il n'est pas ruineux, et plus vous donnerez de latitude à cette base de la nouvelle organisation judiciaire, plus il vous deviendra facile d'en simplifier le système général.

Je m'arrête ici, Messieurs, parce que les observations qui se présentent ultérieurement, étant relatives à la constitution de la justice par appel, tiennent à une nouvelle branche de la discussion ; elles me conduiraient trop loin en cet instant, et seraient d'ailleurs prématurées. Je ne me suis proposé, en ouvrant la discussion, que de vous présenter de premiers aperçus, d'abord sur l'ordre qui me paraît le plus utile à suivre dans le cours de cette discussion, ensuite sur les vues qui ont déterminé les premières parties du projet qui vous est soumis, et qui doivent être aussi les premières à prendre en considération.

Je pense qu'il est avantageux de commencer par décréter explicitement les maximes constitutives du pouvoir judiciaire ; j'en ai dit les raisons ; et si elles vous paraissent déterminantes, chacun des articles composant le premier titre du projet doit être délibéré, et faire la matière d'un décret.

Vous pourrez passer immédiatement après, à l'organisation des tribunaux qui formeront le premier degré de juridiction ; vous vérifierez chacune des dispositions que le Comité vous a présentées, et dont je viens d'exposer les principaux motifs sur l'établissement des juges de paix et des tribunaux de district.

La constitution du degré supérieur de juridiction pour le jugement des appels, et celle des autres parties nécessaires pour compléter le système judiciaire viendront se placer successivement dans l'ordre du travail. Chacune de ces parties offrira des considérations particulières qu'il serait inutile, disons même nuisible à la bonté et à l'accélération de vos délibérations, de vouloir embrasser toutes à la fois. Je solliciterai, mais avec la plus grande retenue, l'indulgence de l'Assemblée pour lui présenter de nouveaux développements, lorsque le progrès de la discussion aura pu les rendre utiles.


Note

Ce texte a été établi à partir des archives parlementaires de l'époque :

Archives parlementaires de 1787 à 1860,
Première série (1789 à 1800), Tome XII, du 2 mars au 14 avril 1790,
Paris, Société d'imprimerie et librairie administratives et des chemins de fer Paul Dupont, 1881, pages 344 à 348.

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