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Bureau de la concurrence du Canada

Bureau de la concurrence

Notes pour une allocution

prononcée par
Sheridan Scott
Commissaire de la concurrence

Bureau de la concurrence

L'application pénale des lois antitrust - le modèle américain - une perspective canadienne

Conférence annuelle du Fordham Corporate Law Institute
New York (New York)
14 septembre 2006

(Version non définitive)

(PDF : 549 Ko)


Merci Paul. C'est pour moi un plaisir et un honneur de me joindre aujourd'hui à des panélistes aussi réputés provenant des quatre coins de la planète pour discuter du modèle américain d'application pénale des lois antitrust.

Du point de vue canadien, l'efficacité du régime antitrust des États-Unis ressort très clairement et l'inventivité des décideurs et des responsables de l'application de la loi américains est, certes, une source d'inspiration. Nul doute que les consommateurs et les entreprises du Canada ont grandement bénéficié de la coordination des mesures d'application de la loi, de l'harmonisation des politiques et de la mise en commun de l'expérience. Et, en ce domaine, le leadership des États-Unis a, bien sûr, toujours été tout à fait remarquable.

L'auditoire en conviendra sûrement, tout débat d'expert est précédé d'un déluge de courriels échangés entre panélistes suggérant une foule de questions et de sujets fascinants qui forcent à la réflexion. Des questions à l'allure proverbiale comme : « les lois antitrust devraient-elles toutes être pénales? » Le Canada est doté d'un régime dualiste, civil et pénal. Les complots pour réduire la concurrence indûment ainsi que les trucages d'offres sont traités par voie pénale, tandis que les infractions d'« emprise sur le marché », plus spécifiquement les fusions et l'abus de position dominante, par la voie civile. Cependant, pour certaines infractions, par exemple l'établissement de prix d'éviction et la discrimination par les prix, nous avons le choix d'emprunter l'une ou l'autre voie.

Pourquoi cette dichotomie? La réponse me semble évidente. Le droit pénal devrait pouvoir servir à lutter contre les formes les plus flagrantes de comportement anticoncurrentiel qui ne peuvent se justifier par aucune raison d'efficacité. Si l'on applique la théorie économique du droit pénal du juge Posner, la fixation délibérée des prix s'apparente au vol. Les voleurs pourraient acheter les biens qu'ils ont volés comme le font les autres membres honnêtes de la société, mais ils ont devancé le marché à la seule fin de s'enrichir au détriment des autres. Des sanctions pénales sont justifiées afin d'encourager les gens d'affaire à utiliser l'option la plus socialement désirable d'échange volontaire sur le marché. Dans un tel cas, l'excès de dissuasion ne constitue par vraiment une préoccupation.

Il arrive toutefois que certaines pratiques aient des effets bénéfiques compensateurs. Pour comprendre les conséquences sur la concurrence des fusionnements et des autres types de transactions commerciales, plus particulièrement des conduites unilatérales, il faut procéder à une analyse économique très fine. Manifestement, les conséquences sur la concurrence des fusionnements et des pratiques commerciales, comme les ventes liées, reposent dans une grande mesure sur la définition du marché, l'industrie et les questions de structure. Selon le contexte, ces effets peuvent être socialement désirables ou indésirables, et il s'agit-là d'une question qui, je le soutiendrais, convient mal au tribunaux criminels.

Il ne fait pas de doute que le Canada a acquis sa propre expérience sur la question des mérites relatifs d'invoquer des dispositions pénales plutôt que des dispositions civiles en matière de violations des lois antitrust. Avant l'adoption de la Loi sur la concurrence en 1986, les fusionnements et les abus de position dominante relevaient du droit pénal. Aux termes de la loi antérieure, la Loi relative aux enquêtes sur les coalitions, les fusionnements et les monopoles qui se faisaient au détriment du public étaient considérés comme illégaux, mais les tribunaux canadiens semblaient réticents à reconnaître qu'une réduction ou même une élimination de la concurrence constituait en soi une preuve de détriment du public.

À la suite d'un examen exhaustif, le gouvernement canadien a décidé de décriminaliser les dispositions sur l'examen des fusionnements et celles sur l'abus de position dominante, introduisant le fardeau de la preuve en matière civile devant un tribunal spécialisé composé de juges et d'autres membres ayant une formation dans les domaines de l'économie, de la comptabilité et des affaires.

Du même coup, le gouvernement conservait la possibilité d'intenter des poursuites pénales à l'égard de certaines pratiques commerciales – surtout à l'égard de l'établissement de prix d'éviction et de la discrimination par les prix. Il convient de remarquer plus particulièrement qu'il a choisi de conserver un fardeau de la preuve applicable en matière criminelle pour les cartels, mais un fardeau exigeant que les avocats démontrent qu'un complot réduirait indûment la concurrence. Seuls le trucage des offres et le maintien des prix ont été érigés en infractions per se .

L'interprétation donnée par la Cour suprême du mot « indu » requiert essentiellement d'examiner la question de la gravité des effets de l'accord sur la concurrence. Ou, comme l'a dit la Cour, la disposition sur le complot commande l'application partielle de la règle de la raison qui s'inscrit entre une évaluation selon la règle per se et une évaluation selon l'application intégrale de la règle de la raison.

Par conséquent, en matière d'ententes injustifiables visant à fixer les prix et à répartir les marchés, qui seraient considérées comme des infractions per se aux termes de l'article premier du Sherman Act , les autorités canadiennes doivent démontrer les effets sur la concurrence selon les normes de preuve applicable en droit pénal. Malgré les grandes victoires que nous avons remportées au cours des dix dernières années, plus particulièrement en matière de cartel international, qui nous ont permis d'imposer des amendes de 200 millions de dollars à la suite de plaidoyers de culpabilité, il a été très difficile d'obtenir des déclarations de culpabilité après la tenue d'un procès.

Ces dernières années, les dispositions relatives au complot ont suscité un vif débat à la suite de la publication d'un rapport du Comité permanent de l'industrie, des sciences et de la technologie en avril 2002, qui recommandait d'y apporter d'importantes modifications. Le Comité permanent a recommandé la suppression du mot « indûment » et l'adoption du modèle américain double de la règle per se et de la règle de la raison.

Des consultations publiques menées par la suite sur la réforme des dispositions en matière de complot n'ont permis de dégager qu'un seule conclusion, à savoir qu'aucune réforme éventuelle ne fait consensus au Canada.

Le Bureau continue d'étudier divers modèles de réforme des dispositions sur le complot; le défi consiste à formuler la disposition législative de manière à dissuader efficacement les ententes injustifiables sans dissuader du même coup les ententes non répréhensibles entre concurrents, par exemple les alliances stratégiques d'amélioration de l'efficience. Par ailleurs, les recommandations du Comité permanent de décriminaliser la discrimination par les prix et l'établissement de prix d'éviction et de traiter éventuellement ces pratiques commerciales comme des infractions aux règles de la concurrence en vertu des dispositions sur l'abus de position dominante se sont révélées moins controversées.

Par conséquent, quoique notre expérience au Canada est tout à fait favorable à une approche civile des fusionnements et des pratiques commerciales anticoncurrentielles, nous éprouvons de grandes difficultés à établir nos causes en matière de cartels criminels.

Un élément important de la lutte contre les cartels est de persuader les tribunaux d'imposer des sanctions suffisantes pour dissuader vraiment de tels comportements. Il existe une certaine controverse quant aux mérites respectifs des amendes et de l'incarcération; on s'interroge notamment sur la probabilité qu'un tribunal impose une amende qui reflète vraiment les préjudices que les cartels causent au marché.

Au Canada, nos tribunaux se sont montrés réticents, dans le passé, à infliger de lourdes amendes à des cartels nationaux; toutefois, dans une affaire récente concernant du papier autocopiant, un juge a imposé une amende record en déclarant qu'il [ traduction ] « doit en être ainsi » pour de tels crimes et qu'il importe que les sanctions pécuniaires ne soient pas considérées comme de simples frais inhérents aux opérations commerciales.

Certes, il s'agit là d'un bon début, mais le Bureau et le procureur général du Canada devront continuer à travailler fort pour sensibiliser le milieu des affaires et la magistrature du Canada à l'importance et à la gravité des infractions aux lois sur la concurrence qui sont de nature criminelles.

Il est encore plus difficile de lutter contre la réticence des tribunaux à condamner les auteurs de crimes en col blanc à des peines d'emprisonnement. Quoique des peines d'emprisonnement ait déjà été prononcées, les amendes individuelles et les peines de travail d'intérêt général sont beaucoup plus courantes au Canada comparativement aux États-Unis. Cette différence s'explique en partie par le fait que le Code criminel du Canada prévoit l'obligation, avant d'envisager la privation de liberté, d'examiner la possibilité de sanctions moins contraignantes à l'égard des délinquants lorsque les circonstances le justifient.

Avec toutes ces difficultés, pourquoi ne pas emprunter la voie civile?

Ma réponse est que les lois civiles sont insuffisantes quant il s'agit de tenir les gens responsables de leurs actes. Bien sûr, on ne doit pas écarter les amendes aux entreprises, car elles constituent une mesure importante de dissuasion. Cependant, je pense que, lorsqu'ils encourent personnellement des risques de sanctions, les administrateurs sont moins susceptibles de considérer la fixation des prix et les autres complots illégaux comme de simples décisions commerciales consistant à mettre en balance les profits prévus et la possibilité de se faire prendre. Nous continuerons donc de demander des plaidoyers de culpabilité ainsi que des peines d'emprisonnement lorsqu'approprié.

Cependant, même dans les cas où les individus ne font pas l'objet de poursuites criminelles, nous avons l'intention d'insister sur certains aspects de la responsabilité personnelle. Par exemple, dans l'ordonnance d'interdiction prononcée dans l'affaire de papier autocopiant, dont j'ai parlé tout à l'heure, le juge a ordonné aux compagnies de retirer leurs postes à certains employés-clé ou de leur retirer tout responsabilité d'établissement de prix et de les rétrograder. L'identité de ces individus, leur participation à l'infraction en matière de complot et les conséquences de leur action ont été décrites dans une note qui a été distribuée aux employés, aux directeurs et aux cadres actuels (et elles le seront également aux futurs employés au cours des trois prochaines années). Ce n'est peut-être pas de la justice à l'américaine, mais c'est innovateur compte tenu du système juridique canadien.

Le Bureau de la concurrence étudie aussi d'autres types de conséquences personnelles. Par exemple, nous examinons la possibilité de tirer un meilleur parti du Centre d'information de la police canadienne en y inscrivant le nom des personnes condamnées pour des infractions en matière de cartel. Cela pourrait éventuellement réduire gravement la capacité de certaines personnes de franchir les frontières internationales, un point particulièrement important pour les Canadiens étant donné le caractère d'intégration des économies américaine et canadienne.

Il peut arriver que les tribunaux ne soient pas disposés à imposer des amendes qui reflètent exactement les conséquences qu'ont les cartels sur le marché, en particulier lorsque de telles amendes peuvent conduire à la faillite. Cependant, d'autres conséquences financières, éventuellement très dissuasives, se taillent actuellement une plus grande place. Comme certains d'entre vous le savent, notre législation prévoit un mécanisme grâce auquel les parties privées peuvent intenter des poursuites pour obtenir des dommages-intérêts simples dans le cas d'une infraction criminelle prévue par la Loi sur la concurrence ou dans le cas d'une violation à une ordonnance du Tribunal de la concurrence en matière civile. Au Canada, les poursuites privées sont jusqu'à maintenant beaucoup moins fréquentes qu'aux États-Unis, mais le domaine évolue d'une façon que j'estime tout à fait indiquée.

Les tribunaux ont confirmé la constitutionnalité de la disposition qui prévoit ce mécanisme et la plupart des provinces ont des lois qui permettent d'autoriser les recours collectifs. En conséquence, il y a de plus en plus de poursuites privées en dommages-intérêts au Canada et l'opinion qui prévaut dans les cercles juridiques est qu'il s'agit-là d'une tendance croissante.

L'un des aspects du modèle américain que je trouve personnellement très intéressant est l'utilisation des lignes directrices en matière de détermination de la peine. Les sanctions pécuniaires et carcérales importantes sont certes dissuasives, mais elles le sont d'autant plus qu'elles sont prévisibles et transparentes pour les parties.

Au Canada, c'est au procureur général et non aux enquêteurs du Bureau que revient de prendre la décision d'intenter des poursuites et de requérir certaines peines. De plus, les tribunaux jouissent d'un pouvoir discrétionnaire en dernier ressort en matière de détermination de la peine. Nous n'avons pas de commission de détermination de la peine ni de peines minimales pour les infractions de nature criminelle en matière de concurrence. Pour proposer des peines, les avocats s'appuient plutôt sur leur propre connaissance des pratiques des tribunaux, sur l'expérience de leurs collègues dans des circonstances semblables ainsi que sur divers facteurs similaires énoncés dans le Code criminel.

Néanmoins, dans un contexte où la plupart des parties à des infractions antitrust plaident coupables et paient des amendes, je pense qu'il est possible d'accomplir davantage en ce domaine pour sensibiliser le milieu des affaires et la collectivité juridique et, en fin de compte, la magistrature. Nous rédigeons présentement des lignes directrices internes en matière de détermination de la peine, qui reflètent les exigences juridiques canadiennes et les récents précédents en matière de cartel, afin que les recommandations de peines que fait le Bureau au procureur général soient les plus cohérentes, logiques et claires possibles.

Mon allocution a surtout porté sur certaines difficultés propres au Canada qui se posent lorsque l'on veut obtenir, dans le contexte de notre système juridique, des sanctions suffisantes pour dissuader les cartels. Un élément tout aussi crucial pour réussir dans notre volonté de dissuader consiste à améliorer notre capacité à détecter les cartels.

L'application des dispositions de la loi visant les cartels constitue la première priorité du Bureau de la concurrence et nous consacrons de plus en plus d'efforts à détecter les cartels nationaux.

La dernière fois où j'ai pris la parole à cette conférence, j'ai souligné notre plan pour augmenter le nombre des agents chargés des affaires criminelles dans nos bureaux régionaux, afin d'être plus près du marché et d'accroître ainsi notre aptitude à détecter les trucages d'offres et les autres types de comportement de cartel. Je suis heureuse de vous faire savoir que nous avons commencé à mettre ces plans à exécution.

Nous procédons également à la mise à jour de notre programme d'immunité, lequel joue un rôle essentiel dans la détection des cartels.

Le Bureau est aussi très actif sur la scène internationale. L'un des outils qui contribuent le plus à accroître la détection est l'ampleur de la coopération internationale. Les endroits du monde où les contrevenants aux lois sur la concurrence peuvent se cacher sont peu nombreux aujourd'hui. La conclusion de multiples accords de coopération entre les pays et les organismes en matière de concurrence, le développement du RCI et le travail continue de l'OCDE ont permis d'améliorer grandement l'efficacité des mesures prises partout dans le monde en vue de détecter les délinquants et de les traduire en justice.

À l'heure actuelle, le Canada a des ententes ou des accords de coopération avec dix pays, y compris avec les joueurs économiques les plus importants : les États-Unis, l'Europe, le Japon et le Royaume-Uni. Ces divers accords permettent aux organismes du domaine de la concurrence d'échanger des renseignements, de poursuivre des discussions sur la stratégie et de coordonner leurs enquêtes. Cette coopération s'est révélée cruciale pour la détection et la poursuite efficaces des cartels.

Le document que j'ai rédigé pour la conférence d'aujourd'hui – et dont je crois savoir qu'il sera bientôt distribué aux participants – traite plus à fond du rôle du Canada dans l'arène internationale ainsi que des autres sujets que j'ai abordés aujourd'hui. J'espère que chacun prendra le temps de le lire.

Je vous remercie de votre attention.


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