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Ré-évaluation de la Stratégie
de l’emploi de l’OCDE
Du vieux vin dans de
nouvelles bouteilles ou un tout nouveau cru?
Stuart Sykes et Kaili Lévesque
Projet de recherche sur les politiquese
Par ses analyses des politiques reposant sur des
données probantes, l’OCDE exerce une profonde influence sur
la conceptualisation des débats sur les politiques socio-économiques
dans les États membres et non membres dans le monde entier. Il
importe donc de relever l’intention, dévoilée dernièrement
par l’Organisation, de ré-évaluer les hypothèses
et principes fondamentaux qui sous-tendent sa Stratégie
de l’emploi, un document sur lequel s’appuient depuis
dix ans ses Perspectives de l’emploi
annuelles.
Cette ré-évaluation des hypothèses
de base est essentiellement motivée par les changement d’orientation
qu’ont connu les marchés de l’emploi de ses États
membres. Il y a dix ans, la Stratégie
de l’emploi de l’OCDE a été conçu
dans le but de mettre en évidence des réformes destinées
à réduire radicalement le chômage persistant au sein
des États membres de l’OCDE. À l’époque,
on considérait comme essentiel d’apporter d’importantes
réformes structurelles concernant la législation sur la
protection de l’emploi, les régimes de pension et les aides
à l’emploi (comme l’assurance-emploi et les mesures
d’intervention sur le marché du travail). Les Perspectives
de l’emploi font annuellement le point sur la mise en œuvre
de ces réformes et sur l’évolution et les tendances
du marché de l’emploi au sein des États membres.
Bien que les préoccupations habituelles relatives
à l’emploi, comme le chômage et la stagnation de l’économie,
demeurent importantes, il faut aujourd’hui tenir compte, dans l’orientation
des politiques, de nouvelles difficultés, notamment le vieillissement
de la population. De surcroît, la mise en œuvre de nombreuses
ripostes à des défis relevés antérieurement
a donné lieu à des changements structurels qui exigent aujourd’hui
qu’on les évalue. C’est pourquoi le moment est venu
de moderniser la Stratégie de l’emploi
de l’OCDE.
Ces revirements socio-économiques ne sont cependant pas les seuls
éléments motivant le changement. Depuis des années,
les analystes se préoccupent du fait que de nombreux organismes,
dont l’OCDE, ne parviennent pas à combler les lacunes de
leurs diagnostics ni à prendre bonne note des perturbations socio-économiques
négatives pouvant résulter des politiques qu’ils prescrivent.
Par ailleurs, les approches fondées sur une vue étroite
des lois du marché, adoptées fréquemment par
de nombreuses organisations internationales sont de plus en plus remises
en cause. À mesure que le temps passe, il devient de plus en plus
difficile d’ignorer ces critiques.
Des thèmes émergents à examiner
L’édition 2004 des Perspectives
signale un certain nombre d’enjeux préoccupants. Une des
grandes préoccupations que la Stratégie
doit examiner est l’augmentation prévue des rapports de dépendance
susceptibles de résulter du vieillissement de la population. Si
l’urgence de cet enjeu varie d’un pays à l’autre,
l’OCDE met principalement l’accent sur la hausse de l’emploi
pour résoudre ce problème.
L’édition actuelle de la Stratégie
de l’emploi et les éditions antérieures des
Perspectives n’ont pas complètement
négligé cet enjeu. Les groupes sur lesquels concentrer les
réformes dans ce domaine demeurent essentiellement les mêmes,
soit les personnes actuellement exclues du marché de l’emploi
(les femmes, les travailleurs peu spécialisés et les jeunes),
dont l’emploi pourrait compenser les coûts du vieillissement
des sociétés.
Jamais auparavant, cependant, n’a-t-on donné
autant de poids à cette entreprise difficile dans l’analyse.
Trois autres changements de philosophie fondamentaux ressortent également
des thèmes du processus de révision de l’OCDE, qui
donnent à penser que la nouvelle Stratégie
pour l’emploi pourrait s’écarter sensiblement
du document actuel.
Une étude plus poussée des enjeux
du côté de la demande
Alors que les prescriptions de politiques contenues
dans l’édition actuelle de la Stratégie
et les éditions antérieures des Perspectives
étaient centrées sur la gestion de l’offre de main-d’œuvre
(par le biais de l’éducation, d’avantages plus restreints,
etc.), les auteurs de l’édition 2004 des Perspectives
soutiennent qu’il faut aussi s’occuper de la qualité
des emplois (les niveaux de salaires, les avantages sociaux, etc.). Cette
reconnaissance des enjeux propres à la demande, qui a pour effet
réel d’accroître l’attrait et la valeur de l’emploi
pour les particuliers, constitue un revirement majeur par rapport aux
anciennes approches.
Une meilleure compréhension de la pertinence
des objectifs sociaux
Pour la première fois peut-être, l’OCDE
reconnaît explicitement dans l’édition 2004 des Perspectives
qu’il faut concilier les mesures visant à améliorer
l’emploi avec des objectifs sociaux, liés à des préoccupations
concernant la sécurité d’emploi, l’équilibre
travail-famille et l’écart grandissant du revenu. Ce virage
est le reflet des dilemmes auxquels font face des États aux prises
avec un large éventail de problèmes sociaux et économiques.
En ajoutant cette dimension, l’OCDE reconnaît également
qu’une partie des recommandations de politiques qu’elle a
faites dans le passé pourrait avoir des effets sociaux néfastes.
Ainsi, l’OCDE note que la hausse de la précarité des
emplois est en partie attribuable aux nombreuses réformes apportées
à la législation sur la prestation de l’emploi dans
ses pays membres au cours des années 1990.
L’accroissement de la sensibilité
aux différents contextes économiques au sein des pays membres
Reflétant en partie les deux virages notés
ci-dessus, l’OCDE reconnaît la nécessité de
mieux comprendre les complémentarités et les interactions
entre les politiques afin de comprendre pourquoi, en dépit de contextes
et d’institutions politiques différents, de nombreux pays
obtiennent des résultats semblables sur le plan de l’emploi.
Par la suite, à l’encontre de l’édition actuelle
de la Stratégie, qui propose,
dans la pratique, un ensemble unique de modalités et d’objectifs
institutionnels pour tous les États, on reconnaît désormais
que d’autres trains de mesures tenant compte de la situation et
des objectifs propres à chaque État pourraient se révéler
plus efficaces.
Ces thèmes ne sont pas survenus du jour au
lendemain. On y a fait brièvement allusion en 2003, ce qui semble
indiquer un manque d’appréciation de leur pertinence plutôt
qu’une ignorance de leur existence. Le fait que ces thèmes
figurent dans l’édition 2004 des Perspectives
témoigne toutefois d’une modification des critères
de mesure des anciennes politiques et des propositions futures. L’édition
2004 diffère donc fortement des précédentes et renferme
des analyses portant sur un certain nombre d’enjeux sociaux importants
pour la question de la pauvreté, notamment, les écarts salariaux,
la qualité de l’emploi et le fait de rendre le travail plus
payant.
Aller de l’avant : enjeux et options
En insistant davantage sur des questions comme le vieillissement de la
population et la nécessité de modalités de travail
souples, l’OCDE doit décider quelles conceptualisations d’emploi
demeurent appropriées et lesquelles exigent une révision
en profondeur pour conserver leur pertinence. La mesure dans laquelle
l’OCDE y parviendra au cours du processus de révision s’étendant
sur deux ans sera déterminante pour l’originalité
et la pertinence de sa nouvelle stratégie
de l’emploi par rapport aux défis et enjeux décrits
ci-dessus.
Dans l’édition 2004 des Perspectives,
c’est l’accès au marché de l’emploi qui
demeure le principal élément d’analyse. Les groupes
cibles demeurent les mêmes et les politiques d’activation
demeurent un élément essentiel des prescriptions de politiques
visant à résoudre le problème du sous-emploi. Cette
importance conférée à l’activation semble encore
limitée par l’hypothèse sous-jacente selon laquelle
l’exclusion du marché de l’emploi est une question
de choix individuel. Les obstacles structurels à la participation,
comme le manque de garderies, demeurent des éléments marginaux
de l’analyse. En dépit des thèmes motivant la révision,
le diagnostic fondamental et l’approche sous-jacente au rapport
semblent demeurer essentiellement les mêmes.
Il existe cependant d’autres signes de l’existence de grands
changements analytiques. Même si les personnes exclues du marché
de l’emploi demeurent le groupe cible prioritaire, on a apporté
de légères modifications à la définition des
politiques de l’emploi et un changement de perspective
relativement aux questions à aborder, comme l’offre et la
demande d’emploi. On a aussi repensé le rôle de la
formation et de l’éducation. On a repositionné le
rôle de l’éducation, qui n’est plus perçue
comme une solution
miracle pour augmenter l’aptitude individuelle au travail, au sein
d’une approche d’apprentissage permanent. Cette approche vise
à contribuer à l’atténuation des effets sur
le marché de l’emploi du vieillissement de la main-d’œuvre,
à l’amélioration de la sécurité d’emploi
(voire du maintien dans un emploi particulier), à l’atténuation
de la vulnérabilité aux écueils de la précarité
de l’emploi et à répondre à un certain nombre
d’autres défis socio-économiques. En bref, l’éducation
est désormais perçue comme une approche multidimensionnelle
destinée à combler un certain nombre de besoins socio-économiques
plutôt que strictement destinée à l’employabilité.
Ce sont là des virages importants,
qui expliquent en partie pourquoi
la perception de la version 2004 des Perspectives est si différente
de celle des éditions précédentes. Toutefois, deux
autres virages philosophiques méritent également qu’on
s’y attarde.
La perception de la qualité de l’emploi
va désormais au-delà des gains
Dans les éditions antérieures des
Perspectives, la qualité de
l’emploi reposait sur deux indicateurs : l’occupation d’un
emploi et le niveau de revenu qu’on en tire. Il est cependant devenu
évident que cette approche ne tient pas compte de facteurs comme
la satisfaction à l’égard de l’emploi, l’équilibre
travail-famille et le rôle de l’emploi pour atteindre des
objectifs individuels et sociaux. Dans l’édition 2004 des
Perspectives, on reconnaît l’existence
de nombreux objectifs individuels concurrents qui ne sont pas mutuellement
exclusifs, comme arriver à occuper un emploi rémunérateur
tout en ayant une famille et en prenant part à des activités
communautaires.
Tous ces objectifs ne sont pas quantifiables, pas plus qu’ils ne
contribuent tous à la compréhension traditionnelle des avantages
tirés d’un emploi. Néanmoins, ils sont désormais
reconnus
et l’OCDE s’est engagée à ce que sa stratégie
vise partiellement à rendre le travail plus souple et attrayant
pour une plus grande partie de la population, notamment les aînés.
La qualité de vie signifie davantage qu’occuper
un emploi
Le rôle de l’emploi au sein de la société
et dans l’existence d’une personne a connu un virage fondamental.
Si, autrefois, on considérait les niveaux globaux d’emploi
et les niveaux moyens de revenu comme des indicateurs valables de la performance
globale du marché de l’emploi, le diagnostic posé
dans l’édition 2004 des Perspectives
ne va pas dans ce sens. Le marché de l’emploi est plutôt
perçu comme un aspect de la structure socio-économique d’un
pays parmi d’autres, et un emploi comme une partie seulement de
l’existence d’une personne. Ce virage fondamental entraîne
une perspective souvent entièrement nouvelle des anciennes approches
des politiques.
Par exemple, bien qu’un programme de formation destiné aux
parents seuls ne les amène pas directement à occuper un
emploi rémunéré, on reconnaît aujourd’hui
que cela peut déboucher sur des améliorations sur le plan
d’objectifs sociaux plus vastes, comme des gains en matière
de capital social et de participation à la vie communautaire. À
l’heure actuelle, on ne peut quantifier ces objectifs de la même
manière que les indicateurs traditionnels comme le revenu et l’emploi,
mais l’OCDE est consciente de l’importance
de comprendre que l’atteinte d’objectifs sociaux plus vastes
est en soi une réussite sur le plan des politiques.
Conclusions
Il ne fait aucun doute que les nouveaux thèmes
de recherche diagnostique mentionnés plus haut commencent à
prendre de l’importance. On constate des changements manifestes,
surtout concernant les hypothèses et approches en grande partie
sous-jacentes à la Stratégie
de l’OCDE pour l’emploi et aux éditions antérieures
des Perspectives de l’emploi.
Si l’édition 2004 des Perspectives semble retenir de nombreux
aspects de la Stratégie actuelle, il ne faut pas y voir une preuve
concluante qu’il ne s’agit que de jeter de la poudre aux yeux.
Personne ne devrait souhaiter la mise au rancart des travaux diagnostics
et analytiques solides uniquement parce qu’ils sont passés
de mode.
La grande difficulté de la révision
résidera dans l’équilibre à trouver entre l’ancien
et le nouveau. Si le document doit conserver sa cohérence, les
idées retenues devront demeurer en harmonie avec les thèmes
diagnostics émergents. Jusqu’à quel point l’OCDE
y parviendra-t-elle? Cela déterminera si la Stratégie
de l’emploi qui sera publiée dans deux ans sera véritablement
un nouveau cru ou s’il ne s’agira que du même vin dans
de toute nouvelles bouteilles.
Stuart Sykes et Kaili Lévesque sont agents de recherche
en politique au Projet de recherche sur les politiques.
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