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Allocution de la très honorable Beverley McLachlin, C.P.
Mondialisation, Identité et Citoyenneté
Le 26 octobre 2004

Je vous remercie très chaleureusement de vos aimables paroles. C’est un grand privilège pour moi de pouvoir vous dire quelques mots ce soir. J’ai toujours été frappée par la volonté de la haute fonction publique au Canada de contribuer à la réflexion commune sur les plus difficiles questions de gouvernance, et le sujet que vous avez retenu pour vos discussions constitue justement un des enjeux les plus significatifs pour la société canadienne. Le thème identité et citoyenneté dans une société pluraliste revêt pour moi une importance considérable. Il semble que, en quelque sorte, j’y ai réfléchi ou réagi toute ma vie. Je vous suis reconnaissante de m’avoir invitée à y réfléchir une fois de plus et j’espère pouvoir contribuer à vos délibérations de manière concrète.

Mon message aujourd’hui est simple et, je l'espère, pas trop idéaliste. Le voici : la rencontre de la différence qui accompagne la mondialisation est l’occasion pour les citoyens de reconnaître leur humanité commune et leurs valeurs communes. Évidemment, la rencontre de la différence peut se révéler déstabilisante. Elle peut susciter un comportement négatif, voire destructeur. Mais il peut en être autrement. La prise de conscience de la différence peut s'avérer une expérience positive. Et parmi les nombreuses sociétés pluralistes dans le monde, le Canada ressort comme celle le plus en mesure d’amener les autres pays à reconnaître la diversité comme un bienfait et une opportunité. Le défi de la gouvernance, votre défi en tant que décideurs, est d’expliquer clairement ce qui a fait du Canada un pays pluraliste qui a si bien réussi, de poursuivre ces pratiques et, finalement, de partager cette sagesse avec ceux qui, sur cette planète, ont le plus besoin de votre point de vue.

Au cours des prochains jours, vous allez aborder différents aspects de la mondialisation, de l'identité, de la citoyenneté et de la diversité. Je pense qu’il est utile d'examiner ces notions, non pas en termes abstraits, mais de façon terre à terre, selon leurs nombreuses manifestations concrètes dans la réalité.

Commençons par la « mondialisation ». C'est un terme galvaudé et ambigu. Pour mon allocution ce soir, je ne vais pas vous parler de la mondialisation essentiellement en tant que phénomène économique. Comme vous le savez, la question de savoir si la mondialisation, en ce sens, est une force positive ou négative soulève une grande controverse. Pour certains, la libéralisation transfrontalière du commerce favorise un développement économique durable dans de plus en plus de pays, fait reculer la pauvreté dans le monde et diminue l’écart entre les riches et les pauvres.1 Beaucoup pensent qu’il existe un lien étroit entre l’accroissement des échanges transfrontaliers de biens et de personnes, d’une part, et des bienfaits comme l’augmentation de l’espérance de vie, la diminution du taux de mortalité infantile, le bien-être des femmes et le respect de la primauté du droit, d’autre part.2 Par contre, il y a aussi ceux qui contestent ces études et ces conclusions et qui soutiennent que l’accroissement des échanges culturels et économiques internationaux profite principalement aux pays développés et compromet le potentiel qu’a chaque nation de procéder à une réforme sociale et de promouvoir la solidarité. Mon objectif ici ce soir n’est pas d’intervenir dans cette controverse, si importante soit-elle. Je compte plutôt, plus modestement, explorer l’impact de la mondialisation sur la diversité et la quête d’identité. Je voudrais examiner les répercussions de l'accélération des communications et de la circulation rapide des biens, des idées et des personnes sur la façon dont nous nous définissons et dont nous interagissons avec autrui.

Je commencerai par un paradoxe – un paradoxe qui est au cœur de la mondialisation. Nous ressentons tous, au quotidien, l’effet de forces globales. Nous sommes constamment reliés au monde, que ce soit par l'ordinateur portable, la télévision par satellite, le téléphone cellulaire ou des voyages transfrontaliers. Ces phénomènes et une centaine d’autres du même genre nous connectent au monde tous les jours et influent sur notre comportement et notre mode de pensée. Mais c'est ici qu'intervient le paradoxe. Plus nous constatons que des forces globales transforment notre vie et que nous sommes confrontés à la différence, plus nous sommes portés à nous replier sur nous-mêmes pour affirmer nos racines dans les communautés locales. Plus nous devenons citoyens du monde, plus nous renforçons notre identité locale et chérissons les liens qui nous unissent à des groupes restreints : langue commune, culture et traditions communes ou histoire commune. Le monde planétaire est vaste et effrayant et ne nous offre guère de repères en tant qu'individus. Il nous pousse donc au repli, sur nous-mêmes et sur ceux de notre entourage auxquels nous sommes liés par des racines communes et qui partagent nos valeurs.

Dans le paradoxe dont je vous parle, la mondialisation a fait monter les enjeux et multiplier les revendications identitaires. Aujourd’hui, notre identité planétaire rivalise avec notre identité locale. C'est un problème épineux qui comporte à la fois un côté négatif et un côté positif. Le rabbin Michael Lerner a bien décrit cette dualité en parlant d’une lutte constante à l’intérieur de nous. Dans cette lutte, dit-il, la tendance négative à percevoir [traduction] « le monde sous l'angle de la peur et de la cruauté » s’oppose à la tendance positive à le voir « sous l’angle de l’amour et de la générosité ». La propension négative que nous avons de vouloir nous défendre de la menace de l'« autre » rivalise avec la croyance que « notre meilleure défense est de coopérer avec les autres ».3

L’affrontement entre la vision positive et la vision négative de la rencontre de la différence fait partie de notre quotidien dans notre voisinage immédiat et dans les centres urbains partout au pays.

Le Canada est aujourd'hui devenu une terre d'accueil, une société pluraliste et multi-ethnique. Les statistiques à cet égard sont éloquentes. Un Canadien sur cinq est né à l'étranger. Dans certains centres urbains, comme Toronto et Vancouver, près de la moitié de la population est constituée d'immigrants de première génération. Le pourcentage de minorités visibles au Canada a triplé en 20 ans.

Il n’y a pas si longtemps, la grande majorité des gens mouraient à l'endroit ils étaient nés. Ce n’est plus le cas de nos jours. Partout dans le monde planétaire, les gens migrent. Et comme le rythme des changements démographiques s’accélère, les gens se retrouvent dans des communautés et pays tout à fait différents de ceux où ils sont nés.

Le résultat est visible tout autour de nous; nous faisons tous partie de communautés où se conjuguent diverses cultures. On nous dit qu’une telle diversité est un bienfait. Mais regardons la réalité en face. Les hôtes ne voient toujours d’un bon œil l’afflux des nouveaux venus.

La semaine dernière, je me trouvais au Quai 21 à Halifax, l'édifice de l’Immigration qui a été pour plus d'un million de nouveaux Canadiens la porte d'entrée dans leur pays d’adoption durant la première moitié du vingtième siècle. L'un des objets exposés porte l'inscription suivante : [traduction] « Un Canadien, c’est un immigrant qui a de l'ancienneté ». En effet, à l’exception des Premières nations, nous sommes tous les filles et fils d’immigrants. Mais cela, nous l’oublions rapidement.

Ceux dont les familles sont ici depuis des générations se sentent parfois déconcertés et effrayés par la transformation de leur milieu. En croisant des visages de différentes couleurs dans la rue et en entendant autour d’eux des mots qu’ils comprennent pas, ils se demandent ce qui est arrivé à leur communauté? Ils ont l’impression de perdre leurs repères, que leur mode de vie est menacé et qu’ils sont devenus des étrangers « chez eux ». On peut qualifier cette attitude de racisme. Mais il ne faut pas la condamner hâtivement. Derrière ce sentiment se cache la peur. Des gens au grand cœur et bien intentionnés – des gens qui adhèrent aux idéaux d’égalité et d’inclusion – peuvent se sentir néanmoins désorientés face aux transformations profondes que subit leur communauté.
Les nouveaux venus, quant à eux, éprouvent inévitablement un sentiment d’aliénation qui leur est propre. Beaucoup sont venus au Canada pour fuir les conditions de vie difficiles et l'oppression dans leur pays. Leurs espoirs et leurs rêves d’une vie plus simple, plus heureuse et plus prospère peuvent ne pas se réaliser immédiatement ici. Ils peuvent rencontrer des obstacles. Plus encore que les personnes maintenant sur place, ils se sentent entourés de gens qu’ils ne comprennent pas et qui ne les comprennent pas. À tort ou à raison, ils peuvent se sentir rejetés. Ils peuvent aussi craindre que leurs enfants ne soient coupés de leurs racines culturelles.

Cela nous ramène au paradoxe de la mondialisation dont l'une des conséquences est le mouvement de masse de la population. Qu’il s’agisse de nouveaux venus ou des populations établies, face à la diversité, les gens réagissent souvent en se raccrochant plus étroitement à leur communauté infranationale. Les différences sont amplifiées. Les liens de chacun avec la « politie » deviennent plus difficiles à gérer. Dans l'hypothèse la plus pessimiste, le pluralisme culturel dégénère en intolérance et violence ethnique.

Comment peut-on éviter ce genre de conflit?

Comment avons-nous, au Canada, évité ses pires excès?

Je pense que nous y sommes parvenus en promouvant la croyance que la diversité est un bienfait et non un désastre. La présence accrue de la différence dans notre vie nous a amenés à reconnaître les éléments communs des grandes valeurs – les valeurs qui nous unissent et qui nous cimentent en tant qu’êtres humains, sans pour autant étouffer notre propre identité.

Comment se présente cet espace commun?

Commençons par les valeurs partagées. J’admets que, par les temps qui courent, il n’est pas facile de démontrer que nous partageons quoi que ce soit en tant que citoyens et êtres humains. Malgré tout, je crois que nous avons des choses en commun. Commençons donc à petite échelle, en parlant d’abord du Canada, avant d’aborder la scène internationale.

Il est sans doute vrai qu’en présence d’une telle diversité de communautés géographiques, ethniques, culturelles et religieuses au Canada, il est peu probable que nous ayons tous le même avis sur les difficiles questions morales et politiques auxquelles nous sommes confrontés de nos jours.

Pour les théoriciens libéraux, cela n’est pas surprenant. Certains ont affirmé qu’un État démocratique libéral est le lieu [traduction] « où beaucoup de gens se rassemblent pour exprimer leur désaccord sur tout ». Selon eux, nos institutions ne font pas que tolérer le désaccord, elles sont conçues pour le favoriser.4

Même si nous ne parvenons pas à nous entendre sur les valeurs et la conception du bien, au sens étroit du terme, la réalité est que nous avons beaucoup en commun en tant qu’êtres humains. La recherche de ces éléments communs nous amène à partager des valeurs profondes et des principes fondamentaux qui devraient régir notre interaction, quoi qu’il arrive.

Par voie de conséquence, nous croyons en la dignité inhérente à tous les êtres humains et en leur égalité.

Nous croyons au principe que l’État doit reconnaître à tous ses citoyens une égale liberté et qu’il doit rester neutre quant à leur conception du bien.

Nous croyons au principe que les citoyens ont droit à l'égal accès à la participation politique et à l'égal accès aux biens et avantages prévus par la loi.

Nous croyons que des gens différents peuvent vivre ensemble, grâce au respect et à l'accommodement.

Nous croyons que la société doit venir en aide aux moins nantis.

Nous croyons que personne ne doit être privé de l'essentiel d’une vie de dignité – la satisfaction des besoins indispensables comme l'éducation, l'alimentation et le logement, ainsi que les soins de santé.

Nous croyons en la démocratie, la primauté du droit et la justice, non pas seulement pour certains, mais pour tous.

Nous exprimons ces croyances et principes communs par le biais de diverses institutions de l'administration publique et de la société civile. Bon nombre d’entre vous ici ce soir oeuvrent au sein des institutions ou programmes publics dont l’objectif, dans sa plus simple expression, consiste à véhiculer les valeurs qui constituent le fondement de notre société et de notre nation. Bon nombre d’entre vous oeuvrent également au sein d’institutions communautaires pour la réalisation d'objectifs similaires. En travaillant à l'atteinte de ces objectifs, nous consolidons et défendons ce que notre pays a de mieux. Lorsque nous faillissons à la tâche, lorsque nous perdons de vue ces objectifs, nous trahissons ce que notre pays a de mieux.

Chaque fonctionnaire, officiel de la cour ou juge contribue à créer un espace commun que nous pouvons partager, un espace où nous pouvons nous rassembler en tant qu’êtres humains et concitoyens, sans perdre notre identité propre. Les coins particuliers de cet espace commun que chacun de nous crée varient selon notre vocation et notre profession. Mais quel que soit notre coin particulier, nous créons cet espace d’une manière typiquement canadienne, comme je vais l’expliquer dans un moment.

Permettez-moi de vous parler quelques instants de l’espace dans lequel je travaille – l’appareil judiciaire – pour illustrer ce que je veux dire. Le droit préconise le traitement équitable, la justice et l’exercice du pouvoir gouvernemental conformément aux règles et au principe de transparence. À ce socle s’est ajoutée, en 1982, la Charte des droits et libertés. La Charte a élargi l’espace commun que la common law et le Code civil avaient créé. Elle l’a fait en consacrant dans la Constitution certaines des valeurs les plus fondamentales que nous partageons en tant que peuple. Le droit de participer au processus démocratique. La liberté d’expression. La liberté de religion. La liberté face à l'action de l'État et à l'arrestation. L’égalité. Les droits linguistiques des communautés francophones et anglophones. Les droits des peuples autochtones. Et d'autres encore.

Permettez-moi de préciser ce que je veux dire quand je qualifie la Charte d’espace commun. Je ne veux pas dire par là que le consensus sur les grands principes exprimés dans la Charte nous permette de trouver automatiquement des solutions à tous les dilemmes moraux et politiques auxquels nous sommes confrontés. Dans un texte comme la Charte, nous convenons des principes, mais nous laissons aux tribunaux le soin de décider de leur application à des cas concrets, ou encore nous en faisons l’objet d’un débat public. Beaucoup reste à faire pour dégager les différentes couches des droits énoncés dans la Charte, et nul doute qu’il y aura de nombreuses occasions de désaccord sur ce terrain. Cependant, en procédant ainsi, au cas par cas, nous définissons et renforçons l’espace commun qui nous unit en tant que citoyens. La plupart d’entre vous ne sont pas juges. Mais la même démarche s’applique. Par les décisions que vous prenez à votre travail, par vos idées créatrices et l'énergie que vous mettez à les exécuter, vous contribuez, à votre façon, à définir l’espace commun canadien.

À cette petite échelle, geste par geste, jour après jour, vous bâtissez et renforcez notre nation. Mais il faut aussi voir à grande échelle. Au bout du compte, nos gestes quotidiens créent une structure ou un schéma qui prend une signification transcendante. Une bonne gouvernance, c'est-à-dire une fonction publique efficace, devient en soi un symbole de ce que notre pays a de mieux – un symbole auquel les citoyens peuvent s’identifier et dont ils peuvent être fiers. C’est ce qui s’est produit avec la Charte. Celle-ci a acquis un rôle symbolique qui transcende son application à des différends particuliers. Certes, le racisme et l’intolérance subsistent encore au Canada. Mais la Charte est devenue un symbole omniprésent dans l’espace public. Les principes qu’elle incarne font désormais partie de notre discours commun. Le respect de la dignité inhérente aux êtres humains et de leur égalité, la tolérance de la différence et les libertés démocratiques font partie du tissu social du Canada, ce qui nous donne une identité commune qui transcende nos identités opposées.

Comme je viens de le dire, l’objectif de notre travail – que nous soyons juges ou fonctionnaires – est de créer et de promouvoir un espace commun dans lequel les Canadiens peuvent se retrouver d’une façon purement canadienne. L’espace que nous avons créé et que nous continuons de créer n’est pas un espace américain, ni un espace européen. C’est notre espace, un espace canadien, forgé par notre propre histoire et notre propre expérience.

La teneur particulière de l'expression des valeurs fondamentales que nous soutenons de cette façon au Canada est liée à la culture politique de ce pays et à l'histoire qui lui est propre. Le constitutionnalisme à la canadienne se distingue forcément de celui qui a cours en France ou aux États-Unis, par exemple. Le discours public canadien est différent du discours public français, qui est fortement teinté d'un républicanisme qui nous est étranger. Il se distingue aussi du discours public américain, où s'expriment un individualisme et des valeurs sociales et politiques souvent différentes des nôtres. Ainsi, les valeurs canadiennes prennent leur propre couleur. Pour ne prendre qu'un exemple, à la différence de plusieurs textes constitutionnels étrangers, la Charte canadienne affirme des droits qui soutiennent des intérêts collectifs, comme la protection des langues minoritaires ou les droits autochtones, et introduit les communautés dans le giron des droits fondamentaux.

Notre espace national commun a changé depuis l'union de quatre colonies en 1867. Pourtant, les mythes fondateurs comme le pacte entre deux nations et la coopération, dès le début, entre les colons européens et les Autochtones, jouent encore un rôle au Canada comme fondement historique des principes éthiques de tolérance et de respect de la différence. Ces souvenirs et mythes fondateurs font partie des sources de l’identité de notre pays et des valeurs fondamentales consacrées par la Charte canadienne – valeurs comme l’importance de l’identité de groupe dans la définition de soi et, par voie de conséquence, l’importance de la protection des minorités et de la différence.

Nous avons construit un espace national commun, qui reflète notre histoire et nos valeurs communes. Mais la tâche n'a pas été aisée. Notre histoire commune n’a pas toujours été empreinte de félicité ni caractérisée par l'interaction harmonieuse entre différents groupes. Du point de vue des Autochtones, des minorités ethniques, des personnes handicapées ou des femmes, c’est une histoire marquée par de profondes erreurs. Cependant, malgré les chapitres sombres de notre histoire, les principes éthiques de respect et d’inclusion ont fait partie du tissu canadien dès le début. L’histoire du Canada regorge d’exemples d’hommes et de femmes qui ont cherché à définir leur identité d'une façon qui inclue l'autre.

Je crois que ce principe éthique typiquement canadien d’inclusion et de tolérance, cette définition typiquement canadienne de soi et de la citoyenneté, est ce qui continue à nous aider à surmonter les sentiments de perte et d’aliénation qui peuvent facilement surgir dans les communautés transformées par l’immigration. En termes canadiens, l’identité individuelle est formée de multiples couches. Les valeurs d’inclusion et de tolérance exprimées dans ce que j’appelle notre espace national commun n’ont pas pour effet d'établir une constellation de communautés qui s’excluent mutuellement, chacune étant isolée des autres. Au contraire, notre histoire est l’histoire de citoyens qui appartiennent à de multiples communautés à la fois. Nous faisons tous partie de communautés qui acceptent la possibilité d’allégeances multiples. La présence d’autres personnes, et même de beaucoup d’autres personnes qui sont différentes de moi ne m’oblige pas à renoncer à ce qui me tient à cœur. Je peux être à la fois francophone et Canadienne. Je peux être à la fois Haïda, Autochtone et Canadienne. Je peux être métisse, de Toronto, et Canadienne. Je peux être musulmane, chrétienne ou juive, Québécoise et toujours Canadienne. Notre histoire est l’histoire de citoyens qui se débattent avec les différentes couches de leur identité et qui parviennent malgré tout à concilier leurs attachements multiples.

En ce sens, la réponse à la situation difficile qu'engendrent les différences tient en partie, du moins au Canada, à la reconnaissance que la diversité n’est pas un phénomène qui est à l'extérieur de nous, quelque chose autour de nous. La diversité se trouve à l’intérieur de chacun de nous, pas simplement autour de nous. La formulation typiquement canadienne du principe de l’égal respect et de l'égale dignité pour tous est celle qui n’efface ni ne glorifie la différence. Nous considérons plutôt l’égalité comme la conséquence naturelle des liens qui attachent chacun de nous à de multiples groupes, allant de la famille à l'humanité.

Cette reconnaissance de la diversité intrinsèque des Canadiens permet de tenir un discours public durable dans une communauté politique caractérisée par le pluralisme culturel. En termes de gouvernance, en termes de ce qui vous importe en tant que fonctionnaires, votre tâche est de soutenir les communautés et institutions où les attachements multiples des participants peuvent s'épanouir. Dans un pays de diversité, les communautés qui réussissent bien sont celles qui servent à la fois de refuge et de tremplin – c’est-à-dire les communautés qui offrent « un point d’ancrage pour l'identification de soi et la sécurité d’un sentiment d’appartenance naturel », tout en agissant comme catalyseur du respect de devoirs civiques envers les communautés plus larges. Tout comme la famille, les communautés et institutions qui réussissent bien doivent nous pousser à la découverte du monde, tout en demeurant des abris où trouver chaleur et réconfort.

J'ai parlé jusqu'ici de valeurs partagées au Canada et de la manière proprement canadienne dont elles ont créé notre propre vision du monde, notre espace à nous et de cette façon ont aidé à surmonter l'anxiété générée par le pluralisme culturel. J'en arrive maintenant au terrain global. Comment ces valeurs canadiennes peuvent-elles nous permettre d'agir sur la scène internationale? Peut-on envisager que l'expérience canadienne de la diversité puisse servir à contrer les manifestations les plus violentes d'un rejet de l'autre à l'échelle globale?

Je crois que c'est possible.

Quels que soient nos débats sur les dimensions concrètes de notions comme l’égalité, la tolérance et les libertés démocratiques, l'effort continu pour leur donner forme et l’existence même d’un dialogue international sur la signification des droits demeurent le meilleur antidote aux malheurs du monde, y compris le poison du terrorisme.

Dans son plus récent livre, The Lesser Evil, Michael Ignatieff souligne que la menace du terrorisme [traduction] « cible notre identité politique en tant que peuples libres ». Elle mine la confiance que nous avons les uns envers les autres, ainsi que la confiance que nous accordons à nos gouvernements. Elle vise la désintégration de nos institutions et de notre tissu social. Selon M. Ignatieff, face à cette terrible menace, tout ce qui nous reste en fin de compte est notre identité politique elle-même. Notre ressource la plus précieuse, notre arme la plus puissante, c'est notre attachement aux institutions démocratiques et ouvertes, et à la primauté du droit qui assure l’égalité et le respect de la dignité de chaque être humain. Même si la lutte contre le terrorisme peut nous obliger à accorder des pouvoirs sans précédent à nos dirigeants, ces pouvoirs doivent rester assujettis à la loi et cadrer avec nos valeurs les plus fondamentales, les principes communs qui définissent l’essence même de notre humanité. Nous devons rechercher un juste équilibre entre les armes dont nous avons besoin pour combattre le terrorisme de masse et la liberté dont nous devons jouir pour être heureux.

Le Canada partage avec les autres nations démocratiques la responsabilité de trouver ce juste équilibre et de l’exprimer. Il partage avec les autres nations démocratiques la responsabilité de défendre les droits fondamentaux de la personne en tant qu’espace commun de l’humanité. Mais sur la scène internationale, le Canada assume également une responsabilité spéciale, qui va au-delà du combat contre le terrorisme à l’échelle planétaire. Dans un monde dominé par la violence ethnique et raciale, le Canada a la responsabilité spéciale de protéger son expérience unique du pluralisme, de la tolérance et du respect, pour montrer que la rencontre de la différence n'est pas nécessairement brutale ou violente. Le récit de la coexistence pacifique et démocratique de nos différentes communautés peut être d'un précieux enseignement pour d'autres. Le Canada n’a pas de passé colonial, ni de plan stratégique mondial, et il n’est une menace pour personne. C’est pourquoi il peut servir de modèle. Et selon mon expérience, quand les Canadiens parlent des institutions qui visent à promouvoir la tolérance, l’inclusion et le respect des droits de la personne, biens des gens dans le monde entier sont prêts à les écouter. Nous devons continuer à parler et nous devons continuer à nous faire entendre.

Tout cela vous oblige à assumer, en tant que hauts fonctionnaires, l’importante responsabilité d’énoncer clairement ce discours typiquement canadien sur les droits de la personne et de veiller à ce qu'il conserve sa vitalité sur la scène nationale et sa pertinence sur la scène internationale. C'est une tâche ardue. Mais je pense que personne n’est mieux équipé pour relever ce défi que celles et ceux qui sont réunis ici ce soir, héritiers et fiduciaires de la longue tradition d’une fonction publique réputée, au Canada et à l’étranger. Je vous souhaite des délibérations fructueuses au cours des deux prochains jours.

Merci.

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Notes

1. C. Patten, Globalization and the Law, 2004 E.H.R.L.R.6.

2. Foreign Policy, mars/avril 2004. Voir aussi Patten, op. cit., note 1, p. 7.

3. Michael Lerner, A Resurrection for All, Globe and Mail, 28 février 2004, page A21.

4. Joseph Heath, Mannion Lecture 2003.

Allocution de la très honorable Beverley McLachlin, C.P.
Juge en chef du Canada
Forum des SMA
Ottawa, Ontario
Le mardi 26 octobre 2004

 
   
Date de modification : 2004-12-20
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