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Juges de la Cour
Allocution de la très honorable Beverley McLachlin, C.P.
Mondialisation, Identité et Citoyenneté
Le 26 octobre 2004
Je vous remercie très chaleureusement de vos aimables paroles. C’est
un grand privilège pour moi de pouvoir vous dire quelques mots ce soir.
J’ai toujours été frappée par la volonté de
la haute fonction publique au Canada de contribuer à la réflexion
commune sur les plus difficiles questions de gouvernance, et le sujet que vous
avez retenu pour vos discussions constitue justement un des enjeux les plus
significatifs pour la société canadienne. Le thème identité et
citoyenneté dans une société pluraliste revêt pour
moi une importance considérable. Il semble que, en quelque sorte, j’y
ai réfléchi ou réagi toute ma vie. Je vous suis reconnaissante
de m’avoir invitée à y réfléchir une fois
de plus et j’espère pouvoir contribuer à vos délibérations
de manière concrète.
Mon message aujourd’hui est simple et, je l'espère, pas trop
idéaliste. Le voici : la rencontre de la différence qui accompagne
la mondialisation est l’occasion pour les citoyens de reconnaître
leur humanité commune et leurs valeurs communes. Évidemment,
la rencontre de la différence peut se révéler déstabilisante.
Elle peut susciter un comportement négatif, voire destructeur. Mais
il peut en être autrement. La prise de conscience de la différence
peut s'avérer une expérience positive. Et parmi les nombreuses
sociétés pluralistes dans le monde, le Canada ressort comme celle
le plus en mesure d’amener les autres pays à reconnaître
la diversité comme un bienfait et une opportunité. Le défi
de la gouvernance, votre défi en tant que décideurs, est d’expliquer
clairement ce qui a fait du Canada un pays pluraliste qui a si bien réussi,
de poursuivre ces pratiques et, finalement, de partager cette sagesse avec
ceux qui, sur cette planète, ont le plus besoin de votre point de vue.
Au cours des prochains jours, vous allez aborder différents aspects
de la mondialisation, de l'identité, de la citoyenneté et de
la diversité. Je pense qu’il est utile d'examiner ces notions,
non pas en termes abstraits, mais de façon terre à terre, selon
leurs nombreuses manifestations concrètes dans la réalité.
Commençons par la « mondialisation ». C'est un terme galvaudé et
ambigu. Pour mon allocution ce soir, je ne vais pas vous parler de la mondialisation
essentiellement en tant que phénomène économique. Comme
vous le savez, la question de savoir si la mondialisation, en ce sens, est
une force positive ou négative soulève une grande controverse.
Pour certains, la libéralisation transfrontalière du commerce
favorise un développement économique durable dans de plus en
plus de pays, fait reculer la pauvreté dans le monde et diminue l’écart
entre les riches et les pauvres.1 Beaucoup
pensent qu’il existe un lien étroit
entre l’accroissement des échanges transfrontaliers de biens et
de personnes, d’une part, et des bienfaits comme l’augmentation
de l’espérance de vie, la diminution du taux de mortalité infantile,
le bien-être des femmes et le respect de la primauté du droit,
d’autre part.2 Par contre, il y a aussi
ceux qui contestent ces études
et ces conclusions et qui soutiennent que l’accroissement des échanges
culturels et économiques internationaux profite principalement aux pays
développés et compromet le potentiel qu’a chaque nation
de procéder à une réforme sociale et de promouvoir la
solidarité. Mon objectif ici ce soir n’est pas d’intervenir
dans cette controverse, si importante soit-elle. Je compte plutôt, plus
modestement, explorer l’impact de la mondialisation sur la diversité et
la quête d’identité. Je voudrais examiner les répercussions
de l'accélération des communications et de la circulation rapide
des biens, des idées et des personnes sur la façon dont nous
nous définissons et dont nous interagissons avec autrui.
Je commencerai par un paradoxe – un paradoxe qui est au cœur
de la mondialisation. Nous ressentons tous, au quotidien, l’effet de
forces globales. Nous sommes constamment reliés au monde, que ce soit
par l'ordinateur portable, la télévision par satellite, le téléphone
cellulaire ou des voyages transfrontaliers. Ces phénomènes et
une centaine d’autres du même genre nous connectent au monde tous
les jours et influent sur notre comportement et notre mode de pensée.
Mais c'est ici qu'intervient le paradoxe. Plus nous constatons que des forces
globales transforment notre vie et que nous sommes confrontés à la
différence, plus nous sommes portés à nous replier sur
nous-mêmes pour affirmer nos racines dans les communautés locales.
Plus nous devenons citoyens du monde, plus nous renforçons notre identité locale
et chérissons les liens qui nous unissent à des groupes restreints
: langue commune, culture et traditions communes ou histoire commune. Le monde
planétaire est vaste et effrayant et ne nous offre guère de repères
en tant qu'individus. Il nous pousse donc au repli, sur nous-mêmes et
sur ceux de notre entourage auxquels nous sommes liés par des racines
communes et qui partagent nos valeurs.
Dans le paradoxe dont je vous parle, la mondialisation a fait monter les
enjeux et multiplier les revendications identitaires. Aujourd’hui, notre
identité planétaire rivalise avec notre identité locale.
C'est un problème épineux qui comporte à la fois un côté négatif
et un côté positif. Le rabbin Michael Lerner a bien décrit
cette dualité en parlant d’une lutte constante à l’intérieur
de nous. Dans cette lutte, dit-il, la tendance négative à percevoir
[traduction] « le monde sous l'angle de la peur et de la cruauté » s’oppose à la
tendance positive à le voir « sous l’angle de l’amour
et de la générosité ». La propension négative
que nous avons de vouloir nous défendre de la menace de l'« autre » rivalise
avec la croyance que « notre meilleure défense est de coopérer
avec les autres ».3
L’affrontement entre la vision positive et la vision négative
de la rencontre de la différence fait partie de notre quotidien dans
notre voisinage immédiat et dans les centres urbains partout au pays.
Le Canada est aujourd'hui devenu une terre d'accueil, une société pluraliste
et multi-ethnique. Les statistiques à cet égard sont éloquentes.
Un Canadien sur cinq est né à l'étranger. Dans certains
centres urbains, comme Toronto et Vancouver, près de la moitié de
la population est constituée d'immigrants de première génération.
Le pourcentage de minorités visibles au Canada a triplé en 20
ans.
Il n’y a pas si longtemps, la grande majorité des gens mouraient à l'endroit
ils étaient nés. Ce n’est plus le cas de nos jours. Partout
dans le monde planétaire, les gens migrent. Et comme le rythme des changements
démographiques s’accélère, les gens se retrouvent
dans des communautés et pays tout à fait différents de
ceux où ils sont nés.
Le résultat est visible tout autour de nous; nous faisons tous partie
de communautés où se conjuguent diverses cultures. On nous dit
qu’une telle diversité est un bienfait. Mais regardons la réalité en
face. Les hôtes ne voient toujours d’un bon œil l’afflux
des nouveaux venus.
La semaine dernière, je me trouvais au Quai 21 à Halifax, l'édifice
de l’Immigration qui a été pour plus d'un million de nouveaux
Canadiens la porte d'entrée dans leur pays d’adoption durant la
première moitié du vingtième siècle. L'un des objets
exposés porte l'inscription suivante : [traduction] « Un Canadien,
c’est un immigrant qui a de l'ancienneté ». En effet, à l’exception
des Premières nations, nous sommes tous les filles et fils d’immigrants.
Mais cela, nous l’oublions rapidement.
Ceux dont les familles sont ici depuis des générations se sentent
parfois déconcertés et effrayés par la transformation
de leur milieu. En croisant des visages de différentes couleurs dans
la rue et en entendant autour d’eux des mots qu’ils comprennent
pas, ils se demandent ce qui est arrivé à leur communauté?
Ils ont l’impression de perdre leurs repères, que leur mode de
vie est menacé et qu’ils sont devenus des étrangers « chez
eux ». On peut qualifier cette attitude de racisme. Mais il ne faut pas
la condamner hâtivement. Derrière ce sentiment se cache la peur.
Des gens au grand cœur et bien intentionnés – des gens qui
adhèrent aux idéaux d’égalité et d’inclusion – peuvent
se sentir néanmoins désorientés face aux transformations
profondes que subit leur communauté.
Les nouveaux venus, quant à eux, éprouvent inévitablement
un sentiment d’aliénation qui leur est propre. Beaucoup sont venus
au Canada pour fuir les conditions de vie difficiles et l'oppression dans leur
pays. Leurs espoirs et leurs rêves d’une vie plus simple, plus
heureuse et plus prospère peuvent ne pas se réaliser immédiatement
ici. Ils peuvent rencontrer des obstacles. Plus encore que les personnes maintenant
sur place, ils se sentent entourés de gens qu’ils ne comprennent
pas et qui ne les comprennent pas. À tort ou à raison, ils peuvent
se sentir rejetés. Ils peuvent aussi craindre que leurs enfants ne soient
coupés de leurs racines culturelles.
Cela nous ramène au paradoxe de la mondialisation dont l'une des conséquences
est le mouvement de masse de la population. Qu’il s’agisse de nouveaux
venus ou des populations établies, face à la diversité,
les gens réagissent souvent en se raccrochant plus étroitement à leur
communauté infranationale. Les différences sont amplifiées.
Les liens de chacun avec la « politie » deviennent plus difficiles à gérer.
Dans l'hypothèse la plus pessimiste, le pluralisme culturel dégénère
en intolérance et violence ethnique.
Comment peut-on éviter ce genre de conflit?
Comment avons-nous, au Canada, évité ses pires excès?
Je pense que nous y sommes parvenus en promouvant la croyance que la diversité est
un bienfait et non un désastre. La présence accrue de la différence
dans notre vie nous a amenés à reconnaître les éléments
communs des grandes valeurs – les valeurs qui nous unissent et qui nous
cimentent en tant qu’êtres humains, sans pour autant étouffer
notre propre identité.
Comment se présente cet espace commun?
Commençons par les valeurs partagées. J’admets que, par
les temps qui courent, il n’est pas facile de démontrer que nous
partageons quoi que ce soit en tant que citoyens et êtres humains. Malgré tout,
je crois que nous avons des choses en commun. Commençons donc à petite échelle,
en parlant d’abord du Canada, avant d’aborder la scène internationale.
Il est sans doute vrai qu’en présence d’une telle diversité de
communautés géographiques, ethniques, culturelles et religieuses
au Canada, il est peu probable que nous ayons tous le même avis sur les
difficiles questions morales et politiques auxquelles nous sommes confrontés
de nos jours.
Pour les théoriciens libéraux, cela n’est pas surprenant.
Certains ont affirmé qu’un État démocratique libéral
est le lieu [traduction] « où beaucoup de gens se rassemblent
pour exprimer leur désaccord sur tout ». Selon eux, nos institutions
ne font pas que tolérer le désaccord, elles sont conçues
pour le favoriser.4
Même si nous ne parvenons pas à nous entendre sur les valeurs
et la conception du bien, au sens étroit du terme, la réalité est
que nous avons beaucoup en commun en tant qu’êtres humains. La
recherche de ces éléments communs nous amène à partager
des valeurs profondes et des principes fondamentaux qui devraient régir
notre interaction, quoi qu’il arrive.
Par voie de conséquence, nous croyons en la dignité inhérente à tous
les êtres humains et en leur égalité.
Nous croyons au principe que l’État doit reconnaître à tous
ses citoyens une égale liberté et qu’il doit rester neutre
quant à leur conception du bien.
Nous croyons au principe que les citoyens ont droit à l'égal
accès à la participation politique et à l'égal
accès aux biens et avantages prévus par la loi.
Nous croyons que des gens différents peuvent vivre ensemble, grâce
au respect et à l'accommodement.
Nous croyons que la société doit venir en aide aux moins nantis.
Nous croyons que personne ne doit être privé de l'essentiel
d’une vie de dignité – la satisfaction des besoins indispensables
comme l'éducation, l'alimentation et le logement, ainsi que les soins
de santé.
Nous croyons en la démocratie, la primauté du droit et la justice,
non pas seulement pour certains, mais pour tous.
Nous exprimons ces croyances et principes communs par le biais de diverses
institutions de l'administration publique et de la société civile.
Bon nombre d’entre vous ici ce soir oeuvrent au sein des institutions
ou programmes publics dont l’objectif, dans sa plus simple expression,
consiste à véhiculer les valeurs qui constituent le fondement
de notre société et de notre nation. Bon nombre d’entre
vous oeuvrent également au sein d’institutions communautaires
pour la réalisation d'objectifs similaires. En travaillant à l'atteinte
de ces objectifs, nous consolidons et défendons ce que notre pays a
de mieux. Lorsque nous faillissons à la tâche, lorsque nous perdons
de vue ces objectifs, nous trahissons ce que notre pays a de mieux.
Chaque fonctionnaire, officiel de la cour ou juge contribue à créer
un espace commun que nous pouvons partager, un espace où nous pouvons
nous rassembler en tant qu’êtres humains et concitoyens, sans perdre
notre identité propre. Les coins particuliers de cet espace commun que
chacun de nous crée varient selon notre vocation et notre profession.
Mais quel que soit notre coin particulier, nous créons cet espace d’une
manière typiquement canadienne, comme je vais l’expliquer dans
un moment.
Permettez-moi de vous parler quelques instants de l’espace dans lequel
je travaille – l’appareil judiciaire – pour illustrer ce
que je veux dire. Le droit préconise le traitement équitable,
la justice et l’exercice du pouvoir gouvernemental conformément
aux règles et au principe de transparence. À ce socle s’est
ajoutée, en 1982, la Charte des droits et libertés. La Charte a élargi l’espace commun que la common law et le Code civil avaient
créé. Elle l’a fait en consacrant dans la Constitution
certaines des valeurs les plus fondamentales que nous partageons en tant que
peuple. Le droit de participer au processus démocratique. La liberté d’expression.
La liberté de religion. La liberté face à l'action de
l'État et à l'arrestation. L’égalité. Les
droits linguistiques des communautés francophones et anglophones. Les
droits des peuples autochtones. Et d'autres encore.
Permettez-moi de préciser ce que je veux dire quand je qualifie la
Charte d’espace commun. Je ne veux pas dire par là que le consensus
sur les grands principes exprimés dans la Charte nous permette de trouver
automatiquement des solutions à tous les dilemmes moraux et politiques
auxquels nous sommes confrontés. Dans un texte comme la Charte, nous
convenons des principes, mais nous laissons aux tribunaux le soin de décider
de leur application à des cas concrets, ou encore nous en faisons l’objet
d’un débat public. Beaucoup reste à faire pour dégager
les différentes couches des droits énoncés dans la Charte,
et nul doute qu’il y aura de nombreuses occasions de désaccord
sur ce terrain. Cependant, en procédant ainsi, au cas par cas, nous
définissons et renforçons l’espace commun qui nous unit
en tant que citoyens. La plupart d’entre vous ne sont pas juges. Mais
la même démarche s’applique. Par les décisions que
vous prenez à votre travail, par vos idées créatrices
et l'énergie que vous mettez à les exécuter, vous contribuez, à votre
façon, à définir l’espace commun canadien.
À cette petite échelle, geste par geste, jour après
jour, vous bâtissez et renforcez notre nation. Mais il faut aussi voir à grande échelle.
Au bout du compte, nos gestes quotidiens créent une structure ou un
schéma qui prend une signification transcendante. Une bonne gouvernance,
c'est-à-dire une fonction publique efficace, devient en soi un symbole
de ce que notre pays a de mieux – un symbole auquel les citoyens peuvent
s’identifier et dont ils peuvent être fiers. C’est ce qui
s’est produit avec la Charte. Celle-ci a acquis un rôle symbolique
qui transcende son application à des différends particuliers.
Certes, le racisme et l’intolérance subsistent encore au Canada.
Mais la Charte est devenue un symbole omniprésent dans l’espace
public. Les principes qu’elle incarne font désormais partie de
notre discours commun. Le respect de la dignité inhérente aux êtres
humains et de leur égalité, la tolérance de la différence
et les libertés démocratiques font partie du tissu social du
Canada, ce qui nous donne une identité commune qui transcende nos identités
opposées.
Comme je viens de le dire, l’objectif de notre travail – que
nous soyons juges ou fonctionnaires – est de créer et de promouvoir
un espace commun dans lequel les Canadiens peuvent se retrouver d’une
façon purement canadienne. L’espace que nous avons créé et
que nous continuons de créer n’est pas un espace américain,
ni un espace européen. C’est notre espace, un espace canadien,
forgé par notre propre histoire et notre propre expérience.
La teneur particulière de l'expression des valeurs fondamentales que
nous soutenons de cette façon au Canada est liée à la
culture politique de ce pays et à l'histoire qui lui est propre. Le
constitutionnalisme à la canadienne se distingue forcément de
celui qui a cours en France ou aux États-Unis, par exemple. Le discours
public canadien est différent du discours public français, qui
est fortement teinté d'un républicanisme qui nous est étranger.
Il se distingue aussi du discours public américain, où s'expriment
un individualisme et des valeurs sociales et politiques souvent différentes
des nôtres. Ainsi, les valeurs canadiennes prennent leur propre couleur.
Pour ne prendre qu'un exemple, à la différence de plusieurs textes
constitutionnels étrangers, la Charte canadienne affirme des droits
qui soutiennent des intérêts collectifs, comme la protection des
langues minoritaires ou les droits autochtones, et introduit les communautés
dans le giron des droits fondamentaux.
Notre espace national commun a changé depuis l'union de quatre colonies
en 1867. Pourtant, les mythes fondateurs comme le pacte entre deux nations
et la coopération, dès le début, entre les colons européens
et les Autochtones, jouent encore un rôle au Canada comme fondement historique
des principes éthiques de tolérance et de respect de la différence.
Ces souvenirs et mythes fondateurs font partie des sources de l’identité de
notre pays et des valeurs fondamentales consacrées par la Charte canadienne – valeurs
comme l’importance de l’identité de groupe dans la définition
de soi et, par voie de conséquence, l’importance de la protection
des minorités et de la différence.
Nous avons construit un espace national commun, qui reflète notre
histoire et nos valeurs communes. Mais la tâche n'a pas été aisée.
Notre histoire commune n’a pas toujours été empreinte de
félicité ni caractérisée par l'interaction harmonieuse
entre différents groupes. Du point de vue des Autochtones, des minorités
ethniques, des personnes handicapées ou des femmes, c’est une
histoire marquée par de profondes erreurs. Cependant, malgré les
chapitres sombres de notre histoire, les principes éthiques de respect
et d’inclusion ont fait partie du tissu canadien dès le début.
L’histoire du Canada regorge d’exemples d’hommes et de femmes
qui ont cherché à définir leur identité d'une façon
qui inclue l'autre.
Je crois que ce principe éthique typiquement canadien d’inclusion
et de tolérance, cette définition typiquement canadienne de soi
et de la citoyenneté, est ce qui continue à nous aider à surmonter
les sentiments de perte et d’aliénation qui peuvent facilement
surgir dans les communautés transformées par l’immigration.
En termes canadiens, l’identité individuelle est formée
de multiples couches. Les valeurs d’inclusion et de tolérance
exprimées dans ce que j’appelle notre espace national commun n’ont
pas pour effet d'établir une constellation de communautés qui
s’excluent mutuellement, chacune étant isolée des autres.
Au contraire, notre histoire est l’histoire de citoyens qui appartiennent à de
multiples communautés à la fois. Nous faisons tous partie de
communautés qui acceptent la possibilité d’allégeances
multiples. La présence d’autres personnes, et même de beaucoup
d’autres personnes qui sont différentes de moi ne m’oblige
pas à renoncer à ce qui me tient à cœur. Je peux être à la
fois francophone et Canadienne. Je peux être à la fois Haïda,
Autochtone et Canadienne. Je peux être métisse, de Toronto, et
Canadienne. Je peux être musulmane, chrétienne ou juive, Québécoise
et toujours Canadienne. Notre histoire est l’histoire de citoyens qui
se débattent avec les différentes couches de leur identité et
qui parviennent malgré tout à concilier leurs attachements multiples.
En ce sens, la réponse à la situation difficile qu'engendrent
les différences tient en partie, du moins au Canada, à la reconnaissance
que la diversité n’est pas un phénomène qui est à l'extérieur
de nous, quelque chose autour de nous. La diversité se trouve à l’intérieur
de chacun de nous, pas simplement autour de nous. La formulation typiquement
canadienne du principe de l’égal respect et de l'égale
dignité pour tous est celle qui n’efface ni ne glorifie la différence.
Nous considérons plutôt l’égalité comme la
conséquence naturelle des liens qui attachent chacun de nous à de
multiples groupes, allant de la famille à l'humanité.
Cette reconnaissance de la diversité intrinsèque des Canadiens
permet de tenir un discours public durable dans une communauté politique
caractérisée par le pluralisme culturel. En termes de gouvernance,
en termes de ce qui vous importe en tant que fonctionnaires, votre tâche
est de soutenir les communautés et institutions où les attachements
multiples des participants peuvent s'épanouir. Dans un pays de diversité,
les communautés qui réussissent bien sont celles qui servent à la
fois de refuge et de tremplin – c’est-à-dire les communautés
qui offrent « un point d’ancrage pour l'identification de soi et
la sécurité d’un sentiment d’appartenance naturel »,
tout en agissant comme catalyseur du respect de devoirs civiques envers les
communautés plus larges. Tout comme la famille, les communautés
et institutions qui réussissent bien doivent nous pousser à la
découverte du monde, tout en demeurant des abris où trouver chaleur
et réconfort.
J'ai parlé jusqu'ici de valeurs partagées au Canada et de la
manière proprement canadienne dont elles ont créé notre
propre vision du monde, notre espace à nous et de cette façon
ont aidé à surmonter l'anxiété générée
par le pluralisme culturel. J'en arrive maintenant au terrain global. Comment
ces valeurs canadiennes peuvent-elles nous permettre d'agir sur la scène
internationale? Peut-on envisager que l'expérience canadienne de la
diversité puisse servir à contrer les manifestations les plus
violentes d'un rejet de l'autre à l'échelle globale?
Je crois que c'est possible.
Quels que soient nos débats sur les dimensions concrètes de notions
comme l’égalité, la tolérance et les libertés
démocratiques, l'effort continu pour leur donner forme et l’existence
même d’un dialogue international sur la signification des droits
demeurent le meilleur antidote aux malheurs du monde, y compris le poison du
terrorisme.
Dans son plus récent livre, The Lesser Evil, Michael Ignatieff souligne
que la menace du terrorisme [traduction] « cible notre identité politique
en tant que peuples libres ». Elle mine la confiance que nous avons les
uns envers les autres, ainsi que la confiance que nous accordons à nos
gouvernements. Elle vise la désintégration de nos institutions
et de notre tissu social. Selon M. Ignatieff, face à cette terrible
menace, tout ce qui nous reste en fin de compte est notre identité politique
elle-même. Notre ressource la plus précieuse, notre arme la plus
puissante, c'est notre attachement aux institutions démocratiques et
ouvertes, et à la primauté du droit qui assure l’égalité et
le respect de la dignité de chaque être humain. Même si
la lutte contre le terrorisme peut nous obliger à accorder des pouvoirs
sans précédent à nos dirigeants, ces pouvoirs doivent
rester assujettis à la loi et cadrer avec nos valeurs les plus fondamentales,
les principes communs qui définissent l’essence même de
notre humanité. Nous devons rechercher un juste équilibre entre
les armes dont nous avons besoin pour combattre le terrorisme de masse et la
liberté dont nous devons jouir pour être heureux.
Le Canada partage avec les autres nations démocratiques la responsabilité de
trouver ce juste équilibre et de l’exprimer. Il partage avec les
autres nations démocratiques la responsabilité de défendre
les droits fondamentaux de la personne en tant qu’espace commun de l’humanité.
Mais sur la scène internationale, le Canada assume également
une responsabilité spéciale, qui va au-delà du combat
contre le terrorisme à l’échelle planétaire. Dans
un monde dominé par la violence ethnique et raciale, le Canada a la
responsabilité spéciale de protéger son expérience
unique du pluralisme, de la tolérance et du respect, pour montrer que
la rencontre de la différence n'est pas nécessairement brutale
ou violente. Le récit de la coexistence pacifique et démocratique
de nos différentes communautés peut être d'un précieux
enseignement pour d'autres. Le Canada n’a pas de passé colonial,
ni de plan stratégique mondial, et il n’est une menace pour personne.
C’est pourquoi il peut servir de modèle. Et selon mon expérience,
quand les Canadiens parlent des institutions qui visent à promouvoir
la tolérance, l’inclusion et le respect des droits de la personne,
biens des gens dans le monde entier sont prêts à les écouter.
Nous devons continuer à parler et nous devons continuer à nous
faire entendre.
Tout cela vous oblige à assumer, en tant que hauts fonctionnaires,
l’importante responsabilité d’énoncer clairement
ce discours typiquement canadien sur les droits de la personne et de veiller à ce
qu'il conserve sa vitalité sur la scène nationale et sa pertinence
sur la scène internationale. C'est une tâche ardue. Mais je pense
que personne n’est mieux équipé pour relever ce défi
que celles et ceux qui sont réunis ici ce soir, héritiers et
fiduciaires de la longue tradition d’une fonction publique réputée,
au Canada et à l’étranger. Je vous souhaite des délibérations
fructueuses au cours des deux prochains jours.
Merci.
_____________________
Notes
1. C. Patten, Globalization and the Law, 2004 E.H.R.L.R.6.
2. Foreign Policy, mars/avril 2004. Voir aussi Patten,
op. cit., note 1, p. 7.
3. Michael Lerner, A Resurrection for All, Globe
and
Mail, 28 février 2004, page A21.
4. Joseph Heath, Mannion Lecture 2003.
Allocution de la très honorable Beverley McLachlin, C.P.
Juge en chef du Canada
Forum des SMA
Ottawa, Ontario
Le mardi 26 octobre 2004
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