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Allocution de la très honorable Beverley McLachlin, C.P.
Le respect des rôles démocratiques
Le 22 novembre 2004

Je suis très contente d’être ici avec vous ce soir et d’avoir été invitée à prononcer l’allocution d’ouverture devant cet important auditoire. Il n’arrive pas souvent que les trois pouvoirs de l’État – le législatif, l’exécutif et le judiciaire – se réunissent afin de discuter de leurs responsabilités et de leurs rapports mutuels.

À en juger d’après la presse, les rôles de ces trois pouvoirs suscitent une grande confusion. Certains accusent l’exécutif de mener le pays aux dépens du Parlement. Pour d’autres, ce sont les tribunaux qui mènent le pays aux dépens du Parlement et de l’exécutif. Où se situe donc la vérité? Quel rôle appartient à chacune de ces institutions?

La réponse est claire et simple, du moins à première vue, car elle se trouve dans la Constitution. Le Canada est une démocratie constitutionnelle. Les attributions du législatif, de l’exécutif et du judiciaire, établies et définies par la Constitution, doivent être exercées en conformité avec celle-ci.

On fait donc fausse route en demandant si l’exécutif ou les tribunaux ont trop de pouvoir. Trop par rapport à quoi? Comme toujours lorsqu’on pose la mauvaise question, on obtient des réponses contradictoires – c'est-à-dire de la confusion. Il est impossible de trouver un terrain d'entente. Il n'y a que le choc inconciliable de points de vue opposés.

Pour y voir plus clair et déterminer les rôles respectifs du législatif, de l’exécutif et du judiciaire, il nous faut d’abord poser la bonne question : que dit la Constitution à ce sujet? Nous devrions pouvoir répondre à cette question et nous entendre. Évidemment, cela ne met pas nécessairement un terme au débat. Car une fois que nous sommes tombés d’accord sur les rôles attribués au législatif, à l'exécutif et au judiciaire en vertu de la Constitution, nous pouvons nous demander s’ils répondent aux besoins de la démocratie canadienne en ce début de XXIe siècle. Si oui, le débat s’arrête là. Mais si la réponse est négative, nous passons à l'étape suivante – devrions-nous modifier notre Constitution pour répartir différemment les attributions? Le fait est qu’à défaut de modifications, la Constitution fixe de façon définitive les rôles et attributions de chacun des trois pouvoirs de l’État. En conséquence, toute discussion de ces rôles commence par l’examen des responsabilités assignées à chacun par la Constitution.

Ce soir, j’aimerais traiter des rôles que la Constitution assigne au Parlement, à l’exécutif et aux tribunaux. Je ne vais pas tenter de définir ce que ces rôles devraient être dans un monde idéal. Je vais plutôt faire valoir qu’à défaut de modifications de la Constitution, chaque pouvoir doit s’acquitter du mieux possible, selon ses ressources ainsi que la volonté et les capacités collectives, des fonctions que la Constitution lui attribue, et ce, dans un climat de respect mutuel. La Constitution exige que chaque pouvoir agisse avec respect à l’égard des deux autres. Tant que les autres pouvoirs respectent les limites de leurs attributions, il n’est pas utile (et il pourrait même être nuisible) de laisser entendre que l’un ou l’autre agit de façon « erronée » ou « illégitime ». Seule la Constitution peut nous dire ce qui est légitime.

C'est dans cet esprit que j'aimerais aujourd'hui explorer les dispositions de la Constitution canadienne.

Permettez-moi toutefois une observation préliminaire. La Constitution canadienne répartit les fonctions de gouvernance entre les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. Certains, inspirés par le philosophe du droit américain Alexander Bickell, soutiennent que seuls les élus peuvent légitimement exercer le pouvoir au nom des gouvernés. Ce point de vue semble tout à fait logique, mais il ne résiste pas à l’épreuve de la réalité. On chercherait en vain une démocratie moderne qui confie toutes les fonctions de gouvernance exclusivement aux élus. Ni la Constitution des États-Unis ni celle du Canada ne le font. La réalité, au Canada, c’est que notre Constitution accorde certains pouvoirs à des institutions non électives, en particulier les tribunaux. En posant l’illégitimité de l’exercice de quelque pouvoir de gouvernance par des non-élus, on fait fi de la réalité de notre démocratie telle qu’elle est définie par notre Constitution.

Du reste, la pensée de Bickell, même si elle a encore des disciples, a été supplantée dans bien des milieux par l'opinion que, pour bien fonctionner, les institutions législatives essentielles formées de représentants élus doivent être complétées par d'autres organes non élus, comme les tribunaux et les ombudsmen.1 Ces institutions ont pour mandat de renforcer les valeurs pérennes susceptibles d’être compromises ou menacées du fait que les élus, soucieux d’assurer leur réélection, cherchent à s’attirer la faveur populaire. Des institutions comme les tribunaux constituent des instruments complémentaires qui permettent aux membres de groupes minoritaires et défavorisés de proposer des conceptions différentes et de demander l’accommodation de ces intérêts par l’État au sens large. Elles permettent en outre d’introduire de nouvelles idées dans le débat démocratique. Tout cela favorise le changement pacifique ainsi que la stabilité, les intérêts minoritaires étant pris en compte plutôt que réprimés. Autrement dit, cette conception définit une démocratie saine non seulement en tant que volonté de la majorité – si important que soit cet aspect – mais aussi comme une entreprise polycentrique complexe. Cette conception, d’après de nombreux auteurs, est nécessaire à la stabilité et à la croissance des États multiculturels complexes dans lesquelles nous vivons aujourd’hui.

Cela dit, revenons-en à la question du rôle des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire selon la Constitution.

Voyons d’abord le rôle du législatif – qui est formé au Canada du Parlement et des assemblées législatives provinciales. Comme l’indiquent les Lois constitutionnelles de 1867 et de 1982, la Constitution canadienne accorde un pouvoir prééminent à ces institutions. Elles seules sont habilitées à proposer et à adopter des lois, la seule limite étant que ces lois doivent relever de leur compétence selon l’Acte de l’Amérique du Nord britannique de 1867. Elles doivent aussi respecter la Charte des droits et libertés. À cela près, le Parlement et les assemblées législatives provinciales ont un pouvoir illimité. La prééminence du législatif est affirmée par la Charte elle-même. Tout d’abord, l'article premier permet que des lois portent atteinte à des droits garantis si le gouvernement peut démontrer qu’elles sont raisonnablement nécessaires dans une société libre et démocratique. Deuxièmement, l’article 33 autorise le Parlement ou les assemblées provinciales à ne pas tenir compte de décisions judiciaires invalidant certaines dispositions, et cela par un vote à la majorité simple. L’article 33 s’applique à tous les droits énoncés dans la Charte, à l’exception des droits linguistiques, de la liberté de circulation et d’établissement, et des droits démocratiques fondamentaux. L’intention des auteurs de notre Constitution est claire : le Parlement et les législatures provinciales sont les acteurs principaux dans notre démocratie.

À strictement parler, le rôle de l’exécutif consiste à exécuter les instructions du Parlement. Toutefois, la façon dont l'exécutif s’acquitte de cette mission a radicalement changé depuis un siècle.

Le pouvoir exécutif est composé du Premier ministre et des ministres qui le secondent. Dans le système parlementaire britannique, les ministres, qui représentent les ministères du gouvernement, devaient exécuter les commandements du Parlement par le truchement des fonctionnaires. Les ministres répondaient directement au Parlement de la façon dont les fonctionnaires s’acquittaient de leurs fonctions.

Ce modèle de base a été modifié à deux titres : premièrement, il y a eu une forte augmentation des mesures législatives subordonnées – soit l’adoption, par le Parlement ou les assemblées législatives, de lois générales autorisant l’exécutif à créer par décret des règles subsidiaires, ou règlements. De telles lois ont pour résultat, dans les faits, de transférer à l’exécutif le pouvoir de légiférer dévolu au législatif. Ce transfert serait, dit-on, nécessaire à une gouvernance efficace dans l’État moderne complexe.

Le deuxième changement apporté au fonctionnement de l’exécutif est la délégation de certaines de ses attributions à des tribunaux administratifs. Le travail autrefois accompli par des fonctionnaires sous la direction d’un ministre redevable au Parlement est maintenant confié à des organes indépendants créés à cette fin. Pour justifier cette évolution, on invoque là encore le fait qu’elle s’impose pour une gouvernance efficace de l'État moderne complexe. Les gouvernements modernes, fédéral et provinciaux, s’acquittent donc de la majorité de leurs fonctions par l’intermédiaire d’une foule de tribunaux administratifs indépendants comme les tribunaux du travail, les commissions des pensions, les organismes de délivrance de permis et de licences, les commissions de l'immigration et les tribunaux des droits de la personne. Ces commissions et autres tribunaux administratifs ne sont pas tenus de rendre compte au Parlement, contrairement aux fonctionnaires qu’ils ont remplacés. Ils n’ont à répondre que devant les tribunaux judiciaires, qui peuvent être saisis de la question de savoir si telle ou telle décision relève ou non des pouvoirs accordés par la loi à l’organisme en question et si elle respecte les principes de la justice naturelle.

Ces deux changements – la tendance à légiférer par voie réglementaire et la délégation de pouvoirs exécutifs à des tribunaux administratifs indépendants – ont effectivement modifié l’étendue des pouvoirs exercés par le législatif et l’exécutif. Ils se sont produits dans toutes les démocraties occidentales. Cette transformation des pouvoirs de l’exécutif et du législatif ne résulte pas d’amendements constitutionnels. Elle est plutôt le fruit d’un transfert de facto de pouvoirs, rendu nécessaire par la complexité de la gouvernance moderne. Nous en arrivons ainsi à l’État de réglementation que nous connaissons aujourd’hui.

Il ne m’appartient pas de dire si la répartition actuelle des pouvoirs et des responsabilités entre le législatif et l’exécutif est celle qui convient le mieux aux besoins de la démocratie canadienne contemporaine. Cette question relève plutôt de nos représentants élus. Mais, dans le présent débat, il est essentiel que chacun des pouvoirs continue de reconnaître l'engagement des autres à agir en conformité avec la Constitution.

Cela m’amène au troisième pouvoir de l’État démocratique – les tribunaux. L’article 96 de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique établit dans chaque province du Canada des tribunaux indépendants dotés d’une compétence inhérente. Les tribunaux font partie intégrante de notre démocratie, au même titre que le Parlement et les assemblées législatives provinciales. L’Acte de l’Amérique du Nord britannique prévoyait aussi la possibilité de créer une cour d’appel générale pour le Canada, qui aurait compétence en dernier ressort dans tout le pays. La Cour à laquelle je siège a été créée par la Loi sur la Cour suprême de 1875. Il y a bien eu des tentatives en vue d’abolir la Cour dans les années 1870 et 1880, mais elles ont toutes échoué. Aujourd’hui, on s’entend généralement sur le fait que la Cour suprême du Canada fait partie du cadre constitutionnel de notre pays.2

Quel est le rôle des tribunaux? À la base, il consiste à trancher les litiges que leur soumettent les citoyens et le gouvernement. Lorsqu’ils se prononcent sur ces litiges, les tribunaux s’acquittent d’un certain nombre de fonctions essentielles à la gouvernance démocratique. Premièrement, ils définissent les limites précises de la répartition des pouvoirs législatifs entre les gouvernements fédéral et provinciaux. Deuxièmement, ils statuent sur la validité constitutionnelle des dispositions législatives attaquées en vertu de la Charte et, ce faisant, ils définissent la portée des droits et libertés constitutionnels. Troisièmement, les tribunaux judiciaires supervisent de facto la multitude des tribunaux administratifs créés par le Parlement et les assemblées législatives.

L’évolution de l’État de réglementation moderne et l’adoption d’une loi constitutionnelle sur les droits de la personne – la Charte – ont donné une importance accrue à ces fonctions. Le pouvoir judiciaire dans les démocraties modernes a maintenant une plus grande importance et une plus grande visibilité que dans la démocratie parlementaire britannique du XIXe siècle. Ce fait est indéniable. Mais est-il inconstitutionnel? Je dirais que non, pas dans quelque sens qu’on puisse donner à ce mot. Répondant à ce qu’exige selon eux la démocratie moderne dont nous nous réclamons, le Parlement et les législatures provinciales ont créé des tribunaux administratifs et constitutionnalisé des droits fondamentaux. Ces mesures ont élargi le champ des questions sur lesquelles les tribunaux doivent se prononcer pour s’acquitter de leur rôle traditionnel, rôle qui toutefois demeure essentiellement le même : répondre aux questions de nature juridique que leur soumettent des particuliers et des gouvernements.

Que faut-il donc penser de l’accusation selon laquelle les tribunaux outrepassent les limites de leur rôle? Certains soutiennent que des juges activistes – des politiciens revêtus de la toge –, ayant cessé de juger avec impartialité, défendent des causes particulières et poursuivent des objectifs politiques précis, ce qui est antidémocratique.

Si des juges agissent vraiment de cette façon, ils outrepassent alors clairement le rôle que leur attribue la Constitution. Le rôle des juges est de régler les différends et de répondre aux questions de nature juridique que d'autres leur soumettent. Il ne leur appartient pas d’établir des programmes de changement social ni d'imposer à la société leurs opinions personnelles. Le rôle des juges est d’assurer la primauté du droit et non la primauté de leurs préférences. Les juges sont des êtres humains, mais ils doivent s’efforcer de rester impartiaux et tenir compte des faits, du droit et des arguments des parties sur tous les aspects de la question en litige. Dans notre cadre constitutionnel, le rôle du politicien et le rôle du juge sont très différents. Le rôle du premier est de lancer le débat et de voter selon ce qu’il estime être le mieux pour le pays, alors que le rôle du second consiste à résoudre les différends juridiques formulés par d’autres, de façon impartiale, en s’appuyant sur les faits et sur le droit.

Mais l’accusation est-elle fondée? Est-ce que les juges sont devenus des acteurs politiques? Est-ce qu'ils occupent un terrain qui n’est pas le leur selon notre Constitution? À mon avis, tel n'est pas le cas.

Lorsque nous analysons le reproche fait aux tribunaux d’excéder les limites de leurs fonctions, nous constatons que cette affirmation peut s’interpréter de quatre façons distinctes. Premièrement, cela peut vouloir dire que les juges ne devraient jamais s’opposer à la volonté des représentants élus; que les choix faits par le Parlement et les assemblées législatives provinciales ne devraient jamais être écartés par des juges qui ne sont pas élus. Or, comme je le disais, cela est tout à fait faux selon notre Constitution. Le législatif et l’exécutif cherchent en toute bonne foi à s’acquitter de leur rôle en conformité avec la Constitution. Ils s’efforcent de présenter des lois qui ne violent pas la Charte et d’appliquer ces lois sans porter atteinte aux droits fondamentaux. Mais il arrive que ces efforts soient contestés, et quelqu'un doit alors trancher le différend. Ce « quelqu'un », selon notre Constitution, c’est le pouvoir judiciaire. Comme je l’ai dit précédemment, les juges sont, en vertu de nos lois constitutionnelles, les arbitres de la validité constitutionnelle des lois qui sont édictées, et ce, tant du point de vue de la répartition des pouvoirs que du point de vue du respect des droits fondamentaux. Or, dans l’exercice de cette fonction, ils doivent inévitablement invalider des dispositions législatives et s’opposer à la volonté des représentants élus lorsque les dispositions en question contreviennent à nos normes constitutionnelles.

Deuxièmement, l’accusation d’activisme judiciaire peut être interprétée ainsi : les juges poursuivent certains objectifs politiques et leurs opinions politiques déterminent l'issue des affaires dont ils sont saisis. Très souvent, dans cette version, les juges sont perçus comme des activistes par ceux qui sont en désaccord avec leurs conclusions. Cette critique sous-entend que les paramètres de la décision constitutionnelle sont vagues au point où les juges peuvent les modifier à volonté, en fonction de leurs propres objectifs politiques.

À mon avis, cette interprétation de l’accusation fait elle aussi problème. Il est grave de laisser entendre qu'un des trois pouvoirs agit délibérément d'une façon incompatible avec son rôle constitutionnel. Une telle allégation engendre inévitablement le cynisme et mine la confiance de la population envers nos institutions. On ne devrait pas avancer une telle chose sans s’appuyer sur des preuves convaincantes. Or, il n’a jamais été démontré que les juges canadiens poursuivent leurs propres objectifs politiques. Les juges sont bien conscients du rôle particulier, mais limité, qui est le leur. Dans leurs décisions, ils soulignent constamment la nécessité de s'en remettre au législateur pour les questions sociales complexes. Si des juges font prévaloir leur point de vue personnel plutôt que la loi, leurs décisions seront sans doute infirmées en appel. Ils peuvent aussi faire l'objet de censure interne. Une visite dans n’importe laquelle des milliers de salles d’audience de notre pays – de la cour de magistrat locale à la Cour suprême du Canada – ne permettrait sans doute pas de découvrir des juges se conduisant comme des politiciens. On les verrait au contraire en train de discuter des faits de l’instance et de la façon dont la loi s’y applique. Il ne s’agit pas d’un jeu de rôles. Il s’agit de la moralité de leur rôle. Un examen objectif des milliers de décisions judiciaires prononcées chaque année révèle que la principale préoccupation des juges n’est pas de formuler des projets pour changer la société, mais bien d’interpréter et d’appliquer les lois pour refléter l’intention du législateur.

L’idée que les juges mettent en œuvre leur propre programme politique peut tenir au fait qu’ils rendent parfois des décisions qui ont des conséquences politiques. Il faut toutefois éviter de conclure, à partir de ce fait incontestable, que les juges assument alors un rôle politique. La loi est le mécanisme par lequel notre société se régit. C'est l'affaire des politiciens. Mais lorsque la validité et l'interprétation des lois sont contestées devant les tribunaux, cela devient l'affaire des juges. En raison de leur rôle, il peut arriver que ces derniers doivent se prononcer sur des questions relevant des politiciens. Mais il ne s’ensuit pas que les juges agissent alors à titre de politiciens; la fonction judiciaire demeure distincte de la fonction politique.

Par conséquent, la deuxième version de l’accusation d’activisme judiciaire est sans fondement. Au contraire, tout indique que le contrôle constitutionnel n’est pas exercé totalement dans le flou ni ne constitue un écran derrière lequel les juges se cachent afin de poursuivre leurs propres priorités politiques.

La troisième version de l’accusation d’activisme judiciaire repose sur l’hypothèse contraire. On suppose que la loi est totalement déterminée, que tout y est noir ou blanc. De là, on déduit que les juges doivent appliquer les lois et non pas les faire ni les réécrire. Cette version de l'accusation repose sur une perception erronée de la nature du processus décisionnel judiciaire. La loi ne s’applique pas elle-même, et les réponses aux questions constitutionnelles ne vont pas de soi et ne sont pas prédéterminées. Si elles l’étaient, nous n’aurions pas besoin des juges. C’est donc dire qu’il n’y a pas de démarcation claire entre l’application, l’interprétation et l’élaboration de la loi. La Charte est un document abstrait, constitué de propositions générales qui doivent être appliquées à des situations concrètes. Pour lui donner son sens et la rendre pertinente dans la vie des Canadiens, les juges doivent choisir entre des interprétations divergentes de notre texte constitutionnel, et ces choix peuvent avoir des conséquences normatives à long terme. Tout cela s’accorde parfaitement avec le rôle traditionnel des juges dans notre pays.

Finalement, permettez-moi d’examiner la quatrième version de l’accusation d’activisme judiciaire. Suivant cette version, les juges prennent des décisions qui devraient en fait être prises par les représentants élus, seuls détenteurs légitimes du pouvoir de faire les lois et de la compétence institutionnelle de jauger tous les facteurs à examiner pour effectuer des choix difficiles en matière de politique d’intérêt public pour les Canadiens. Cette thèse est plus subtile. Je me contenterai de dire que les juges sont conscients de cette préoccupation mais qu’ils n’ont pas beaucoup de latitude en la matière.

En effet, lorsqu’une question juridique est à bon droit soumise à un tribunal, celui-ci est tenu de se prononcer. Lorsqu’un citoyen soutient que l’État a porté atteinte à ses droits constitutionnels, les tribunaux doivent arbitrer le différend. Ils le font avec toute la déférence nécessaire à l’égard de l’expertise des législateurs et de l’exécutif en ce qui concerne la pondération des demandes concurrentes de fonds publics et des points de vue divergents en matière de politique d’intérêt public. Lorsqu’ils statuent sur des questions sociales difficiles, les tribunaux font montre de déférence ou de retenue à l’égard des décisions du législateur. Les juges reconnaissent

qu’il se peut que, pour certains types de décisions, il n’y ait pas de solution manifestement correcte ou erronée, mais qu’il y ait plutôt une gamme de possibilités dont chacune comporte des avantages et des inconvénients. Les gouvernements choisissent, parmi une gamme de solutions raisonnables, celle qu’ils jugent appropriée, et la Cour [suprême] a reconnu dans l’arrêt M. c. H. […] que le « rôle du législateur exige que les tribunaux fassent preuve de retenue à l’égard des décisions de principe que le législateur est le mieux placé pour prendre ».3

Il existe toutefois des limites. Faire montre de déférence ne signifie pas entériner automatiquement les dispositions législatives contestées. Si une loi est inconstitutionnelle, il est du devoir des tribunaux de le dire. Comme l'a expliqué mon collègue Ian Binnie dans le récent arrêt Terre-Neuve (Conseil du Trésor) c. NAPE :

[C]haque fois qu’il existe des limites à l’exercice licite du pouvoir de l’État, ces limites doivent être soumises à un arbitre. Depuis la Confédération, les tribunaux canadiens jouent ce rôle relativement au partage des pouvoirs entre le Parlement et les législatures provinciales. La ligne de démarcation entre le droit ou la liberté garantis à une personne et le pouvoir de l’État doit aussi être soumise à un arbitre. Les rédacteurs de la Charte ont désigné les tribunaux comme arbitre. Tout en reconnaissant que la séparation des pouvoirs est un principe constitutionnel important, je crois que le critère relatif à l’article premier, qui a été formulé dans l’arrêt Oakes et le reste de notre jurisprudence abondante portant sur cet article, fournit déjà le cadre approprié pour l’examen des exigences du principe de la séparation des pouvoirs dans des situations données, comme c’était effectivement le cas en l’espèce. Dans la mesure où [on nous] invite à faire montre d’une plus grande déférence à l’égard de la volonté du législateur, je crois qu’accepter de le faire irait tout simplement à l’encontre du texte clair de l’article premier et romprait l’équilibre délicat que la Charte visait à établir.4

Au bout du compte, donc, lorsque nous analysons ce en quoi elle consiste véritablement, l’accusation selon laquelle les juges outrepassent les limites que leur fixe la Constitution ne saurait être retenue.

Permettez-moi de revenir à mon point de départ. Dans notre démocratie constitutionnelle, chacun des trois pouvoirs – le législatif, l’exécutif et le judiciaire – a un rôle important à jouer au sein de la démocratie canadienne. Le rôle de chacun est distinct et complémentaire. Et l’essence de chacun est immuable depuis des siècles. Le rôle du législatif est de faire les lois, celui de l’exécutif est de les appliquer, celui du judiciaire est de les interpréter et de résoudre les différends qui en découlent. Chacun des trois pouvoirs est un élément essentiel de notre démocratie. Chacun doit remplir son rôle avec intégrité et dans le respect du rôle constitutionnel des deux autres. Sans cela, notre démocratie sera discréditée et notre avenir sera compromis.

_____________________

Notes

1. P. Pettit, « Depoliticizing Democracy », (communication présentée au 21e Congrès mondial annuel de la Internationale Vereinigung fur Rechts- und Sozialphilosophie, Lund, Suède, août 2003), (2003) 7(1) Associations : Journal for Legal and Social Theory 22.

2. Voir B. Crane et H. Brown, Supreme Court of Canada Practice - 2000 (Carswell), p. 2-3; et P. Hogg, Constitutional Law of Canada, édition à feuillets mobiles (Carswell), p. 8-2.

3. Newfoundland and Labrador Association of Public and Private Employees c. Sa Majesté la Reine du chef de Terre-Neuve, 2004 CSC 66, par. 83.

4. Newfoundland and Labrador Association of Public and Private Employees c. Sa Majesté la Reine du chef de Terre-Neuve, 2004 CSC 66, par. 116.

Allocution de la très honorable Beverley McLachlin, C.P.
Juge en chef du Canada
Conférence sur le droit et le Parlement
Ottawa, Ontario
Le lundi 22 novembre 2004

 
   
Date de modification : 2004-12-20
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