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Juges de la Cour
Allocution de la très honorable Beverley McLachlin, C.P.
Le respect des rôles démocratiques
Le 22 novembre 2004
Je suis très contente d’être ici avec vous ce soir et
d’avoir été invitée à prononcer l’allocution
d’ouverture devant cet important auditoire. Il n’arrive pas souvent
que les trois pouvoirs de l’État – le législatif,
l’exécutif et le judiciaire – se réunissent afin
de discuter de leurs responsabilités et de leurs rapports mutuels.
À en juger d’après la presse, les rôles de ces trois
pouvoirs suscitent une grande confusion. Certains accusent l’exécutif
de mener le pays aux dépens du Parlement. Pour d’autres, ce sont
les tribunaux qui mènent le pays aux dépens du Parlement et de
l’exécutif. Où se situe donc la vérité? Quel
rôle appartient à chacune de ces institutions?
La réponse est claire et simple, du moins à première
vue, car elle se trouve dans la Constitution. Le Canada est une démocratie
constitutionnelle. Les attributions du législatif, de l’exécutif
et du judiciaire, établies et définies par la Constitution, doivent être
exercées en conformité avec celle-ci.
On fait donc fausse route en demandant si l’exécutif ou les tribunaux
ont trop de pouvoir. Trop par rapport à quoi? Comme toujours lorsqu’on
pose la mauvaise question, on obtient des réponses contradictoires – c'est-à-dire
de la confusion. Il est impossible de trouver un terrain d'entente. Il n'y
a que le choc inconciliable de points de vue opposés.
Pour y voir plus clair et déterminer les rôles respectifs du
législatif, de l’exécutif et du judiciaire, il nous faut
d’abord poser la bonne question : que dit la Constitution à ce
sujet? Nous devrions pouvoir répondre à cette question et nous
entendre. Évidemment, cela ne met pas nécessairement un terme
au débat. Car une fois que nous sommes tombés d’accord
sur les rôles attribués au législatif, à l'exécutif
et au judiciaire en vertu de la Constitution, nous pouvons nous demander s’ils
répondent aux besoins de la démocratie canadienne en ce début
de XXIe siècle. Si oui, le débat s’arrête là.
Mais si la réponse est négative, nous passons à l'étape
suivante – devrions-nous modifier notre Constitution pour répartir
différemment les attributions? Le fait est qu’à défaut
de modifications, la Constitution fixe de façon définitive les
rôles et attributions de chacun des trois pouvoirs de l’État.
En conséquence, toute discussion de ces rôles commence par l’examen
des responsabilités assignées à chacun par la Constitution.
Ce soir, j’aimerais traiter des rôles que la Constitution assigne
au Parlement, à l’exécutif et aux tribunaux. Je ne vais
pas tenter de définir ce que ces rôles devraient être dans
un monde idéal. Je vais plutôt faire valoir qu’à défaut
de modifications de la Constitution, chaque pouvoir doit s’acquitter
du mieux possible, selon ses ressources ainsi que la volonté et les
capacités collectives, des fonctions que la Constitution lui attribue,
et ce, dans un climat de respect mutuel. La Constitution exige que chaque pouvoir
agisse avec respect à l’égard des deux autres. Tant que
les autres pouvoirs respectent les limites de leurs attributions, il n’est
pas utile (et il pourrait même être nuisible) de laisser entendre
que l’un ou l’autre agit de façon « erronée » ou « illégitime ».
Seule la Constitution peut nous dire ce qui est légitime.
C'est dans cet esprit que j'aimerais aujourd'hui explorer les dispositions
de la Constitution canadienne.
Permettez-moi toutefois une observation préliminaire. La Constitution
canadienne répartit les fonctions de gouvernance entre les pouvoirs
législatif, exécutif et judiciaire. Certains, inspirés
par le philosophe du droit américain Alexander Bickell, soutiennent
que seuls les élus peuvent légitimement exercer le pouvoir au
nom des gouvernés. Ce point de vue semble tout à fait logique,
mais il ne résiste pas à l’épreuve de la réalité.
On chercherait en vain une démocratie moderne qui confie toutes les
fonctions de gouvernance exclusivement aux élus. Ni la Constitution
des États-Unis ni celle du Canada ne le font. La réalité,
au Canada, c’est que notre Constitution accorde certains pouvoirs à des
institutions non électives, en particulier les tribunaux. En posant
l’illégitimité de l’exercice de quelque pouvoir de
gouvernance par des non-élus, on fait fi de la réalité de
notre démocratie telle qu’elle est définie par notre Constitution.
Du reste, la pensée de Bickell, même si elle a encore des disciples,
a été supplantée dans bien des milieux par l'opinion que,
pour bien fonctionner, les institutions législatives essentielles formées
de représentants élus doivent être complétées
par d'autres organes non élus, comme les tribunaux et les ombudsmen.1
Ces institutions ont pour mandat de renforcer les valeurs pérennes susceptibles
d’être compromises ou menacées du fait que les élus,
soucieux d’assurer leur réélection, cherchent à s’attirer
la faveur populaire. Des institutions comme les tribunaux constituent des instruments
complémentaires qui permettent aux membres de groupes minoritaires et
défavorisés de proposer des conceptions différentes et
de demander l’accommodation de ces intérêts par l’État
au sens large. Elles permettent en outre d’introduire de nouvelles idées
dans le débat démocratique. Tout cela favorise le changement
pacifique ainsi que la stabilité, les intérêts minoritaires étant
pris en compte plutôt que réprimés. Autrement dit, cette
conception définit une démocratie saine non seulement en tant
que volonté de la majorité – si important que soit cet
aspect – mais aussi comme une entreprise polycentrique complexe. Cette
conception, d’après de nombreux auteurs, est nécessaire à la
stabilité et à la croissance des États multiculturels
complexes dans lesquelles nous vivons aujourd’hui.
Cela dit, revenons-en à la question du rôle des pouvoirs législatif,
exécutif et judiciaire selon la Constitution.
Voyons d’abord le rôle du législatif – qui est formé au
Canada du Parlement et des assemblées législatives provinciales.
Comme l’indiquent les Lois constitutionnelles de 1867 et de 1982, la
Constitution canadienne accorde un pouvoir prééminent à ces
institutions. Elles seules sont habilitées à proposer et à adopter
des lois, la seule limite étant que ces lois doivent relever de leur
compétence selon l’Acte de l’Amérique du Nord britannique de 1867. Elles doivent aussi respecter la Charte
des droits et libertés. À cela
près, le Parlement et les assemblées législatives provinciales
ont un pouvoir illimité. La prééminence du législatif
est affirmée par la Charte elle-même. Tout d’abord, l'article
premier permet que des lois portent atteinte à des droits garantis si
le gouvernement peut démontrer qu’elles sont raisonnablement nécessaires
dans une société libre et démocratique. Deuxièmement,
l’article 33 autorise le Parlement ou les assemblées provinciales à ne
pas tenir compte de décisions judiciaires invalidant certaines dispositions,
et cela par un vote à la majorité simple. L’article 33
s’applique à tous les droits énoncés dans la Charte, à l’exception
des droits linguistiques, de la liberté de circulation et d’établissement,
et des droits démocratiques fondamentaux. L’intention des auteurs
de notre Constitution est claire : le Parlement et les législatures
provinciales sont les acteurs principaux dans notre démocratie.
À strictement parler, le rôle de l’exécutif consiste à exécuter
les instructions du Parlement. Toutefois, la façon dont l'exécutif
s’acquitte de cette mission a radicalement changé depuis un siècle.
Le pouvoir exécutif est composé du Premier ministre et des ministres
qui le secondent. Dans le système parlementaire britannique, les ministres,
qui représentent les ministères du gouvernement, devaient exécuter
les commandements du Parlement par le truchement des fonctionnaires. Les ministres
répondaient directement au Parlement de la façon dont les fonctionnaires
s’acquittaient de leurs fonctions.
Ce modèle de base a été modifié à deux
titres : premièrement, il y a eu une forte augmentation des mesures
législatives subordonnées – soit l’adoption, par
le Parlement ou les assemblées législatives, de lois générales
autorisant l’exécutif à créer par décret
des règles subsidiaires, ou règlements. De telles lois ont pour
résultat, dans les faits, de transférer à l’exécutif
le pouvoir de légiférer dévolu au législatif. Ce
transfert serait, dit-on, nécessaire à une gouvernance efficace
dans l’État moderne complexe.
Le deuxième changement apporté au fonctionnement de l’exécutif
est la délégation de certaines de ses attributions à des
tribunaux administratifs. Le travail autrefois accompli par des fonctionnaires
sous la direction d’un ministre redevable au Parlement est maintenant
confié à des organes indépendants créés à cette
fin. Pour justifier cette évolution, on invoque là encore le
fait qu’elle s’impose pour une gouvernance efficace de l'État
moderne complexe. Les gouvernements modernes, fédéral et provinciaux,
s’acquittent donc de la majorité de leurs fonctions par l’intermédiaire
d’une foule de tribunaux administratifs indépendants comme les
tribunaux du travail, les commissions des pensions, les organismes de délivrance
de permis et de licences, les commissions de l'immigration et les tribunaux
des droits de la personne. Ces commissions et autres tribunaux administratifs
ne sont pas tenus de rendre compte au Parlement, contrairement aux fonctionnaires
qu’ils ont remplacés. Ils n’ont à répondre
que devant les tribunaux judiciaires, qui peuvent être saisis de la question
de savoir si telle ou telle décision relève ou non des pouvoirs
accordés par la loi à l’organisme en question et si elle
respecte les principes de la justice naturelle.
Ces deux changements – la tendance à légiférer
par voie réglementaire et la délégation de pouvoirs exécutifs à des
tribunaux administratifs indépendants – ont effectivement modifié l’étendue
des pouvoirs exercés par le législatif et l’exécutif.
Ils se sont produits dans toutes les démocraties occidentales. Cette
transformation des pouvoirs de l’exécutif et du législatif
ne résulte pas d’amendements constitutionnels. Elle est plutôt
le fruit d’un transfert de facto de pouvoirs, rendu nécessaire
par la complexité de la gouvernance moderne. Nous en arrivons ainsi à l’État
de réglementation que nous connaissons aujourd’hui.
Il ne m’appartient pas de dire si la répartition actuelle des
pouvoirs et des responsabilités entre le législatif et l’exécutif
est celle qui convient le mieux aux besoins de la démocratie canadienne
contemporaine. Cette question relève plutôt de nos représentants élus.
Mais, dans le présent débat, il est essentiel que chacun des
pouvoirs continue de reconnaître l'engagement des autres à agir
en conformité avec la Constitution.
Cela m’amène au troisième pouvoir de l’État
démocratique – les tribunaux. L’article 96 de l’Acte
de l’Amérique du Nord britannique établit dans chaque province
du Canada des tribunaux indépendants dotés d’une compétence
inhérente. Les tribunaux font partie intégrante de notre démocratie,
au même titre que le Parlement et les assemblées législatives
provinciales. L’Acte de l’Amérique du Nord britannique prévoyait
aussi la possibilité de créer une cour d’appel générale
pour le Canada, qui aurait compétence en dernier ressort dans tout le
pays. La Cour à laquelle je siège a été créée
par la Loi sur la Cour suprême de 1875. Il y a bien eu des tentatives
en vue d’abolir la Cour dans les années 1870 et 1880, mais elles
ont toutes échoué. Aujourd’hui, on s’entend généralement
sur le fait que la Cour suprême du Canada fait partie du cadre constitutionnel
de notre pays.2
Quel est le rôle des tribunaux? À la base, il consiste à trancher
les litiges que leur soumettent les citoyens et le gouvernement. Lorsqu’ils
se prononcent sur ces litiges, les tribunaux s’acquittent d’un
certain nombre de fonctions essentielles à la gouvernance démocratique.
Premièrement, ils définissent les limites précises de
la répartition des pouvoirs législatifs entre les gouvernements
fédéral et provinciaux. Deuxièmement, ils statuent sur
la validité constitutionnelle des dispositions législatives attaquées
en vertu de la Charte et, ce faisant, ils définissent la portée
des droits et libertés constitutionnels. Troisièmement, les tribunaux
judiciaires supervisent de facto la multitude des tribunaux administratifs
créés par le Parlement et les assemblées législatives.
L’évolution de l’État de réglementation moderne
et l’adoption d’une loi constitutionnelle sur les droits de la
personne – la Charte – ont donné une importance accrue à ces
fonctions. Le pouvoir judiciaire dans les démocraties modernes a maintenant
une plus grande importance et une plus grande visibilité que dans la
démocratie parlementaire britannique du XIXe siècle. Ce fait
est indéniable. Mais est-il inconstitutionnel? Je dirais que non, pas
dans quelque sens qu’on puisse donner à ce mot. Répondant à ce
qu’exige selon eux la démocratie moderne dont nous nous réclamons,
le Parlement et les législatures provinciales ont créé des
tribunaux administratifs et constitutionnalisé des droits fondamentaux.
Ces mesures ont élargi le champ des questions sur lesquelles les tribunaux
doivent se prononcer pour s’acquitter de leur rôle traditionnel,
rôle qui toutefois demeure essentiellement le même : répondre
aux questions de nature juridique que leur soumettent des particuliers et des
gouvernements.
Que faut-il donc penser de l’accusation selon laquelle les tribunaux
outrepassent les limites de leur rôle? Certains soutiennent que des juges
activistes – des politiciens revêtus de la toge –, ayant
cessé de juger avec impartialité, défendent des causes
particulières et poursuivent des objectifs politiques précis,
ce qui est antidémocratique.
Si des juges agissent vraiment de cette façon, ils outrepassent alors
clairement le rôle que leur attribue la Constitution. Le rôle des
juges est de régler les différends et de répondre aux
questions de nature juridique que d'autres leur soumettent. Il ne leur appartient
pas d’établir des programmes de changement social ni d'imposer à la
société leurs opinions personnelles. Le rôle des juges
est d’assurer la primauté du droit et non la primauté de
leurs préférences. Les juges sont des êtres humains, mais
ils doivent s’efforcer de rester impartiaux et tenir compte des faits,
du droit et des arguments des parties sur tous les aspects de la question en
litige. Dans notre cadre constitutionnel, le rôle du politicien et le
rôle du juge sont très différents. Le rôle du premier
est de lancer le débat et de voter selon ce qu’il estime être
le mieux pour le pays, alors que le rôle du second consiste à résoudre
les différends juridiques formulés par d’autres, de façon
impartiale, en s’appuyant sur les faits et sur le droit.
Mais l’accusation est-elle fondée? Est-ce que les juges sont
devenus des acteurs politiques? Est-ce qu'ils occupent un terrain qui n’est
pas le leur selon notre Constitution? À mon avis, tel n'est pas le cas.
Lorsque nous analysons le reproche fait aux tribunaux d’excéder
les limites de leurs fonctions, nous constatons que cette affirmation peut
s’interpréter de quatre façons distinctes. Premièrement,
cela peut vouloir dire que les juges ne devraient jamais s’opposer à la
volonté des représentants élus; que les choix faits par
le Parlement et les assemblées législatives provinciales ne devraient
jamais être écartés par des juges qui ne sont pas élus.
Or, comme je le disais, cela est tout à fait faux selon notre Constitution.
Le législatif et l’exécutif cherchent en toute bonne foi à s’acquitter
de leur rôle en conformité avec la Constitution. Ils s’efforcent
de présenter des lois qui ne violent pas la Charte et d’appliquer
ces lois sans porter atteinte aux droits fondamentaux. Mais il arrive que ces
efforts soient contestés, et quelqu'un doit alors trancher le différend.
Ce « quelqu'un », selon notre Constitution, c’est le pouvoir
judiciaire. Comme je l’ai dit précédemment, les juges sont,
en vertu de nos lois constitutionnelles, les arbitres de la validité constitutionnelle
des lois qui sont édictées, et ce, tant du point de vue de la
répartition des pouvoirs que du point de vue du respect des droits fondamentaux.
Or, dans l’exercice de cette fonction, ils doivent inévitablement
invalider des dispositions législatives et s’opposer à la
volonté des représentants élus lorsque les dispositions
en question contreviennent à nos normes constitutionnelles.
Deuxièmement, l’accusation d’activisme judiciaire peut être
interprétée ainsi : les juges poursuivent certains objectifs
politiques et leurs opinions politiques déterminent l'issue des affaires
dont ils sont saisis. Très souvent, dans cette version, les juges sont
perçus comme des activistes par ceux qui sont en désaccord avec
leurs conclusions. Cette critique sous-entend que les paramètres de
la décision constitutionnelle sont vagues au point où les juges
peuvent les modifier à volonté, en fonction de leurs propres
objectifs politiques.
À mon avis, cette interprétation de l’accusation fait
elle aussi problème. Il est grave de laisser entendre qu'un des trois
pouvoirs agit délibérément d'une façon incompatible
avec son rôle constitutionnel. Une telle allégation engendre inévitablement
le cynisme et mine la confiance de la population envers nos institutions. On
ne devrait pas avancer une telle chose sans s’appuyer sur des preuves
convaincantes. Or, il n’a jamais été démontré que
les juges canadiens poursuivent leurs propres objectifs politiques. Les juges
sont bien conscients du rôle particulier, mais limité, qui est
le leur. Dans leurs décisions, ils soulignent constamment la nécessité de
s'en remettre au législateur pour les questions sociales complexes.
Si des juges font prévaloir leur point de vue personnel plutôt
que la loi, leurs décisions seront sans doute infirmées en appel.
Ils peuvent aussi faire l'objet de censure interne. Une visite dans n’importe
laquelle des milliers de salles d’audience de notre pays – de la
cour de magistrat locale à la Cour suprême du Canada – ne
permettrait sans doute pas de découvrir des juges se conduisant comme
des politiciens. On les verrait au contraire en train de discuter des faits
de l’instance et de la façon dont la loi s’y applique. Il
ne s’agit pas d’un jeu de rôles. Il s’agit de la moralité de
leur rôle. Un examen objectif des milliers de décisions judiciaires
prononcées chaque année révèle que la principale
préoccupation des juges n’est pas de formuler des projets pour
changer la société, mais bien d’interpréter et d’appliquer
les lois pour refléter l’intention du législateur.
L’idée que les juges mettent en œuvre leur propre programme
politique peut tenir au fait qu’ils rendent parfois des décisions
qui ont des conséquences politiques. Il faut toutefois éviter
de conclure, à partir de ce fait incontestable, que les juges assument
alors un rôle politique. La loi est le mécanisme par lequel notre
société se régit. C'est l'affaire des politiciens. Mais
lorsque la validité et l'interprétation des lois sont contestées
devant les tribunaux, cela devient l'affaire des juges. En raison de leur rôle,
il peut arriver que ces derniers doivent se prononcer sur des questions relevant
des politiciens. Mais il ne s’ensuit pas que les juges agissent alors à titre
de politiciens; la fonction judiciaire demeure distincte de la fonction politique.
Par conséquent, la deuxième version de l’accusation d’activisme
judiciaire est sans fondement. Au contraire, tout indique que le contrôle
constitutionnel n’est pas exercé totalement dans le flou ni ne
constitue un écran derrière lequel les juges se cachent afin
de poursuivre leurs propres priorités politiques.
La troisième version de l’accusation d’activisme judiciaire
repose sur l’hypothèse contraire. On suppose que la loi est totalement
déterminée, que tout y est noir ou blanc. De là, on déduit
que les juges doivent appliquer les lois et non pas les faire ni les réécrire.
Cette version de l'accusation repose sur une perception erronée de la
nature du processus décisionnel judiciaire. La loi ne s’applique
pas elle-même, et les réponses aux questions constitutionnelles
ne vont pas de soi et ne sont pas prédéterminées. Si elles
l’étaient, nous n’aurions pas besoin des juges. C’est
donc dire qu’il n’y a pas de démarcation claire entre l’application,
l’interprétation et l’élaboration de la loi. La Charte
est un document abstrait, constitué de propositions générales
qui doivent être appliquées à des situations concrètes.
Pour lui donner son sens et la rendre pertinente dans la vie des Canadiens,
les juges doivent choisir entre des interprétations divergentes de notre
texte constitutionnel, et ces choix peuvent avoir des conséquences normatives à long
terme. Tout cela s’accorde parfaitement avec le rôle traditionnel
des juges dans notre pays.
Finalement, permettez-moi d’examiner la quatrième version de
l’accusation d’activisme judiciaire. Suivant cette version, les
juges prennent des décisions qui devraient en fait être prises
par les représentants élus, seuls détenteurs légitimes
du pouvoir de faire les lois et de la compétence institutionnelle de
jauger tous les facteurs à examiner pour effectuer des choix difficiles
en matière de politique d’intérêt public pour les
Canadiens. Cette thèse est plus subtile. Je me contenterai de dire que
les juges sont conscients de cette préoccupation mais qu’ils n’ont
pas beaucoup de latitude en la matière.
En effet, lorsqu’une question juridique est à bon droit soumise à un
tribunal, celui-ci est tenu de se prononcer. Lorsqu’un citoyen soutient
que l’État a porté atteinte à ses droits constitutionnels,
les tribunaux doivent arbitrer le différend. Ils le font avec toute
la déférence nécessaire à l’égard
de l’expertise des législateurs et de l’exécutif
en ce qui concerne la pondération des demandes concurrentes de fonds
publics et des points de vue divergents en matière de politique d’intérêt
public. Lorsqu’ils statuent sur des questions sociales difficiles, les
tribunaux font montre de déférence ou de retenue à l’égard
des décisions du législateur. Les juges reconnaissent
qu’il se peut que, pour certains types de décisions, il n’y
ait pas de solution manifestement correcte ou erronée, mais qu’il
y ait plutôt une gamme de possibilités dont chacune comporte des
avantages et des inconvénients. Les gouvernements choisissent, parmi
une gamme de solutions raisonnables, celle qu’ils jugent appropriée,
et la Cour [suprême] a reconnu dans l’arrêt M. c. H. […]
que le « rôle du législateur exige que les tribunaux fassent
preuve de retenue à l’égard des décisions de principe
que le législateur est le mieux placé pour prendre ».3
Il existe toutefois des limites. Faire montre de déférence ne
signifie pas entériner automatiquement les dispositions législatives
contestées. Si une loi est inconstitutionnelle, il est du devoir des
tribunaux de le dire. Comme l'a expliqué mon collègue Ian Binnie
dans le récent arrêt Terre-Neuve (Conseil du Trésor) c.
NAPE :
[C]haque fois qu’il existe des limites à l’exercice licite
du pouvoir de l’État, ces limites doivent être soumises à un
arbitre. Depuis la Confédération, les tribunaux canadiens jouent
ce rôle relativement au partage des pouvoirs entre le Parlement et
les législatures provinciales. La ligne de démarcation entre
le droit ou la liberté garantis à une personne et le pouvoir
de l’État
doit aussi être soumise à un arbitre. Les rédacteurs
de la Charte ont désigné les tribunaux comme arbitre. Tout
en reconnaissant que la séparation des pouvoirs est un principe constitutionnel
important, je crois que le critère relatif à l’article
premier, qui a été formulé dans l’arrêt
Oakes et le reste de notre jurisprudence abondante portant sur cet article,
fournit déjà le
cadre approprié pour l’examen des exigences du principe de la
séparation des pouvoirs dans des situations données, comme
c’était
effectivement le cas en l’espèce. Dans la mesure où [on
nous] invite à faire montre d’une plus grande déférence à l’égard
de la volonté du législateur, je crois qu’accepter de
le faire irait tout simplement à l’encontre du texte clair de
l’article
premier et romprait l’équilibre délicat que la Charte
visait à établir.4
Au bout du compte, donc, lorsque nous analysons ce en quoi elle consiste véritablement,
l’accusation selon laquelle les juges outrepassent les limites que leur
fixe la Constitution ne saurait être retenue.
Permettez-moi de revenir à mon point de départ. Dans notre démocratie
constitutionnelle, chacun des trois pouvoirs – le législatif,
l’exécutif et le judiciaire – a un rôle important à jouer
au sein de la démocratie canadienne. Le rôle de chacun est distinct
et complémentaire. Et l’essence de chacun est immuable depuis
des siècles. Le rôle du législatif est de faire les lois,
celui de l’exécutif est de les appliquer, celui du judiciaire
est de les interpréter et de résoudre les différends qui
en découlent. Chacun des trois pouvoirs est un élément
essentiel de notre démocratie. Chacun doit remplir son rôle avec
intégrité et dans le respect du rôle constitutionnel des
deux autres. Sans cela, notre démocratie sera discréditée
et notre avenir sera compromis.
_____________________
Notes
1. P. Pettit, « Depoliticizing Democracy »,
(communication présentée au 21e Congrès mondial annuel
de la Internationale Vereinigung fur Rechts- und Sozialphilosophie,
Lund, Suède,
août 2003), (2003) 7(1) Associations : Journal for Legal and Social
Theory 22.
2. Voir B. Crane et H. Brown, Supreme Court of Canada
Practice - 2000 (Carswell), p. 2-3; et P. Hogg, Constitutional Law of Canada, édition à feuillets
mobiles (Carswell), p. 8-2.
3. Newfoundland and Labrador Association of Public
and Private Employees c. Sa Majesté la Reine du chef de Terre-Neuve, 2004
CSC 66, par. 83.
4. Newfoundland and Labrador Association of Public
and Private Employees c. Sa Majesté la Reine du chef de Terre-Neuve, 2004
CSC 66, par. 116.
Allocution de la très honorable Beverley McLachlin, C.P.
Juge en chef du Canada
Conférence sur le droit et le Parlement
Ottawa, Ontario
Le lundi 22 novembre 2004
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