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Juges de la Cour
Allocution de l'honorable Rosalie Silberman Abella
Cérémonie de prestation de serment de l'honorable Rosalie Silberman
Abella et de l'honorable Louise Charron
Le 4 octobre 2004
Le présent moment est à la fois intensément public
et intensément personnel. Toutes les personnes que je suis – l’avocate,
la juge, l’épouse, la mère et la fille – sont réunies
dans cette salle d’audience. Chacune vibre profondément aujourd’hui
et se demande si elle saura exprimer concrètement les sentiments profonds
qui l’étreignent.
Quiconque a déjà eu à expliquer rationnellement les émotions
tumultueuses qui accompagnent les événements marquants de la
vie sait de quoi je parle. Comment explique-t-on une chance inexplicable? Comment
décrit-on des liens indescriptibles? Comment exprime-t-on des souvenirs
inexprimables? Enfin, comment définit-on des rêves indéfinissables?
On ne le fait pas. On raconte tout simplement son histoire et on laisse son
auditeur la définir.
Je vais vous raconter deux histoires aujourd’hui : l’une est
publique, l’autre est personnelle. Je suis le produit des deux. La première,
l’histoire publique, est un récit juridique, qui raconte comment
le droit canadien a émergé de l’ombre de décennies
de subordination coloniale à une jurisprudence étrangère
et a fait valoir son indépendance et sa prééminence. Je
n’ai joué aucun rôle dans ces événements,
mais leurs effets ont influencé tout mon parcours juridique.
Lorsque je suis née, en 1946 – année où la Cour
suprême du Canada a emménagé dans ce magistral édifice –,
c’était le Conseil privé d’Angleterre qui statuait
en dernier ressort sur les affaires canadiennes. Quand j’ai obtenu mon
diplôme de la faculté de droit de l’Université de
Toronto, en 1970, la Cour suprême avait déjà commencé à tracer
des voies originales. Lorsque je suis devenue juge de la Cour d’appel
de l’Ontario, en 1992, la Cour suprême contribuait déjà pleinement à l’essor
du droit.
Les changements qu’a connus le droit canadien entre ces deux dates
n’ont constitué rien de moins qu’une révolution.
Partout au pays, encouragées par un public qui avait pris conscience
au cours de la décennie précédente des effets inhibiteurs
des traditions, les législatures ont regardé leur paysage social
sous un éclairage nouveau. Elles ont ainsi découvert les iniquités
qu’avait à la fois créées et dissimulées
l’obéissance pavlovienne du droit à la neutralité engendrée
par sa propre indifférence et elles ont réagi en modifiant considérablement
la définition de la société ordinaire au Canada et qui
en fait partie.
À partir de 1970, muni du rapport de la Commission royale d’enquête
sur la situation de la femme – document qui a servi de pont entre l’agitation
perturbatrice des années 1960 et les politiques transformatrices des
années 1970 –, notre pays a amorcé un nouveau parcours,
lequel, même s’il n’avait pas toujours un caractère
juridique, concernait toujours la justice. Nous nous sommes dotés de
politiques sur le bilinguisme officiel et le multiculturalisme, nous avons
accordé aux personnes souffrant de déficiences la protection
des codes de droits de la personne, nous avons engagé un dialogue sérieux
avec les Autochtones, nous avons accueilli des vagues successives d’immigrants
de couleur, nous avons aboli les régimes matrimoniaux qui, pendant des
siècles, avaient maintenu les épouses dans des situations économiques
allant de l’invisibilité à l’inconsolable et nous
avons observé les femmes considérer des conceptions divergentes
de la sécurité financière à mesure que s’ouvrait
devant elle un monde leur offrant des possibilités.
Ensuite, avec l’entrée en vigueur de la Charte des droits
et libertés il y a plus de 20 ans, notre voyage vers la justice est devenu
un mouvement irrésistible. Nous avons constitutionnalisé la protection
des droits, nous avons donné à des juges indépendants
le pouvoir de les faire respecter et nous avons présenté au public
une nouvelle conception du droit, spécifiquement canadienne, qui rendait
le statu quo vulnérable aux attentes maintenant plus grandes des citoyens.
Cette conception était par conséquent une vision controversée,
et elle l’est encore.
Mais des cendres de cette controverse a émergé le phénix
de la prise de conscience par le public de la nature du pouvoir judiciaire
et de son rôle, et de la prise de conscience par les tribunaux de ce
qu’est le public et des raisons pour lesquelles son opinion est importante.
Tant les tribunaux que le public continuent d’apprendre à se connaître,
mais cette vision du droit continue de projeter une lumière attirante.
Nous avons consolidé notre démocratie en renforçant
et en garantissant les droits et libertés sur lesquels elle repose et
nous avons solidifié notre pays en raffermissant et en garantissant
ses valeurs démocratiques.
Cela m’amène à mon deuxième récit, mon
histoire personnelle, qui a débuté dans un lieu où il
n’y avait ni démocratie, ni droit, ni justice. Ce vide a fait
naître en moi une soif insatiable pour ces trois valeurs.
Durant mon enfance, je n’ai pas bien saisi toute l’horreur de
ce qui était arrivé à mes parents au cours de la Deuxième
guerre mondiale. Je comprenais seulement à quel point j’étais
incroyablement chanceuse d’avoir des parents aussi merveilleux, affectueux
et positifs. Chaque fois que je leur demandais de le faire, ils me racontaient
ce qu’ils ont vécu dans le camp de concentration, ce qu’ils
ont ressenti lorsqu’ils ont appris que leur fils de 2 ans avait été tué à Treblinka,
pourquoi ils avaient décidé de venir au Canada – j’ai
pensé pendant plusieurs années que c’était parce
que j’étais née le 1er juillet–, comment ils ont
pu trouver l’optimisme pour avoir d’autres enfants, ce que ressentait
mon père, qui était avocat, du fait qu’il n’était
pas autorisé à pratiquer le droit au Canada et ce que cela faisait
de perdre tous ses biens et pratiquement tous les siens et de devoir recommencer à zéro.
Ce qui m’ étonne, quand j’y repense, c’est qu’ils
m’ont toujours répondu avec dignité, sans manifester de
détresse. Jamais ils ne pleuraient, alors que je le faisais à chaque
fois. Je n’ai jamais compris comment ils trouvaient la force de ne pas
pleurer, et je me souviens que, petite fille, je lisais tout ce que je pouvais
sur cette période afin d’essayer de donner un sens à toute
cette absurdité.
Toutefois, ce que je comprenais et que j’admirais c’était
leur ténacité, leur optimisme et leur courage inébranlables,
et, par-dessus tout, leur profonde gratitude envers le Canada pour la générosité et
les perspectives d’avenir exceptionnelles que, selon eux, leur offrait
notre pays.
Ils voyaient dans le Canada un pays qui savait respecter leur engagement à rebâtir
une famille heureuse, leur droit de conserver – avec une fierté manifeste – une
identité religieuse qui avait attiré une telle brutalité en
Europe et leur espoir que la vie au Canada leur apporterait la paix, la sécurité et
l’équité.
Mais, d’abord et avant tout, ils estimaient que le Canada offrait les
meilleures perspectives d’avenir possibles à leurs deux enfants.
Bien qu’ils ne l’aient jamais dit comme tel, je suis certaine que
le marché tacite qu’ils ont conclu avec le Canada et qui les motivait était
le suivant : nous allons faire tout notre possible pour les préparer
adéquatement à apporter leur contribution, si vous faites tout
votre possible pour leur permettre de l’apporter. Ce jour est un hommage à leur
indomptable optimisme à l’égard du Canada, de ses perspectives
d’avenir et de ses enfants.
Tout cela m’amène, en conclusion, à vous parler de mes
enfants. Une des conséquences psychologiques du fait d’avoir,
comme moi, un passé marqué par l’holocauste, c’est
qu’on ne tient rien ni personne pour acquis. On n’a jamais le sentiment
que les choses nous sont dues, on éprouve seulement un grand soulagement
lorsque le destin nous est favorable.
J’ai toujours eu beaucoup de chance dans la vie : des amitiés
merveilleuses, des possibilités professionnelles remarquables ainsi
que des parents extraordinaires qui m’ont appris à chérir
la justice avec hardiesse et à embrasser la vie avec optimisme. Mais,
ma plus grande chance dans la vie fut de rencontrer Irving Abella il y a presque
40 ans de cela, de le courtiser pendant trois ans jusqu’à ce qu’il
consente finalement à m’épouser et d’avoir ensuite
le privilège d’élever avec lui nos deux magnifiques fils,
Jacob et Zachary. Ces deux garçons – dont l’un est né un
an après que j’ai commencé à exercer le droit et
l’autre 4 mois après que j’ai été nommée
juge du tribunal de la famille – sont, depuis leur naissance, au centre
de tout ce que leur père et moi accomplissons et de tout ce en quoi
nous croyons. Nous savions à quel point nous étions chanceux
de les avoir et nous estimions que rien dans la vie n’avait plus d’importance
qu’eux. Le fait d’être ici aujourd’hui et de voir,
dans ces deux avocats, les jeunes hommes brillants, compatissants, amusants
et érudits qu’ils sont devenus, est le plus grand bonheur dans
une vie incroyablement chanceuse. Ils représentent le prochain chapitre
canadien de l’histoire personnelle qui a débuté après
la Deuxième guerre mondiale, histoire qui, je l’espère,
sera toujours remplie d’amour, de courage, d’optimisme et de justice.
Je viens donc de vous présenter mes deux histoires : l’une éminemment
publique, l’autre éminemment personnelle, l’une racontant
le remarquable dynamisme manifesté par le droit au cours d’une
génération, l’autre illustrant comment, en une seule génération,
un voyage ayant débuté dans un camp pour personnes déplacées
en Allemagne aboutit à la Cour suprême du Canada. Il s’agit
dans les deux cas d’histoires incroyables. Ni l’une ni l’autre
n’auraient pu se réaliser ailleurs. Je suis tellement fière
d’être canadienne.
Allocution de l'honorable Rosalie Silberman Abella
Cérémonie de prestation de serment
Ottawa, Ontario
Le 4 octobre 2004
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