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Allocution de la très honorable Beverley McLachlin, C.P. devant l’Association des gens d’affaires Canada-Vietnam
Le 28 novembre 2003

Nous vivons à une époque intéressante, disait le sage.

On peut en dire autant de la nôtre. Juste au moment où la guerre froide semblait avoir pris fin et où Francis Fukayama avait proclamé « la fin de l’histoire », voilà que la destruction des tours du World Trade Centre ébranle le monde et annonce la naissance d’un nouveau fléau, insaisissable et plus terrifiant que les précédents – celui d’un terrorisme mondial, radical, organisé. Depuis les attentats du 11 septembre, les terroristes ont frappé en divers lieux et de multiples façons. Nous nous demandons qui seront les prochaines victimes.

Il ne faut pas s’étonner que les démocraties libérales, cible principale de cette nouvelle menace, aient décidé de réagir. Or, un volet de leur riposte a entraîné la restriction de droits et de libertés établis de longue date et tout à fait essentiels à la démocratie. Les formes de cette restriction sont diverses et bien connues : détention extrajudiciaire et limitation de l’habeas corpus; privation du droit à l’avocat; expulsions d’étrangers et procès à huis clos, etc.

C’est cet aspect de la réaction au terrorisme qui m’amène à traiter aujourd’hui de la manière dont les démocraties libérales devraient aborder le dilemme devant lequel elles se trouvent – garantir la sécurité collective tout en préservant leurs sociétés fondées sur des règles et des droits. Ce dilemme n’est pas nouveau ; nous ne sommes pas les premiers à y être confrontés.

Écoutons ce plaidoyer de Winston Churchill pour la primauté du droit :

[Traduction] Que l’exécutif puisse jeter un homme en prison sans porter contre lui d’accusation reconnue par le droit, et en particulier le priver du droit d’être jugé par ses pairs, est absolument odieux. C’est l’assise de tout gouvernement totalitaire, qu’il soit nazi ou communiste [...] Les pouvoirs extraordinaires assumés par l’exécutif doivent céder le pas lorsque l’état d’urgence n’est plus. Rien ne répugne plus à la conscience humaine que le fait d’emprisonner ou de garder en prison une personne du simple fait de son impopularité. C’est la véritable pierre de touche de la civilisation.1

Or on dit que le même homme, voyant son pays menacé de destruction, a ordonné l’arrestation de tous les ressortissants de pays ennemis se trouvant alors en Angleterre.2 Ce faisant, il était conscient du dilemme opposant le maintien des droits fondamentaux et la protection de son pays. Voici ce qu’il écrivait en 1940 à propos des personnes détenues sur la foi d’un simple décret de l’exécutif :

[Traduction] Il ne faut pas oublier que ces détenus politiques n’ont pas été inculpés, qu’on ne prévoit aucun procès pour eux et qu’ils ne sont pas en détention provisoire. Ce sont des personnes dont on ne peut prouver qu’elles ont commis quelque infraction prévue par la loi, mais qui, en raison du péril public et de la guerre, doivent être détenues. Il va sans dire que je regrette profondément d’être l’auteur d’une mesure si contraire à tous les principes britanniques fondamentaux de la liberté, de l’habeas corpus et d’autres semblables. Le danger collectif justifiait l’action qui a été prise, mais maintenant il recule.3

Tel est donc le dilemme auquel les démocraties libérales sont confrontées dans des circonstances extrêmes : la nécessité de protéger la sécurité ainsi que les droits individuels et la primauté du droit. Le Canada, comme les autres démocraties, est fondé sur la primauté du droit et le respect des droits. En période d’instabilité ou de danger, il peut de toute évidence s’avérer difficile de maintenir la primauté du droit.

Et c’est ce qui se passe depuis le 11 septembre 2001. Notre vision du monde a été ébranlée. Nous avons vu des images horribles de destruction, de violence gratuite et de sacrifice insensé d’êtres humains. Quand on a grandi dans un pays régi par le droit, le terrorisme porte atteinte à l’idée qu’on se fait d’une collectivité politique fonctionnelle. Le terrorisme est aveugle et imprévisible. Il incarne l’intolérance. Il mine la stabilité et rend le discours public difficile, voire impossible. Pis encore, le terrorisme est la négation de la dignité individuelle : il réduit les êtres humains à l’état d’armes ou de cibles qu’on peut utiliser et supprimer à sa guise. Si nous ne l’enrayons pas, il finira par détruire notre société démocratique. Mais si nous le combattons trop brutalement, il risque de détruire les valeurs mêmes qui justifient la préservation de cette société.

Devant une menace si horrible, on peut être tenté de renoncer au respect des droits de la personne dont on fait habituellement preuve dans le cadre de l’application de la loi et du système judiciaire. Il peut être séduisant de combattre le terrorisme avec une force illimitée, d’avoir recours à des outils efficaces en apparence, mais incompatibles avec nos notions de justice fondamentale. Car la sécurité constitue indéniablement une préoccupation essentielle. Sans un minimum de sécurité, l’exercice efficace de nos droits et libertés est impossible. Le dilemme semble donc épineux. Nous ne pouvons pas choisir entre le maintien de la sécurité et le maintien des droits : les deux doivent être assurés.

Puisque nous ne saurions renoncer ni à notre sécurité ni à la primauté du droit, nous devons chercher un juste équilibre entre elles – trouver le compromis qui permet de maintenir la sécurité sans porter atteinte aux valeurs sur lesquelles notre société repose. Lord Bingham, le doyen des lords juges d’Angleterre, écrivait récemment : [traduction] « Le défi démocratique consiste à trouver le meilleur équilibre possible entre le droit de l’État à se protéger et à protéger ses ressortissants contre le risque d’une défaite, de la destruction ou de la violence généralisée, et le droit fondamental des citoyens à ne pas subir une détention extrajudiciaire ».4

Le processus consiste essentiellement à trouver un juste équilibre. Mais pas exclusivement, je m’empresse de le préciser. Certaines valeurs, en effet, sont si fondamentales qu’elles doivent toujours être préservées, comme le droit qu’ont les citoyens de choisir leurs gouvernants, et l’existence d’un système judiciaire transparent et indépendant. D’aucuns y ajouteront les droits fondamentaux de la personne, telle la protection contre la torture, le meurtre et l’emprisonnement pour une période indéterminée, sans espoir de libération ni possibilité de révision judiciaire. Toutefois, au delà de ces quelques valeurs essentielles, la limitation de la primauté du droit et des libertés relève de la recherche du juste équilibre. Il n’y a dès lors plus de ligne de démarcation évidente. Arrive ainsi un point, dans certaines circonstances, où il faut bien admettre que la restriction de droits peut s’avérer nécessaire pour préserver la sécurité. Mais il faut encore déterminer quel degré de restriction est nécessaire ou souhaitable, ce qui ne va pas toujours de soi.

La recherche d’un juste équilibre est un difficile exercice qui prête à controverse. L’idée de mettre en opposition des valeurs contraires dans le but de trouver un compromis en rognant sur chacune d’elles peut paraître inacceptable aux tenants des unes et des autres. Selon leur système de valeurs, des personnes différentes favoriseront un point d’équilibre différent. Néanmoins, en dépit de tous les défauts de la technique, la recherche d’un équilibre est souvent utilisée dans le processus judiciaire ainsi que dans le processus politique. Elle peut être effectuée correctement, ou non. J’aimerais maintenant traiter, d’ici la fin de mon allocution, de la façon dont il conviendrait de nous acquitter de la tâche délicate consistant à trouver un juste équilibre entre la sécurité, d’une part, et d’autre part la primauté du droit et la protection des droits, dans le cadre du dilemme démocratique devant lequel nous nous trouvons actuellement.

Je dirais qu’il y a trois leçons que nous devons garder à l’esprit lorsque nous tentons d’établir un équilibre de valeurs. Elles découlent respectivement du processus juridique, de l’histoire et de l’expérience contemporaine. La première, c’est qu’il faut définir clairement les valeurs que nous mettons sur les plateaux de la balance. La deuxième, c’est qu’en temps de crise, le risque de restriction excessive des libertés est plus élevé que celui de restrictions insuffisantes. La troisième, c’est qu’il très facile de sous-estimer l’importance du maintien des libertés et de la primauté du droit – tant en principe qu’en pratique. Je me pencherai successivement sur chacune.

La première leçon consiste donc dans la nécessité de définir avec précision ce que nous mettons sur l’un et l’autre plateau de la balance et d’être en mesure d’expliquer, à la lumière de cette opposition de valeurs, les raisons de notre choix. Il ressort de la recherche du juste équilibre opérée dans le processus judiciaire que cette méthode fonctionne seulement si la personne qui l’effectue formule avec précision et soupèse en toute connaissance de cause les éléments sur chaque plateau. D’où les expressions courantes dans les décisions judiciaires : « d’une part » et « d’autre part ». La formulation des valeurs opposées nous force à prendre conscience des véritables enjeux, à tenir compte de points de vue que nous pourrions trouver choquants et de valeurs qu’autrement nous pourrions négliger. Cela réduit les possibilités que des préjugés et des intentions cachés influent sur la décision. Faite aveuglément, la recherche d’un équilibre peut dissimuler des préjugés et des croyances qui n’ont pas raison d’être. Faite consciemment, elle est un outil puissant pour trouver un compromis intelligent et réaliste entre des valeurs et des intérêts opposés. Cela se vérifie tout particulièrement lorsque les valeurs mises dans la balance sont la sécurité, d’un côté, et la primauté du droit, de l’autre. De là, ma première mise en garde. Lorsqu’il s’agit de choisir entre la sécurité et les droits, il faut examiner soigneusement ce qui a été placé sur chaque plateau de la balance et veiller à ce que le point d’équilibre puisse se justifier.

La deuxième leçon, celle de l’histoire, nous dit qu’en temps de crise, le risque de restreindre de façon excessive la primauté du droit est beaucoup plus à craindre que celui de ne pas la restreindre de façon suffisante. Lord Bingham, à la suite d’un examen approfondi de la limitation des droits en temps de crise, concluait : [traduction] « Avec le recul, on peut affirmer que l’atteinte aux libertés individuelles que l’on croyait alors justifiée était disproportionnée au regard des besoins de l’heure. »5

L’histoire, malheureusement, confirme la justesse des propos de Lord Bingham. Le droit de la personne le plus ancien est le droit d’être protégé contre les arrestations et les emprisonnements arbitraires. En 1215, le chapitre 33 de la Grande Charte (Magna Carta) interdisait les arrestations et les emprisonnements arbitraires et conférait à une personne détenue illégalement le droit de demander à un juge sa remise en liberté – c’est l’habeas corpus. Or, l’histoire de l’Angleterre est, en partie, celle d’une longue suite d’arrestations et d’emprisonnements arbitraires. Le droit d’habeas corpus a été suspendu à 15 occasions entre 1688 et 1848.6 Dans les colonies britanniques du sous-continent indien, de l’Afrique et d’ailleurs, il a été dans une large mesure bafoué.

Plus récemment, au cours de la Deuxième Guerre mondiale, des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants ont été internés dans des camps de concentration en Angleterre, aux États-Unis et au Canada sans pouvoir contester efficacement les motifs de leur détention. La presse et le gouvernement se sont peu souciés de la pénible situation de ces hommes, femmes et enfants, et on ne s’est pas vraiment interrogé sur la nécessité de ces mesures d’exception. Un sondage effectué en mars 1942 a révélé que 93 % des Américains approuvaient les incarcérations et les couvre-feux dont les Américains d’origine japonaise étaient alors l’objet.7

Les cours de justice n’ont pas été non plus d’un grand secours, comme en témoigne l’expérience vécue par deux Américains d’origine japonaise qui ont refusé d’obéir à des ordres militaires de déplacement. Gordon Hirabayishi, habitant de Seattle dont la loyauté envers les États-Unis n’avait jamais été mise en doute, a été déclaré coupable de refus d’obéir à un ordre militaire lui enjoignant de se présenter à un centre de contrôle, préalablement à son incarcération, et de refus d’observer un couvre-feu. Il a fait valoir qu’il n’y avait aucune nécessité militaire justifiant ces ordres, qu’ils constituaient des mesures inconstitutionnelles de discrimination raciale. Sans succès.8 Un autre objecteur, Fred Korematsu, a interjeté appel devant la Cour suprême des États-Unis d’un jugement l’ayant déclaré coupable de ne pas avoir obéi à l’ordre militaire de quitter son domicile. La Cour a confirmé la déclaration de culpabilité. Il a été révélé plus tard que les autorités poursuivantes avaient délibérément supprimé des renseignements pertinents au dossier et utiles à la défense et avaient sciemment présenté de faux éléments de preuve à la cour. Et tout cela en dépit du Cinquième amendement.

En 1984, Fred Korematsu a finalement réussi à faire annuler sa déclaration de culpabilité.9 Le juge Patel a déclaré ce qui suit :

[traduction] L’arrêt Korematsu occupe toujours une place dans notre histoire juridique et politique. En tant que précédent judiciaire, il n’a que peu de poids. Mais en tant que précédent historique, il rappelle constamment à nos institutions qu’elles doivent continuer à veiller, en temps de guerre ou lors d’une déclaration de nécessité militaire, à la défense des garanties constitutionnelles. Ce que nous a appris Korematsu est que les nécessités militaires et la sécurité nationale ne doivent pas, en temps de troubles, servir de bouclier au gouvernement pour se mettre à l’abri de l’examen poussé de ses mesures et l’exonérer de toute responsabilité à cet égard. En temps d’hostilités et de conflits internationaux, nos institutions – le législatif, l’exécutif et le judiciaire – doivent être disposées à exercer leurs pouvoirs afin de protéger tous les citoyens des sursauts de craintes pusillanimes et de préjugés mesquins.

De là ma deuxième mise en garde. L’histoire nous enseigne que les craintes et les préjugés sont plus répandus en période de troubles. On généralise à outrance, on cherche des boucs émissaires, on réclame l’arrestation de tous les « suspects ». Et ces réactions, avec le recul, se révèlent plus souvent qu’autrement non fondées et excessives. Lorsque nous cherchons un juste équilibre entre valeurs en opposition dans la crise que traverse actuellement le monde, nous devons nous rappeler cette leçon. Nous devons, comme l’a conseillé le juge Patel, insister pour que les restrictions apportées à la primauté du droit et aux droits fassent l’objet d’examen et que leurs auteurs soient tenus de les justifier. Et nous devrions nous demander dans chaque cas : cette mesure restrictive est-elle nécessaire?

Cela m’amène à ma dernière mise en garde. Nous ne devons pas sous-estimer l’importance du maintien de la primauté du droit, de la plus grande liberté et de la plus grande transparence possibles. Nous ne devons pas non plus sous-estimer la précarité de ces bienfaits.

Les exigences en matière de sécurité ont un caractère dramatique et pressant. Elles frappent l’imagination. Elles parlent haut. Les exigences en matière de primauté du droit et de liberté, en revanche, ont un caractère familier et discret. Leur murmure, si insistant soit-il, est trop souvent noyé dans le tumulte de la crise. La préservation de ces valeurs est cependant essentielle, même en des temps difficiles.

Examinons la primauté du droit et les raisons pour lesquelles elle doit être maintenue, même en période de péril national. La primauté du droit consacre, selon les juristes, quatre valeurs qui sont aussi importantes en temps de crise qu’en temps de paix – la légitimité, l’universalité, la protection des droits et l’obligation de rendre compte. La légitimité : le principe selon lequel le pouvoir doit être exercé en conformité avec la loi et non d’une manière arbitraire. L’universalité : le principe selon lequel il y a une seule loi pour tous, et qu’elle ne fait acception de personne. La protection des droits : le principe que les droits doivent être maintenus et qu’ils ne peuvent être limités que lorsque cela est manifestement nécessaire pour l’intérêt collectif. L’obligation de rendre compte : le principe selon lequel tous ceux qui exercent le pouvoir peuvent être tenus d’en rendre compte selon la loi devant des tribunaux indépendants.10

Une attention insuffisante portée à ces valeurs explique les restrictions excessives des droits qui ont marqué l’histoire. Ces épisodes possèdent souvent les mêmes caractéristiques. L’exercice arbitraire, plutôt que selon la loi, de pouvoirs par la police et l’armée. Le refus d’accorder la protection de la loi à certains groupes. La privation de droits sans que la nécessité en ait été démontrée rationnellement. L’absence d’obligation de rendre compte de toutes ces actions devant la loi et les tribunaux.

Pourquoi est-il important de préserver la primauté du droit, même en temps de crise? Pour trois raisons, à mon avis.

La première raison, pratique plutôt qu’ésotérique, n’en est tout de même pas moins importante. On considère généralement que la primauté du droit est essentielle à la santé économique et à la stabilité politique. La terreur, en revanche, leur est néfaste. Mais on ne devrait pas perdre de vue que la primauté du droit est aussi essentielle en soi. J’ai récemment assisté à une conférence de LAWASIA au Japon, et l’un des sujets de discussion était l’importance de la primauté du droit et des institutions judiciaires en tant qu’indices de prospérité. Des conférenciers de la Banque asiatique de Développement ont souligné la corrélation qui existe entre le revenu par habitant et le respect des principes essentiels à la primauté du droit, et entre le degré de corruption des fonctionnaires et la mortalité infantile. L’engagement envers les principes de la primauté du droit et l’existence d’institutions judiciaires fortes sont-ils la cause ou l’effet de la prospérité et de la sécurité? On discute toujours de la réponse à donner à la question. Mais il existe indubitablement une corrélation. La qualité de vie est meilleure dans les pays où les responsables politiques sont assujettis à la loi et ont des comptes à rendre à la population, où le pouvoir émane de règles juridiques valides, où les cours de justice constituent des forums équitables et accessibles pour faire valoir ses droits, où les règles juridiques sont publiques, d’application générale et prévisibles.

La deuxième raison est que la primauté du droit est essentielle au maintien des valeurs qui nous tiennent à cœur. Attention : la guerre contre le terrorisme n’est pas une guerre qui ne concerne que la sécurité. Il s’agit d’une guerre dont l’enjeu réside dans des valeurs. Le terrorisme est la négation absolue de la primauté du droit. Arbitraire, discriminatoire, il frappe au total mépris des droits et de toute notion de responsabilité. Affaiblir la primauté du droit, c’est reconnaître le système de valeurs des terroristes, c’est agir de la même façon qu’eux. Ils sont alors les gagnants, et nous les perdants.

Certes, nous pouvons nous dire que nous restaurerons la primauté du droit lorsque le terrorisme aura été vaincu. Mais quand cela arrivera-t-il? Il ne s’agit pas d’un ennemi semblable à ceux du passé qu’une bataille, voire deux ou trois, suffisait à éliminer. Et lorsque proclamerons enfin la défaite du terrorisme, si cela arrive un jour, que restera-t-il de la primauté du droit et des valeurs qui l’animent – la dignité humaine fondamentale de chaque personne; la conviction que nous sommes des agents rationnels capables de vivre en conformité avec des règles fixes et publiques; la croyance que nous sommes pas de simples pions sur l’échiquier des puissants? Accepter la diminution de ces valeurs, c’est nous rabaisser en tant qu’acteurs humains et êtres humains. Et une fois cela fait, est-il bien certain que nous pourrons retrouver notre ancienne grandeur?

La troisième raison qui m’incite à insister sur l’importance des droits et de la primauté du droit en ces temps difficiles est qu’elle constitue le meilleur espoir, à long terme, de paix dans le monde. La primauté du droit est de plus en plus acceptée dans le monde. À ce titre, elle unifie les nations et les peuples, permet l’espoir d’un avenir plus sûr, plus pacifique. La primauté du droit n’a rien à voir avec le matérialisme ou le modernisme si violemment dénoncés par Oussama Ben Laden. Elle ne suppose pas non plus l’adhésion à une conception particulière de Dieu, à des structures de production ou aux lois du marché. Elle est tolérante et favorise le respect envers tous. Elle représente le mode de vie occidental certes, mais elle est sans doute aussi le meilleur espoir d’un ordre mondial pacifique.

En résumé, la primauté du droit est reliée à la croissance et à la stabilité économique, elle incarne les valeurs qui nous tiennent le plus à cœur et elle constitue notre meilleur espoir de paix dans le monde. Nous devrions toujours nous souvenir de cela lorsque nous recherchons un juste équilibre entre les droits individuels et les exigences de la sécurité collective.

J’aimerais maintenant conclure. Je me suis d’abord demandé comment il est possible de concilier les besoins sécuritaires de l’après 11 septembre et la nécessaire protection des libertés sur lesquelles reposent les démocraties occidentales. Abstraction faite de certains droits de caractère absolu, on ne saurait échapper à l’exercice délicat consistant à chercher un équilibre entre des valeurs manifestement en conflit, soit la sécurité d’une part et la primauté du droit et les droits individuels d’autre part. Cette tâche incombe à nos législateurs, à nos juges et, en fin de compte, à chaque citoyen. Elle n’a rien de facile; il n’existe pas de recette miracle. Néanmoins, nous disposons de certains guides : le droit, l’histoire et l’expérience contemporaine. Nous devons nous inspirer de leurs leçons lorsque nous faisons des choix auxquels il est impossible de se soustraire. Nous devons nous rappeler l’importance de définir clairement les valeurs qui se trouvent sur chaque plateau de la balance et d’insister sur la justification rationnelle des choix. Nous devons aussi nous rappeler cet enseignement de l’histoire : la peur et les préjugés augmentent en temps de crise et, exacerbé par ces émotions, le risque de restriction excessive de la primauté du droit est alors plus élevé que le risque de restriction insuffisante de ce principe. Et nous ne devons pas sous-estimer l’importance du maintien de la primauté du droit et des libertés qu’elle sous-tend – pour le progrès et la stabilité économique; pour préserver le genre de monde dans lequel nous désirons vivre; et pour l’espoir de paix dont elle est porteuse. Enfin, nous tous, législateurs, juges et citoyens, devons nous souvenir du conseil donné par le juge Patel dans l’arrêt Korematsu. Nous devons, chacun de nous, faire preuve de vigilance lorsqu’il s’agit de protéger nos garanties constitutionnelles. Nous devons, chacun de nous, rejeter l’idée que l’impératif de la sécurité nationale exempte les gouvernements des contrôles et de la nécessité de justifier leurs actions. Nous devons, chacun de nous, rejeter les préjugés et les antagonismes mesquins qui, sinon, peuvent mener à des mesures que nous regretterons avec le temps.

_____________________

Notes

1. A.W. Brian Simpson, In the Highest Degree Odious: Detention without Trial in Wartime Britain, Oxford: Oxford University Press, 1994, p. 391.

2. Voir Gillman and Gillman, « Collar the Lot » (Quartet, 1980), 153, 309.

3. W. Churchill, The Second World War, vol. II (Cassell, 1949), 627.

4. Tom Bingham, « Personal Freedom and the Dilemma of Democracy », (2003) 52 International and Comparative Law Quarterly 841, à la p. 842. Je suis redevable à lord Bingham, dont je me suis grandement inspirée des recherches et des opinions.

5. Ibid.

6. Simpson, précité.

7. Commission of Wartime Relocation and Internment of Civilians, Personal Justice Denied, Washington : Government Printing Office, (1982) p. 8.

8. Hirabayashi c. United States 828 F 2d 591 (9th Cir. 1987), p. 595.

9. Korematsu c. United States 584 F Supp 1406 (1984), p. 420.

10. G. de Q. Walker, The Rule of Law : Foundation of Constitutional Democracy, Melbourne, 1988, p. 22 et s.

Allocution de la très honorable Beverley McLachlin, C.P.
Juge en chef du Canada
Ho Chi Minh Ville, Vietnam
Le vendredi 28 novembre 2003

 
   
Date de modification : 2005-04-12
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