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Juges de la Cour
Allocution de l'honorable Claire L'Heureux-Dubé
À l'occasion de la Cérémonie de départ pour sa retraite
Le 10 juin 2002
Merci de vos paroles bienveillantes, Madame le Juge en chef McLachlin. Ce
fut un privilège de siéger avec vous et de travailler sous votre
gouverne. Je tiens également à vous remercier, vous, mes anciens
collègues et mes collègues actuels, pour votre amitié et
votre appui tout au long de ces années.
Je profite aussi de cette occasion privilégiée pour remercier
le Juge en chef Lamer de sa patience face à mes nombreuses dissidences
et lui souhaiter une bonne santé. Je suis touchée de sa présence
ici dans les circonstances.
Monsieur le Ministre de la Justice du Canada, je suis touchée de vos
remarques élogieuses que j'attribue à votre générosité plus
qu'à mes mérites et j'ajoute mes félicitations à un
membre du Barreau du Québec pour qui la valeur n'a pas attendu le nombre
des années...
Monsieur le Ministre de la Justice du Québec, votre présence
ici aujourd'hui ravive des souvenirs précis de notre pratique respective
au sein du Barreau de Québec et de celle de votre associé d'alors,
Me Roger Pothier, mon conseiller juridique auprès de la Commission d'enquête
sur l'immigration que j'ai présidée.
J'ai suivi avec intérêt les réformes progressistes que
vous avez initiées lors de votre premier mandat comme Ministre de la
Justice du Québec et qui se poursuivent sous votre deuxième mandat,
entre autres en ce qui concerne la législation que vous avez récemment
déposée à l'assemblée législative relativement à l'union
civile.
Je vous remercie de votre présence et de vos paroles chaleureuses.
Monsieur le président de l'Association du Barreau canadien, je constate
que vous être très bien informé et qu'aucun détail
ne vous échappe! Je vous remercie d'avoir mentionné la Revue
du Barreau canadien, dont j'ai eu l'honneur de présider le comité de
rédaction, et je suis heureuse de souligner que cette revue est classée
parmi les quatre meilleures dans le monde. Elle est d'ailleurs fréquemment
citée devant la Cour suprême du Canada. Cette grande réalisation
s'inscrit, à mon avis, dans la tradition d'excellence de l'ABC en plus
d'être un lieu de rapprochement entre les auteurs de droit civil et de
common law. Longue vie à la Revue du Barreau canadien!
Monsieur le Bâtonnier du Québec, vous m'avez rappelé les
22 plus belles années de ma carrière au sein du Barreau de Québec
et du Québec. À une époque où les avocates étaient
encore rarissimes et où l'égalité n'était pas encore à la
mode, le Barreau m'a accueillie sans réticence et sans discrimination.
Je lui en saurai gré toute ma vie.
Madame le Bâtonnier de Québec, je vous remercie de vos généreuses
paroles et de l'amitié que le Barreau de Québec m'a démontrée à de
nombreuses reprises tout au long de ma carrière. Je suis très
fière de la médaille du Barreau de Québec, de Montréal
et du Québec que les avocats québécois m'ont décernée
: la confiance et l'estime de ses pairs est le plus bel hommage que l'on puisse
recevoir.
Finalement, Marie-Claire, ma première clerc juridique avec François
Lacasse, je te remercie de ce texte qui me fait revivre mes premières
années à la Cour suprême où le soutien et le réconfort
de mes clercs, en plus de leur talent et dévouement, m'ont permis de
survivre à cette transition difficile. Je veux souligner en même
temps cette merveilleuse collaboration de mes 42 clercs juridiques au fil de
ces 15 ans à la Cour suprême du Canada. Je les considère
un peu comme mes enfants... juridiques ! Leur talent, leur compétence,
leur dévouement et leur ardeur au travail, à un niveau bien au-delà des
exigences de leurs fonctions, ont joué un rôle essentiel dans
ma vie à la Cour. Ils ont été le coeur et l'âme
de mon bureau. Je les remercie tous, par ton intermédiaire Marie-Claire,
pour la joie qu'ils ont apportée et pour l'excellence de leur contribution
au travail de la Cour. Et à eux tous, j'associe Lizette, Julie et André,
mes assistants. Leur compétence, leur appui, leur loyauté, leur
travail dévoué, leur prévenance et leur attention jour
après jour ont beaucoup compté pour moi.
Un certain nombre de personnes ont joué un rôle-clé dans
ma vie. Plusieurs d'entre elles sont présentes aujourd'hui, dont, et
non les moindres, ma fille Louise, Ethan et Simon Pierre, qui sont ma joie
de vivre. Mes deux soeurs, mes beaux-frères et leurs conjoints sont également
avec nous aujourd'hui. Deux personnes, juges et anciens associés, sont
absentes : Christine Tourigny et Sam Schwarzbard. Christine Tourigny est
décédée dans la force de l'âge il y a quelques années
alors qu'elle siégeait à la Cour d'appel du Québec où elle
m'avait remplacée lors de ma nomination à la Cour suprême.
Ce fut une associée idéale, une juriste accomplie qui a fait
sa marque à la Cour d'appel et au sein du Barreau qui lui a rendu hommage
en créant le prix du Mérite Christine Tourigny. Christine était
une femme remarquable et une amie de toujours dont j'ai pu apprécier
les qualités humaines et intellectuelles et dont l'amitié a enrichi
ma vie.
Sam Bard, décédé en janvier dernier après une
longue carrière comme avocat au Barreau de Québec et juge à la
Cour supérieure du Québec a été celui qui m'a permis
de faire carrière dans la pratique du droit en m'offrant un poste dans
son étude à une époque où le droit n'était
pas pour les femmes. Ce fut un mentor, un partenaire attentif et combien précieux
pendant les 18 ans que nous avons exercé la profession ensemble avec
Jacques Philippon (devenu lui aussi juge à la Cour supérieure
du Québec) et Roger Garneau (maintenant à la tête de l'étude
qui perpétue la nôtre) qui me font le plaisir d'être ici
aujourd'hui. J'ai souvent dit que je dois ma carrière à Sam et
je lui serai toujours reconnaissante pour sa compétence, sa sagesse,
son intégrité, sa loyauté et son sens incomparable de
la justice qui ont marqué sa pratique du droit et la mienne. Francophile
et ami des arts et des lettres, Sam n'a jamais hésité à défendre
les droits des minorités et des gens défavorisés quelle
que soit l'impopularité de la cause, comme ce fut le cas pour l'affaire Saumur(1) et
bien d'autres. C'était un homme exceptionnel et un grand ami.
Je vois dans l'assistance d'anciens collègues, qui étaient là quand
j'ai été nommée à la Cour et qui m'ont donné appui
et conseils. Un autre collègue, le juge Estey, décédé récemment,
m'avait tout de go donné ce conseil : « Claire, éloigne-toi
de la Cour le plus souvent possible »; il serait content de
savoir que j'ai suivi son judicieux conseil (qu'il appliquait lui-même),
et j'ai acquis une expérience très précieuse grâce à mes
contacts partout dans le monde. Le juge McIntyre était un ami avant
ma nomination à la Cour et il m'a donné des conseils très
utiles en rédaction, notamment dans le domaine du droit criminel, où il
excellait. Madame le juge Bertha Wilson, qui avait été nommée
en 1982, était là pour m'accueillir et est demeurée mon
ange gardien, m'écoutant dans mes moments de désarroi, appuyant
mes initiatives, et, pour moi comme pour d'autres, elle fut un modèle
en plus d'être une sommité intellectuelle.
Cette période de transition n'a pas été facile pour moi
et je remercie tous mes collègues de l'époque, dont Gérard
La Forest, un très grand ami et un véritable penseur, comme
le furent Jean Beetz, Gerry Le Dain, Bill Stevenson et Peter Cory, pour
leur amitié indéfectible. Ceci est également vrai pour
mes collègues actuels qui ont tous, sans exception, formé la
famille juridique idéale grâce à leur expérience, à leurs
qualités intellectuelles, à leur travail assidu et à leur
sens rigoureux de la justice.
C'est un grand attribut de notre cour collégiale d'avoir su préserver
notre amitié, malgré des désaccords parfois vifs et profonds
sur des questions de droit. Cette dynamique de groupe est l'un des atouts les
plus précieux de notre Cour : unie de coeur et d'esprit dans la
recherche de la justice bien que souvent partagée sur les moyens de
la faire prévaloir dans des cas particuliers. Ces débats intensifs
et quotidiens entre collègues permettent de préciser nos points
de vue, de remettre en question nos hypothèses, de garder l'esprit ouvert
et d'ajuster, et parfois changer, nos positions préliminaires. Ce défi
intellectuel constant va me manquer énormément.
J'aimerais rendre un hommage particulier au juge Dickson, mon juge en chef
jusqu'à ce qu'il prenne sa retraite. Il a su allier le leadership intellectuel
et le sens aigu du devoir et de l'excellence. Sa recherche de l'égalité,
qui est particulièrement apparente dans ses opinions en droit de la
famille et en droit du travail, est un aspect de ses jugements qui, à mon
avis, n'a pas été suffisamment exploré jusqu'à maintenant.
Il était un vrai féministe (n'a-t-il pas cité Catherine
McKinnon?(2)) qui croyait, tout comme moi, en
l'idée « révolutionnaire » que les femmes
ont droit au même respect, à la même considération
et à la même justice que tout autre membre de la société.
Si - comme on l'a entendu dire - « les féministes ont pris
contrôle de la Cour », ce mouvement a commencé il y
a longtemps et particulièrement avec la dissidence du juge en chef Laskin
dans l'arrêt Murdoch(3), qui
est devenue l'opinion de la majorité moins de cinq ans plus tard dans
l'arrêt Rathwell(4); puis plus
tard les motifs du juge en chef Dickson dans Action Travail des Femmes(5), Brooks(6), Janzen, Sorochan(7), Pettkus
c. Becker(8), ceux du juge Wilson dans Lavallée(9) et Morgentaler(10), et
ceux du juge Cory dans Peter c. Beblow(11),
pour ne mentionner que quelques jugements d'anciens collègues avec lesquels
j'ai eu le grand privilège de siéger.
Je veux rendre un hommage particulier au juge Bertha Wilson, qui a guidé mes
premiers pas à la Cour. Ses conseils ont toujours été précieux
et son appui, inestimable. Je lui serai toujours intensément reconnaissante
d'avoir brisé le "plafond de verre". Son intelligence brillante,
sa façon d'aborder le droit solidement guidée par les principes,
ses qualités analytiques et son ouverture d'esprit ont toujours été précieuses.
Ce sont toutes ces personnes qui ont fait une différence dans ma vie
professionnelle et privée à qui je pense aujourd'hui et que je
remercie de leur générosité, appui et réconfort
dans les périodes difficiles de ma vie. Certaines m'ont procuré de
grands plaisirs, tels mes associés dans la pratique du droit que je
viens de mentionner, mes collègues à la Cour supérieure, à la
Cour d'appel du Québec, avec lesquels j'ai gardé des liens d'amitié très
forts et dont quelques-uns me font le plaisir d'être ici aujourd'hui.
Je ne puis m'empêcher de souligner la présence d'un autre de ceux
qui m'a procuré peut-être la plus grande satisfaction de ma carrière
de juriste, Paul-André Crépeau, ce grand civiliste à qui
je voue une admiration sans bornes. Je lui ai souvent dit que je lui dois ma
carrière de juge pour plusieurs raisons mais surtout parce qu'il a eu
la merveilleuse idée un jour de m'intégrer aux travaux de l'Office
de révision du Code civil du Québec(12) (dont
il était le seul Commissaire) au Comité du droit de la famille
et des cours familiales dont je suis éventuellement devenue présidente.
Sa grande culture juridique, son désir de produire un Code civil moderne(13),
dépoussiéré de ses politiques qui ne cadraient plus avec
la société dynamique et moderne du Québec et son grand
talent d'organisation ont façonné un Code civil à la mesure
de sa vision de justice pour le citoyen. C'est une oeuvre admirable qui est
son legs le plus précieux et je lui serai toujours reconnaissante de
m'avoir invitée à y participer. Je n'oublie évidemment
pas cet incomparable juriste qu'est le juge Albert Mayrand qui a été l'âme
et le rédacteur hors pair de ce Comité du droit de la famille à l'Office
de révision, et à qui j'ai succédé comme présidente
après avoir bénéficié de ses conseils et de son
labeur.
Il y a nombre d'autres personnes, amis et amies qui d'une façon ou
d'une autre ont contribué à mon bonheur, à ma carrière,
partagé mes peines et mes joies et, malgré leur absence, c'est
le cas de mes parents, ma mère en particulier, mon mari et mon fils
entre autres, je ne les oublie pas en ce moment qui, pour moi, est émouvant.
J'ai eu le privilège de siéger lorsque le juge Dickson était
juge en chef, un humaniste dans le plein sens du terme et un grand défenseur
des droits fondamentaux de la personne. La Cour suprême du Canada a une
longue tradition de protection des droits fondamentaux de la personne. Cette
tradition remonte à bien avant la Charte, comme l'illustrent
les arrêts Saumur(14) et Roncarelli(15).
De nombreux autres jugements rendus depuis l'adoption de la Charte ont
actualisé cette tradition, dont, parmi les arrêts les plus récents, Burns
et Raffay(16), Suresh(17) et Baker(18).
Notre jurisprudence sur ces questions ainsi que les questions d'égalité et
de discrimination a inspiré d'autres cours suprêmes et cours constitutionnelles
dans le monde entier. La Cour constitutionnelle d'Afrique du Sud dans Hugo(19) cite
notre arrêt Egan(20) et adopte
le critère établi par notre Cour à l'égard des
dispositions sur l'égalité de l'art. 15 de la Charte.
Notre arrêt Baizley(21) a été suivi
dans un jugement récent de la Chambre des lords(22),
où lord Steyn écrit :
[Traduction] J'ai largement été guidé par les décisions éclairées
et éclairantes de la Cour suprême du Canada dans Bazley
c. Curry, 174 DLR(4th) 45 et Jacobi c. Griffiths, 174 DLR(4th)
71. Chaque fois que de tels problèmes seront examinés à l'avenir
dans le monde de la common law, ces arrêts constitueront le point de
départ.
Ces quelques exemples sont loin d'être les seuls.
Durant ma carrière d'avocate et de juge, j'ai eu le privilège
de travailler avec un certain nombre d'ONG partout dans monde dans le domaine
des droits de la personne et cette expérience m'a fait prendre davantage
conscience de la nécessité de l'indépendance judiciaire
et du respect de la primauté du droit ainsi que de la réputation
extraordinaire dont le Canada jouit dans le monde entier pour l'intégrité et
la compétence de sa magistrature et de ses institutions démocratiques.
Des juges canadiens ainsi que des membres du Barreau et de l'Association du
Barreau canadien exportent partout dans le monde leur expertise sur des questions
telles que la gestion des instances, la jurisprudence sur les droits de la
personne et l'égalité, l'indépendance judiciaire et la
formation des juges.
Le Canada devient le pays où les juges et les avocats du monde entier
viennent pour acquérir des compétences modernes et discuter de
questions juridiques. Des projets de formation des juges, subventionnés
par l'ACDI, sont mis en oeuvre par des juges, des avocats et des universitaires
partout dans le monde, en Chine, au Maroc, dans les pays de l'Europe de l'Est,
en Éthiopie et en Ukraine, pour ne nommer que quelques pays. C'est un
excellent exemple de coopération entre les pays, qui servira aussi à accroître
la sensibilisation aux droits de la personne et à d'autres questions
importantes tout en élargissant l'expérience et l'expertise de
notre propre collectivité juridique. En tant que Canadiens, nous devrions
nous féliciter du leadership et du soutien que notre gouvernement a
apporté à ces projets.
À titre de Présidente de la Commission internationale de juristes(23),
j'ai été frappée par les attaques fréquentes et
de plus en plus virulentes contre la magistrature partout dans le monde. La
saga du Zimbabwe n'est qu'un de ces nombreux exemples. L'indépendance
du pouvoir judiciaire est la garantie que les citoyens obtiendront justice.
Bien que le Canada soit l'un des pays où l'on peut être fier de
l'indépendance judiciaire, cette liberté est fragile, pour paraphraser
le titre du livre de Tom Berger(24). Le conseil
d'administration de l'American College of Trial Lawyers a récemment évoqué la
menace pesant sur l'indépendance de la magistrature aux États-Unis
dans les termes suivants :
[Traduction] La résurgence des critiques injustes de la magistrature,
de menaces de représailles et d'accusations contre certains juges
et certains tribunaux, faites par des représentants de l'État,
des commentateurs et des avocats par suite de certaines décisions
porte atteinte à la confiance du public dans notre système
judiciaire[...]
La marque depuis longtemps reconnue de cette indépendance est la
capacité des juges de s'acquitter de leurs responsabilités « sans
crainte ni faveur ». Le juge est chargé d'administrer la
justice conformément à la primauté du droit et de protéger
les droits des gens entre eux et contre les excès des autres branches
du gouvernement. L'indépendance judiciaire est un moyen de parvenir à la
justice pour tous(25).
Pour reprendre ce que disait Bob Hebert, chroniqueur au New York Times : « Un
juge intimidé est un juge inutile »(26).
Selon lord Steyn :
[Traduction] La stabilité des institutions démocratiques dépend
en fin de compte de la confiance du public dans la façon dont les
trois pouvoirs du gouvernement coordonnent leurs fonctions. Étant
le plus faible des trois, le pouvoir judiciaire ne peut s'acquitter de son
rôle de façon efficace que si le public croit que les tribunaux,
même s'ils se trompent parfois, agissent de façon entièrement
indépendante. Il est de première importance que la nation ait
confiance dans les juges de tous les niveaux en tant que gardiens indépendants
et impartiaux du droit(27).
Il est rassurant de lire dans de récents sondages que nos tribunaux
reçoivent un taux d'approbation de 80 % dans la population et,
ayant été juge pendant plus de 29 ans, je trouve cette confiance
justifiée. Nous pouvons être très fiers de notre système
judiciaire, et ce, d'autant plus lorsque nous le comparons avec d'autres systèmes
dans le monde. Est peut-être toutefois un tribut encore plus grand pour
notre pays le respect que les Canadiens témoignent envers la Charte,
vingt ans après son adoption.
Sur une note plus personnelle, je dirais que ma réputation de « grande
dissidente » dans les médias (fortement exagérée, à mon
avis, puisque 80 % des arrêts de la Cour sont unanimes) fait ressortir
une caractéristique importante de notre système de justice. Une
dissidence est une force positive qui favorise la collégialité,
fournit à la collectivité juridique une alternative, influence
la majorité et, si l'on en croit ce qu'en dit le juge en chef Hughes
de la Cour suprême des États-Unis :
[Traduction] Une dissidence dans un tribunal de dernière instance
constitue un appel au mûrissement du droit, un appel à l'espoir
qu'un jour la cour corrigera l'erreur que le juge dissident croit qu'elle
a commise(28).
René Char pour sa part a écrit : « Ce qui vient au
monde pour ne rien troubler ne mérite ni patience ni égards »(29).
Et c'est George Bernard Shaw qui disait : « Tout progrès
dépend de l'homme déraisonnable »(30).
J'imagine qu'il aurait inclus une femme dans cette catégorie ! J'ai
dit ce que j'avais à dire pour la défense des opinions dissidentes.
Camus nous a fait le don de cette phrase magnifique : « La justice
n'est pas seulement une idée, c'est une chaleur de l'âme ».
J'ajouterais : la justice est le droit du plus faible et l'égalité est
la conscience du droit.
À l'aube de mes 50 ans de carrière juridique, je me sens
privilégiée d'avoir siégé sous le leadership de
personnes comme le juge en chef Dickson, le très honorable Antonio Lamer
et l'actuelle Juge en chef. Je puis dire que rendre la justice est une profession
stimulante et ce peut-être de plus en plus aujourd'hui, que ce soit comme
avocat ou comme juge, et qu'elle est aussi la plus noble et la plus enrichissante
de toutes les professions. Les médias ont parlé d'un « poste
de rêve » et à bien des égards c'est vrai, mais
je dois dire qu'en 1948 quand je suis entrée à la faculté de
droit, le « rêve » permis aux femmes ne comprenait
pas la magistrature et encore moins une nomination à la Cour suprême.
Si le « rêve » s'est réalisé, le
mérite en revient à notre magnifique pays où tout est
possible (même pour les femmes et pour les minorités maintenant),
et il y a toujours une place au sommet pour quiconque fera l'effort requis
pour y parvenir. Pour moi, ce fut un privilège et, malgré quelques
embûches, le voyage en valait la peine. J'ai choisi le droit en raison
de mon intérêt pour la justice et j'ai fait de mon mieux pour
la servir.
À l'aube de ma retraite, cette phrase d'un collègue lors de
mon assermentation comme juge de la Cour supérieure du Québec
me revient à la mémoire : « Souvenez-vous »,
m'a t'il dit « que vous êtes esclave pour le reste de vos
jours ». Il avait raison, mais comment pourrait-on se plaindre de
cette sorte d'esclavage dont l'objectif est de servir la liberté, la
dignité et la justice ?
_____________________
Notes:
1. Saumur c. Quebec (City), [1953] 2 R.C.S. 299; Saumur
c. Québec (Procureur général), [1964] R.C.S. 252.
2. Janzen c. Platy Enterprises Ltd., [1989] 1 R.C.S. 1252.
3. Murdoch c. Murdoch, [1975] 1 R.C.S 423.
4. Rathwell c. Rathwell, [1978] 2 R.C.S. 436.
5. C.N. c. Canada (Commission des droits de la personne),
[1987] 1 R.C.S. 1114.
6. Brooks c. Canada Safeway Ltd., [1989] 1 R.C.S. 1219.
7. Sorochan c. Sorochan, [1986] 2 R.C.S. 38.
8. Pettkus c. Becker, [1980] 2 R.C.S. 834.
9. R. c. Lavallée, [1990] 1 R.C.S. 852.
10. R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30.
11. Peter c. Beblow, [1993] 1 R.C.S. 980.
12. À cet égard, voir : La Réforme
du Code civil, Textes réunis par le Barreau du Québec
et la Chambre des notaires du Québec, Sainte-Foy, Québec, Presses
de l'Université Laval, 3 Vols., 1993.
13. Code civil du Québec, L.Q. 1991, ch.
64.
14. Précité, note 1.
15. Roncarelli c. Duplessis, [1959] R.C.S. 121.
16. États-Unis d'Amérique c. Burns,
2001 CSC 7. No du greffe : 26129.
17. Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et
de l'Immigration), 2002 CSC 1. No du greffe : 27790.
18. Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et
de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817.
19. Hugo c. South Africa (President), [1997]
S.A.J. No. 4.
20. Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513.
21. Bazley c. Curry, [1999] 2 R.C.S. 534.
22. Lister c. Hesley Hall Ltd., [2001] H.L.J.
No. 22, au par. 27.
23. Le site Web de la Commission internationale de juristes
se trouve à : http://www.icj.org
24. T. BERGER, Fragile freedoms: Human Rights and
Dissent in Canada, Toronto, Clarke, Irwin, 1982.
25. M.A. ELLIS (ed.), American College of Trial Lawyers, The
Bulletin, n 40, Irvine, California, Winter 2001-2002 p. 8.
26. B. HEBERT, A plan to Intimidate Judges, N.Y.
Times, 4 déc. 2002, p. A29.
27. LORD STEYN, The Case for a Supreme Court, All Souls
College, Oxford, The Neil Lecture, 1er mars 2002, p. 13
(non publié).
28. C. E. HUGHES, The Supreme Court of the United
States 68 (1928), .), cité dans K.M. ZO BELL, « Division
of Opinion in the Supreme Court: A History of Judicial Disintegration »,
(1959) 44 Cornell L.Q. 186, 211.
29. R. CHAR, Fureur et mystères, Paris,
Gallimard, 1996, 224 p.
30. G.B. SHAW, L'Homme et le Surhomme, Maximes
pour révolutionnaires, 1903.
Allocution de l'honorable Claire L'Heureux-Dubé
À l'occasion de la Cérémonie de départ pour sa retraite
Ottawa, Ontario
Le lundi 10 juin 2002
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