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Allocution de la très honorable Beverley McLachlin, C.P.
Les droits et les libertés au Canada : vingt ans après l'adoption de la Charte
Le 17 avril 2002

En pleine maturité : l'identité nationale canadienne et la Charte des droits

Tout d'abord, permettez-moi de vous remercier de votre accueil chaleureux.

Introduction

Vingt ans seulement nous séparent de ce jour froid et venteux — le 17 avril 1982 — qui a marqué le rapatriement de notre Constitution et l'adoption de la Charte des droits.

Quand je pense à cette journée, cette scène sous la bruine sur la Colline du Parlement me revient vivement à l'esprit - la Reine qui signe le parchemin tacheté de gouttes de pluie, sous le regard souriant de Pierre-Elliot Trudeau, tandis que l'actuel premier ministre, à l'époque ministre de la Justice, se tient fièrement debout, regardant lui aussi la scène. Pour bon nombre d'entre nous, l'image de cette cérémonie évoque le souvenir de l'effervescence qui régnait en raison des possibilités qui s'ouvraient devant le Canada, l'idée que le Canada était devenu une nation à part entière et s'apprêtait à décider lui-même de sa destinée, et, par-dessus tout peut-être, le sentiment généralisé d'enthousiasme, d'optimisme et d'espoir face à l'avenir.

À bien des égards, M. Trudeau lui-même, avec sa rigueur intellectuelle et ses pirouettes, semblait incarner l'esprit de l'époque : le rapatriement de la Constitution et l'adoption de la Charte reflétaient la volonté du Canada de rompre la tradition et de tracer sa propre voie, mais selon une vision progressiste, clairement exprimée et typiquement canadienne.

Puis, nous voici, vingt ans plus tard à nous remémorer cet événement. Deux décennies, c'est bien peu dans l'histoire d'un pays. Pourtant, deux décennies -- vingt années -- représentent une très longue période dans la vie d'une personne, une génération entière et une durée qui permet de mesurer notre vie et celle des personnes que nous connaissons. Cette journée d'avril 1982 fait maintenant partie du passé, mais elle demeure bien présente dans notre esprit. Un jour, nous -- ou d'autres personnes -- pourrons jeter un coup d'oeil rétrospectif sur la Charte. Mais ce jour n'est pas encore arrivé. Toute l'histoire de la Charte, depuis son adoption jusqu'à ce jour, est contemporaine : pour bon nombre d'entre nous, c'est une histoire qui se déroule entièrement au cours de notre existence.

La Charte n'est plus à ses premiers balbutiements, mais elle est encore très jeune. C'est une œuvre qui ne cesse d'évoluer, une œuvre inachevée. Et il en sera peut-être toujours ainsi. Les générations futures auront un rôle important à jouer pour la modeler. Pour reprendre l'expression du vicomte Sankey, la Charte est vraiment un arbre qui croît. Je pense que c'est Chou En-lai qui, lorsqu'on lui a demandé s'il croyait que la Révolution française avait été une bonne chose, a répondu : « Il est encore trop tôt pour le dire ». Alors, à bien des égards, il est peut-être encore trop tôt pour porter un jugement sur la Charte.

Et pourtant, après vingt années, il est possible de faire le point. En fait, il y a beaucoup à dire sur la Charte.

Dans la pièce Jules César de Shakespeare, Marc-Antoine a fait à ses concitoyens romains cette célèbre déclaration : « Je viens ensevelir César, non le louer ». Alors que je me présente devant vous ce soir, en vous demandant de me prêter l'oreille, je vous dit : « Je ne viens pas louer la jurisprudence de la Cour suprême relative à la Charte ». Du moins, pas de manière très détaillée. Je ne viens pas non plus ensevelir les principes de la Charte, ni les défendre. Je compte plutôt analyser une question plus fondamentale, dans le cadre de notre examen des vingt années passées sous le régime de la Charte.

Il ne fait aucun doute que l'adoption de la Charte en 1982 constitue le fait marquant de l'histoire du droit canadien, du moins pour les gens de notre époque. La Charte a façonné le paysage juridique de notre pays d'innombrables manières. L'« histoire » du droit canadien est et demeurera pendant une période prévisible marquée par l'incidence qu'a la Charte sur son évolution. Mais l'incidence de celle-ci ne s'arrête pas là. En effet, l'aspect fondamental de l'histoire de la Charte est son incidence, non seulement sur le droit canadien, mais encore sur le Canada lui-même.

S'il est un thème commun qui se dégage de la couverture médiatique de la Charte ces derniers jours et de la cérémonie qui s'est déroulée à midi aujourd'hui, c'est que la Charte fait désormais partie de l'identité du Canada. Je reprends le thème de l'affiche d'aujourd'hui : La Charte : c'est à nous. La Charte : c'est nous.

L'identité canadienne et la Charte

Les gens sont au courant de l'existence de la Charte et ils ont leur opinion à son sujet, et ce, dans une mesure qui serait inconcevable pour presque toute autre idée ou tout autre texte juridiques. Par exemple, le 6 avril 2002, le Globe and Mail a commencé à publier une série , en quatre parties, d'articles sur l'incidence de la Charte des droits. On pouvait lire en gros titre sur la première page de l'édition du samedi : [traduction] « La plupart des gens croient encore fermement à la Charte : sondage »1. D'après l'article qui suivait, selon un sondage Ipsos-Reid, « [p]rès des trois quarts des Canadiens et des Canadiennes considèrent que leurs droits sont mieux protégés grâce à la Charte ». D'autres sondages d'opinion vont essentiellement dans le même sens.

Je suis ravie, comme vous pouvez vous en douter, de constater à quel point les gens ont adhéré à la Charte et sont convaincus qu'elle protège leurs droits. Mais ce qui est vraiment remarquable, à mon sens, c'est que la Charte des droits est le genre de sujet qui se prête à un sondage d'opinion. Cela signifie que la population canadienne a acquis une certaine connaissance de son contenu, qu'elle peut être au fait de certaines décisions importantes relatives à la Charte et qu'elle comprend les rôles respectifs des tribunaux et des représentants élus. Bien des gens ont réfléchi à la Charte, ont leur opinion à son sujet et s'intéressent à ce qui est écrit en la matière. Qui plus est, la Charte est un document dont nous sommes fiers et que la plupart d'entre nous aimons. Comme Canadiens et Canadiennes, la Charte nous touche tous de très près.

Pourquoi les Canadiens et les Canadiennes se sont-ils pris d'une telle affection pour la Charte? Pourquoi tant de gens ont-ils affirmé ces derniers jours qu'elle fait désormais partie intégrante de l'identité canadienne? Pourquoi la Charte a-t-elle su, en si peu de temps, s'imbriquer aussi solidement à la trame de l'existence des Canadiens et des Canadiennes.

On pourrait facilement répondre que les Canadiens et les Canadiennes assistent, depuis maintenant 20 ans, à un débat sur la question de savoir si la Charte est une bonne ou une mauvaise chose, et si elle a projeté à tort les juges dans l'arène politique. Il n'y a pas de doute que les débats de ce genre ont été nombreux, comme ce doit être le cas dans une démocratie parvenue à maturité. Il ne fait également aucun doute que la population canadienne a ainsi pu prendre davantage conscience de l'existence de la Charte. Cependant, cela n'explique pas pourquoi les Canadiens et les Canadiennes ont souscrit à la Charte.

On pourrait aussi répondre que, comme bien d'autres habitants de la planète, les Canadiens et les Canadiennes en sont venus à se considérer comme des « titulaires de droits ». On prétend que la Charte correspond à une nouvelle « mentalité en matière de droits », en plus de la favoriser. C'est ainsi que Michael Ignatieff qualifie la Charte de partie intégrante de ce qu'il appelle la « révolution des droits ». Mais si importante que soit cette « révolution des droits », elle n'explique pas entièrement pourquoi les citoyennes et les citoyens de notre pays en sont venus à percevoir la Charte comme un élément déterminant de notre identité nationale.

Pour comprendre pourquoi la Charte est devenue partie intégrante de l'identité canadienne dans un aussi court délai de 20 ans, il nous faut aller au-delà du débat qu'elle a suscité, au-delà de l'attrait général de la « révolution des droits ». Nous devons nous concentrer davantage sur ce qu'elle signifie pour le peuple canadien lui-même.

J'aimerais vous dire, ce soir, que trois réalités permettent, selon moi, de comprendre parfaitement pourquoi les Canadiens et les Canadiennes ont souscrit à la Charte :

  1. le fait qu'avec le rapatriement de la Constitution la Charte marque l'arrivée à maturité du Canada;
  2. le processus pratique de conception canadienne qui a mené à l'adoption de la Charte;
  3. le fait que la Charte est l'expression de notre identité comme peuple.

J'aimerais terminer par un bref examen de chacune de ces réalités.

1) Le rapatriement et l'adoption de la Charte : indications de « l'arrivée à maturité » du Canada sur le plan juridique

Le rapatriement de la Constitution et l'adoption de la Charte des droits, le 17 avril 1982, symbolisent l'arrivée à maturité du Canada sur le plan juridique. Cela vaut en ce qui concerne l'ordre juridique et, d'une façon encore plus fondamentale, en ce qui concerne la perception que les Canadiens et les Canadiennes ont de leur pays.

Le rapatriement de la Constitution a été l'aboutissement d'un long processus qui a permis à notre jurisprudence de devenir véritablement canadienne. La jurisprudence canadienne du premier siècle (outre celle relative au Code civil du Québec2) était essentiellement britannique. Petit à petit, pendant la seconde moitié du XIXe siècle, les tribunaux canadiens ont commencé à paver la voie vers une jurisprudence authentiquement canadienne. Comme première étape, il était vital de réduire le nombre des appels devant le Comité judiciaire du Conseil privé pour finalement les abolir complètement.3 Mais le dernier pas a été franchi avec le rapatriement de la Constitution et l'adoption de la Charte en 1982.

Les avocats, les juges et les auteurs juridiques n'ont pas été les seuls à sentir le symbolisme du rapatriement de la Constitution. Lorsque, par suite du rapatriement, la « Constitution du Canada a été ramenée au pays », des Canadiens et des Canadiennes ordinaires se sont aussi associés à cette motivation renaissante à l'égard de leur pays. Cet événement ne s'est pas traduit uniquement par des changements d'ordre technique à la procédure de modification de la Constitution. Le rapatriement a symbolisé la prise en charge par les Canadiens et les Canadiennes de la destinée de leur pays, la prise en mains de leurs affaires, responsabilité qui leur plaisait profondément et, ce qui est plus important, pour laquelle ils étaient prêts. Tant sur les plans politique que constitutionnel, le rapatriement de notre Constitution a marqué le passage du Canada au statut d'État véritablement adulte, indépendant, maître de sa destinée et débordant de confiance dans l'avenir.

L'avènement de la Charte des droits a coïncidé avec l'acquisition de cette nouvelle indépendance. Je crois que les Canadiens et les Canadiennes ont vu dans la Charte l'image du genre de société qu'ils souhaitaient bâtir pour eux-mêmes et pour les générations futures. Alors que le rapatriement symbolisait l'autodétermination, la Charte énonçait les objectifs que le Canada devrait s'employer à réaliser. Tout pays a besoin d'un énoncé fondamental des valeurs qu'il défend. Au Canada, cet énoncé se trouve dans la Charte.

2) Un processus authentiquement canadien

La façon dont les Canadiens et les Canadiennes s'y sont pris pour rédiger leur énoncé unique de valeurs a contribué à confirmer son importance pour notre identité.

La Charte a été écrite non pas par une poignée de rédacteurs d'expérience ni par un groupe restreint de politiciens et de politiciennes, mais, en réalité, par les hommes et les femmes du Canada. Certes, des rédacteurs ainsi que politiciens et des politiciennes ont rendu de grands services. Mais ce que je trouve remarquable dans la genèse de la Charte, c'est la mesure dans laquelle des Canadiens et des Canadiennes ordinaires ont, individuellement ou collectivement, contribué à l'élaboration de son contenu.

L'idée d'un changement constitutionnel, en général, et d'une Charte des droits et libertés, en particulier, peut avoir germé de la volonté du premier ministre Trudeau de faire de l'égalité et des droits individuels les pierres d'assise de l'unité canadienne. Elle a fait son chemin probablement grâce à la vision de ses ministres les plus importants et de leurs homologues provinciaux. Mais bien avant la fin du processus, les Canadiens et les Canadiennes avaient fait savoir qu'ils voulaient y participer, insistant pour avoir leur mot à dire sur le contenu du nouveau document. Les premières versions de la Charte étaient axées principalement sur les droits individuels, dont la formulation était analogue à celle qu'on trouve habituellement dans les documents constitutionnels. L'intervention de citoyens, de groupes de défense d'intérêts particuliers et de représentants des Premières nations a entraîné la reformulation de maintes garanties en matière de droits individuels et l'inclusion dans la Charte des garanties concernant les droits linguistiques collectifs, l'égalité des femmes, le patrimoine multiculturel et les droits des peuples autochtones.

Le principal souci des citoyens et des groupes les représentant était d'élargir la portée des garanties de la Charte. Lors des audiences du comité parlementaire tenues au cours de l'hiver 1980-1981, ils organisèrent une campagne destinée à améliorer un document que certains qualifiaient de « gravement déficient »4. Cette campagne populaire s'est révélée remarquablement efficace et a donné lieu à diverses modifications, particulièrement en ce qui concerne l'article premier (le rapport entre les droits individuels et l'intérêt collectif de l'État) et l'article 15 (droits à l'égalité), ainsi qu'à l'ajout de nouvelles dispositions visant à protéger les intérêts de certains groupes. Il en est résulté un document qui reflète les valeurs canadiennes distinctives de pluralisme et de tolérance empreinte de respect, ainsi que les droits et responsabilités interdépendants des citoyens et de l'État.

3) La Charte en tant que reflet de notre identité

Cela m'amène à la troisième raison pour laquelle les Canadiens et les Canadiennes ont fait de la Charte une partie intégrante de leur identité : elle est le reflet de notre identité comme peuple.

Tout en s'inspirant de longues traditions internationales, la Charte est un amalgame typiquement canadien. Elle est le fruit de notre propre histoire. À son entrée en vigueur, en avril 1982, ses origines ont fait l'objet de maintes discussions et ont fait couler beaucoup d'encre. Certains y voyaient une réplique de la Déclaration des droits américaine, conférant un statut constitutionnel à la philosophie de l'individualisme. Pour d'autres, elle avait une saveur plus européenne qu'américaine du fait qu'elle mettait l'accent sur la recherche d'un équilibre entre les droits individuels et les intérêts d'ordre public. Peu de gens se sont rendu compte à quel point la Charte était en harmonie avec les valeurs et la sensibilité canadiennes.

Selon moi, le caractère typiquement canadien de la Charte se retrouve dans l'importance qu'elle accorde à trois types de droits : les droits individuels, liés à la notion de tolérance empreinte de respect; les droits collectifs, rattachés à une bonne compréhension de la relation de soutien et d'obligation qui existe entre l'individu et la collectivité; les droits liés à l'appartenance à un groupe, fondés sur la reconnaissance du pluralisme comme étant l'une des valeurs fondamentales du Canada. La Charte concilie ces types de droits, non pas en tant que forces opposées en équilibre précaire, mais en tant que droits complémentaires qui se renforcent et se consolident mutuellement. Voilà ce qui, à mon avis, constitue la caractéristique déterminante de la Charte. Et, c'est ainsi qu'elle s'harmonise avec la conception que les Canadiens et les Canadiennes ont d'eux-mêmes.

Les droits individuels

La protection des droits individuels est une caractéristique fondamentale de la Charte. À cet égard, la Charte fait partie de la famille mondiale des documents constitutionnels qui ont consacré des droits fondamentaux pendant la dernière moitié du XXe siècle, dans le but d'éviter que ne se reproduisent les horreurs du Troisième Reich et de la Deuxième Guerre mondiale. La Déclaration universelle des droits de l'homme des Nations Unies a été adoptée en 1948 et ratifiée par la plupart des pays. Au cours des décennies qui ont suivi, des pays ont adopté, l'un après l'autre, leur propre déclaration des droits garantissant les libertés fondamentales à tous leurs citoyens. Le Canada a pris de mesures pour que des lois en matière de droits de la personne soient adoptées tant au niveau provincial qu'au niveau fédéral5. Ces lois ont été suivies de la Déclaration des droits de M. Diefenbaker et, enfin, de la Charte des droits et libertés en 1982. De nombreux autres pays s'engageaient dans la même voie. L'un des derniers bastions, la Grande-Bretagne, a adopté, en 2000, une déclaration des droits quasi constitutionnelle.

La garantie des droits individuels que prévoit la Charte est l'expression de la tolérance empreinte de respect que nous manifestons envers les droits fondamentaux de chacun. Il s'agit là d'un leitmotiv de la Loi constitutionnelle de 1982 -- et les dispositions garantissant les droits individuels n'y dérogent pas. Il s'agit également d'une condition implicite de l'exercice de l'ensemble des droits et libertés -- du droit de tout citoyen de voter jusqu'aux droits relatifs à la liberté en passant par le droit d'exprimer des opinions divergentes. Ce leitmotiv est clairement exprimé dans la garantie d'égalité consacrée à l'art. 15 de la Charte, qui est ainsi libellé : « La loi ne fait acception de personne et s'applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge ou les déficiences mentales ou physiques. »

Les droits collectifs

Mais la Charte ne s'arrête pas à la protection des droits reconnus sur la scène internationale. Fidèle aux valeurs canadiennes, elle consacre aussi les droits collectifs. L'histoire du Canada témoigne de sa volonté de maintenir un véritable partenariat entre l'État et le citoyen, entre les droits individuels et le bien public. Les Canadiens et les Canadiennes ne perçoivent habituellement pas l'État comme un adversaire du citoyen. À la différence de notre pays, les États-Unis sont issus d'une révolution armée qui a donné le jour à une nation pour laquelle les droits et les libertés individuels constituaient un rempart contre le pouvoir exorbitant de l'État. L'individu s'y situe au sommet de l'échelle des valeurs, alors que la collectivité y occupe un rang moins élevé. En revanche, le Canada est issu non pas d'une révolution, mais d'une évolution. Nous considérons traditionnellement l'État non pas comme un ennemi, mais souvent comme le protecteur de nos droits et libertés. Historiquement, nous ne sommes pas enclins à voir dans les droits collectifs une menace pour les droits individuels, mais à croire qu'ils peuvent coexister en harmonie.

La façon dont le Canada résout les situations où des droits individuels entrent nettement en conflit avec des droits collectifs plus larges est un autre aspect qui distingue notre pays des États-Unis. Dans la constitution américaine, les droits individuels sont formulés d'une manière absolue, sans aucune mention de la nécessité de les concilier avec l'intérêt général. On considère tout simplement que les droits individuels ont préséance sur les droits collectifs. Aux États-Unis, les droits de la collectivité doivent céder devant un droit individuel fondamental. Cela veut-il dire toutefois que les droits collectifs ne l'emportent jamais aux États-Unis? Évidemment, la réponse est non. On tient compte des droits de la collectivité en élargissant ou en restreignant, selon le cas, la portée des droits individuels concernés.

Au Canada, lorsque les droits individuels sont nettement inconciliables avec des droits collectifs de portée plus large, l'article premier de la Charte nous oblige à soupeser ouvertement les droits divergents, dans la plus grande transparence. Maître Edward Greenspan a affirmé, avec une pointe d'ironie, dans un discours qu'il a prononcé à Washington en 1995 :

Notre Premier Amendement, que nous appelons l'article premier, les premiers mots par lesquels nous invitons les Canadiens et les Canadiennes à se réjouir de nos libertés fondamentales, les mots qui sautent aux yeux et que nous lisons dès le départ, font penser à la mise en garde que l'on voit sur les paquets de cigarettes : Attention! Malgré leur belle apparence, ce sont des clous de cercueil! Ces mots nous disent : « Canadiens et Canadiennes, ne vous réjouissez pas trop vite de ce que vous allez lire. Nous savons qu'il s'agit de notre Charte des droits. Vous vous apprêtez à jouir de toute une série de droits, y compris la liberté d'expression, la liberté de presse, le droit à un procès devant jury et le droit au respect de la justice fondamentale (nous n'avons même pas pu nous résoudre à adopter la notion de « due process »). Mais avant de vous emballer, sachez que tous ces soi-disant droits garantis dont vous allez prendre connaissance sont assujettis à des limites raisonnables, qui peuvent vous être imposées par le gouvernement dans le cadre d'une société libre et démocratique. [Edward Greenspan, « Ifs, Buts, and Whereases » : Document présenté lors de l'Ambassador's Lecture Series Presentation, à l'ambassade du Canada, à Washington (D.C.), le 26 septembre 1995, (1995) 29 Gazette 212.]

Que l'on soit d'accord ou non avec Me Greenspan, il faut admettre qu'il soulève une question importante. La philosophie canadienne, exprimée dans la Charte, reconnaît que les droits individuels peuvent entrer en conflit avec les droits et les objectifs de l'ensemble de la collectivité, qui ont une portée plus large. La Charte prévoit donc un moyen de résoudre ce type de conflit à l'aide d'un processus transparent de démonstration de la justification. En appliquant ce processus pour reconnaître l'existence d'un conflit et justifier leurs décisions, les juges peuvent répondre à l'exhortation de Ronald Dworkin à « jouer franc-jeu » en ce qui concerne les valeurs et les droits collectifs, qui constituent les seuls motifs valables de restreindre les droits individuels.

Le pluralisme et les droits liés à l'appartenance à un groupe

La troisième et dernière caractéristique du Canada à laquelle la Charte et la Loi constitutionnelle de 1982 font écho est notre reconnaissance du pluralisme et notre engagement à protéger des droits liés à l'appartenance à un groupe, tels le droit d'association, les droits linguistiques et les droits des autochtones. Certes, la Charte et les dispositions connexes de la Loi constitutionnelle de 1982 protègent les droits individuels. Mais elles vont plus loin en prenant acte du fait que certaines activités, essentielles à l'épanouissement de l'être humain, ne peuvent être protégées et soutenues que si le milieu organisé au sein duquel elles sont exercées est protégé. L'expression linguistique en est un excellent exemple : une langue n'est parlée qu'avec d'autres personnes, cela va de soi. Les droits linguistiques n'ont de portée réelle que s'ils sont exercés à l'échelle du groupe. La seule façon de protéger les droits linguistiques d'un individu consiste à protéger le milieu dans lequel il communique dans sa langue. Voilà ce qu'on entend par les « droits liés à l'appartenance à un groupe » : ce sont des droits qui ne peuvent être exercés qu'au sein d'un groupe.

L'Acte de Québec de 1791 fut le premier texte de loi visant à protéger la langue et la culture d'un groupe donné. L'Acte de l'Amérique du Nord britannique de 1867 a établi des droits spéciaux protégeant la minorité francophone à l'extérieur du Québec et la minorité anglophone dans cette province. Les modifications constitutionnelles de 1982 ont ajouté à ces droits la reconnaissance du multiculturalisme et de l'égalité des sexes, et, à l'article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, une garantie protégeant officiellement les droits des peuples autochtones du Canada.

La tradition de longue date du Canada d'accorder des garanties spéciales à certains groupes n'est ni américaine ni européenne. D'ailleurs, certains Américains -- ceux qui souscrivent à l'idéal du melting-pot -- regardent notre tradition de compromis avec un mélange d'incompréhension et d'inquiétude. Par exemple, l'éminent historien américain Arthur Schlesinger Jr. a cité notre ancien premier ministre William Lyon McKenzie King, selon qui le Canada a une surabondance de géographie mais trop peu d'histoire. L'historien a ajouté que la politique du bilinguisme du Canada est une erreur qui ne peut qu'affaiblir le pays -- erreur, ajoute-t-il, que les États-Unis ne devraient pas faire en ce qui concerne leur minorité hispanophone(6). En fait, je dirais que le Canada a, au contraire, une longue histoire et que la tradition de prendre en compte les droits des minorités en est un aspect central. La reconnaissance des droits de groupes particuliers est solidement ancrée dans notre conscience collective. Elle fait partie des assises de notre nation et constitue le moyen qui nous a permis de rester unis. Il ne s'agit pas certainement pas d'une tradition américaine. Il s'agit d'une tradition canadienne, qui a bien servi le Canada jusqu'ici.

La reconnaissance des droits liés à l'appartenance à un groupe ne fait pas partie non plus de la tradition constitutionnelle européenne. En effet, les constitutions européennes tendent à postuler l'existence d'un seul groupe ethnique ou volk, défini par une langue et une culture communes. La réalité de nombreux pays européens réfute toutefois ce postulat et, dans certains cas, des accommodements constitutionnels ont été faits, par exemple en Belgique par la reconnaissance des groupes flamands et français et, en Espagne, par l'acceptation du catalan comme langue officielle dans la province de Catalogne. Mais, en règle générale, la reconnaissance des droits liés à l'appartenance à un groupe n'est pas aussi étendue en Europe qu'au Canada. Pour cette raison, le modèle constitutionnel canadien revêt de l'intérêt pour les régions d'Europe où les tensions culturelles sont devenues la norme, par exemple dans les pays qui formaient l'ancienne Yougoslavie.

Conclusion

Je vais maintenant conclure si vous le permettez.

Au cours des deux dernières décennies, la Charte est entrée dans notre conscience collective en tant qu'élément déterminant de notre identité comme Canadiens et Canadiennes. De fait, au cours des vingt dernières années, la Charte des droits s'est si étroitement imbriquée à la trame de notre identité canadienne qu'il est maintenant à peu près impossible, dans quelque région du pays, de forger une vision du Canada -- c'est-à-dire de ce qu'est le Canada, des aspirations de ses citoyens et des valeurs qu'ils chérissent -- sans constater que la Charte des droits est devenue un élément constitutif de cette vision.

Peu de choses sont profondément ancrées dans notre conscience collective : le hockey, l'assurance-maladie et la Charte. Cette dernière ne fait pas simplement une partie de notre Constitution -- elle est entrée dans nos coeurs.

Pourquoi en est-il ainsi?

Je vous ai proposé trois réponses. Premièrement, la Charte représente notre arrivée à maturité en tant que nation et, même après vingt ans, ce facteur revêt une importance considérable pour les Canadiens et les Canadiennes. Deuxièmement, la Charte constitue l'énoncé de nos valeurs, énoncé qui a été préparé au Canada, par des Canadiens, selon la perception qu'ils ont d'eux-mêmes. Troisièmement, grâce au processus d'affirmation nationale qui lui a donné naissance et l'a nourrie au cours des vingt dernières années -- et non par quelque tour de magie ou effet du hasard --, la Charte est devenue l'expression des valeurs qui nous sont chères en tant que peuple :

  1. le respect des droits individuels;
  2. le respect des droits collectifs et la conciliation des libertés individuelles et de l'intérêt général;
  3. le respect du pluralisme et l'engagement envers l'égalité fondamentale de tous, indépendamment de leur religion, de leur sexe ou de leurs capacités.

Il est trop tôt pour dire comment telle ou telle décision ou doctrine relative à la Charte résistera à l'épreuve du temps. Je vais toutefois avancer la proposition suivante, modeste certes mais significative : nous sommes engagés sur la bonne voie.

Nous avons une Charte qui reflète nos valeurs les plus fondamentales et nous dit qui nous sommes comme peuple et ce à quoi nous tenons.

Nous avons une Charte qui suscite l'admiration du monde entier.

Enfin, fait plus important encore, nous avons une Charte que les Canadiens et les Canadiennes ont fait leur au cours des deux dernières décennies. La Charte : c'est à nous. La Charte : c'est nous.

Merci beaucoup.

_____________________

Notes:

1. K. Makin, « Most still firmly believe in Charter, poll finds » The Globe and Mail (6 avril 2002), p. A1.

2. L.Q. 1991, ch. 64.

3. Loi modifiant la Loi de la Cour suprême, S.C. 1949 (2e sess.), ch. 37. Depuis lors, le nombre de citations tirées de la jurisprudence anglaise, qui prédominaient dans les arrêts de la Cour suprême, a commencé à diminuer. Les renvois au Comité judiciaire sont pour ainsi dire disparus et étaient plutôt rares en dehors du contexte des appels portant directement sur le partage des pouvoirs entre le gouvernement fédéral et les provinces -- une question importante lorsqu'elle se pose, mais peu fréquente.

4. R. Sheppard et M. Valpy, The National Deal : The Fight for a Canadian Constitution (Toronto : Fleet Books, 1982), p. 135.

5. La loi de la Saskatchewan a été adoptée en premier, en 1947. Vient ensuite la Loi canadienne sur les droits de la personne, en 1978. Pour plus de précisions, voir W. S. Tarnopolsky, Discrimination and the Law, 2e éd., révisée par W. F. Pentney (Don Mills : De Boo, 1985), premier et deuxième chapitres.

6. A.M. Schlesinger Jr., The Disuniting of America : Reflections on a Multicultural Society (Revised and Enlarged Edition) (New York : W.W. Norton & Co., 1998).

Allocution de la très honorable Beverley McLachlin, C.P.
Juge en chef du Canada
Ottawa, Ontario
Le mercredi 17 avril 2002

 
   
Date de modification : 2004-03-19
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