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Allocution de la très honorable Beverley McLachlin, C.P.
Petit déjeuner en l'honneur des Illustres Cinq
Le 17 octobre 2000

Nous sommes réunis aujourd'hui pour célébrer l'héritage de cinq femmes qui, en dépit de nombreux obstacles, ont lutté pour obtenir justice pour l'ensemble des femmes du Canada et ont réussi à obtenir du Comité judiciaire du Conseil privé une décision reconnaissant que les femmes étaient des personnes admissibles à être nommées au Sénat canadien.

En tant que Juge en chef du Canada, je rends hommage à ces femmes pour la ténacité qu'elles ont démontrée afin de remporter cette remarquable victoire juridique et, étant moi-même une bénéficiaire de leurs efforts, je les en remercie. Par ailleurs, je suis évidemment bien consciente du côté ironique de ma participation à une cérémonie célébrant l'infirmation d'un jugement de mon propre tribunal, quoique ce jugement ait été rendu en 1928, un peu avant mon temps. Cette ironie est d'autant plus grande que nous célébrons cette année le 125e anniversaire de la Cour suprême du Canada et sa 50e année d'existence en tant que cour d'appel de dernier ressort.

Les cinq femmes qui ont demandé à la Cour suprême de statuer sur la capacité des femmes d'être nommées au Sénat étaient, dans tous les sens du terme, des « personnes ». En outre, elles formaient une équipe plutôt singulière.

Henrietta Muir Edwards venait des milieux fortunés et privilégiés de Montréal et s'est consacrée à des oeuvres de bienfaisance. Elle a épousé un médecin dévoué à la cause des peuples autochtones du Canada. Ensemble, ils ont voyagé à travers le Canada afin de défendre cette cause - pour finalement s'établir dans le sud de l'Alberta. Elle a mené une vie de contrastes. Elle était une proche collaboratrice de Lady Aberdeen, l'épouse du gouverneur général, mais elle a connu des privations et des épreuves. De fait, au moment de la demande à la Cour, elle était veuve, deux de ses trois enfants étaient décédés, l'un à la naissance, l'autre de maladie, et elle en était réduite à vivre avec sa soeur à Fort Macleod en Alberta.

Pour sa part, la légendaire Nellie McClung militait depuis longtemps en faveur de différentes causes intéressant les femmes. Elle était dotée d'une brillante intelligence, d'un prompt sens de la répartie et d'un vif sens de l'humour. Elle a obtenu le droit de vote pour les femmes au Manitoba et, lorsque les circonstances la conduisirent en Alberta, elle répéta l'exploit dans cette province. Elle devint députée au sein de la législature de l'Alberta, mais, au moment du pourvoi devant notre Cour, elle était plutôt abattue, par suite de sa défaite aux élections de 1926.

Louise McKinney avait longtemps oeuvré au sein du mouvement en faveur de la tempérance. De nos jours, lorsque nous repensons aux efforts qui ont été déployés au cours des années 1910 et 1920 pour lutter contre la consommation excessive d'alcool, l'image qui nous vient à l'esprit est celle de femmes plutôt corpulentes et sévères, portant un bonnet, qui exagéraient - peut-être pas tellement - les méfaits de l'alcool. Mais à cette époque, ce sont ces femmes qui luttaient pour les enfants, les droits des femmes et la réforme de l'aide sociale. Le fait est que, lorsque le soutien de famille abusait de l'alcool, sa famille en souffrait considérablement, et ce sont les femmes qui, avec l'aide de l'Église et des sociétés de tempérance ont essayé d'améliorer la situation. Toute sa vie, Louise McKinney a joué un rôle de premier plan dans les efforts déployés à cet égard. Elle est également devenue, en 1917, la première femme à siéger au sein d'une assemblée législative provinciale.

Irene Parlby a grandi en Angleterre et en Inde, et elle a étudié en Suisse. Venue en vacances au Canada en 1896, elle y rencontra son futur époux, un humaniste, et resta en Alberta. Elle a oeuvré activement au sein des United Farmers de l'Alberta, hobby loin d'être évident pour une femme de ses origines et de sa situation sociale. Fait encore plus étonnant, lorsque cette organisation a formé un parti politique qui fut porté au pouvoir en 1921, elle faisait partie des députés et fut nommée ministre - devenant ainsi la deuxième femme dans l'Empire britannique à occuper une telle charge. Elle est restée membre du cabinet jusqu'au milieu des années 1930.

Et, naturellement, le chef de file du groupe, Emily Murphy, est celle qui était la force agissante derrière la demande à la Cour et qui a piloté ce projet jusqu'à son dénouement heureux au Conseil privé. Elle aussi venait d'un milieu plutôt aisé, mais de l'Ontario. Jeune épouse d'un ministre du culte, elle a écrit sous le nom de plume de « Janey Canuck ». Une fois rendue en Alberta (on se dit que ce doit être l'air de cette province), elle s'est mise à défendre diverses causes sociales et a réussi à faire adopter des mesures législatives protégeant les droits des femmes dans le patrimoine familial. Elle a été nommée magistrat en 1916, devenant ainsi la première femme à exercer de telles fonctions dans l'Empire britannique.

C'est pendant qu'elle agissait à ce titre que s'est soulevée pour la première fois la question du statut de la femme en tant que «personne» pour ce qui était de la nomination à une charge publique. Peu de temps après sa nomination, on a contesté sa juridiction comme magistrat, plaidant que, en tant que femme, elle était inadmissible à être nommée à la magistrature parce qu'elle n'était pas une « personne ». Les tribunaux anglais avaient statué en 1876 que les femmes étaient des personnes pour ce qui était des « peines et sanctions » - elles pouvaient être condamnées à la prison - mais non des « privilèges ». Siéger en tant que juge constituait un privilège. Par conséquent, une femme ne pouvait pas être juge. Les tribunaux de l'Alberta ont rejeté cet argument et Emily Murphy a continué de siéger à la magistrature, mais l'expérience a suscité son intérêt pour la question de la situation des femmes au regard de la loi. Elle ne s'est pas contentée d'obtenir un droit pour les femmes - celui de siéger en tant que juge. Elle voulait que les femmes puissent être nommées au Sénat - objectif qui a finalement conduit à la présentation de la célèbre demande concernant l'inadmissibilité des femmes à être nommées au Sénat.

Ces cinq femmes sont donc le moule sur lequel nous sommes forgées. Elles avaient très peu en commun, si ce n'était une conviction fondamentale - que les femmes étaient égales sur tous les points et qu'elles devraient avoir le droit de faire pleinement leur part dans la société et dans l'exercice du pouvoir, de manière égale et équitable, et sans aucune discrimination. Elles avaient des origines extrêmement variées et une vision tout à fait différente du monde. Mais cela n'a eu aucune incidence sur la cause qu'elles ont défendue ensemble. À la fin, elles ont obtenu un succès retentissant et durable. Elles ont accompli quelque chose de remarquable - que nous célébrons aujourd'hui et que nous continuerons de célébrer pour des générations à venir.

J'ai parlé de la conviction et de l'objectif des Illustres Cinq, mais il ne suffit pas d'avoir des convictions et des désirs pour changer un pays. Ces femmes avaient un talent non seulement pour voir ce qu'il y avait à faire, mais aussi pour le faire. En fait, on dit que la devise personnelle de Nelly McClung était : « Bien faire et laisser braire ». Il arrive si souvent que les personnes qui ont une vision et de grands idéaux ne réussissent pas parce qu'elles n'acceptent pas les réalités de leur société et ne savent pas travailler à l'intérieur des limites que ces réalités imposent. Quelqu'un a dit que la différence entre le génie et la stupidité est que le génie a ses limites. Les Illustres Cinq se sont heurtées à de nombreuses limites - des limites imposées arbitrairement par la société dans laquelle elles vivaient et pas les lois de l'époque. Toutefois, elles comprenaient qu'elles pouvaient contourner ces limites pour en faire des points forts. La loi les opprimait peut-être, mais elle constituait aussi un outil puissant. Elles s'en sont donc servi. Chacune à sa façon, elles avaient découvert le pouvoir de la loi avant l'affaire « Personne ». Henrietta Muir Edwards était une experte reconnue en matière de lois régissant les droits des femmes et des enfants. Nellie McClung et Irene Parlby étaient membres de la législature albertaine et, même si elles siégeaient sur des banquettes opposées à l'assemblée législative, elles joignaient leurs efforts en vue de réformer le droit. Et, évidemment, Emily Murphy était juge. À leur époque, le droit, qui était presque exclusivement l'affaire des hommes, n'était pas un outil évident. Pourtant, faisant preuve de courage et de vision, elles s'en sont servi.

En réalité, elles n'avaient pas beaucoup le choix lorsqu'il s'agissait de faire une place aux femmes au sein du Sénat. L'Acte de l'Amérique du Nord britannique de 1867 aurait pu être modifié afin d'y indiquer clairement que les femmes pouvaient être nommées sénatrices, mais une telle solution aurait demandé des années, et ce même si la volonté politique de le faire avait existé. Or cette volonté n'existait pas. L'adoption d'une loi canadienne n'aurait pas été efficace puisque celle-ci aurait pu facilement être contestée pour cause d'incompatibilité avec l'AANB. Toutefois, une obscure disposition de la Loi sur la Cour suprême, rarement invoquée et aujourd'hui abrogée, autorisait la présentation d'une demande à la Cour.

Mais, malheureusement, la Cour suprême les a déçues. L'arrêt de la Cour dans cette affaire était conforme à une interprétation prudente, positiviste et textuelle de la Constitution. Bien que la Cour ait reconnu que les femmes étaient manifestement des personnes au sens courant de ce mot, elle a jugé qu'elles n'étaient pas des personnes admissibles pour l'application des dispositions régissant les nominations au Sénat. L'analyse de la Cour a porté principalement sur l'état de la common law au moment de la Confédération, 60 ans plus tôt, et sur l'intention des auteurs de l'AANB. Après tout, à l'époque de la Confédération personne ne s'imaginait que les femmes siégeraient au Sénat, alors comment pouvait-on dire que les auteurs de la Constitution avaient l'intention que le mot « personne » s'entende du genre féminin? De plus, les tribunaux d'Angleterre ne nous avaient-ils pas dit en 1876 que les femmes étaient des personnes pour ce qui était des « peines et sanctions, mais non des privilèges »?

Les Illustres Cinq ont perdu à la Cour suprême du Canada mais elles ont refusé d'accepter un rejet et elles ont poursuivi leur lutte. Elles ont recueilli de l'argent. Elles ont fait campagne. Elles ont fait montre de persuasion. Finalement, elles ont transporté leur cause de l'autre côté de l'océan, à Londres, où le Comité judiciaire du Conseil privé de Sa Majesté, qui était alors le tribunal d'appel de dernier ressort au Canada, tranchait les questions juridiques les plus importantes des colonies britanniques.

Les juristes de l'époque avaient toutes les raisons de douter du succès de ce dernier appel. Après tout, les tribunaux anglais n'avaient-ils pas déjà statué que les femmes n'étaient pas des personnes lorsqu'il s'agissait d'occuper une charge publique? Et la Cour suprême du Canada n'avait-elle pas religieusement appliqué cette décision? Quelle a dû être leur surprise quand le Comité judiciaire du Conseil privé a accueilli l'appel formé contre l'arrêt de la Cour suprême et jugé que les femmes étaient effectivement des personnes et qu'elles étaient admissibles à être nommées au Sénat.

Ce fut un grand jour, non seulement pour les femmes, mais pour le droit canadien. Dans son jugement, le vicomte Sankey a formulé la phrase suivante énonçant le précepte qui a inspiré notre droit constitutionnel depuis : «L'Acte de l'Amérique du Nord britannique a planté au Canada un arbre susceptible de croître et de se développer à l'intérieur de ses limites naturelles.» Le droit constitutionnel venait de changer à jamais. Depuis, lorsque nous interprétons notre Constitution, nous nous demandons quel est le sens des mots dans le contexte de la société dans laquelle nous vivons aujourd'hui. Nous tentons d'insuffler vie et signification à ce texte dans le monde concret qui nous entoure. Le juge en chef Dickson, citant les propos du professeur Paul Freund, a affirmé dans l'affaire Hunter c. Southam, qu'il ne faut pas « interpréter les dispositions de la Constitution comme un testament de peur qu'elle ne le devienne ».

L'affaire des Illustres Cinq a eu de nombreuses répercussions. Elle a donné aux femmes le droit de siéger aux institutions où s'exerce le pouvoir au pays et a changé le cours du droit constitutionnel canadien. Elle a transformé la façon dont nous interprétons et comprenons nos droits et responsabilités constitutionnels et a planté cet arbre vivant qui, par l'effet de notre Constitution, continue de s'épanouir. Cependant, au-delà de ces réalisations, aussi importantes soient-elles, l'affaire «Personne» et les Illustres Cinq montrent bien comment des Canadiens travaillant ensemble peuvent utiliser le droit pour réaliser leurs rêves de justice. Peut-être Sa Majesté la Reine Elisabeth - aujourd'hui la Reine Mère - avait-elle leur exemple à l'esprit lorsque, au moment de la pose de la pierre angulaire de l'édifice de la Cour en mai 1939, elle a fait allusion au rôle que le droit peut jouer dans la vie des femmes :

Peut-être convient-il que cette tâche soit accomplie par une femme: car la situation que la femme occupe dans le monde civilisé a grandi avec la loi.

Les Illustres Cinq avaient une vision. Elles ont utilisé l'outil représenté par le droit et, malgré tous les obstacles, ont donné forme à cette vision, non seulement pour les femmes, mais pour l'ensemble des Canadiens. Ensemble, elles ont aidé à bâtir un pays dans lequel tous, hommes et femmes, oeuvrent ensemble et sont égaux. C'est donc là le véritable héritage qu'elles ont laissé - un pays dans lequel personne n'est exclu et dans lequel tous peuvent faire leur part.

Emily Murphy a déjà écrit : « Le Canada n'est pas qu'un point sur la carte et des rails de chemin de fer. Nous sommes une chanson et nous devons la chanter ensemble .» Pas seulement les hommes. Pas seulement les femmes. Ensemble.

Aujourd'hui, ensemble, nous chantons la chanson de Henrietta Muir Edwards, Nelly McClung, Louise McKinney, Irene Parlby et Emily Murphy. C'est une chanson d'accomplissements, une chanson de justice, vraiment une chanson pour tous les Canadiens.

Allocution de la très honorable Beverley McLachlin, C.P.
Juge en chef du Canada
Petit déjeuner en l'honneur des Illustres Cinq
Le mardi 17 octobre 2000

 
   
Date de modification : 2004-12-07
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