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Allocution de la très honorable Beverley McLachlin, C.P.
L'indépendance de la magistrature
Le 11 mai 2001

Monsieur le juge en chef McEachern, honorables juges en chef et juges, très chers amis et invités.

Merci, Carol.

Il me fait grand plaisir d'être ici parmi vous pour souligner la clôture de ce congrès sur l'indépendance de la magistrature et de l'administration de la justice.

Mon enthousiasme est d'autant plus grand que ce congrès marque la fin de la carrière du juge en chef Allan McEachern - une carrière dévouée à l'indépendance judiciaire.

S'il y a une personne dans cette province, et même à l'extérieur de celle-ci, dont le nom est associé à l'indépendance de la magistrature, c'est bien le juge en chef Allan McEachern qui, pendant plus de vingt ans, tout d'abord comme juge en chef de la Cour suprême et ensuite comme juge en chef de la Cour d'appel et de la province, a contribué à maintenir l'indépendance des tribunaux sous toutes ses formes.

Les exemples de son opiniâtreté à défendre la primauté du droit et l'indépendance de la magistrature abondent. Je me contenterai de mentionner celui qui est peut-être le plus connu. En 1988, un conflit de travail a opposé les employés des palais de justice et le gouvernement. Les négociations ont traîné en longueur et les travailleurs ont déclenché la grève. Ils ont décidé de dresser des lignes de piquetage sur leur lieu de travail, les palais de justice.

Comme il fallait s'y attendre, la grève a eu pour effet d'empêcher les gens d'entrer dans les palais de justice. Le juge en chef McEachern n'a pas attendu que le gouvernement intente une action pour faire dégager les portes des palais de justice.

Affirmant que les tribunaux doivent toujours être ouverts pour le public, il a, de son propre chef, rendu une ordonnance prévoyant que les piquets de grève devaient être retirés. Citant Sir William Holdsworth, il a écrit 

Comme le roi ou le Parlement, la magistrature possède des pouvoirs distincts et autonomes... Les juges sont investis de tels pouvoirs parce qu'ils sont depuis longtemps considérés comme un élément distinct et indépendant de la Constitution puisqu'ils sont chargés de préserver la primauté du droit.

À la veille de son départ à la retraite, Allan McEachern a choisi d'être l'hôte de la présente conférence sur l'indépendance de la magistrature. Nous sommes venus d'un peu partout dans le monde pour y assister. Nous avons écouté, nous avons appris. Nos attentes étaient élevées et elles n'ont pas été déçues.

Allan, vous qui, pendant plus de vingt ans, avez eu pour mission d'appliquer la loi, permettez-moi, en mon nom et en celui de tous les participants, de vous remercier pour la conférence et pour tout ce que vous avez fait pour nous et pour la cause de l'indépendance de la magistrature.

J'aimerais en même temps remercier toutes les personnes qui ont travaillé si fort pour faire de cette conférence un succès ainsi que celles qui nous ont honorés de leur présence à Vancouver au cours des derniers jours.

Permettez-moi maintenant de vous faire part de quelques réflexions sur l'indépendance de la magistrature.

Il y a quelque temps, Monsieur le juge Sydney L. Robins a dit estimer que « tout ce que l'on peut dire (sur l'indépendance de la magistrature) a déjà été dit et répété à de si nombreuses reprises et dans de si nombreux articles spécialisés que toutes les autres remarques sur le sujet sont forcément redondantes ». Si c'est vrai, quelle doit être la situation aujourd'hui après tout ce qui a été dit à ce sujet au cours des derniers jours? Avec votre permission, j'ajouterai néanmoins quelques commentaires.

Peu de principes sont plus importants que celui de l'indépendance de la magistrature. Pourtant, peu de principes sont aussi mal compris. L'une des raisons peut-être pour lesquelles l'indépendance de la magistrature n'est pas bien comprise est qu'elle est si fondamentale, du moins pour nous. Comment un accusé pourrait-il avoir un procès équitable si le juge n'est pas indépendant et ne donne pas l'impression d'être indépendant de la poursuite? Comment un gouvernement dans un litige l'opposant à un autre gouvernement pourrait-il avoir confiance au juge en l'absence d'une impartialité réelle ou apparente? Pour nous, la réponse semble évidente. C'est simple, sans indépendance de la magistrature, il ne peut pas y avoir de système judiciaire impartial.

Pourtant, nous qui considérons l'indépendance de la magistrature comme une chose acquise, nous oublions trop souvent que dans de nombreuses parties du monde, on a de la difficulté à comprendre ce qu'elle est et encore plus à la mettre en oeuvre. Dans certains pays d'Asie, d'Afrique et d'Europe de l'Est, l'idée que des juges puissent rendre des décisions à l'encontre du parti au pouvoir semble pour beaucoup inconcevable. Il est évident, disent-ils, que le juge doit tenir compte de ce que veulent les dirigeants lorsqu'il rend ses décisions. Le juge ne consulte-t-il pas à tout le moins le ministre concerné par une question d'État grave? Et c'est la même chose pour ceux qui détiennent le pouvoir. Pourquoi ne devraient-ils pas destituer un juge qui rend une décision défavorable au gouvernement ou l'envoyer en quelque région reculée parce qu'il les a contrariés? Et qu'y a-t-il de mal à donner aux tribunaux des directives en matière de politique pour assurer le bien général du pays, comme cela se passe, par exemple, en Chine?

Il est souvent difficile de mettre un terme aux vieilles habitudes de corruption et d'intervention, et amener une population sceptique à croire à l'impartialité des tribunaux peut se révéler ardu. Un pays peut mettre sur pied un système judiciaire qui, sur papier, semble indépendant. Il peut dire à la population qu'elle peut faire confiance aux juges. Pourtant, après avoir déposé dans les règles leurs brefs au palais de justice, des gens peuvent encore tenter d'avoir un mot en privé avec le juge ou lui remettre un cadeau. Ces pays sont enfermés dans un cercle vicieux. Si les gens ne font pas confiance au système judiciaire, il est difficile de mettre en place des procédures judiciaires plus transparentes. Et sans procédures judiciaires transparentes, comment peut-on espérer faire en sorte que le système judiciaire inspire confiance? L'observateur occidental est encore une fois frappé par l'importance de ce que nous considérons comme acquis, c'est-à-dire la confiance du public dans le processus judiciaire. Ce n'est que lorsqu'elle est absente que l'on réalise à quel point cette confiance est essentielle pour assurer la primauté du droit et combien il est difficile de la gagner.

Ces quelques réflexions soulèvent une question fondamentale : Pourquoi avons-nous réussi à atteindre l'indépendance de la magistrature alors que d'autres ont encore de la difficulté à comprendre ce concept? J'aimerais, pendant les quelques minutes qu'il me reste, suggérer trois réponses à cette question. La première est historique - l'heureux coup du sort qui nous a permis de bénéficier du système judiciaire britannique, le berceau du principe de l'indépendance de la magistrature. La deuxième est notre Constitution. La troisième est la vigilance dont font preuve les avocats et les juges pour préserver et promouvoir l'indépendance de la magistrature.

Examinons tout d'abord l'histoire et ce que nous devons à nos ancêtres britanniques et aux premiers colons canadiens. Comme je l'ai dit il y a quelques instants, nous considérons que l'indépendance de la magistrature est chose acquise. Pendant plus de six siècles, ce principe a été le pivot de la tradition judiciaire anglo-saxonne. Pourtant, comme nous l'a rappelé le professeur Robert Stevens lors de la séance d'ouverture de la conférence, les tribunaux n'ont pas obtenu leur indépendance sans mal. Les tribunaux anglais ont d'abord été les tribunaux du roi et à ce titre, les juges pouvaient être destitués selon le bon plaisir de la Couronne. Pourtant, peu à peu, à la suite de l'adoption de la Grande Charte, l'idée de droits individuels a commencé à germer et forcément avec celle-ci, l'idée concomitante de l'indépendance de la magistrature. Jack Giles rappelle l'un des moments cruciaux dans une collection d'essais qui sera publiée en hommage au juge en chef McEachern. Au XVe siècle, le fils du roi Henry IV, le prince Hal qui deviendra plus tard Henry V, est entré d'un pas décidé dans la salle d'audience et a ordonné la libération d'un prisonnier. Ce prisonnier était un serviteur du prince Hal. Selon cette histoire, le juge en chef a refusé d'obéir aux ordres du prince, répondant simplement « Votre serviteur a enfreint la loi et il doit être puni selon la loi. Si vous voulez le sauver, vous devez vous adresser au roi, votre père, et implorer sa clémence. Il pourra vous l'accorder s'il croit juste de le faire. Veuillez maintenant quitter la cour et me laisser régler cette affaire de la manière que je crois équitable pour le prisonnier ». Le jeune prince se serait alors mis en colère et aurait frappé le juge. Le juge en chef est néanmoins resté inébranlable et a ordonné au prince de lui remettre en vertu de la loi son épée pour outrage et désobéissance. Le prince s'est rendu en prison sans protester. Nous ignorons combien de temps son père l'y a laissé languir. Mais la morale de cette histoire est claire. Le devoir du juge consiste à appliquer la loi de façon indépendante et impartiale, sans avoir peur et sans favoriser qui que ce soit. Et le monarque, tout-puissant entre tous, l'a accepté. Au lieu de destituer le juge courageux qu'avait nommé son père, lorsqu'il a accédé au pouvoir, le prince Hal l'a confirmé dans ses fonctions et, d'après la légende, lui a manifesté beaucoup de respect.

Pourtant, la bataille n'était pas encore gagnée. Nombreux sont ceux qui, au cours des siècles qui ont suivi, ont rejeté le principe de l'indépendance de la magistrature. L'un de ceux-ci est James Ier. En 1616, il a exigé que le monarque soit consulté dans les affaires concernant la Couronne ou l'une de ses prérogatives. Le juge en chef Coke a refusé de le faire. James 1er l'a destitué, se félicitant de sa magnanimité pour avoir sauvé la tête de ce juge en chef obstiné. À court terme, le souverain a gagné, sa victoire annonçant une longue série de destitutions de juges pour des raisons politiques. Mais à long terme, les opinions de lord Coke sur l'indépendance de la magistrature et la primauté du droit l'ont emporté. Cela a mené à l'adoption de l'Act of Settlement de 1701 (qui est l'objet de la présente conférence) qui, dans l'une de ses dispositions les plus brèves, reconnaît enfin juridiquement le principe de l'indépendance de la magistrature. Le Parlement a néanmoins continué d'essayer d'exercer des pressions politiques sur la magistrature, même après l'adoption de l'Act of Settlement. Et le roi et ses ministres ne voyaient rien de répréhensible au fait d'exercer des pressions sur les juges. Par exemple, en 1770, deux députés ont accusé en plein Parlement un ministre d'être intervenu auprès d'un juge. Le roi lui-même lui avait envoyé des instructions par lettre à une occasion. Le juge savait quel était son devoir et a eu le courage de l'accomplir. Il a renvoyé la lettre au roi sans l'avoir lue ni ouverte.

L'indépendance de la magistrature, ce principe en vertu duquel toutes les parties et tous les accusés, quels que soient leurs opinions politiques ou leur statut social, devraient être traités équitablement par un tribunal indépendant à l'abri de toute influence illicite extérieure, n'a pas été facile à imposer. Mais il l'a été. Nos sociétés, qui considèrent maintenant l'indépendance de la magistrature comme une chose acquise, sont beaucoup redevables aux idées de Locke et de Montesquieu qui ont imaginé la séparation des pouvoirs entre le judiciaire, l'exécutif et le Parlement, aux hommes d'État qui ont mis en pratique cette idée sur le plan politique et aux juges courageux qui n'ont pas transigé sur ce principe, même s'ils risquaient d'être destitués et emprisonnés.

Si les juges en Angleterre ont eu de la difficulté à obtenir leur indépendance, la position des juges dans les colonies était plus difficile, comme nous l'a dit hier le professeur Friedland; les juges des colonies de l'Amérique du Nord britannique occupaient leur charge à titre amovible lorsque ne s'appliquait pas l'Act of Settlement de 1701. Une loi de 1782 du Royaume-Uni obligeait le Conseil privé à revoir toute proposition de destitution d'un juge des colonies présentée par le conseil ou le gouverneur de la colonie. Malgré cela, le principe de l'indépendance de la magistrature a été fréquemment contesté au Canada à l'époque des colonies. Au moins deux juges des cours supérieures ont été destitués, l'un par le roi en 1806 et l'autre par le Conseil privé en 1829. De plus, les juges étaient membres du conseil exécutif et même de l'assemblée, et ils donnaient souvent des avis consultatifs en secret aux membres du gouvernement. Les juges, s'ils n'étaient pas réellement « inféodés à la Couronne » à cette époque, n'en étaient pas loin. Ce n'est qu'en 1834 que l'Office des colonies a clairement indiqué qu'il ne nommerait désormais plus les juges aux conseil exécutif ou législatif, et qu'en 1839 que lord Durham a recommandé l'indépendance totale de la magistrature. L'indépendance de la magistrature, un héritage du système judiciaire britannique, avait finalement franchi l'Atlantique pour prendre racine en sol canadien.

Cela nous amène à la deuxième raison pour laquelle l'indépendance de la magistrature existe dans nos pays alors que ce n'est pas le cas dans de nombreux autres, c'est-à-dire nos constitutions. Dans la plupart des pays où existe l'indépendance de la magistrature, qu'ils en aient hérité ou qu'ils l'aient instaurée, il existe également des principes constitutionnels visant à la protéger. Si la première étape dans l'obtention de l'indépendance de la magistrature a été le refus des juges de céder devant les rois et les ministres, la deuxième a été sa reconnaissance comme l'un des principes constitutionnels fondamentaux sur lequel repose notre pays. Au Canada, l'Acte de l'Amérique du Nord britannique de 1867 (aujourd'hui appelé la Loi constitutionnelle) a confirmé pour la nouvelle confédération l'indépendance de la magistrature introduite au cours des décennies précédentes. La Constitution canadienne ne contient aucune disposition déclarant en toutes lettres l'indépendance de la magistrature. Pourtant, son préambule reprend le principe britannique de la primauté du droit et les articles 96, 99 et 100 ont inscrit dans les fondements mêmes de notre pays la tradition britannique de l'indépendance de la magistrature, l'un des «trois principaux piliers du temple de la justice» qui ne doivent pas être ébranlés, comme l'a dit lord Atkin en 1938.

La Loi constitutionnelle de 1982, qui renferme la Charte des droits et libertés, a confirmé le caractère inviolable du principe de l'indépendance de la magistrature. L'alinéa 11d) de la Charte reconnaît expressément aux personnes qui sont traduites en justice le droit d'être jugées par « un tribunal indépendant et impartial ». L'idée même de la garantie de droits exige un système judiciaire indépendant. Les Canadiens en sont arrivés à adopter la Charte en 1982 après que la Déclaration canadienne des droits de 1960 n'eut pas donné les résultats escomptés, en grande partie parce qu'on n'y avait pas précisé ce qu'on entendait par la protection d'un « tribunal indépendant et impartial ». Lors de l'adoption de la Charte et au cours des débats publics soutenus qui l'ont précédée, les Canadiens ont clairement indiqué qu'ils ne voulaient pas que les droits garantis par la nouvelle Charte se retrouvent dans une impasse similaire. Les tribunaux ont répondu et confirmé que l'indépendance de la magistrature constituait l'un des principes inviolables de notre Constitution. Dans l'arrêt Valente, la Cour suprême a analysé trois « conditions essentielles à l'indépendance judiciaire aux fins de l'al. 11d) de la Charte » c'est-à-dire l'inamovibilité, la sécurité financière et l'« indépendance institutionnelle du tribunal ». Dans le Renvoi sur les juges, la Cour a appliqué l'alinéa 11d) de la Charte pour restreindre les moyens par lesquels les gouvernements et les assemblées législatives des provinces peuvent réduire les traitements des juges des cours provinciales, et l'ampleur de ces réductions. Plus récemment, dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec, la Cour suprême a décrit l'indépendance de la magistrature comme une « norme non écrite », l'un des grands principes qui « imprègnent » notre Constitution « et lui donnent vie ».

Les constitutions ne suffisent pas à elles seules à garantir l'indépendance de la magistrature. Dans de trop nombreux pays, la réalité dément les garanties trompeuses d'une justice indépendante et impartiale que renferme la constitution. Les constitutions peuvent néanmoins servir à protéger et promouvoir la notion existante d'indépendance de la magistrature. Elles donnent aux juges les moyens de la protéger. Le juge en chef sous Henry IV et lord Coke n'avaient d'autres choix que de défendre par eux-mêmes l'indépendance de la magistrature. Aujourd'hui, les juges sont plus chanceux. Ils peuvent invoquer la constitution.

Cela nous amène à la troisième et dernière raison pour laquelle nous sommes privilégiés de bénéficier de l'indépendance de la magistrature - la vigilance des milieux juridiques et des juges. Comme son histoire le démontre, l'indépendance de la magistrature n'a pas été obtenue par suite d'une décision ou par accident. Elle a été acquise grâce à la vigilance et au courage des avocats et des juges au fil des siècles. Et c'est grâce à ce même courage et à cette même vigilance qu'elle est préservée. Comme l'ancien juge en chef Dickson l'a déjà expliqué :

Cette tradition du droit que nous partageons est une pratique bien vivante, dont l'évolution est assurée par des avocats et des juges épris de liberté individuelle, à la recherche de la justice pour tous dans le respect de la loi. Les principes juridiques dont nous avons hérité ne constituent pas les vestiges d'une tradition disparue, mais un aspect essentiel d'une tâche actuelle. Ce n'est que lorsque la loi est interprétée par des juges indépendants et éclairés, déterminés et très réceptifs aux valeurs de la société, que la primauté du droit, et par conséquent les droits et libertés des citoyens, sont en sécurité.

Nous nous félicitons de l'indépendance de notre magistrature. Pourtant, nous serions imprudents de croire qu'elle est acquise. Tout comme elle a été obtenue de haute lutte, c'est grâce à la poursuite de cette lutte qu'elle pourra continuer d'exister à l'avenir. Les dangers qui guettent l'indépendance de la magistrature n'ont pas cessé d'exister avec la victoire du juge en chef d'Henry IV, ni avec lord Coke, ni même avec l'adoption de l'Act of Settlement. Ils sont encore bien présents au XXIe siècle.

Notre histoire récente a également ses défenseurs de l'indépendance de la magistrature :

  • les juges de la Colombie qui rendent la justice malgré les assassinats et les actes de terrorisme;
  • le juge en chef Gubbay et ses collègues de la Cour suprême du Zimbabwe;
  • les juges de l'Irlande du Nord qui, malgré les assassinats de leurs collègues, continuent courageusement d'exercer leurs fonctions;
  • les héros méconnus d'une centaine de pays qui appliquent la loi malgré l'opposition du gouvernement et du public, qui continuent d'exercer leurs fonctions même lorsqu'ils ne sont pas rémunérés, qui refusent les pots-de-vin et qui résistent aux pressions exercées par leurs pairs;
  • bref, tous les juges qui, un peu partout dans le monde, par leurs innombrables actes de courage tiennent bon au nom de la justice.

Les obstacles qui se dressent de nos jours devant l'indépendance de la magistrature sont peut-être évidents. Mais, trop souvent, ils prennent une forme plus subtile que par le passé, du moins dans les démocraties à l'occidentale. De nos jours, les ministres ne téléphonent pas aux juges au sujet de décisions pendantes et les premiers ministres n'envoient pas aux juges leurs instructions par lettre. Pourtant, si elles sont plus subtiles, les pressions sont néanmoins insidieuses. Même une personnalité aussi respectée que le juge américain Robert H. Bork a suggéré à un moment donné de modifier la constitution américaine pour autoriser le Congrès à infirmer, par une majorité d'une voix de chacune des chambres, toute décision d'un tribunal fédéral ou d'un tribunal d'un État sur une question constitutionnelle. Le Canada a adopté une telle mesure a fait remarquer le juge Bork qui s'est inspiré de l'article 33 de la Charte qui autorise le Parlement ou la législature d'une province à déclarer qu'une disposition a effet même si elle contrevient aux droits garantis par la Charte. L'« inefficacité » de cette mesure, a-t-il dit plus tard, l'avait amené à revoir sa position, et il a depuis renoncé à sa proposition.

Dans notre propre pays, il est parfois question d'introduire la révision des décisions judiciaires par le Parlement et d'adopter des procédures de nomination qui permettraient au législateur de choisir les juges en fonction de leur idéologie politique. En Israël, on discute à l'heure actuelle de la possibilité de retirer à la courageuse et respectée Cour suprême de ce pays son pouvoir d'examen constitutionnel et de créer un nouveau tribunal constitutionnel plus soumis au Parlement. Nous entendons parler de « fiches de rendement » dont le but, croyons-nous, n'est pas d'évaluer le rendement des juges, mais de les amener à statuer en fonction des pressions politiques ou populaires exercées plutôt qu'en appliquant les principes de droit et de justice. Et bien qu'il soit salutaire et tout à fait correct de critiquer les décisions rendues par les tribunaux, il se peut que le poids des critiques personnelles dont font l'objet des juges soit tel que l'on puisse se demander si le juge, aussi courageux soit-il, ne sera pas inconsciemment affecté.

Une dernière menace à l'indépendance de la magistrature réside dans l'idée que le rôle de la magistrature, et l'indépendance sur laquelle il repose, n'est pas démocratique. Comme le fait remarquer Anthony Lewis, la révision législative des décisions judiciaires concernant des questions constitutionnelles « serait plus démocratique en ce sens qu'elle ferait disparaître les atteintes à la règle de la majorité ». Mais Lewis s'empresse d'ajouter, en reprenant les mots d'Aharon Barak, le président de la Cour suprême d'Israël que « la démocratie n'est pas simplement l'application de la règle de la majorité. La démocratie est également le respect des valeurs fondamentales [...] valeurs sur lesquelles repose toute l'organisation démocratique et que même la majorité ne peut pas toucher ». Sans juges indépendants, il ne peut y avoir protection des droits ni primauté du droit. Et sans protection des droits et de la primauté du droit, il ne peut y avoir de démocratie. Loin d'être l'antithèse de la démocratie, l'indépendance de la magistrature en est une garantie.

Les menaces qui pèsent aujourd'hui sur l'indépendance de la magistrature, tout comme celles qui ont pesé sur celle-ci dans le passé, exigent une réponse courageuse et constante. Une fois que tout a été dit et que tout a été fait, le dernier bastion -- le refuge ultime -- de l'indépendance de la magistrature est la conscience de chacun des juges et des avocats. Nous, membres du barreau et de la magistrature, sommes les gardiens de notre système judiciaire et de la primauté du droit. Nous devons rester inébranlables devant toutes les pressions exercées et nous assurer que nos tribunaux demeurent « une place à part », pour reprendre le titre du rapport récent de Marty Friedlan sur l'indépendance de la magistrature au Canada. Cette place est établie sur des fondements historiques solides. Elle est renforcée par les protections formidables que renferme la Constitution. Mais en fin de compte, c'est à nous, les héritiers de l'indépendance de la magistrature, de la transmettre à nos successeurs, non seulement intacte, mais encore plus solide qu'avant. C'est notre défi. Avec la grâce de Dieu, nous réussirons. Rien ne peut être plus important pour nos pays et pour le monde.

Allocution de la très honorable Beverley McLachlin, C.P.
Juge en chef du Canada
Conférence sur le 300e anniversaire de l'Act of Settlement
Vancouver, Colombie-Britannique
Le vendredi 11 mai 2001

 
   
Date de modification : 2004-12-07
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