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Juges de la Cour
Allocution de la très honorable Beverley McLachlin, C.P.
Le rôle des juges dans la société moderne
Le 5 mai 2001
Nous avons tous une certaine image du juge. Il est âgé, de sexe
masculin, et il porte un pantalon rayé. Il ne décide que ce qui
est nécessaire, ne dit que ce qui est nécessaire et ne parle
jamais à la presse. Il est respecté et tenu en haute estime.
Sa parole est, au sens littéral tout autant que figuré, l'expression
de la loi, éternelle, majestueuse. Même ceux et celles d'entre
nous qui ne correspondons pas naturellement à l'image traditionnelle
du juge avons tendance à nous y fondre. Il faut admettre la vérité.
Nous, les juge, aimons la vieille image. Nous nous y accrochons. Et pourquoi
pas? Elle nous apporte le confort, le confort de savoir que nous avons raison,
tout au moins jusqu'au prononcé du verdict d'un tribunal supérieur,
et là encore, la plupart d'entre nous avons appris à rationaliser
cette éventualité. Elle nous apporte la sécurité,
la sécurité de savoir ce qu'il faut faire et quand le faire.
Elle nous offre aussi la satisfaction, la satisfaction de savoir que nous sommes
importants et appréciés. Selon les propos que lord Hewart aurait
tenus devant les invités du banquet du lord maire de Londres en 1936 :
[traduction] Les juges de Sa Majesté sont satisfaits de l'admiration
presque universelle éprouvée à leur endroit.
Dans le même esprit, lord Devlin a affirmé en 1979 que :
[traduction] Le pouvoir judiciaire anglais est communément traité comme
une institution nationale... et les gens ont tendance à l'admirer à l'excès.
C'est aussi ce que laisse entendre cette anecdote au sujet de sir George Jessel,
président de la cour d'appel, lequel, lorsqu'il a appris que le lord chancelier
Selborne proposait de présenter une allocution contenant la phrase suivante
[traduction] « Nous, les juges de Votre Majesté, sommes conscients
de nos défauts, lesquels sont nombreux », aurait manifesté sa
vive opposition et répliqué : [traduction] « Je ne
suis pas conscient de nombreux défauts, et si je l'étais, je
ne serais pas apte à accéder à la magistrature. »
Même si d'aucuns peuvent prétendre que les choses n'ont pas suffisamment
changé, il me paraît indiscutable que la situation a changé.
Au Canada, il ne se passe pas un jour sans que le système judiciaire
ne fasse l'objet de quelque critique. La critique porte souvent sur une décision
en particulier, mais il arrive parfois qu'elle vise le rôle de la magistrature
dans la société en général, voire le rôle
d'un juge en particulier. Dans une large mesure, l'attention accrue du public
reflète le fait que, depuis l'adoption de la Charte canadienne des
droits et libertés en 1982, le rôle des tribunaux au Canada
a changé et s'est en quelque sorte élargi. Il est compréhensible
que le public s'intéresse davantage à ce que nous faisons. La
presse répond bien sûr à ce besoin. Lorsqu'une importante
décision sur la validité des dispositions interdisant la pornographie
juvénile au Canada a été communiquée en janvier,
par exemple, le hall de l'immeuble de la Cour suprême a été envahi
par les journalistes. Tous les journaux comprenaient au moins un éditorial
sur la décision; bon nombre de quotidiens comportaient aussi des documents
d'opinion et la plupart proposaient de nombreux reportages. Certains ont même
publié des extraits des motifs de l'arrêt. Notre récente
décision dans l'affaire Latimer s'est attirée la même
attention du public. Cette affaire a effectivement engendré un vaste
débat dans les pages de nombre de journaux canadiens, les journalistes
tout aussi bien que les lecteurs donnant leur appréciation de la
sagesse, de l'insensibilité ou de la naïveté perçues
par chacun dans le jugement de la Cour.
Comme je l'ai dit, l'attention accrue peut s'expliquer en grande partie par
la transformation du rôle des tribunaux au sein de la société moderne
- transformation qui, au Canada, a été accentuée par l'adoption
de la Charte. Mais une partie des commentaires et des critiques au
sujet des tribunaux de plus en plus couramment véhiculés dans
la presse ne découle pas tant de la transformation du rôle des
tribunaux que d'un changement dans la façon dont les citoyens composent
avec les institutions publiques, dont les tribunaux. Le juriste et écrivain
anglais prolifique John Mortimer parle d'une [traduction] « baisse
généralisée de la crainte et de l'émerveillement
que porte la population à l'endroit de ses institutions établies »,
attitude qui n'épargne pas les tribunaux. Il décrit la situation
en ces termes :
[traduction] Il y a nombre d'années, à l'aube de ma
carrière de juriste, la procédure judiciaire était enveloppée
de mythes. À l'époque, le grand public croyait que chaque procès
conduisait invariablement à la bonne conclusion, que les policiers ne
disaient que la vérité, et que les juges avaient été conçus
miraculeusement et qu'ils naissaient affranchis du bagage humain habituel d'idées
préconçues, de réactions instinctives, de préjugés,
de manque d'imagination, d'incapacité à admettre les erreurs,
ou de simple esprit de contradiction.
Ces mythes sont maintenant, sans doute au regret de nombre de juristes,
choses du passé au même titre que la sorcellerie et la théorie
de la terre plate. Il est des procès qui, en dépit d'un énergique
blanchissage par les tribunaux d'appel, ont affreusement dérapé.
Les jurys ne prennent vraiment plus le témoignage des policiers
au pied de la lettre. Et les déclarations de certains juges, avant
comme après la retraite, ont franchi le seuil des excentricités
sympathiques au point d'inspirer une certaine crainte.
Nous nous trouvons donc devant un paradoxe apparent. D'une part, les juges
sont de plus en plus soumis à un examen critique. D'autre part, il est évident
que le public n'a jamais tenu la magistrature en aussi haute estime que maintenant.
Le fait que le public s'adresse de plus en plus aux tribunaux pour résoudre
ses problèmes le confirme. Comme l'a exprimé un auteur, [traduction] « la
Cour [suprême] est peut-être la seule institution nationale d'importance à échapper
au ressentiment public ». Bien qu'elle remonte à 1990 et
que, partant, elle ne tienne pas compte des événements qui se
sont produits au cours de la dernière décennie, j'estime que
cette observation correspond encore largement à la réalité.
Vous êtes peut-être au courant d'une étude, effectuée
l'an dernier par l'Institut de recherche en politiques publiques, montrant
que 77 pour 100 des Canadiens étaient généralement satisfaits
du travail de la Cour suprême. La même étude a aussi révélé que
pour 66 pour 100 des Canadiens, le dernier mot en matière de constitutionnalité des
lois devrait revenir aux tribunaux plutôt qu'au législateur.
Ce qui est peut-être plus important encore, c'est que l'appui que le
public donne aux tribunaux n'est pas lié à la popularité d'une
opinion particulière; il semble plutôt que l'approbation que le
public accorde à la Cour est liée à l'intégrité du
processus judiciaire qu'il perçoit. L'étude s'est penchée
sur l'opinion publique à l'égard de deux décisions particulières
de la Cour suprême du Canada : l'arrêt Feeney, dans lequel
notre Cour a rejeté des éléments de preuve relatifs à un
meurtre au motif qu'ils avaient été obtenus en violation de la Charte,
et l'arrêt Vriend, qui a obligé le gouvernement de l'Alberta à étendre
aux homosexuels les protections relatives aux droits de la personne. Une solide
majorité de l'opinion publique s'opposait à l'arrêt Feeney,
tandis que la majorité était en faveur de l'arrêt Vriend.
L'étude conclut en ces termes :
[traduction] Plus particulièrement, lorsque les Canadiens
sont généralement opposés à [une] décision,
comme dans l'arrêt Feeney, ces attitudes ont peu d'effet sur
les évaluations globales des institutions judiciaires. Par contraste,
lorsque le sentiment public est en accord avec la décision de la Cour,
[comme dans] l'arrêt Vriend, . . . l'opinion au sujet de la
décision est liée plus étroitement aux attitudes générales.
À mon avis, l'étude de l'IRPP touche un point critique. De plus,
les mêmes études montrent que la confiance du public dans les
tribunaux ne se fonde pas principalement sur un accord avec les décisions
du tribunal, mais plutôt sur la confiance dans le processus judiciaire.
Les Canadiens, à tout le moins, et certainement les citoyens dans la
plupart des démocraties modernes, semblent partager la conviction profonde
qu'en cas de défaillance des autres institutions, ils peuvent toujours
compter sur l'impartialité des tribunaux.
Je crois qu'en dernière analyse la combinaison de ces deux phénomènes
- une attitude de plus en plus critique envers les juges et une confiance accrue
en leur capacité à résoudre les problèmes de la
société - n'est pas vraiment un paradoxe, mais plutôt l'effet
secondaire d'une mutation radicale de la perception qu'a le public du rôle
des juges dans la société moderne. L'ancien rôle du juge
comme symbole de l'autorité, parfois assujettie à un contrôle
et parfois péremptoire, dont les édits inspirés doivent être
acceptés sans discernement comme justes et appropriés, a
connu le même sort que l'absolutisme politique au dix-neuvième
siècle. Les juges dans la société moderne ne sont pas
des potentats : ils sont plutôt des serviteurs, les serviteurs du
peuple au sens le plus élevé et le plus honorable du terme. Le
juge a une tâche, une tâche plus importante que jamais auparavant.
C'est précisément en raison de l'importante de cette tâche
que le public s'attend à ce que le juge s'en acquitte avec compétence
et efficacité et qu'il soit attentif et responsable.
Cette nouvelle perception du juge implique des changements dans tous les domaines.
Je me concentrerai brièvement sur cinq d'entre eux ce soir.
- Les changements dans la tâche et dans
les fonctions des juges.
- Les changements dans la façon dont les
juges s'acquittent de ces fonctions.
- Les changements dans le processus entourant
l'exécution de ces fonctions :
l'administration de la justice.
- Les changements dans le mandat pendant lequel
les juges exercent leurs fonctions : comment ils accèdent à la magistrature et comment
ils peuvent être
réprimandés et démis.
- Enfin, les changements dans les rapports entre les juges et le public.
1) Les changements dans les fonctions des juges
Il n'y a pas si longtemps, la principale tâche des juges consistait à résoudre
les différends. Toute la common law repose sur cette notion. Deux parties
se trouvent en désaccord et n'arrivent pas à résoudre
leur différend. Elles se présentent alors devant un juge à qui
elles demandent de trancher. Le législateur adoptait alors les lois
et le juge les appliquait aux faits de l'espèce. L'histoire s'arrêtait
là, ou presque.
La résolution des différends demeure toujours la fonction primordiale
et fondamentale du pouvoir judiciaire. L'on reconnaît toutefois depuis
quelque temps que la réalité n'est pas aussi simple. Dans le
processus de résolution des différends, les juges de common law
interprétaient la loi et, inévitablement, petit à petit,
par l'application de la règle du précédent ou du stare
decisis, modifiaient le droit. La common law a donc été amenée à reconnaître
que même si la résolution des différends était la
principale tâche du juge, ce dernier jouait aussi un rôle secondaire
de législateur, ou à tout le moins de concepteur de droit prétorien. À la
fin du vingtième siècle, le rôle secondaire de législateur
assumé par le juge s'est accru de façon significative. L'apport
législatif du juge ne se limite plus uniquement à de petites
modifications successives. Il envahit de plus en plus le domaine de la politique
sociale, jadis perçu comme relevant exclusivement du Parlement et des
législatures.
Cette expansion peut s'expliquer par divers facteurs. D'abord la tendance à constitutionnaliser
les droits. La nouvelle perspective de politique sociale qui s'impose aux tribunaux
modernes est alimentée en grande partie par une conscience collective
plus sensibilisée aux droits de la personne. C'est cette particularité,
peut-être plus que toute autre, qui caractérise la pensée
judiciaire à l'aube du vingt-et-unième siècle. Au Canada,
une série de lois relatives aux droits de la personne ont jalonné l'élaboration
d'un code constitutionnel des droits, la Charte. Au sein de la Communauté européenne,
des documents similaires façonnent la politique applicable à des
centaines de millions de personnes. Cette tendance s'affirme dans nombre d'autres
endroits dans le monde. Où que nous vivions, le dialogue juridique se
concentre de plus en plus sur les droits et les libertés de la personne
: les libertés politiques de la participation démocratique; la
liberté de religion et d'expression; la garantie d'égalité sans égard
au sexe, à la race ou à l'âge. La tendance à la
constitutionnalisation des droits de la personne engage de plus en plus les
tribunaux à se pencher sur une vaste gamme de questions de politique
sociale. Les codes des droits garantissent à chaque personne certains
droits fondamentaux. Lorsqu'une loi ou une action gouvernementale enfreint
ces droits garantis, les personnes lésées demandent aux tribunaux
d'en prononcer l'inconstitutionnalité. Les tribunaux, autrefois tenus
d'accepter le décret du législateur comme le dernier mot, doivent
maintenant prononcer l'illégalité de tout décret qui viole
le code constitutionnel des droits. De par la nature de ces garanties, tout
particulièrement celles qui ont trait à l'égalité, à la
liberté d'expression et à la liberté de religion, les
tribunaux sont amenés, bon gré mal gré, à se prononcer
sur des questions de politique sociale.
Les auteurs citent aussi comme autre facteur du nouveau rôle des juges
en matière de politique sociale l'incapacité ou la réticence
apparentes du législateur à traiter des questions sociales délicates.
Ce point est bien documenté aux États-Unis, où la division
des compétences entre les pouvoirs législatif et exécutif
entraîne parfois une paralysie législative. Au Canada, il nous
arrive d'éprouver le même problème : certaines questions,
comme l'avortement et l'euthanasie, sont trop controversées pour que
le législateur s'y attaque. Ce sont les tribunaux qui en héritent.
Quelle qu'en soit la raison, il semble évident que, comme l'a dit l'ex-juge
en chef Lamer, la tâche des tribunaux au cours des prochaines années
portera un visage de plus en plus social. Elle est révolue l'époque
où les juges pouvaient consacrer leurs journées à examiner
les principes du droit des contrats, de la responsabilité civile et
du droit pénal. Leur champ de compétence comprend encore ces
domaines, mais il en englobe nombre d'autres.
Le pendant nécessaire de l'intérêt croissant pour les
droits de la personne et du nouveau visage social du droit est une magistrature
indépendante, prête et apte à procéder au contrôle
d'une vaste gamme d'actions gouvernementales. Les pouvoirs législatif
et exécutif ont un rôle de premier plan à jouer dans la
promotion des droits de la personne, mais c'est aux tribunaux qu'incombe la
difficile tâche d'en faire l'interprétation et d'en assurer l'exercice,
même en dépit de l'intransigeance gouvernementale s'il le faut.
La nouvelle tâche dont héritent les juges n'est pas facile. L'on
peut se demander, de façon réaliste, si les tribunaux, qui ne
disposent pas des ressources que peuvent déployer les législatures
pour la collecte et le collationnement de renseignements et d'opinions, sont
le lieu approprié pour trancher des questions de politique sociale complexes.
Cette question devient toutefois de plus en plus théorique. La réalité, à tout
le moins au Canada, c'est que les juges sont appelés à trancher
ces questions, quel qu'en soit le niveau de difficulté. L'ancien juge
en chef Lamer a décrit en ces termes la difficulté qu'éprouvent
les juges lorsqu'ils sont appelés à trancher des questions de
politique sociale :
Il m'arrive de penser que ces litiges ressemblent à une toile d'araignée.
Si on tire sur un fil de la toile, la structure entière bouge, mais
pas nécessairement dans la même direction. Les ramifications
d'une décision sont étendues et parfois difficilement prévisibles.
Outre leur difficulté, les problèmes peuvent mettre à rude épreuve
les procédures existantes. Au Canada, la Charte a fait subir à « notre
système contradictoire ... une extension excessive... » Nous
pouvons constater que « nos procédures contradictoires traditionnelles
sont mal conçues » pour trancher des affaires où la
question en litige porte moins sur un différend entre les parties que
sur la validité de la loi. Effectivement, comme l'a dit l'ancien juge
en chef Lamer, « très fréquemment en fait, deux litiges
se déroulent simultanément. Les parties immédiates s'opposent
dans un litige bipolaire, mais à l'intérieur de ce litige, se
pose également une question relative à la Charte, une
question polycentrique. L'un peut faire obstacle à l'autre. » Comment
pouvons-nous, en notre qualité de juges, prévoir sur quel fil
de la toile complexe il nous faut tirer, ou quelles conséquences peuvent
en découler? Formés à examiner des litiges, instruits
par les précédents, comment arriver à faire les choix
difficiles qu'appellent ces questions de politique? Il m'arrive souvent de
me rappeler cette remarque que m'a faite un jeune avocat en réponse à la
critique de son argumentation que j'avais exprimée en ma qualité de
juge du procès. «Eh bien, Votre Seigneurie, il y du pour
et du contre en faveur et du pour et du contre à l'encontre. »
2) Les changements dans la façon dont les juges s'acquittent
de leurs fonctions
La transformation du rôle des juges, et en particulier leur plus grande
participation dans la politique sociale, a un effet important sur la façon
dont les juges travaillent.
Mais avant de traiter de cet effet, j'aimerais faire une importante remarque
préliminaire. Le fait que les juges tranchent des questions sociales
qui touchent un grand nombre de personnes ne signifie pas pour autant que les
juges sont des personnages politiques. Il existe beaucoup de confusion sur
ce point dans la presse populaire. Selon les journalistes, les juges agiraient
politiquement et seraient descendus (ou peut-être montés) dans
l'arène politique. Selon cette vision, les juges ne seraient que des
politiciens qui n'ont pas à se faire élire et qui ne peuvent
jamais être démis.
Cette méprise résulte d'une confusion entre le résultat
et le processus. Bon nombre de décisions judiciaires sur d'importantes
questions sociales - par exemple, la promotion sociale, l'avortement ou les
droits des homosexuels - sont politiques au sens où elles font l'affaire
de certains groupes politiques aux dépens d'autres groupes. Mais le
mot « politique » est employé dans ce contexte
pour décrire un résultat et non un processus. Même si l'issue
des affaires est inévitablement politique au sens large du terme, il
est important - voire critique - que le processus demeure impartial.
Il est inévitable que les décisions des juges aient des incidences
politiques, mais il est essentiel que ces décisions ne soient pas inspirées
par la partisanerie. Dans leur forme finale, les décisions sur des questions
de politique sociale ne sont souvent pas très différentes des
lois. C'est le processus par lequel les décisions se forment
qui les distingue. La loi est souvent le produit d'un compromis ou d'un conflit
entre diverses factions politiques, chacune cherchant à imposer son
point de vue. Le milieu judiciaire n'offre pas et ne devrait pas offrir tout
simplement un autre forum pour la même sorte de confrontation. Les
juges doivent, en apparence comme en réalité, faire preuve d'impartialité.
C'est l'impartialité qui nous distingue des autres organes du gouvernement,
et c'est l'impartialité qui nous confère notre légitimité.
Dans ce contexte, j'aborde maintenant la question de la façon dont
la mutation vécue par la société a une incidence sur le
travail des juges. La nature des questions qu'ils sont appelés à trancher,
et l'attente du public qui veut des décisions justes et appropriées,
imposent de nouvelles contraintes aux juges. Il ne leur suffit plus d'être
des juristes compétents et des arbitres équitables. Pour bien
remplir leur rôle moderne, les juges doivent être sensibilisés à une
vaste gamme de préoccupations sociales. Ils doivent avoir une vive appréciation
de l'importance des intérêts et des droits individuels et collectifs.
Il leur faut demeurer en contact avec la société dans laquelle
ils travaillent, afin d'en comprendre les valeurs et les tensions. Ils ne peuvent
plus se confiner dans une tour d'ivoire. Le nouveau rôle des juges en
matière de politique sociale exige aussi de nouveaux efforts d'objectivité.
Il arrive souvent que le juge ait des opinions personnelles bien ancrées
sur les questions qu'il est appelé à trancher: par exemple, des
questions comme l'avortement, la peine capitale ou l'euthanasie. La tâche
du juge ne consiste toutefois pas simplement à superposer ses perceptions
personnelles au principe de droit. Le juge doit rechercher l'objectivité.
Il lui faut pour cela faire preuve d'imagination et adopter une attitude d'« humilité active » qui
lui permette de mettre de côté toute opinion préconçue
et tout préjugé et de se pencher sur la question en litige avec
un regard neuf éclairé par la preuve produite et les prétentions
des parties. Le juge doit s'efforcer de percevoir et d'apprécier le
point de vue de chacun des protagonistes. Il ou elle doit s'efforcer d'énoncer
les valeurs en jeu. Le juge doit alors tenter d'établir entre les valeurs
concurrentes l'équilibre qui correspond le plus à la justice
telle qu'elle est perçue par la société dans son ensemble.
Il est impossible d'éliminer les vues personnelles du juge. Mais par
un acte conscient qui s'attache à tenir compte de l'autre facette de
la question, le juge peut parvenir à un niveau de détachement
qui lui permet de rendre des décisions qui répondent aux intérêts
plus vastes de la société. Au bout du compte, le juge ne peut
servir d'autre maître que la loi, dans son sens le plus objectif. Ainsi
que l'a dit sir Robert Megarry :
[traduction] La fonction du juge en est une d'obéissance à la
loi et à sa conscience judiciaire. Il est tenu de faire non ce qu'il
veut faire, mais plutôt ce qu'il doit faire.
3) Les changements dans le processus : l'administration de la justice
Les nouvelles demandes imposées aux juges apporteront des changements
dans les processus établis pour l'audition des affaires et l'élaboration
des décisions judiciaires. Il y a accroissement rapide non seulement
de la portée des questions que les tribunaux sont appelés à trancher,
mais aussi du nombre de justiciables qui s'adressent aux tribunaux. Et ces
personnes exigent une justice qui est non seulement équitable, mais également
rapide et efficace.
Cela exerce beaucoup de pression sur le processus. Il devient de plus en plus
difficile, partout dans le monde, de trouver des dates pour les procès
et les pourvois. Il semble ne jamais y avoir suffisamment de juges. Après
l'audition, il arrive que les tribunaux manquent de personnel et de ressources
pour pouvoir prononcer le jugement de façon prompte et efficiente. Ces
pressions ont fait de la gestion des tribunaux un sujet brûlant. Les États-Unis
ont vu naître un certain nombre d'organismes qui se consacrent à ce
sujet. Cette question fait l'objet de nombre de conférences et d'articles.
Le même phénomène risque de se produire, bien qu'à une échelle
réduite, dans d'autres pays de common law où les systèmes
judiciaires ont du mal à répondre à la demande.
4) Le mandat pendant lequel les juges exercent leurs fonctions : nomination,
inamovibilité et encadrement des juges
La transformation du rôle des juges et l'importance croissante des questions
qu'ils sont appelés à trancher appellent une attention accrue
aux questions de la nomination et de l'encadrement des juges.
La dernière clé du bon fonctionnement du système judiciaire
est un processus de plaintes efficace et transparent. Au Canada, nous avons établi
un système en vertu duquel les plaintes sont examinées par un
comité de juges sous l'égide du Conseil canadien de la magistrature.
Si la question mérite un examen plus approfondi, elle peut être
portée devant le Conseil, et faire l'objet d'une audience, où il
sera possible de recommander l'engagement de procédures de destitution.
Même s'il est peu de plaintes qui sont fondées, la procédure
constitue une importante garantie de compétence judiciaire. Tous conviennent
de la nécessité de s'assurer que les juges s'acquittent de leurs
fonctions avec le degré le plus élevé de compétence
et d'intégrité. C'est une nécessité impérative,
compte tenu de la gravité de leur rôle.
Le premier point de mire pour atteindre cet objectif a trait à la nomination
des juges. Qui devrait choisir les juges? La sélection devrait-elle être
faite par le premier ministre ou par le cabinet? Devrait-elle être faite
par un conseil représentatif permanent? Si c'est le premier ministre
qui fait la sélection, le Parlement devrait-il avoir le droit d'en
faire la critique dans le cadre d'un processus d'audience semblable à celui
des audiences devant le Sénat auquel est assujettie la nomination des
juges de la Cour suprême des États-Unis? Dans notre examen des
diverses solutions de rechange, nous devons être conscients du danger
de la politisation à outrance du processus de nomination, danger que
nous avons jusqu'à maintenant réussi en grande partie à éviter
au Canada. Nous devons aussi nous garder de transformer ce processus en une
inquisition publique qui aurait pour effet de dissuader d'excellents candidats,
soucieux de préserver leur droit à la vie privée, de se
présenter; il y a tout lieu, d'ailleurs, de se demander si ces questions
et réponses bien préparées apportent réellement
un éclairage utile sur l'aptitude d'un candidat à exercer la
fonction de juge. Le système de nomination des juges doit permettre
de gagner la confiance du public. À cette fin, il nous faut éviter
de transformer le processus de nomination en ce qu'il ne devrait justement pas être,
c'est-à-dire un forum politique.
Mais la nomination de personnes compétentes, indépendantes et
irréprochablement intègres comme juges n'est que le premier défi à relever.
Le deuxième consiste à assurer l'impartialité des juges après leur
accession à la magistrature. À cette fin, nous devons nous concentrer
sur l'inamovibilité des juges, sur leur juste rémunération
et sur l'indépendance institutionnelle des tribunaux. De récents événements
survenus dans des pays dotés de systèmes politiques moins stables
viennent souligner que nous ne pouvons tenir de tels éléments
pour acquis. En fait, c'est en quelque sorte un luxe que de se préoccuper
de l'inamovibilité et de la juste rémunération des juges.
Dans bon nombre de pays, les juges doivent se soucier de leur sécurité physique
et de celle de leurs familles. Et pourtant, nous ne pouvons souligner exagérément
la nécessité de ce luxe apparent. Les juges dont la subsistance
dépend des bonnes grâces des pouvoirs exécutif ou législatif
ou de groupes d'intérêts particuliers ne sont pas impartiaux et
ne donnent certainement pas l'impression de l'être.
5) La relation entre les juges et le public
Le nouveau rôle des juges dans la société moderne a transformé la
relation traditionnelle entre les juges et le public et continuera à la
transformer. Les juges se sont traditionnellement tenus à distance du
public. Ils vivaient dans un isolement tranquille. Ils coupaient intentionnellement
les liens avec de vieux amis et des connaissances afin de mieux assurer leur
indépendance. Sauf dans des circonstances exceptionnelles, ils refusaient
de parler à la presse. Ils s'abstenaient généralement
de se prononcer en public sur quoi que ce soit d'autre que les ennuyeux rouages
du processus judiciaire, et encore là en usant de grande circonspection.
Mais quiconque a parcouru les journaux canadiens au cours des dernières
semaines connaît fort bien l'existence d'une vive controverse sur la
question de savoir si le juge peut ou devrait prendre la parole pour répondre
aux critiques formulées à l'endroit de son tribunal, de la magistrature
en général ou de sa propre personne en particulier. Cette controverse
s'explique en grande partie par les nouvelles attentes du public. Le public
qui rémunère les juges et qui les saisit de ses litiges estime
de plus en plus avoir le droit de savoir à qui il s'adresse. Les juges
sont aux prises avec la question de savoir s'ils doivent répondre, et
de quelle manière, aux nouvelles demandes du public - demandes qui sont
soulignées par la nouvelle omniprésence des médias.
La réponse appropriée n'est pas du tout évidente. Tous
les juges conviennent qu'il leur faut s'abstenir de faire des commentaires
sur les questions dont ils pourraient être saisis. Bon nombre d'entre
eux pensent qu'il est imprudent que les juges s'expriment ailleurs que dans
leurs jugements, sauf pour quelques exceptions spéciales, comme lors
de l'accession à magistrature ou d'une promotion. Certains juges toutefois,
tout particulièrement les juges en chef de qui relève l'administration
des tribunaux, estiment qu'il est parfois nécessaire de traiter de questions
qui intéressent le système de justice. D'autres seraient en faveur
de la liberté d'expression, même en l'absence de nécessité,
en faisant valoir l'intérêt qu'il y a à aider le public à mieux
comprendre la tâche des juges et la manière dont ils s'en acquittent,
et en soulignant le peu de danger que cela représente, pourvu seulement
que les juges n'abordent pas de questions controversées. Un rapport
récent du Conseil canadien de la magistrature note que « [d]ans
bien des cas, les juges eux-mêmes sont les meilleurs messagers et les
groupes ciblés auraient avantage à les entendre directement. »
Il existe donc, cela va sans dire, toute une gamme d'opinions sur cette question.
Il ressort clairement toutefois que, depuis une vingtaine d'années,
il s'est produit un revirement de la tendance générale en faveur
d'une plus grande ouverture à la parole des juges. Ce revirement reflète
le rôle en mutation du pouvoir judiciaire et peut-être aussi le
fait que nos démocraties font de plus en plus appel à la participation
des citoyens, lesquels portent un intérêt plus actif à la
façon dont est établie la politique sociale. Les juges doivent
cependant toujours se rappeler qu'il ne faut pas laisser cette nouvelle transparence
ternir leur impartialité réelle ou apparente. Il nous faut tenir
compte de la possibilité que certaines personnes interprètent
nos paroles, à tort ou à raison, comme une indication de préjugé.
Il nous faut savoir aussi que nos paroles peuvent fausser l'interprétation
que le public donnera à nos jugements passés ou futurs. La disposition
des juges à donner leur opinion doit être tempérée
par une constante attention aux limites à ne pas franchir, de sorte
que le pouvoir judiciaire reste hors de l'arène politique et continue à remplir
efficacement son rôle d'arbitre neutre, impartial et indépendant.
Les juges ne sont pas des politiciens. Ils ne sont pas non plus des avocats.
Les juges sont, tout simplement, des décideurs impartiaux. C'est là leur
première vocation et ils doivent, à travers tous les changements,
lui rester fidèles.
Conclusion
La fonction de juge n'est plus ce qu'elle était. Les juges sont plus
importants maintenant; ils sont aussi plus critiqués. Les juges sont
aussi aux prises avec des tâches plus difficiles que jamais auparavant.
Pour que les juges soient en mesure de relever ces défis, ils leur faut être
instruits, compétents et engagés. Ils doivent être prêts à travailler
avec acharnement. Mais tout cela ne servira pas à grand-chose si la
qualité particulière qui a toujours été exigée
des juges, l'indépendance, est laissée de côté.
Dans l'exercice de son nouveau rôle, le pouvoir judiciaire moderne doit
revenir à la source des forces à laquelle il s'est abreuvé au
cours des siècles - son indépendance institutionnelle et l'indépendance
de chacun de ses membres. C'est cette indépendance, assortie de l'intégrité et
de l'engagement à servir la société en rendant des décisions
impartiales, qui a fait du pouvoir judiciaire l'importante institution qu'il
est et qui le préservera à l'avenir. Sur l'horizon politique
plus vaste, c'est aussi cette indépendance qui garantit le respect des
droits de la personne et la primauté du droit dans les pays que nous
servons à titre de juges, et partant, la promotion de tous nos gens.
La tâche qui attend le juge moderne n'est pas facile. Mais c'est une
tâche d'importance critique. Si nous y manquons, c'est la primauté du
droit qui en souffrira. C'est aussi simple que cela.
Allocution de la très honorable Beverley McLachlin, C.P.
Juge en chef du Canada
The Fourth Worldwide Common Law Judiciary Conference
Vancouver, Colombie-Britannique
Le samedi 5 mai 2001
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