MÉMOIRE D'UN MONUMENT : les sculptures du Mémorial de
Vimy
Par Laura Brandon, Ph.D
Le Musée canadien de la guerre a la garde de dix-sept personnages
en plâtre créés, entre 1925 et 1930, pour le
Mémorial de Vimy en France, par le sculpteur canadien Walter Allward
(1875-1955). Les seules marques de l'artiste sont évidentes sur ces
témoins qui restent de la commande que lui avait passée le
Canada. Le Mémorial et les statues en pierre, qui sont en France,
sont l'uvre de tailleurs de pierre professionnels travaillant
à partir des maquettes et dessins
d'Allward.
Les peuples ont depuis toujours signalé par des monuments leurs
exploits et sacrifices de guerre. La plupart du temps, ils ont
confié l'exécution de ces oeuvres à leurs meilleurs
artistes et sculpteurs. Le Canada ne fait pas exception car le
mémorial de la Grande Guerre sur la crête de Vimy est
également le point culminant des réalisations
d'Allward. Le Mémorial, magnifique rappel du sacrifice consenti par
le Canada durant la Grande Guerre, est au sommet de la crête,
dominant la plaine de Douai, dans le nord-est de la France. Aujourd'hui,
il est facile de l'apercevoir de l'autoroute qui passe à ses
pieds.
Le nombre de morts canadiens durant la Première Guerre mondiale
(1914-1918), est stupéfiant: 60 000, dont 16 000 sans
sépultures, parmi les 625 000 enrôlés. Sur le front
ouest, pour sept Canadiens qui servaient, un trouvait la mort. La
Commission impériale des sépultures de guerre
(CISG), établie en mai 1917, afin d'enterrer dignement les morts
dans des cimetières permanents, commença à
prévoir la façon dont on pourrait commémorer les morts
et les disparus. La conférence impériale réunit
à Londres, en Grande-Bretagne, en 1918, approuva cinq grands
principes dont les deux reliés au mémoriaux qui stipulaient
que ceux-ci devaient être ouverts au public et être
permanents.
Après la guerre, la CISG attribua au Canada huit sites
trois en France et cinq en Belgique où s'étaient
déroulés des combats et où des monuments
commémoratifs pourraient être élevés. En 1920,
la nouvelle Commission canadienne des mémoriaux de champs de
bataille organisa un concours pour déterminer quel monument canadien
serait érigé sur chacun des sites. En octobre 1921, la
Commission déclara gagnante l'esquisse de Walter
Allward, qui incluait vingt personnages symboliques associés à
la guerre. Ceux-ci étaient intégrés à un socle
massif en pierre surmonté de deux immenses piliers
représentant le Canada et la France.
En 1921, Allward expliqua que ce mémorial lui avait
été inspiré par un rêve indélébile
qu'il avait eu durant la guerre: «Un soir, durant la guerre, je suis
allé au lit l'esprit tourmenté, après avoir longuement
pensé à la boue et à la misère qui existaient
en France, où la situation était alors au pire... J'ai
rêvé que j'étais sur un immense champ de bataille.
Je voyais nos hommes s'y engouffrer par milliers et y être
fauchés par la mort...Ne pouvant en supporter plus, je tournai les
yeux et aperçus une avenue bordée de peupliers. Et, dans
cette avenue, des milliers d'hommes arrivaient à la rencontre des
nôtres. C'étaient les morts qui se levaient en masse,
s'alignaient en silence et couraient à l'aide des vivants. Cette
impression fut si forte qu'elle restât avec moi durant des mois. Sans
les morts, nous étions sans ressources. J'ai voulu montrer, dans ce
monument élevé en rappel de ceux qui sont tombés, ce
que nous devions à ceux-ci et que jamais nous ne les
oublierions.»
Au moment où il remporta le concours, Allward était un
sculpteur expérimenté bien connu pour ses mémoriaux.
Né à Toronto en 1875, il avait étudié le
dessin. Il suivit des cours de sculpture à la New Technical
School de Toronto, entre 1891 et 1893, et loua son premier atelier en
1894. Il se pencha durant les deux années suivantes sur le symbole
«de la paix du monument élevé à Toronto
consacré à l'insurrection de Louis Riel, en 1885, dans le
Nord-ouest du pays, aujourd'hui en Saskatchewan. En 1910, il termina
à Toronto le monument commémorant la participation du Canada
à la guerre
d'Afrique du Sud (ou des Boers), de 1899 à 1902. Ces commandes
assurèrent la réputation d'Allward qui pouvait vivre de son
art. Il sculptait des bustes et des statues de Canadiens
célèbres comme Sir Wilfrid Laurier, en 1901, ou des monuments
commémoratifs, comme celui dévoilé à Brantford,
en Ontario, en 1917, en l'honneur d'Alexander Graham Bell.
À l'été 1922, la Commission canadienne des
mémoriaux de champs de bataille décida que la crête de
Vimy recevrait le monument
d'Allward. Les autres sites seraient couverts de monuments moins
impressionnants, à l'exception de celui de
Saint-Julien, où se dresserait celui ayant obtenu le deuxième
prix. La crête de Vimy fut certainement retenue du fait de
l'importance du combat qui s'y était déroulé mais,
aussi, à cause de sa situation dominante et solennelle. Dans un
atelier dont il venait de prendre possession à Londres, en
Grande-Bretagne, Allward se mit presque immédiatement à
sculpter les éléments figuratifs dans de la glaise. Pendant
ce temps, et sur deux ans et demi, les 100 hectares du site
furent nettoyés des détritus dangereux laissés par la
guerre bombes, obus d'artillerie et grenades non explosés.
Il fallut également deux ans pour trouver une pierre calcaire qui
satisfasse Allward. Ironiquement, elle venait d'une carrière
située près de Sarajevo, en Yougoslavie, où avait eu
lieu, en 1914, l'assassinat de
l'Archiduc autrichien François-Ferdinand et de sa femme,
événement qui avait précipité le
déclenchement de la Première Guerre mondiale.
La glaise non cuite sèche rapidement et se craquelle. Allward
fit donc des moules en plâtre de ses personnages en glaise
très tôt après leur exécution. Les statues plus
robustes en plâtre que le Musée canadien de la guerre
possède ont été coulées dans ces moules avant
d'être expédiées à Vimy.
La restauration récente de trois des principaux groupes de
personnages symboliques a fait découvrir que le sculpteur les avait
travaillés après leur coulage. Il leur a parfois ajouté
du plâtre ou les a sculptés de façon plus
détaillée.
Ces sculptures sont à peu près de grandeur nature, alors
que celles du Mémorial sont deux fois plus grandes. À
Vimy, les sculpteurs français ont utilisé une technique leur
permettant de doubler la dimension des maquettes. Ils utilisèrent le
pantographe, instrument qui permet de reproduire mécaniquement un
dessin en agrandissant ou en réduisant les dimensions du
modèle, ainsi qu'une règle pour mesurer l'épaisseur
de diverses parties des sculptures en plâtre. Ils percèrent
ensuite les blocs de pierre placés à côté des
figures en plâtre à des profondeurs déterminées
par une autre règle, afin de reproduire à double
échelle la sculpture. Un peu partout sur les plâtres, on note
des marques au crayon et, parfois, des repères en métal
partiellement enfouis.
Le symbolisme chrétien de plusieurs des sculptures d'Allward est
criant. Chez nombre de Canadiens était ancrée la croyance que
le terrible effectif des morts au combat équivalait à la mort
du Christ sur la croix, ce qui lui donnait une valeur rédemptrice.
La sculpture du «Canada pleurant ses fils disparus» rappelle
clairement les traditionnelles Mater Dolorosa (la Vierge Marie en deuil)
alors que celle déployée sur l'autel, au bas des deux piliers,
ressemble à la Crucifixion.
Les sculptures au sommet des piliers représentent les vertus
universelles que sont la foi, la justice, la paix, l'honneur, la
charité, la vérité, la connaissance et l'espoir. Le
lien de la tradition entre l'art et le souvenir est implicite dans les deux
personnes affligées en méditation, inspirées des
quatre statues réalisées par Michel-Ange sur la tombe des
Médicis, à Florence, en Italie. Entre les piliers,
«l'Esprit du Sacrifice», qui tient un flambeau, est une
référence à l'un des poèmes les plus
célèbres de la Grande Guerre In Flanders Fields
(Au champ d'honneur), rédigé par le lieutenant-colonel
John McCrae du Corps médical de
l'Armée canadienne.
Il fallut dix ans pour terminer le Mémorial qui fut finalement
inauguré le 26 juillet 1936 devant plus de 100 000 visiteurs. Ernest
Lapointe, ministre canadien de la Justice, sut exprimer les sentiments de
ceux qui étaient présents et renforcer les messages contenus
dans le monument
d'Allward en disant: «L'ultime hommage que nous pouvons offrir aux
soldats canadiens, est d'affirmer que leurs sacrifices ont contribué
à introduire dans notre civilisation le plus grand principe moderne
celui de la Paix basée sur la reconnaissance des droits des
peuples à la vie et la justice.»
En 1937, les sculptures en plâtre furent emballées et
envoyées au Canada. En mars 1937, dans une lettre à J. B.
Hunter, sous-ministre des Travaux publics, le Premier Ministre William
Lyon Mackenzie King semble appuyer le projet voulant que des statues en
bronze soient coulées à partir de ces modèles et
qu'elles soient disposées en des endroits appropriés à
Ottawa et dans les provinces. Cela ne se concrétisa pas et les
plâtres disparurent dans les entrepôts des Travaux publics.
En 1960, les sculptures étaient logées avec une partie des
collections du Musée canadien de la guerre qui demanda qu'elles
soient déplacées pour faire place à un arrivage
important d'artefacts.
Le 3 mai 1960, le ministère des Anciens combattants, qui avait
la garde des maquettes, informa le musée que «... le ministre
des Anciens combattants a accepté que les sculptures soient
détruites», mais seulement après que des photographies
en auraient été prises. À l'époque, cette
décision paraissait raisonnable, puisque les sculptures
étaient perçues comme des maquettes, non pas comme des
oeuvres d'art. La proposition du ministre ajoutait que «l'Armée
pourrait aider à cette disparition en transportant les caisses sur
leurs terrains d'essais, ou en tout autre lieu approprié discret
où les maquettes seraient photographiées et
détruites». Mais, le ministre de la Défense
nationale refusa l'idée. À la place, en septembre 1960,
les sculptures prirent le chemin de la Caserne
Vimy, à Barriefield, en Ontario, où elles ont
été entreposées.
En 1977, dix-sept des sculptures en plâtre étaient de
retour dans les entrepôts des Travaux publics, à Ottawa.
(Les trois autres sont restées à Barriefield et sont
maintenant exposées au nouveau Musée militaire des
communications et de l'électronique de la Base des Forces
canadiennes de Kingston). Cette même année, un petit
musée d'Elgin, en Ontario, spécialisé dans la
sculpture canadienne, demanda la permission du ministre des Anciens
combattants d'acquérir et d'exposer les sculptures
d'Allward, une requête qui raviva l'intérêt pour ces
oeuvres. Mais cette galerie
d'Elgin, n'ayant pas l'espace nécessaire à leur exposition
et à leur entreposage, ne put poursuivre son projet. Le ministre des
Anciens combattants les transféra plutôt au Musée
canadien de la guerre. En 1993, en vue d'une exposition sur la
carrière de Walter
Allward, le personnel du Musée ouvrit les caisses pour la
première fois depuis 1937. Cette exposition n'eut finalement pas
lieu, mais les oeuvres ne furent pas remballées. En 1999, un travail
de restauration délicat, de longue haleine et onéreux
commença en liaison avec l'exposition Tableaux de guerre
inaugurée en février 2000.
Les plus grandes oeuvres de Walter Allward sont devenues une nouvelle
portion éloquente de notre patrimoine national soixante-quatre ans
après l'achèvement du Mémorial de Vimy. De nombreux
Canadiens ont pu aller visiter le Mémorial en France: maintenant,
des dizaines de milliers de plus peuvent voir ce qui l'a inspiré
en s'arrêtant devant les oeuvres originales en plâtre
exposées au Musée canadien de la guerre dans la Salle de la
Regénération.