Discours et interviews
le 18 mars 1998
Présentée devant le Royal Canadian Military Institute
Toronto (Ontario) — Perrin Beatty
Je
suis ravi d'être ici aujourd'hui et de vous entretenir de ce qui me passionne
actuellement. J'imagine que vous êtes plus familiers avec ma passion précédente,
qu'en fait nous partageons.
Il
y a 10 ans, dans une autre vie, j'ai eu le privilège d'exercer les fonctions de
ministre de la Défense Nationale. Ce poste m'a permis d'être le témoin de l'engagement
des hommes et femmes des Forces armées canadiennnes à préserver et à promouvoir
l'aptitude du Canada à demeurer une nation indépendante.
Je
suis maintenant à la tête d'une organisation qui, à première vue, semble totalement
différente des Forces armée canadiennes, mais qui malgré toutes les différences,
présente de nombreuses ressemblances. Ce sont en effet deux grandes institutions
de première ligne en ce qui a trait à la lutte pour la souveraineté du Canada.
Mais il y a une autre ressemblance qui porte à réfléchir : l'existence même de
ces organisations qui est publiquement remise en question de temps à autre.
Je
crois sincèrement que les deux sont essentielles.
Pourquoi?
Parce qu'un jour quelqu'un a dit que chaque pays a une armée —
la sienne ou celle d'un autre. On peut appliquer le même raisonnement à la culture
: si nous la négligeons ou si nous la prenons pour acquise, nous risquons de perdre
ce qui nous rend unique en tant que peuple. Et qu'il s'agisse de protéger notre
territoire ou notre culture, il nous faut de puissantes organisations telles l'armée
ou la Société Radio-Canada.
Il y a près de 200
ans, durant la guerre de 1812, nous avons combattu nos voisins du Sud et érigé
une fortification contre l'expansion américaine. Nous faisons aujourd'hui face
à une toute autre menace. Nous risquons de voir notre souveraineté culturellle
nous glisser entre les doigts par négligence ou parce que nous ne croyons plus
que nous avons quelque chose d'unique à offrir au monde entier.
À
titre de ministre de la Défense nationale, j'ai expliqué à mon homologue
américain, Casper Weinberger, pourquoi le livre blanc de 1987 mettait autant l'accent
sur le besoin des Canadiens d'endosser davantage le fardeau de se défendre
eux-mêmes, plutôt que de simplement s'intégrer à une stratégie continentale.
J'ai souligné que les états-Unis n'auront jamais meilleur voisin,
ils ne trouveront jamais quelqu'un d'aussi pro-Américains ou qui partage
les mêmes valeurs démocratiques fondamentales que le Canada. Nous pouvons promouvoir
plus efficacement ces mêmes valeurs en tant qu'allié plutôt qu'en tant
que protectorat. Nos paroles ont une plus grande portée sur les Canadiens lorsqu'elles
émanent de nous que lorsqu'elles se font l'écho de quelqu'un d'autre.
Il
en va ainsi des affaires internationales comme du domaine culturel. Toronto n'est
pas une réplique de Los Angeles sans smog et le climat n'est pas la seule
différence entre Calgary et Houston. Nous sommes différents. Et cette différence
reflète notre identité en tant que peuple.
Prenons un moment pour en évaluer
l'enjeu. Il y a quelques années durant le Festival de la télévision de Banff,
un journaliste d'une publication américaine m'a demandé pourquoi la
lutte pour la programmation canadienne sur les ondes canadiennes était si importante.
Je lui ai expliqué qu'une série télévisée se déroulant dans les montagnes
de Banff pouvait paraître se dérouler à l'étranger pour un auditoire du sud
de l'Ontario. Alors que ce même auditoire n'est pas du tout dépaysé
par une dramatique juridique de Los Angeles, une série médicale de Chicago ou
une émission policière de New York.
Ce que nous voyons à l'écran est
le miroir de notre société. Si nous ne nous voyons pas nous-mêmes ou si nous ne
voyons pas notre pays, nous risquons de devenir des étrangers sur notre propre
territoire, qui ne connaissent pas leur propre géographie ou les récits qui se
rapportent à eux.
Et quels récits les Canadiens ont-ils à raconter! Les
magnifiques épopées d'hommes et de femmes qui ont bâti la moitié septentrionale
de notre continent, un pays qui fait l'envie du monde entier. Aujourd'hui,
à l'ère des communications globales, nous écrivons un nouveau chapitre de
cette histoire — la lutte pour faire comprendre à nos enfants ce qui rend
leur héritage unique et précieux.
Au cours des ans, les communications
modernes nous ont aidés à rassembler les centaines de communautés dispersées aux
quatre coins du deuxième pays au monde en superficie. Les réseaux que nous avons
construits réduisent les distances qui nous séparent et font entrer le monde dans
nos salons.
En 1998, nous avons plus que jamais accès aux cultures d'autres
peuples. On y accède par satellite et par câble, par enregistrements sonores,
par écrits, par radio et par Internet.
Cette ouverture nous a enrichis,
mais elle pose également de sérieux défis à notre souveraineté.
Laissez-moi
clarifier une chose : je n'ai pas de temps à perdre avec ceux qui tentent
d'ériger une enceinte électronique autour du Canada. Je crois en un nationalisme
assuré qui n'a pas à s'excuser de ce qu'il est, et je suis convaincu
que nous devons garder une ouverture sur le monde. Toutefois, cela ne signifie
pas pour autant que nous devons cesser de faire entrer notre propre culture dans
nos salons, ni que nous devons nous contenter de nous voir qu'à travers les
yeux des autres peuples.
De même, je ne crois pas que nous devons consacrer
beaucoup de temps à définir ou à prescrire la culture canadienne. C'est un
tout autre exercice que de créer les conditions dans lesquelles elle s'épanouira
d'elle-même.
Nous nous définissons par nos expériences. Il n'existe
pas une version officielle de ce qu'est un Canadien. Nous devons laisser
les Canadiens tirer de leurs propres expériences les leçons qu'ils croient
pertinentes, mais donnons-leur les outils dont ils ont besoin pour y arriver.
Afin de préserver et de renforcer la culture canadienne, nous avons besoin
d'un radiodiffuseur voué à montrer le Canada aux Canadiens. Il doit être
en mesure de s'adapter aux technologies et aux demandes en constante évolution
du marché. Finalement, il doit être admissible en vertu des règles commerciales
internationales. La Société Radio-Canada répond à toutes ces exigences.
Le
défi auquel devait faire face la Télévision anglaise de Radio-Canada il y a 30 ans,
lorsqu'elle était l'un des deux ou trois radiodiffuseurs canadiens dans chaque
marché, était considérablement différent. Notre rôle consistait à assurer un signal
de télévision dans toutes les régions du Canada, ce qui incluait l'acheminement
des émissions américaines. Nous avions de plus une toute autre image à l'époque :
Red Skelton, Get Smart, les Beverly Hillbillies, et, bien sûr, Tommy
Hunter, qui comptaient parmi nos figures de proue.
Nous avons réussi
à étendre le signal dans tout le Canada. Mais l'arrivée de la radiodiffusion
directe par satellite, avec ses 75 canaux disponibles partout au pays, y
compris dans le Grand Nord, signifie que nous n'avons plus à donner aux Canadiens
l'accès à la télévision commerciale américaine. En fait, chaque seconde que
nous passons à diffuser la programmation commerciale américaine déjà disponible
à la grandeur du Canada nous éloigne de notre raison d'être. Notre mandat
doit consister aujourd'hui à s'assurer que parmi toutes les voix qui
se font entendre, certaines ont un accent canadien.
Le peuple que nous,
radiodiffuseurs, desservons a l'embarras du choix. Il est donc important
de bien nous définir. Je vois la Société Radio-Canada comme une réflexion de chaque
région du pays, racontant des histoires canadiennes et établissant des normes
de qualité dans toute sa programmation. Nous voulons être la norme sur laquelle
se fondent toutes les autres organisations journalistiques du pays pour s'évaluer.
Nous voulons exposer les arts canadiens, célébrer la diversité de notre pays et
expliquer et promouvoir ce que nous partageons.
Nous mettrons l'accent
sur ce que nous faisons de mieux, c'est-à-dire raconter, et bien raconter,
des récits canadiens. C'est pourquoi nous sommes déterminés à canadianiser
entièrement la programmation télévisuelle anglaise.
La canadianisation de
la Télévision anglaise ne relève pas seulement de l'intérêt public, elle constitue
également une bonne proposition d'affaires. Nous nous créons un créneau, comme
nous l'avons déjà fait dans le cas de la radio. Et nous parions que les Canadiens
feront de nous leur radiodiffuseur canadien favori.
Bien sûr, il ne suffit
pas d'être canadien. Personne ne nous regardera par devoir, comme si nous
étions l'équivalent culturel de l'huile de foie de morue. Notre télévision
doit être d'une qualité telle que les Canadiens ne voudront pas regarder
autre chose.
Nous sommes déjà sur la bonne voie.
Nous avons canadianisé
les heures de grande écoute grâce à des émissions qui ont gagné l'admiration
et la loyauté des auditoires canadiens. En fait, nous continuons de créer des
émissions canadiennes et de remporter un nombre sans précédent de prix d'excellence
tant nationaux qu'internationaux, tout en étant confrontés à d'énormes
restrictions budgétaires.
Nous avons également réussi à nous défaire de
la croyance selon laquelle les émissions canadiennes sont de moindre qualité,
et que s'ils en avaient le choix, les Canadiens regarderaient autre chose.
Selon l'étude qualitative sur les cotes d'écoute que nous avons effectuée
l'année dernière, les Canadiens ont jugé nos émissions canadiennes d'une
qualité équivalente ou supérieure aux émissions importées.
Nous en avons
fait la démonstration une fois de plus avec la couverture des Jeux olympiques
d'hiver de cette année. Faire état du talent des athlètes canadiens est une
façon de raconter des histoires canadiennes, et c'est ce qui rend la télévision
convaincante. Notre part du marché au cours de la deuxième semaine des Olympiques
a atteint29% — un résultat stupéfiant pour la télévision anglaise
au Canada.
Nous sommes particulièrement fiers de ce succès puisque, en tant
que radiodiffuseur canadien, nous connaissons les goûts des Canadiens en matière
de couverture d'événements et d'histoires portant sur les athlètes.
Grâce aux choix que nous avons faits, nous avons souvent réussi à convaincre plus
d'un million de personnes de regarder la télévision canadienne en direct
à deux heures du matin.
Somme toute, des millions de Canadiens ont modifié
leurs habitudes de vie — et leurs heures de sommeil! — pour se joindre
à nous et partager l'excitation de voir les champions du Canada affronter
les champions du monde. Que notre couverture puisse provoquer un tel engagement
de la part de nos auditoires, c'est toute une réussite. En fait, notre couverture
fut la préférée de nombreux critiques et téléspectateurs de partout en Amérique
du Nord.
C'est aussi pourquoi tous les employés de la Société Radio-Canada,
moi y compris, se rendent au travail chaque matin — pour raconter des histoires
canadiennes. Tout le reste est secondaire.
Lorsque j'ai annoncé notre
projet de canadianisation en 1996, certains ont affirmé qu'en aucun cas la
Société Radio-Canada ne pourrait y arriver. Eh bien, nous avons déjà canadianisé
les heures de grande écoute et sommes déterminés à faire de même pour le reste
de la journée.
Les trois dernières années ont été difficiles étant donné
que nous avons dû composer avec des compressions budgétaires de 414 millions
de dollars. Mais nous avons réussi à démontrer que les Canadiens veulent regarder
une télévision canadienne.
Nous avons démontré que nous pouvions collaborer
avec nos syndicats afin de conclure des conventions collectives et d'adopter
des pratiques de travail plus modernes. Et notre réussite fut telle que le quotidien
USA Today a favorablement comparé notre couverture des Jeux olympiques
à celle du réseau américain CBS.
Nous avons atteint nos objectifs financiers
et nous produisons plus de contenu canadien de haute qualité que jamais. La Télévision
anglaise vient tout juste de remporter 38 prix Gemini et nous étions également
gagnants des International Emmies et d'autres compétitions internationales
cette année. La qualité des produits radio-canadiens continue d'être reconnue
au pays et à l'étranger.
Nous n'avons pas perdu de vue notre
mandat. Tandis que nous réduisions nos coûts, nous avons quand même annoncé un
projet d'ouverture d'une station de Radio anglaise à Victoria, la seule
capitale provinciale sans service radiophonique local de Radio-Canada.
Le
1er avril, trois ans après mon arrivée, la Société Radio-Canada amorcera
une nouvelle phase, sans être préoccupée par les coupures budgétaires à venir.
Dès lors, nous aurons atteint un moment de stabilité financière qui nous permettra
de planifier en fonction de nos possibilités et non de nos contraintes. Nous respecterons
notre mandat avec enthousiasme et créativité, tout en gérant les fonds publics
qui nous sont confiés avec efficacité.
Vous serez ravis de savoir que Radio
Canada International, qui a finalement reçu un financement stable l'an dernier,
vient tout juste de se voir attribuer 15 millions de dollars sur une période
de trois ans pour apporter des améliorations aux infrastructures. Ces fonds nous
permettront d'accroître notre service international de façon à faire encore
mieux entendre des voix canadiennes aux Canadiens et à d'autres citoyens
partout dans le monde. Vous comprendrez certainement l'importance de ce geste.
La
confiance que ressentent les Canadiens face à notre capacité de leur offrir une
gamme de services doit être consolidée. Nous continuerons de chercher les moyens
les plus efficaces — et en collaboration avec d'autres partenaires —
de produire une programmation d'une grande pertinence. Nous sommes également sur
le point d'entreprendre le plus important projet portant sur l'histoire
du Canada, avec l'aide financière du secteur privé.
Nous raconterons
l'épopée du Canada dans une importante série de documentaires intitulée
Une histoire populaire du Canada, qui traitera de l'histoire du Canada
depuis l'arrivée des premiers colons il y a plus de 12 000 ans
jusqu'aux dernières décennies du XXe siècle. Cette série d'environ
30 heures sera diffusée sur une période de deux ans entre 1999 et 2000. Elle
sera une inspiration et un divertissement pour les téléspectateurs et dissipera
la croyance que l'histoire du Canada est ennuyante.
Cette série sera
une coproduction des réseaux anglais et français, et constituera l'une des
rares occasions pour les Canadiens de toutes souches de voir une interprétation
commune de notre histoire.
Aider les Canadiens à comprendre comment nous
sommes devenus ce que nous sommes aujourd'hui est une façon de promouvoir
la culture canadienne. Et s'assurer que les artistes canadiens ont la possibilité
d'être entendus sur nos propres ondes en est une autre.
Si vous avez
regardé la cérémonie des Grammy Awards cette année, vous aurez constaté l'importance
d'une telle visibilité pour notre auditoire national. Vous y avez vu des
vedettes canadiennes telles Sarah McLaughlin, Alanis Morrisette et Céline Dion
consacrées les meilleures au monde par les Américains. Ils doivent se demander
ce que nous mettons ici dans notre eau pour produire de tels talents.
Nous
n'avons donc pas à nous excuser pour la qualité des artistes que nous produisons
au Canada. Mais nous devons faire en sorte que les artistes canadiens soient vus,
entendus et lus dans leur propre pays, et que ce pays demeure un incubateur pour
ses talents. Ce n'est qu'en continuant à pousser les artistes canadiens
chez eux qu'ils pourront éventuellement évoluer sur la scène mondiale.
C'est
là la raison d'être de la Société. Notre centre d'intérêt c'est le Canada.
Notre mission consiste à servir les Canadiens dans toutes leurs diversités —
à s'assurer que leurs propres expériences sont réfléchies dans leurs téléviseurs
et leurs radios.
Le Canada est un endroit unique. Son radiodiffuseur public
n'a d'équivalent nulle part ailleurs. Aucun autre radiodiffuseur au
monde n'offre au deuxième pays en superficie une programmation dans deux
langues officielles, dans sept langues autochtones, à la radio, à la télévision
et autour du monde sur ondes courtes, sur Internet — à l'échelle locale
et nationale — pour environ sept cents par jour par citoyen.
Le
genre de service que nous offrons est, lui-aussi, unique en ce qu'il permet à
nos clients de vivre leur fierté nationale. Les publicistes avec leurs slogans
n'y arrivent pas.
J'ai eu la chance de visiter presque chaque coin
du pays. J'ai vu sa beauté naturelle, j'ai connu sa riche diversité
sociale et été témoin du brillant exemple dont font preuve les Canadiens de milieux
différents et de convictions différentes pour bâtir un avenir commun. Si nous
pouvons aider les gens à raconter leur histoire et à célébrer à la fois leurs
différences et leurs ressemblances, nous engendrerons un véritable sentiment d'appartenance
au Canada.
Ma vision de la Société Radio-Canada émane de ma propre expérience.
Je viens d'un milieu rural et, dans les petites communautés partout au Canada,
le quotidien se vit en grande partie dans la cuisine. On y gère beaucoup de ses
affaires, on y célèbre également ses succès et on s'y réconforte dans les
moments difficiles. La Société joue pratiquement le même rôle dans notre communauté
nationale.
Les hommes et les femmes des Forces armées canadiennes renouvellent
chaque jour leur engagement à préserver le style de vie unique du Canada. Ils
le font avec un courage et un professionnalisme qui inspirent une grande fierté
parmi les Canadiens.
À la Société Radio-Canada, nous apportons une contribution
différente au Canada, mais je crois qu'elle n'en demeure pas moins importante
pour notre avenir national. Nous ajoutons une fibre solide et colorée à notre
étoffe nationale. Nous nous considérons choyés d'avoir cette responsabilité
et, maintenant que nous avons surmonté avec succès les obstacles financiers, nous
envisageons notre avenir avec confiance et espoir.
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