Discours et interviews
le 3 juin 1999
L'Intérêt public avant tout
Allocution de Perrin Beatty, Président-directeur général, Société Radio-Canada, au Petit déjeuner conférence, Le cercle national des journalistes, à Ottawa
On
dit que l'exercice mental est tout aussi important que l'exercice physique,
particulièrement après le petit déjeuner. Pour en vérifier la véracité, voici
une histoire qui donne à réfléchir.
Les rédacteurs en chef de Maclean's
décident de faire une refonte des pages éditoriales de cet hebdomadaire et d'en
moderniser la structure d'entreprise. À cette fin, ils doivent d'abord
expliquer à un organisme gouvernemental les raisons qui motivent leur décision,
quel pourcentage du contenu du magazine sera canadien, combien il en coûtera et
à quoi le magazine ressemblera dans sept ans. Au cours d'une audience publique,
le Globe and Mail soutient qu'on ne devrait pas permettre à Maclean's
de présenter de la publicité dans ses pages, compte tenu qu'il touche une
subvention de l'état. Faisant valoir le même argument, Le Journal de Montréal
fait remarquer que Maclean's devrait être soumis aux lois sur l'accès
à l'information — ce qui, je présume, signifie que
les notes de travail de ses journalistes seront également accessibles à l'examen
du public. Entre-temps, la chaîne Southam estime que Maclean's devrait
se défaire de sa section des sports parce qu'elle taille dans les profits
d'autres médias.
Cela peut sembler exagéré, voire même absurde. Pourtant,
ce qu'on n'accepterait pas d'un média, on l'exige de l'autre.
Voilà l'histoire qui a été racontée ici même, il y a deux jours. Évidemment,
il y a des différences fondamentales entre la réalité et la fiction. D'une
part, les participants sont des membres du système canadien de radiodiffusion.
D'autre part, l'organisme médiatique sous la loupe du public est la
Société Radio-Canada. Troisièmement, Radio-Canada est le radiodiffuseur public
du pays qui, tout comme l'instance de réglementation qui procède à son examen,
est responsable devant le Parlement. Et plus important que tout, la Société appartient
aux contribuables canadiens, qui assument la plus grande partie de son financement.
Permettez-moi
de dissiper tout doute sur ce processus public dans lequel nous sommes engagés.
Nous sommes réceptifs à l'examen du CRTC sur notre rôle dans le système canadien
de radiodiffusion et, de fait, dans la société canadienne. Nous sommes ravis de
profiter de cette occasion pour rendre compte de nos réalisations, et peut-être
aussi de pavoiser un peu, mais également pour travailler de concert avec ceux
qui réglementent nos activités, de façon à améliorer notre rendement au profit
ultime du public canadien. Le moment actuel est d'une importance cruciale
pour Radio-Canada, à l'aube du nouveau siècle — notre rôle dans
la vie culturelle canadienne se voit confirmé et précisé. Aucune question ne nous
semble superflue, et nous ne refusons aucun examen. Notre démarche est dynamique
et constructive.
L'exemple précédent à propos de Maclean's
se voulait un petit exercice de réflexion matinale pour vous rappeler la place
unique qu'occupe Radio-Canada dans le paysage médiatique canadien.
En
tant que radiodiffuseur public du Canada, nous avons un engagement envers chacun
des citoyens canadiens pour ce qui est de représenter leurs intérêts et de refléter
leurs réalités — peu importe qui ils sont, où ils vivent et quels que
soient leurs intérêts. Cependant, le produit fini, que ce soit à la radio, à la
télévision ou dans les nouveaux médias, doit être un ensemble uniforme et de grande
qualité, qui saisit l'essence même du pays dans son ensemble.
Nous
devons par conséquent offrir une vaste gamme d'émissions et de services qui
nous permettent de rejoindre tous les Canadiens pour leur présenter un produit
culturel authentiquement canadien. Nombre d'éléments inscrits dans notre
mandat, tel que défini par la Loi sur la radiodiffusion, sont partagés
par le système de radiodiffusion dans son ensemble. Cependant, notre mandat se
distingue par son caractère à la fois expansif et inclusif. À titre de radiodiffuseur
public national, Radio-Canada devrait fournir des services de radio et de télévision
qui comportent une très large programmation qui renseigne, éclaire et divertit.
Cette programmation devrait être à la fois principalement et typiquement canadienne,
refléter la globalité canadienne et rendre compte de la diversité régionale du
pays. Elle devrait contribuer activement à l'expression culturelle et à l'échange
des diverses formes qu'elle peut prendre, et être de qualité équivalente
en français et en anglais. Elle devrait refléter la situation et les besoins particuliers
des deux collectivités de langue officielle, tout en contribuant au partage d'une
conscience et d'une identité nationales.
Pour maintenir nos normes
d'objectivité, d'équité et d'équilibre dont nous avons fait notre
marque de commerce, nous devons préserver notre indépendance vis-à-vis du gouvernement.
Parallèlement, nous devons faire preuve d'un souci de transparence et de
responsabilité dans toute la panoplie de nos activités.
À titre de fiduciaires
des deniers publics, nous devons user de prudence dans notre gestion financière
et utiliser chaque dollar de façon optimale tout en prenant des initiatives que
nos collègues du secteur privé ne peuvent ou ne veulent pas prendre.
Cela
peut sembler contradictoire. C'est pourtant la façon dont Radio-Canada fonctionne
depuis sa création, en 1936, et la façon dont les Canadiens veulent que nous
continuions de fonctionner à l'aube du XXIe siècle. Et nous
rendons minutieusement compte de notre gestion et de notre rendement aux Canadiens.
En effet, nous leur soumettons des rapports annuels qui font état de nos moindres
dépenses et recettes. Nos livres comptables sont vérifiés par le Bureau du vérificateur
général, et les rapports de ce dernier sont également rendus publics. Nous diffusons
un bilan à l'antenne et invitons les Canadiens à nous poser leurs questions
directement, dans le cadre de tribunes téléphoniques à la radio et à la télévision
des deux réseaux. Nous tenons chaque année une rencontre publique avec le Comité
permanent du Patrimoine canadien et avec d'autres
comités de la Chambre des communes pour rendre compte de nos activités. Nous avons
de plus mis sur pied une industrie artisanale canadienne unique en son genre,
constituée de commissions royales, de groupes de travail et de groupes d'étude
chargés d'examiner notre mandat et notre rendement.
Peu d'institutions
sont surveillées plus étroitement que nous, et autant analysées, critiquées et
catégorisées. Il se trouve encore moins d'organismes de presse qui font couramment
l'objet de manchettes.
Mais c'est très bien ainsi. Nos actionnaires,
le public canadien, sont en droit de savoir où vont leurs dollars. Ils ont le
droit de savoir si leurs voix continueront d'être entendues dans le fracas
général et de plus en plus infernal qu'est devenu le secteur de l'industrie
des communications.
Les audiences publiques du CRTC qui ont lieu de l'autre
côté de la rivière des Outaouais, conjuguées aux consultations publiques tenues
à propos de Radio-Canada en mars dernier, constituent l'un des plus importants
examens publics du fonctionnement interne du radiodiffuseur public canadien jamais
effectués.
Nous jouons un rôle unique dans le système. Sous l'égide d'une
seule entreprise, Radio-Canada engage un ensemble impressionnant de ressources
pour fournir à son auditoire une gamme originale, vaste et incontestablement canadienne
d'émissions informatives, éducatives et divertissantes. Le plan stratégique quinquennal
présenté au CRTC dans le cadre des présentes audiences publiques définit nos priorités
de façon plus précise et raffine l'énoncé de notre mission. Ce plan stratégique
nous a permis de mettre Radio-Canada sur la bonne voie dans le paysage hautement
concurrentiel du XXIe siècle.
Radio-Canada participe à
ce processus public de reddition de comptes avec la volonté d'écouter et de prendre
en considération les suggestions constructives et les inquiétudes fondées qui
sont formulées à son égard.
Cela dit, je veux profiter de l'occasion pour
répondre à des critiques et à des plaintes qui se sont faites entendre ces deux
dernières semaines, principalement chez nos collègues des radiodiffuseurs privés
et d'autres parties concernées. Ce que nous avons entendu varie de la critique
constructive ou de l'argumentation justifiée au commentaire manifestement absurde.
Un
de ces radiodiffuseurs veut que l'on décide du contenu de nos émissions en fonction
de ses spécifications propres. Comme si le choix des modalités associées aux licences
du CRTC relevait du secteur privé. Un autre veut que le CRTC interdise à la Télévision
française de Radio-Canada de produire ou de diffuser les émissions qui n'auront
pas été rejetées par au moins deux radiodiffuseurs privés. Enfin, un autre veut
qu'on élimine complètement la publicité de notre programmation, alors qu'il bénéficie
lui-même de subventions non négligeables du secteur public pour produire ses propres
émissions.
Certains d'entre vous étaient ici il y a deux jours lors
de l'allocution de Pierre Karl Péladeau. Comme la presse l'a mentionné,
il a vraiment attaqué de front Radio-Canada. Et, à la différence de l'intervention
de son réseau au CRTC vendredi dernier, la rhétorique de l'intérêt public
qui entourait la présentation de TQS avait été supprimée, laissant clairement
voir pourquoi il attaquait Radio-Canada.
Dans un système où les joueurs
mettent leurs intérêts commerciaux avant tout, nous avons besoin d'au moins
un radiodiffuseur pour placer au premier plan l'intérêt du public. Si quelqu'un
avait des doutes à ce sujet, le discours de M. Péladeau n'a pu faire
autrement que les dissiper pour de bon.
Prenons le cas de la publicité.
Certains
proposent que Radio-Canada réduise le nombre de minutes de publicité permises
par heure ou qu'on impose des restrictions sur la publicité en fonction des types
d'émission, comme dans le cas des émissions de nouvelles. Vous serez certainement
intéressés d'apprendre que faire passer le temps publicitaire de 12 à huit minutes
par heure sabrerait un minimum de 110 millions de dollars dans notre budget
déjà réduit. Et cela s'ajouterait aux centaines de millions de dollars par
an qui ont été enlevés de notre budget depuis 1985.
Dans le meilleur
des mondes, les chaînes principales de télévision de Radio-Canada n'auraient
pas à diffuser de la publicité. Dans le meilleur des mondes, personne n'aurait
faim.
Mais dans le monde où nous vivons, la publicité apporte 300 millions
de dollars au moulin de notre programmation chaque année. La réalité est que Radio-Canada
a fait face et continue de faire face à d'importants défis financiers qui
constituent une menace pour son existence même. Nous plaidons coupable d'avoir
offert de la programmation canadienne de grande qualité qui a autant su intéresser
les Canadiens que les annonceurs. Pour que Radio-Canada continue d'exister,
il faut nous permettre de croître aux côtés de nos concurrents du secteur privé.
Pour pouvoir s'épanouir, Radio-Canada ne doit pas avoir les mains liées.
Et, à moins d'une augmentation du financement gouvernemental, nous serons
obligés de continuer à recourir aux recettes publicitaires. Toute réduction de
cette forme de revenus se traduirait par une réduction des services. C'est
de la simple logique.
Cela dit, notre stratégie ne consiste pas à subordonner
notre programmation aux recettes publicitaires, mais bien à utiliser ces dernières
pour atteindre nos objectifs. Il ne s'agit d'ailleurs pas là d'un
phénomène propre au Canada. Parmi les 23 radiodiffuseurs publics au monde,
17 tirent une partie de leur financement des recettes publicitaires. De ces
17 entreprises, Radio-Canada est l'une de celles qui dépendent le moins
de tels revenus. La publicité nous permet d'offrir à la population canadienne
la programmation que nous avons la responsabilité de lui présenter, sur l'ensemble
de nos principaux services. La disponibilité de ces recettes représente la différence
cruciale entre une pénurie fatale de fonds d'exploitation et la capacité d'offrir
les services attendus en matière de radiodiffusion. Radio-Canada préfère évidemment
cette seconde possibilité, tout comme, j'en suis sûr, tous les Canadiens
qui tiennent à entendre leurs propres histoires racontées dans leurs propres mots,
avec une voix qui leur est propre.
Les années difficiles vécues par la Société
nous ont tous forcés à aborder la situation avec plus de réalisme. Nous n'avons
aucun espoir de voir le gouvernement ramener son financement aux niveaux que nous
avons connus par le passé, même si nous devions réduire ou abandonner complètement
les recettes publicitaires. Toutefois, nous sommes absolument résolus à tirer
le meilleur parti possible de notre situation actuelle.
Il faut se mettre
à l'avant-plan pour atteindre la première place. Vous ne pouvez pas simplement
favoriser le statu quo en espérant que personne ne remarquera votre désengagement.
Cette philosophie doit s'appliquer tout particulièrement à la structure de
vos activités, lorsque vous constatez que tous les autres participants élaborent
des systèmes intégrés dynamiques de gestion et de distribution pour leurs produits.
Cette
philosophie touche également la programmation distinctive présentée à la population
canadienne, virtuellement submergée par l'immensité des choix qui lui sont
maintenant offerts.
La Société Radio-Canada a pour mandat de faire entendre
les voix des Canadiens — au plus grand nombre de Canadiens possible.
Il n'est pas question de favoriser un groupe, ou encore une région, au détriment
des autres. Notre toute première responsabilité consiste à rejoindre le plus grand
nombre possible de Canadiens, au moment et de la manière qui leur conviennent
le mieux, indépendamment de leur situation géographique. Certains ont pu tenter
par le passé d'altérer cette philosophie généraliste. Pourtant, il s'agit
là de la seule approche possible pour Radio-Canada.
Les autres modèles,
en dernière analyse, ne nous permettent tout simplement pas de répondre aux impératifs
de notre mission. Nous pourrions certainement devenir le « PBS du Nord »,
en acceptant la commandite privée et en offrant une programmation peu intéressante
parce que trop coûteuse pour le secteur privé. Mais dans ce cas, nous devrions
nous résigner à offrir un service élitiste réservé à une minuscule tranche de
la population canadienne.
Or, les Canadiens ne veulent pas d'un tel
service.
Et il ne s'agit pas d'une opinion personnelle.
Dans
les innombrables sondages, tout comme dans les interventions présentées au CRTC,
le message des Canadiens est absolument limpide : non seulement aiment-ils
la programmation de Radio-Canada, mais ils en redemandent.
Des 4 500 Canadiens
qui ont présenté une intervention à l'occasion des actuelles audiences sur
l'avenir de Radio-Canada, environ 90 % appuyaient les réalisations de
la Société. Ils voulaient davantage de nos services ou suggéraient des améliorations,
mais on ne peut mettre en doute la sincérité ou la profondeur de leur engagement
à l'égard de Radio-Canada. Un sondage COMPAS mené à la demande de Friends
of Canadian Broadcasting en mai dernier confirme que Radio-Canada répond bien
aux attentes du public, tant au niveau national que régional. En fait, 82% des
Canadiens affirment que la Société remplit bien son mandat. Ce chiffre comprend
plus de la moitié des répondants qui accordent à la Société une cote très bonne
ou excellente. Dans un sondage mené par POLLARA pour Radio-Canada le mois dernier,
62% des Canadiens de langue anglaise affirment que la télévision représente le
meilleur rapport qualité-prix. Parmi les Canadiens de langue française, ce chiffre
atteint 70%. Dans le même sondage, trois répondants sur quatre reconnaissent que
la programmation de Radio-Canada s'est améliorée par rapport à ce qu'elle
était il y a cinq ans, soit avant le plus gros des compressions budgétaires. Cette
même question avait été posée par POLLARA en 1997 à l'occasion d'un
sondage indépendant, et avait obtenu à l'époque des résultats à peine inférieurs.
Ces
statistiques m'indiquent qu'il est temps de commencer à travailler ensemble
à l'élaboration d'un système de radiodiffusion publique dynamique, qui
rejoint véritablement les Canadiens et tient compte des réalités d'une économie
fondée sur la connaissance et l'information.
Or, ce n'est pas
en régressant qu'on pourra y arriver, pas plus qu'en recourant à des
demi-mesures. Impossible aussi de réussir si Radio-Canada se voit freinée face
aux occasions dont elle pourrait tirer profit pour améliorer, et non restreindre,
le système canadien de radiodiffusion dans son ensemble, tant privé que public.
Il
y a quelques années, un de vos anciens collègues d'Ottawa, Richard Gwyn du
Toronto Star, a publié un livre intitulé Nationalism Without Walls,
dans lequel il souligne l'importance des institutions nationales, y compris
la Radio de Radio-Canada. Ces institutions, selon Gwyn, ne sont pas simplement
des amalgames de bureaucrates, d'immeubles et de budgets. Elles font partie
de notre mémoire collective; elles soulignent l'importance du devoir public ainsi
que de la responsabilité envers les collègues, passés, présents et futurs.
Mais
Gwyn va encore plus loin : « Une fois démantelée, écrivait-il, une institution
ne peut tout simplement pas être reconstituée. Elle aura disparu à jamais. Son
remplacement coûtera moins cher, peut-être, mais sa valeur sera infiniment moindre
pour la communauté. »
Est-ce là le destin souhaité pour Radio-Canada?
Je n'en crois rien, pas plus d'ailleurs que la grande majorité des Canadiens
qui en sont les propriétaires.
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