DISCOURS
M. AXWORTHY- ALLOCUTION À L'EMPIRE CLUB - TOTONTO (ONTARIO)
99/43 SOUS RÉSERVE DE MODIFICATIONS
NOTES POUR UNE ALLOCUTION
DE
L'HONORABLE LLOYD AXWORTHY,
MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES,
À L'EMPIRE CLUB
TORONTO (Ontario)
Le 28 juin 1999
(14 h 15 HAE)
De retour chez lui la semaine dernière, après avoir vécu un cauchemar qui l'a forcé à fuir son
foyer, l'a séparé de sa famille et a détruit ce qu'il possédait, Rifat Morina, un Kosovar albanais,
se croyait enfin en sécurité. En sécurité pour refaire sa vie, retrouver sa femme et ses enfants
et espérer, ne serait-ce qu'un peu, en l'avenir.
Mais une fraction de seconde a suffi pour lui ravir ces maigres espoirs. Rifat Morina a posé le
pied sur une mine et perdu une jambe, ce qui l'a laissé mutilé à tout jamais - un rappel brutal,
permanent et quotidien du coût humain de ce conflit. Une autre vie bêtement brisée par les
mines terrestres.
Au Kosovo, l'OTAN a vaincu les forces du mal. Mais l'expérience qu'a vécue M. Morina
souligne avec une clarté dévastatrice que, pour lui et pour des centaines de milliers de
personnes comme lui, l'épreuve est loin d'être terminée. Bien d'autres gens ordinaires
impatients, il va de soi, de rentrer chez eux, subiront le sort de Rifat Morina.
Des dizaines de milliers de mines antipersonnel [AP] ont été éparpillées à travers le Kosovo,
enfouies dans les terres d'où la population tirait auparavant sa subsistance. Ces engins sont à
la fois le cruel instrument et l'amer héritage du conflit et de la haine.
L'ampleur de la menace est énorme, mais elle n'a pas de quoi surprendre et elle n'est pas
sans précédent. C'est pourquoi le Canada a tout fait pour que le déminage soit une priorité de
la KFOR et de l'aide à la reconstruction. Des spécialistes canadiens du déminage sont
maintenant sur le terrain. La tâche est dangereuse, laborieuse et coûteuse.
Le problème des mines au Kosovo est un problème que nous avons vu bien trop souvent
hélas, en Bosnie et en Afghanistan, au Cambodge et au Mozambique, et dans bien d'autres
pays. Le Canada a certes fait preuve de leadership en établissant une norme internationale
pour bannir ce type d'armes, mais nous poursuivre ces efforts et nous attaquer aux problèmes
que les mines continuent de poser. Il faut espérer que nous avons tiré certaines leçons de la
crise du Kosovo et que nous pourrons affronter l'énorme défi qui nous attend sans qu'il y ait
l'horrible lot de victimes que nous avons vues tellement souvent ailleurs.
Le mois dernier, au Mozambique, les États parties qui avaient ratifié le traité ont tenu leur
première rencontre, à laquelle ont également participé un certain nombre d'autres pays. À
cette occasion, j'ai tenu une rencontre au cours de laquelle nous avons discuté d'une capacité
d'intervention rapide, coordonnée par les Nations Unies, parce que nous savions que la
nécessité s'en ferait sentir non seulement au Kosovo, mais aussi en Angola, à la frontière
entre l'Éthiopie et l'Érythrée et dans d'autres lieux de conflit où les mines sont encore
employées.
À l'issue de cette rencontre, le Canada et la Belgique ont proposé l'envoi d'une mission de
l'ONU au Kosovo dans le but d'effectuer une première analyse de la situation en ce qui
concerne les mines antipersonnel. Les résultats de cette mission ont mené à la création du
centre de coordination des Nations Unies pour la lutte antimines, qui s'occupera d'harmoniser
l'intervention internationale. La priorité du groupe d'intervention rapide sera de veiller à ce que
les réfugiés puissent rentrer chez eux en toute sécurité. La première étape consistera, pour le
ministère des Affaires étrangères et du Commerce international, à dépêcher des membres de
deux organisations canadiennes représentées ici, Wolf's Flat et le Centre canadien de
déminage international [CCDI], qui oeuvreront de concert avec les Nations Unies et la
communauté internationale, et feront partie du groupe d'intervention d'urgence. Wolf's Flat a
récemment terminé un projet consistant à faire exploser des munitions non éclatées au
Panama, tandis que le CCDI fait actuellement du déminage en Bosnie.
J'ai demandé en outre cette semaine à notre ambassadeur à l'action contre les mines de faire
en sorte que les réfugiés soient davantage conscients du problème des mines et de prendre
contact avec les militaires, les représentants d'autres ONG et de l'ONU, et ceux des
populations locales pour déterminer où le Canada pourrait jouer le rôle le plus utile.
L'expérience du Kosovo souligne l'urgence de faire disparaître les mines terrestres de la
planète. La situation des Kosovars ressemble à celle de millions d'autres personnes partout
dans le monde. Elle met en évidence les raisons qui ont inspiré le « processus d'Ottawa ».
Elle montre que nous devons persévérer dans nos efforts en vue de venir à bout de cette
arme meurtrière. Depuis la conclusion de la Convention d'Ottawa, nous avons fait des
progrès :
- 135 pays ont renoncé à utiliser les mines antipersonnel et 82 d'entre eux ont déjà ratifié la
Convention;
- le nombre de victimes des mines dans certains des pays les plus durement touchés est en
baisse;
- le commerce autrefois florissant des mines AP a presque cessé : moins de dix pays
producteurs de mines n'appuient pas un moratoire global ou une interdiction de fait de
l'exportation des mines AP;
- depuis qu'a débuté le processus d'Ottawa en 1996, 20 pays ont détruit plus de 14 millions
de mines en stock; ces mines ne feront ni morts ni blessés;
- les ressources affectées à l'action contre les mines s'accroissent : depuis un an, dix pays
donateurs ont mis en oeuvre 98 nouveaux programmes antimines dans 25 pays.
Dès le début, la campagne en vue d'interdire les mines terrestres reposait sur un nouveau
genre d'alliance regroupant des gouvernements, des organisations internationales, divers
secteurs de la société civile et des individus. Cette collaboration a contribué aux progrès que
nous avons réalisés jusqu'à maintenant. Et c'est cette convergence d'énergie et de
ressources qui nous conduira à notre but ultime : un monde où les mines terrestres auront
entièrement disparu.
Les Canadiens ont joué un rôle clé dans ce processus. Nous sommes en droit d'être fiers de
la contribution que, collectivement, nous avons faite aux progrès accomplis jusqu'à présent.
Le gouvernement canadien s'est engagé à consacrer 100 millions de dollars sur cinq ans à
l'action contre les mines.
Mais les gouvernements ne peuvent venir à bout du problème tout seuls. Les Canadiens, à
titre individuel et en groupe, doivent continuer à jouer un rôle actif dans la poursuite des
activités antimines. C'est pourquoi je suis particulièrement heureux d'être ici aujourd'hui pour
inaugurer la Fondation canadienne contre les mines terrestres. Cette fondation a pour mission
de créer un fonds autonome auquel les citoyens et les entreprises pourront contribuer pour
aider à éliminer les mines antipersonnel et atténuer les souffrances qu'elles engendrent. La
Fondation encouragera les Canadiens à rester aux premiers rangs du mouvement antimines
et à donner l'exemple dans le domaine du déminage à travers le monde. En outre, je suis en
mesure d'annoncer aujourd'hui que le gouvernement canadien versera à la Fondation la
somme d'un million de dollars, qui servira de fonds de démarrage. La Fondation entend
recueillir elle-même des sommes importantes et s'est engagée à obtenir plus de deux millions
de dollars auprès de particuliers et du secteur privé cette année.
La participation des Canadiens à la campagne antimines s'inscrit dans l'engagement plus
général qu'ils ont toujours eu envers la paix et la sécurité mondiales. Ce désir d'être présent
au monde est profondément ancré dans la mentalité canadienne. Nous avons tendance à
juger nos activités et nos réussites à l'étranger comme un indicateur important de ce que nous
sommes.
Notre présence au monde repose sur des valeurs durables. C'est à ces mêmes valeurs - la
démocratie, les droits de la personne, le respect de la diversité et de la société civile - que
nous, et des générations de Canadiens avant nous, avons puisé pour bâtir un pays unique,
prospère et libre.
Dans le contexte des mutations que subit aujourd'hui la société humaine, ces valeurs sont plus
pertinentes que jamais. Elles sont d'ailleurs le fondement de l'approche de la sécurité
humaine que j'ai préconisée pour la politique étrangère du Canada, une approche qui
privilégie la sécurité et le bien-être des gens.
La mondialisation et la fin de la guerre froide ont en effet placé la question de la sécurité
humaine davantage à l'avant-scène internationale. Les civils sont de plus en plus, et de plus en
plus directement, les principales cibles et les principaux instruments des conflits armés
modernes. Des gens ordinaires sont les victimes immédiates du terrorisme, de la criminalité,
des drogues illicites, de la dégradation environnementale et des maladies infectieuses -
toutes menaces qui ne respectent pas les frontières. L'ère de l'information nous met en
contact direct avec ces réalités, mettant ainsi en relief notre destinée commune.
En réaction à ces menaces se dessine une nouvelle dynamique planétaire qui met la sécurité
des gens - les droits, la dignité et le bien-être des individus - au centre des priorités
internationales.
La Convention d'Ottawa, qui représente la façon dont nous avons traité la question des mines
terrestres, nous amène à repenser la façon dont nous pouvons aussi traiter les crises
humanitaires. Ce processus représentait une approche du désarmement à la fois innovatrice
et axée sur les personnes, une approche qui ciblait directement des armes dont les
principales victimes sont de simples gens.
Le processus d'Ottawa n'est qu'un exemple de la mise à exécution des priorités liées à la
sécurité humaine. Le Canada est aussi actif dans d'autres domaines : il participe aux
campagnes qui, à l'échelle mondiale et régionale, visent à faire diminuer les menaces que
posent les armes de petit calibre et les armes légères à caractère militaire, à lutter contre le
fléau des drogues illicites et à améliorer le sort des enfants - l'élément le plus vulnérable de la
population - qu'il s'agisse d'enfants-soldats, d'enfants exploités pour leur travail ou d'enfants
victimes de l'exploitation sexuelle qui se pratique à l'échelle internationale et dans le
cyberespace.
En s'attaquant aux périls déjà présents et à ceux qui s'annoncent, ces initiatives font avancer la
sécurité humaine. Elles doivent être complétées par des efforts destinés à empêcher que
des abus ne surviennent au départ et à établir de nouvelles normes de comportement à
l'échelle mondiale.
Pour y parvenir, il faut absolument que les responsables des actes contraires à la sécurité
humaine soient tenus de rendre des comptes complets. J'ai fait valoir l'importance de ce point
il y a un an à Rome, lors de l'ouverture des négociations devant mener à la création de la Cour
pénale internationale. Grâce au leadership qu'il a manifesté durant ces négociations, le
Canada a contribué à dégager un consensus sur le statut du tribunal. La création de cet
organe aura été un audacieux pas en avant. Les responsables de crimes contre l'humanité et
des violations les plus graves du droit humanitaire devront répondre de leurs actes devant la
Cour. La mise en place de cet instrument fait partie des mesures prises pour promouvoir et
consolider la primauté du droit international afin que les gens soient protégés contre les
errements de la nature humaine.
Ces considérations m'amènent à parler de notre rôle dans la question du Kosovo.
L'intervention de l'OTAN était une étape importante dans le processus de transformation de la
sécurité humaine en un principe d'action mondial. Ce qui a poussé le Canada et ses alliés à
agir, ce ne sont pas les froids calculs de la realpolitik mais plutôt le désir de défendre le
simple droit des gens de vivre en paix et en sécurité face à une escalade vicieuse et
préméditée de meurtres et d'actes de terreur et de brutalité.
Le choix d'une solution militaire n'a pas été fait à la légère. Il démontre cependant que parfois,
quand les autres moyens ont échoué, quand l'inaction est inacceptable et quand l'impératif
humanitaire commande clairement d'agir, c'est peut-être la seule option - une option alors tout
à fait justifiable.
Les Canadiens ont eu raison d'intervenir au Kosovo. La mise en accusation des leaders
serbes par le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie le confirme, tout comme le
confirme la découverte quotidienne d'atrocités et d'actes de brutalité horribles perpétrés
contre les Kosovars albanais.
On ne saurait toutefois faire du Kosovo un précédent qui justifierait d'intervenir n'importe où,
n'importe quand et pour n'importe quoi. L'intervention au Kosovo soulève de sérieuses et
légitimes questions : comment, par exemple, réconcilier les nouveaux impératifs reliés à la
sécurité humaine et le principe de la souveraineté et de la non-ingérence dans les affaires
internes des États - principe qui reste une des pierres d'assise de la paix et de la sécurité
mondiales?
Il faut mettre en place des normes et des bornes qui permettront de jauger la nécessité d'une
intervention, et ces critères devront être des plus rigoureux. C'est à cet égard que le Conseil
de sécurité a un rôle de premier plan à jouer. Seul instrument mondial mandaté pour veiller à la
paix et à la sécurité, il faut qu'il soit pleinement engagé, et non pas absent de ce processus.
Les positions de certains de ses membres en ont fait un instrument moins pertinent et moins
souple qu'il devrait l'être pour s'adapter à la nouvelle réalité mondiale.
En sa qualité de membre du Conseil de sécurité, le Canada a cherché à intégrer la dimension
humaine dans ses activités. Ainsi, en février dernier, nous avons proposé - et les autres
membres ont accepté - d'examiner les mesures concrètes que pourrait prendre le Conseil
pour que la protection des civils pris dans des conflits armés reçoive toute l'attention voulue et
fasse l'objet de mesures appropriées.
La sécurité des gens est au premier rang des préoccupations internationales. Les priorités
adoptées dans ce domaine sont une solution moderne mise de l'avant par le Canada sur la
base des valeurs canadiennes traditionnelles. C'est aussi un moyen de promouvoir et de faire
avancer les intérêts du Canada.
De fait, dans un monde interconnecté, tôt ou tard l'insécurité des autres devient notre
problème, et parfois même notre propre insécurité. Une approche fondée sur la sécurité
humaine est donc non seulement souhaitable mais de plus en plus indispensable. Pour les
Canadiens, la sécurité humaine signifie un monde plus sûr, moins coûteux et plus réceptif.
Les Canadiens sont peut-être les gens qui voyagent le plus au monde. Chaque année, nous
effectuons près de 20 millions de voyages à l'étranger à titre de touristes ou d'étudiants ou,
comme beaucoup d'entre vous, par affaires. Nous sommes donc vulnérables. Une société
mondiale fondée sur la primauté du droit et dotée de moyens efficaces de combattre le
terrorisme ainsi que l'activité criminelle et la corruption internationales constituent pour nous
une protection.
Les conflits lointains qui ne nous touchent pas directement ne sont pas pour autant sans coût.
Nous consacrons chaque année des ressources très importantes au soutien de programmes
d'assistance aux réfugiés et de secours humanitaires destinés aux victimes de conflits. À cela
s'ajoute le coût incalculable de l'investissement au niveau des personnes et de l'infrastructure
qui est perdu en raison de conflits armés. Le conflit qui déchire le Soudan, par exemple, coûte
plus d'un million de dollars par jour en aide humanitaire. Si on multiplie ce chiffre par le nombre
de conflits dans le monde, on se rend compte facilement que la sécurité humaine, en
particulier sous la forme d'actions préventives, est un objectif tout à fait rentable.
Notre prospérité passe par la stabilité. Une grande partie de notre croissance économique est
tributaire des échanges commerciaux et des investissements internationaux. Or, ceux-ci
requièrent par ailleurs un monde où les gens se sentent en sécurité et où la mondialisation
fonctionne. Il est très risqué de ne pas tenir compte de la dimension humaine du libre-échange et des marchés ouverts, comme on aura pu le voir en Asie.
L'agitation politique qui persiste dans d'autres régions du monde, notamment en Afrique,
empêche aussi les populations locales de se développer et de réaliser leur potentiel
économique. Cela se répercute aussi sur les Canadiens, qui payent un prix pour cette
insécurité sous la forme d'une diminution des débouchés ou d'une perte des marchés dont
ont besoin leurs produits et leurs capitaux. Bref, l'action en faveur de la sécurité humaine
favorise les intérêts du Canada, y compris ceux de ses entreprises.
Les Canadiens vivent dans un monde profondément et irrévocablement différent de celui
dans lequel ils vivaient il y a à peine dix ans. Je crois qu'ils préfèrent embrasser le
changement, et imprimer leur marque sur le nouvel ordre mondial plutôt que de laisser
d'autres définir leur place dans le monde.
Tout indique d'ailleurs que la problématique de la sécurité humaine trouve une résonance
chez les Canadiens. Selon des sondages récents, nous n'avons jamais été aussi sûrs de
notre place dans le monde : 80 % des personnes interrogées croient que le Canada a plus
d'influence aujourd'hui qu'il y a 30 ans; 64 % sont plus fières du rôle international du Canada
qu'il y a cinq ans; 68 % estiment que les relations internationales constituent une priorité de
première importance pour le gouvernement canadien.
J'attribue cela au fait que la question de la sécurité humaine reflète des valeurs auxquelles les
Canadiens souscrivent depuis longtemps et qu'elle favorise les intérêts fondamentaux du
Canada. C'est, essentiellement, l'expression globale de l'expérience et des principes que
nous chérissons.
Si les États-Unis sont le pays indispensable, j'aime à croire que le Canada est le pays qui
offre une plus-value. La sécurité humaine est l'application, à l'étranger, des talents
d'accommodement, de tolérance et de respect mutuel que nous avons utilisés pour bâtir un
pays fort et unifié où tous les Canadiens peuvent s'épanouir et prospérer.
Comme Canadien, je suis déterminé à défendre ces objectifs. Tous et toutes nous pouvons
jouer un rôle important. Comme l'a montré la campagne en vue d'interdire les mines
terrestres, c'est un rôle que nous acceptons en faisant preuve d'imagination et
d'enthousiasme. La création de la Fondation canadienne contre les mines terrestres garde
vivante cette tradition à laquelle j'espère que vous contribuerez.
Merci.
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