DISCOURS
M. GRAHAM - ALLOCUTION À L'OCCASION DE LA CONFÉRENCE GOODMAN - ÉCOLE DE DROIT DE L'UNIVERSITÉ DE TORONTO - TORONTO (ONTARIO)
SOUS RÉSERVE DE MODIFICATIONS
NOTES POUR UNE ALLOCUTION
DE
L'HONORABLE BILL GRAHAM,
MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES,
À L'OCCASION DE LA CONFÉRENCE GOODMAN
ÉCOLE DE DROIT DE L'UNIVERSITÉ DE TORONTO
TORONTO (Ontario)
Le 13 janvier 2003
Je tiens à vous remercier de m'avoir invité à la conférence Goodman de cette année. Ayant enseigné dans cette école, votre
invitation est pour moi un grand honneur. J'admets aussi que je suis quelque peu intimidé par la perspective d'affronter les
as du corps étudiant et professoral, et je suis tout à fait conscient des qualifications impressionnantes des conférenciers qui
m'ont précédé.
De crainte qu'on veuille attribuer un quelconque mérite universitaire à mon propos, j'ai pris la précaution de le situer dans
une « perspective politique ». Si cette précaution a pour but en partie de m'autoriser à me livrer à des généralités qui ne sont
pas fondées sur une recherche sérieuse, j'estime par ailleurs que le sujet justifie une telle approche. Vous conviendrez, j'en
suis sûr, que le droit international est une branche du droit où l'on trouve un grand nombre de points d'intersection avec la
politique. Comme j'avais l'habitude de le dire à mes étudiants, le droit international se distingue des autres formes de droit
de la même façon que le gruyère se différencie des autres sortes de fromage : si la substance est semblable, on y trouve
beaucoup plus de trous.
Et je crois qu'il est juste de dire, du point de vue qui est actuellement le mien, que ces trous sont habituellement comblés
par le ciment politique des relations internationales plutôt que par la discipline des obligations contraignantes que nous
constatons dans le régime de droit intérieur.
Je voudrais aujourd'hui vous livrer mon analyse des développements prodigieux qui ont marqué l'architecture juridique
internationale ces dernières années, des développements qui ont un impact si énorme tant sur la conduite des affaires entre
les pays que sur nos systèmes juridique et politique ici au Canada. Le sujet est trop vaste pour être traité de façon détaillée
ici, mais j'aimerais vous donner un aperçu, à partir de ma perspective politique, de certains de ces changements et de leurs
incidences pour nous, gens de loi, sur le plan international comme sur le plan intérieur. Et, pour conclure, je veux explorer
s'il existe une contribution authentiquement canadienne à l'évolution de l'ordre juridique mondial, une contribution qui
reflète nos valeurs tout en jouant un rôle distinctif dans le développement de normes et d'institutions internationales.
Permettez-moi d'abord de rappeler certains des changements qui sont survenus. Pour ma part, je constate que, durant ma
relativement courte vie professionnelle, j'ai assisté à une progression extraordinaire du nombre et de la complexité des
normes internationales applicables.
Rien n'illustre mieux cette croissance qu'une comparaison du programme d'études de l'école de droit que j'ai fréquentée
ici de 1961 à 1964 et du programme riche et varié qui vous est offert aujourd'hui. À mon époque, il y avait deux cours : le
droit international public et le droit international privé. Le premier traitait des règles assez arides et limitées applicables aux
relations interétatiques et le second, des problèmes de personnes qui se retrouvaient dans des situations où plus d'un régime
juridique national risquait de s'appliquer à elles ou à certains de leurs actes.
Le droit international privé nous apparaissait incroyablement complexe mais d'une certaine utilité. De fait, lorsque j'ai
commencé à pratiquer le droit, j'étais perçu dans mon cabinet comme le seul qui le comprenait (ou peut-être le seul à le
considérer important), c'est sans doute ce qui explique pourquoi je me suis rapidement mis à voyager davantage et à
m'occuper de transactions auxquelles personne, pas même mes supérieurs, Walter Williston ou John Sopinka, ne voulaient
toucher.
Le droit international public était vu, à juste titre, comme une discipline assez restreinte traitant des relations entre les États.
On étudiait les différends frontaliers, le droit de la guerre et d'autres questions qui de façon générale ne présentaient
d'intérêt que pour celui ou celle qui envisageait de travailler pour un gouvernement. Ni les professeurs ni les praticiens n'en
avaient une haute opinion. D'ailleurs, quand j'ai informé Dean Wright que je comptais faire mon doctorat à Paris, il s'est
dit horrifié qu'un étudiant prometteur envisage de ne pas aller à Harvard. Lorsque j'ai justifié mon choix en affirmant que
je voulais avoir un point de vue français du droit international, il a répliqué -- et c'était quelqu'un aux opinions
tranchées -- que je gaspillais ma vie et il a fait de son mieux pour me dissuader.
Quiconque compare cette situation et ces attitudes avec le riche environnement international que l'on retrouve ici,
seulement 40 ans plus tard, ne reconnaîtra pas cette institution. Et il en serait de même, je crois, de la pratique dans la
plupart des cabinets du pays.
Quand j'ai commencé à pratiquer le droit il y a environ 35 ans, j'ai pris conscience, bien que seulement vaguement, que les
distinctions établies entre les règles de droit international et de droit intérieur laissaient beaucoup à désirer. Elles ne
reflétaient pas adéquatement le degré d'intégration, particulièrement économique, que je constatais tout autour de moi à
l'occasion de mes déplacements ou des travaux que j'effectuais pour des clients afin de trouver des solutions juridiques à
des problèmes qui devenaient de moins en moins nationaux et de plus en plus influencés par des événements débordant les
frontières nationales. Lorsque je me suis mis à enseigner le droit international public et le droit international du commerce,
j'ai dû expliquer à mes étudiants pourquoi je croyais que la démarcation entre les systèmes juridiques nationaux et
internationaux cédait le pas à une interdépendance ou une « inter-perméabilité » des deux systèmes, pour reprendre le terme
de notre collègue à Ottawa, Jon Fried, ou au « droit transnational », l'expression inventée par Myers MacDougall.
Bien entendu, les raisons de cette interdépendance croissante des systèmes de droit intérieur et international sont évidentes :
elles sont le reflet des forces de l'interdépendance mondiale qui résultent en grande partie des progrès technologiques,
particulièrement dans le secteur des communications, des progrès qui, dans de nombreux domaines, font qu'il est
impossible d'isoler les activités intérieures et internationales.
Le monde juridique peut difficilement se soustraire aux conséquences de ce qui se produit dans les secteurs du commerce,
de la santé et de l'environnement. La croissance extraordinaire des normes qui réglementent le commerce et
l'investissement internationaux est le phénomène qui illustre le plus la réalité de l'interdépendance mondiale qui a vu le
jour après la Deuxième Guerre mondiale. Mais il n'est pas non plus possible d'ignorer cette réalité lorsqu'on parle de
l'environnement, de la santé, du crime organisé ou, d'ailleurs, de presque tout autre sujet qui jusqu'à tout récemment était
réputé ressortir exclusivement à la politique intérieure et, partant, aux disciplines établies par les systèmes juridiques
nationaux. Le comité mixte chargé d'étudier la politique étrangère du Canada, un comité auquel j'ai siégé lorsque j'ai été
élu pour la première fois, a reconnu l'importance de ces développements d'un point de vue politique et souligné le
métissage des politiques intérieure et étrangère, de sorte que ni l'une ni l'autre ne peut être considérée isolément.
Il me semble que cette interdépendance intense exige une nouvelle approche de la part des politiciens, qui doivent
reconnaître aujourd'hui que les solutions à nombre de problèmes politiques intérieurs ne peuvent être élaborées qu'à la
condition de reconnaître d'abord les contraintes que nous imposent les forces mondiales ou régionales et de chercher
ensuite des solutions grâce à des mécanismes tant internationaux que nationaux.
Cette nouvelle réalité politique a une contrepartie juridique qui dicte des considérations d'une pertinence particulière pour
les avocats, qui sont maintenant confrontés à la tâche d'élaborer un cadre juridique dans lequel peuvent fonctionner
harmonieusement les systèmes juridiques mondiaux et nationaux. Un tel cadre profite aux Canadiens. Il permet à notre
régime intérieur d'assimiler les influences externes qui accompagnent notre appartenance à une société interdépendante
mondiale. Ce cadre nous permet aussi de projeter nos intérêts et nos valeurs à l'étranger, contribuant ainsi à façonner les
forces extérieures qui nous touchent tellement.
Pour que l'interdépendance mondiale soit une force productive et non destructrice, ce nouveau cadre juridique international
devra relever de sérieux défis, sur le plan international et intérieur. Il doit jeter les bases d'un ordre international pluraliste
qui embrasse différentes cultures, par exemple les traditions juridiques anglo-américaines ou de common law, le droit civil,
les systèmes de droit chinois et arabe et les lois coutumières africaines, tout en donnant aux sociétés civiles des pays assez
de liberté pour se sentir à l'aise dans les limites imposées par des règles internationales homogénéisatrices.
Mais les changements que j'ai décrits ne sont pas limités dans leur impact au monde juridique à l'extérieur de nos
frontières. Si nous examinons l'expérience canadienne, nous constatons l'influence croissante des normes internationales
sur notre jurisprudence nationale. Certains auteurs, comme Gibran Van Ert dans son récent livre, Using International Law
in Canadian Courts, ont critiqué la réceptivité, et la familiarité, dont font preuve nos tribunaux vis-à-vis des normes
internationales. Certains juges, par exemple Madame le juge Wilson dans l'affaire National Corn Growers, se sont
demandés dans quelle mesure l'interprétation de nos lois doit être soumise au test de nos obligations internationales, même
lorsque ces lois incorporent de façon spécifique ces normes. On pourrait comprendre qu'elle soit préoccupée par la question
de la compétence des tribunaux face aux complexités des accords internationaux. À mon avis, toutefois, les tribunaux
réagissent à la nécessité que notre jurisprudence reflète la réalité d'un monde interdépendant. Lorsqu'on examine les faits,
on constate effectivement une réceptivité et une déférence plus grandes à l'endroit des préceptes internationaux. Les
affaires constitutionnelles font de plus en plus appel directement aux principes du droit international lorsque sont en cause
des questions aussi cruciales que le droit de succession unilatérale d'une province, les crimes de guerre et les crimes contre
l'humanité, l'extradition et la déportation. Nombre d'affaires relevant de la Charte renvoient à des normes généralement
acceptées en matière de droits de la personne lorsqu'il est question de la portée et de l'application de la Charte.
Outre ce processus d'intégration de normes internationales dans notre système juridique intérieur, il y a des exemples moins
évidents comme l'intégration de concepts du droit international du commerce dans les législations provinciales. Dans le cas
de récentes lois où il est question de ventes de biens et d'arbitrage commercial international, par exemple, on peut soutenir
que des concepts étrangers fondés sur le droit civil européen sont introduits dans nos systèmes de common law.
J'aimerais maintenant passer à certains exemples spécifiques qui illustrent l'impact des changements survenus dans l'ordre
juridique international ces dernières années, des exemples qui montrent l'intersection d'enjeux juridiques et des
complexités de la politique sur le plan international et intérieur.
Lorsqu'on examine l'évolution des normes internationales vers un système juridique plus global et « serré », on constate
que c'est dans le domaine du droit commercial et économique international que ce processus est le plus marqué. Lorsque
j'enseignais le droit du GATT il y a une vingtaine d'années, je faisais constamment des distinctions entre la nature des
obligations qu'il renfermait et celles que renfermaient d'autres systèmes juridiques. Il pouvait être argué de façon plausible
que ses normes étaient moins contraignantes que celles enchâssées dans les traités normaux, une situation que préféraient
d'ailleurs les économistes qui étaient les principaux administrateurs du GATT. La dernière chose qu'ils voulaient était la
« judiciarisation » du GATT; celui-ci serait détruit, craignaient-ils, si des obligations contraignantes et exécutoires
remplaçaient un cadre de négociation souple. Lors de mon premier voyage à Genève, j'ai constaté avec étonnement qu'il
n'y avait que deux avocats au secrétariat du GATT.
Bien entendu, le successeur du GATT, l'OMC [Organisation mondiale du commerce], recourt aujourd'hui de plus en plus à
l'interprétation judiciaire. De 1995 à la mi-décembre 2002, les organes de règlement des différends et d'appel ont entendu
environ 275 affaires portant sur 180 questions. Ces décisions sont relativement contraignantes et sont assez bien observées,
un facteur significatif dans l'évolution d'un système juridique international efficace. Elles ont aussi des conséquences
importantes, et elles soulèvent des enjeux d'une sensibilité politique considérable dans les États membres -- des enjeux
comme la viabilité de nos offices de commercialisation dans l'industrie laitière au Canada ou le rôle de l'État-nation dans la
définition de la sécurité des produits alimentaires en Europe.
La gestion de tout cet appareil s'est accompagnée d'une révolution culturelle. Des milliers d'avocats maintenant basés à
Genève et ailleurs dans le monde s'affairent, directement ou indirectement, à analyser et à appliquer ces règles et ce, si vous
me permettez un aparté, d'une façon qui s'inspire beaucoup des approches anglo-américaines -- ce qui ne manque pas
d'irriter les tenants de la tradition du droit civil européen.
Le développement de l'OMC, et des institutions financières internationales, fait partie du cadre d'un système de libre-échange du capitalisme mondial. Le FMI [Fonds monétaire international] et la Banque mondiale, sans être « judiciarisés »
au même degré que l'OMC, ont connu une évolution semblable. Le Canada a été à la tête d'efforts pour développer un
système financier international plus stable afin d'empêcher que ne se reproduisent des crises financières comme la crise qui
a dévasté l'Asie en 1997. Aux réunions du G8 et du G20, nous avons fait la promotion d'un système fondé sur des règles
qui endigue les flux spéculatifs à l'origine de ces crises.
En dépit de ces développements, même les tenants du capitalisme mondial reconnaissent de plus en plus qu'une réforme
sérieuse du cadre institutionnel s'impose. George Soros, qu'on peut difficilement considérer comme un marxiste, a affirmé
dans son livre, On Globalization, que « le commerce international et les marchés financiers mondiaux savent très bien
générer la richesse, mais ils ne peuvent satisfaire les autres besoins sociaux, comme la préservation de la paix, l'allégement
de la pauvreté, la protection de l'environnement, les conditions de travail ou les droits de la personne ». D'éminents
économistes comme Joseph Stiglitz et d'autres ont fait écho à ces propos.
En fin de compte, nous devons reconnaître que la « judiciarisation » du système international ne peut qu'exacerber les
problèmes de ce dernier si les règles sont inadéquates ou qu'elles favorisent certains au détriment d'autres.
La politique canadienne a reconnu la nécessité de changer les règles. Le Canada a été à l'avant-garde des efforts déployés
pour faire du développement le thème central de la réunion de l'OMC à Doha -- et le premier ministre a imposé cette
perspective à la réunion du G8 à Kananaskis en juin dernier. Certaines préoccupations sont particulièrement aiguës. Dans le
dossier de la santé publique, par exemple, il est crucial d'en arriver à une conclusion rapide des négociations de l'OMC sur
la propriété intellectuelle et sur l'accès aux médicaments pour les gens dans les pays en développement, particulièrement en
Afrique, aux prises avec des épidémies comme le VIH/sida et la tuberculose. Nous collaborons avec les États-Unis, les
Européens et les pays en développement afin de trouver une issue qui permette l'accès tout en protégeant la valeur et le rôle
de la propriété intellectuelle, de sorte que de nouveaux et meilleurs médicaments continuent d'être mis au point. Les
négociations se poursuivent à Genève et nous espérons sortir de cette impasse bientôt.
Ce programme axé sur le développement et destiné à changer les règles relatives aux obligations mondiales se retrouve
aussi dans l'approche du Canada à l'égard de l'évolution du libre-échange dans les Amériques. Au Sommet de Québec,
nous avons non seulement prôné une réduction des barrières tarifaires et non tarifaires comme moyen de relever les niveaux
de vie dans l'hémisphère, mais aussi insisté pour que se développe une approche globale de l'intégration hémisphérique qui
comporte un engagement à promouvoir la démocratie, à combattre la corruption, à faire adopter des réformes judiciaires et
à fournir de l'aide sanitaire dans l'ensemble des Amériques. La Charte démocratique interaméricaine constitue un legs
important du Sommet de Québec et du travail du gouvernement du Canada, et elle a déjà eu un impact majeur sur des pays
des Amériques, par exemple le Pérou. Ces réalisations sont souvent ignorées par les critiques du Sommet, mais il est
quelque peu ironique qu'elles soient largement attribuables à l'insistance du Canada que les sociétés civiles dans
l'ensemble de l'hémisphère aient voix au chapitre.
La création de la Cour pénale internationale [CPI] est un exemple spécifique de la contribution que peut apporter une
perspective canadienne à l'élaboration du droit international. Comme vous le savez, le Statut de Rome constituant la CPI
est entré en vigueur et la Cour est devenue une réalité. Près de 140 pays ont signé le Statut et 87 y sont déjà parties, un fait
qui démontre l'écrasant soutien public et politique international accordé à la Cour. Il aurait été impossible de prévoir une
telle issue lorsque j'étudiais le droit public international il y a 40 ans.
Le Canada a joué un rôle clé dans l'élaboration de cet instrument international d'une importance extraordinaire. Ils ont été
nombreux à contribuer à ce résultat, mais il y a lieu de signaler le travail de Philippe Kirsch, actuellement notre
ambassadeur en Suède, à titre de président du principal comité de négociation à la Conférence diplomatique de Rome et à la
Commission préparatoire qui a suivi. Je dois aussi ajouter que tout au cours du processus, les conseils et les appuis
informés et fort avisés de la société civile ont été absolument indispensables au succès des efforts du Canada pour dégager
un consensus international sur la nécessité de la Cour et, par la suite, de ses éléments sur le plan du contenu et des
procédures.
Je regrette beaucoup que les États-Unis aient retiré leur soutien de la Cour. Bien que je respecte l'opinion de nos collègues
américains, l'intensité de leur actuelle campagne contre la Cour me laisse perplexe, et cette perplexité est d'ailleurs
partagée par nos alliés européens. Avancer, comme l'a fait récemment le porte-parole du président, que la Cour assujettirait
« les Américains -- civils et militaires -- à des normes arbitraires de justice », c'est ignorer les efforts qui ont été faits pour
tenir compte des préoccupations américaines au moment de la rédaction du traité. Des dispositions garantissent qu'aucun
Américain, ou même Canadien, puisse jamais faire l'objet de poursuites vexatoires ou politiques. Le principe de la
complémentarité à l'article 17 du Statut de la CPI garantit que cette dernière ne représente pas une menace pour les États
démocratiques dont les systèmes juridiques enchâssent la primauté du droit. C'est plutôt un instrument moderne et
nécessaire de la justice internationale.
La création de la CPI garantit que les responsables des crimes les plus graves -- le génocide, les crimes de guerre et les
crimes contre l'humanité -- seront comptables de leurs actions et seront jugés conformément aux principes généralement
acceptés, appliqués dans le plein respect des droits des accusés. À mon avis, c'est précisément l'approche que nous dictent
les valeurs canadiennes face à la nouvelle menace du terrorisme international. Et c'est l'approche que le Canada et ses alliés
ont cherché à appliquer à l'élaboration du droit international depuis 50 ans.
Je tiens à souligner que le Canada et les États-Unis partagent des valeurs semblables en ce qui concerne des principes
fondamentaux de politique étrangère comme la primauté du droit et la démocratie ou même les mérites du libre-échange. À
titre de voisins et d'alliés, les Canadiens reconnaissent et respectent l'énorme puissance qu'exercent les États-Unis dans le
monde aujourd'hui et ce, dans une large mesure au service de la sécurité mondiale.
Nous reconnaissons aussi, comme le signale Janice Stein, que les États-Unis sont aujourd'hui « le plus important maître
d'œuvre dans la construction de l'édifice de la sécurité mondiale et la gestion des menaces ». Je crois d'ailleurs que la
plupart des Canadiens conviendraient que la façon dont nous gérons nos relations avec les États-Unis est la clé maîtresse de
notre prospérité et de notre sécurité.
Toutefois, même si nous sommes des partenaires sur le plan de la sécurité et de la prospérité, nous pouvons différer d'avis
et nous le faisons effectivement. Par exemple, le Canada a favorisé chaque fois que possible des approches institutionnelles
et multilatérales à l'égard des enjeux internationaux. Par contraste, sans automatiquement rejeter les approches
multilatérales, les États-Unis n'y recourent pas dans la même mesure. Mon collègue européen, Javier Solana, a récemment
fait état des dangers de cet unilatéralisme : « Agir seul permet d'avoir des objectifs clairs, a-t-il souligné, mais on le fait au
prix de la légitimité et, par conséquent, de l'efficacité sur le plus long terme. »
Il est utile de comparer cette approche adoptée par les États-Unis dans le débat sur la CPI l'automne dernier au Conseil de
sécurité des Nations Unies et les mots du grand juriste américain, Robert Jackson, à Nuremberg : « Nous ne sommes pas
prêts à appliquer à d'autres une règle de conduite criminelle que nous ne voudrions pas voir s'appliquer à nous. » Nombre
d'intervenants juridiques et politiques aux États-Unis aujourd'hui reconnaissent que la CPI prend en compte les
préoccupations américaines. Le sénateur Patrick Leahy a exprimé ce point de vue : « Au moment où le monde s'unit pour
combattre le terrorisme, nous devrions participer activement à la campagne visant à mettre un terme à l'impunité des
violeurs des droits de la personne et non adopter la position de détracteurs sceptiques. » Il est donc ironique que nombre des
voix qui attaquent la Cour soient celles-là même qui réclament de punir les auteurs d'actes criminels dans l'éventualité
d'une intervention contre l'Iraq.
Toutefois, je suis confiant qu'à terme les États-Unis mettront de côté leur hostilité à l'égard de la CPI, comme ils l'ont fait
dans d'autres dossiers où leur intérêt est de coopérer avec d'autres États, et qu'ils reconnaîtront le rôle que peut jouer la
Cour comme instrument clé de la sécurité mondiale.
Quand nous parlons de nouveaux instruments de sécurité collective, nous devons aussi reconnaître les défis nouveaux que
pose le terrorisme. Nous savons tous qu'après les événements du 11 septembre, le Canada s'est immédiatement rallié aux
États-Unis pour intervenir en Afghanistan et traquer les responsables. Aujourd'hui, nous sommes confrontés à une tâche
beaucoup plus difficile et compliquée : orchestrer une riposte au terrorisme prenant appui sur un cadre cohérent et intégré
qui vise à renforcer la sécurité de la nation comme celle de l'individu.
Ce faisant, il nous faut reconnaître la nature du défi posé par le terrorisme moderne. Le terrorisme aujourd'hui est
essentiellement à caractère international, et il dépend des mêmes réseaux de communications modernes qui sous-tendent la
prospérité commerciale dans le monde. En fait, les terroristes se servent, contre nous, des outils mêmes que nous avons
développés pour créer un monde intégré.
Dans ce contexte, nous devons nous assurer que les mesures que nous prenons pour contenir le terrorisme n'aggravent pas
ces problèmes, voire n'en créent pas de nouveaux qui viendraient hanter les générations futures.
Donc, s'il ne fait pas de doute que nous n'hésiterons pas à agir toutes les fois qu'il sera nécessaire et approprié de le faire
-- en fait, nous ne pouvons nous permettre de faillir à la tâche -- nous devons aussi reconnaître que le défi principal face
au terrorisme, mis à part le fait de le contenir, est de préserver les valeurs et les normes qui nous sont chères, à savoir la
démocratie et le respect de la primauté du droit et des droits de la personne, dans nos actions sur le plan national et
international.
Nous partageons donc les inquiétudes de l'ex-Haut Commissaire des Nations Unies aux droits de l'homme au sujet des
mesures excessives prises dans plusieurs parties du monde pour combattre le terrorisme, et nous avons exprimé clairement
notre position à Genève, à la Commission des droits de l'homme : la lutte contre le terrorisme ne doit pas servir de prétexte
à la répression. Les principes de la sécurité humaine commandent que nous combattions à la fois le fléau du terrorisme
international et les violations des droits humains fondamentaux.
Bien conçu, le concept de la sécurité humaine implique que la sécurité de l'État et la sécurité de la personne se renforcent
mutuellement. L'une ne saurait être efficacement garantie sans l'autre. Une culture du respect des droits de la personne ne
peut s'épanouir dans un contexte d'insécurité, et une réelle sécurité, que ce soit à l'échelle nationale ou individuelle, ne peut
être assurée que dans un contexte où les droits de la personne sont protégés.
La stabilité sociale ne peut être préservée que dans les sociétés qui respectent les droits de la personne et les libertés
fondamentales, où la contestation a tendance à s'exprimer de manière constructive, sans violence. Les États dont les
autorités nationales imposent l'ordre social en réprimant les droits individuels peuvent enregistrer des gains à court terme,
mais peut-être aux dépens de la stabilité à long terme.
Les violations des droits de la personne marginalisent les voix de la modération, de la tolérance et du respect, et confèrent
une légitimité injustifiée aux éléments radicaux. À long terme, la répression ne fait que perpétuer les conflits et l'instabilité.
On a beaucoup parlé récemment de s'attaquer à ce qu'on appelle les « causes profondes » du terrorisme. Je ne crois pas que
la rhétorique de l'injustice économique et sociale utilisée par certains puisse justifier la terreur ainsi que la mort et la
dévastation délibérément infligées à des civils innocents. Rien ne saurait justifier ces actes qui sapent les fondements
mêmes de nos sociétés et altèrent le respect que nous nous devons les uns les autres en tant qu'êtres humains. Cela dit, nous
n'arriverons jamais à éradiquer le terrorisme si nous ne reconnaissons pas qu'il prospère dans certains contextes politiques
qui sont favorables à son émergence et qui lui permettent de trouver du soutien dans la population.
Mais il ne sera pas facile de s'attaquer aux conditions politiques sous-jacentes aux activités terroristes, dans des endroits
comme le Cachemire, le Moyen-Orient, la Tchétchénie ou le Sri Lanka. Même si nous parlons souvent de
l'internationalisation de ce type de conflits, il reste que le cadre international permettant de les gérer est encore à l'état
embryonnaire. La communauté internationale arrive souvent mal à gérer les conflits sans la pleine participation des parties
intéressées, une participation souvent réticente quand elle n'est pas complètement absente.
Malheureusement, il nous faudra mener ce combat longtemps. C'est pourquoi nous devons prendre du recul et examiner les
moyens de lever l'hypothèque de la peur et du manque de dignité qui existent dans certaines sociétés un peu partout dans le
monde, en sachant pertinemment que les architectes de la terreur peuvent souvent exploiter ces conditions pour rallier
l'appui de ceux ou de celles qui éprouvent frustration et impuissance. Sans des options politiques démocratiques qui soient
des véhicules ouverts et efficaces pour la contestation, l'appui au terrorisme augmentera probablement.
Notre action dans la lutte internationale contre le terrorisme doit donc venir compléter d'autres aspects de notre politique
étrangère -- y compris la promotion et la protection des droits de la personne, l'élaboration d'un système international fondé
sur des règles et nos efforts pour combattre la pauvreté, la corruption, la marginalisation et l'aliénation. Ces politiques
concourent toutes à instaurer un ordre international stable, où tous pourront vivre dans la liberté et la dignité.
Ce sont là quelques-unes des raisons pour lesquelles le Canada s'est engagé à fond dans la mise sur pied de la Commission
internationale de l'intervention et de la souveraineté des États [CIISE], pour susciter une nouvelle réflexion quant à savoir
quand la communauté internationale peut légitimement intervenir dans les affaires des États. Il est notamment ressorti des
consultations mondiales menées par la Commission, et du rapport La responsabilité de protéger produit subséquemment
par la CIISE, que la souveraineté de l'État, bien qu'elle soit un principe fondamental du droit international et de la réalité
politique internationale, s'accompagne néanmoins de la responsabilité de protéger les citoyens, ce qui implique la
responsabilité concomitante d'empêcher qu'on abuse des droits de ces derniers. Comme nous le rappelle le rapport : « Les
stratégies de prévention doivent [...] contribuer à "promouvoir les droits de l'homme, protéger les droits des minorités et
mettre en place des institutions politiques dans lesquelles tous les groupes sont représentés" ». Ignorer ces facteurs
sous-jacents revient à traiter les symptômes des conflits meurtriers, et non leurs causes.
Ces concepts ne sont pas nouveaux. Dès les accords de Helsinki et la création subséquente de l'Organisation pour la
sécurité et la coopération en Europe, les États parties ont reconnu que la sécurité véritable des États européens passait par le
respect des droits humains dans les États voisins. La nouveauté, dans le rapport de la CIISE, tient à son analyse des facteurs
conduisant à l'échec d'un État à exercer une souveraineté effective, et susceptibles de justifier une intervention par d'autres
États. La Commission a recentré les discussions, faisant de la responsabilité de chaque État de protéger ses citoyens -- et
non plus du controversé « droit d'intervenir » -- le nouveau point de mire. Dans les cas extrêmes-- comme le génocide ou
la purification ethnique -- si un État ne s'acquitte pas de ses responsabilités, il revient alors à la communauté internationale
d'assumer cette obligation. C'est là un sujet hautement controversé, mais, à l'évidence, il importe de disposer de principes
juridiques acceptables si l'on veut remplacer la diplomatie de la puissance par une diplomatie fondée sur les règles.
Cela présente des défis et des occasions particuliers pour les juristes qui sont appelés à élaborer des instruments de
gouvernance universellement acceptés. À long terme, ces instruments seront la seule façon de définir efficacement les
règles permettant à la communauté internationale d'intervenir dans les affaires d'États souverains. L'élaboration de tels
instruments supposera aussi la volonté et les aptitudes nécessaires pour créer collectivement des solutions convenues : si
puissants soient-ils, les États agissant seuls n'auront jamais les ressources requises pour gérer la menace du cyberterrorisme
ou celle des armes nucléaires, chimiques ou biologiques qui, craignons-nous, risquent de devenir trop facilement à la portée
de l'ennemi déterminé et habile avec lequel sont aux prises toutes les sociétés civilisées aujourd'hui.
Et, bien que le contexte soit différent, j'estime que des notions similaires quant au moment où une intervention est légitime
doivent nous guider sur la façon de résoudre la crise iraquienne. Ainsi donc, même si nous sommes pleinement conscients
du danger posé par Saddam Hussein, nous avons toujours insisté sur le fait que la meilleure façon de traiter avec l'Iraq
consiste à passer par le Conseil de sécurité, l'institution internationale chargée de cette responsabilité. C'est pourquoi nous
saluons la volonté des États-Unis d'utiliser le système onusien, et nous continuons de miser sur la résolution 1441 et son
application rigoureuse.
Dans mon allocution à l'ONU l'automne dernier, le lendemain de l'intervention du président Bush, j'ai exprimé le point de
vue du Canada selon lequel nous devons, dans cette crise, agir de manière que nos institutions de gouvernance mondiale en
émergent renforcées, et non diminuées. Et, alors même que nous sommes confrontés à la menace plus récente posée par la
Corée du Nord, je suis plus que jamais convaincu de la justesse de cette politique.
En préparant cette conférence et en réfléchissant aux enjeux dont je vous ai fait part aujourd'hui, une question me revenait
constamment à l'esprit : ces mesures internationales et d'autres en viennent-elles à former une approche typiquement
canadienne qui contribue de manière significative à la formulation et à l'application de normes internationales positives?
J'ai une réponse, et j'espère que vous serez d'accord avec moi.
Premièrement, je crois que le Canada a effectivement une influence significative sur la façon dont les instruments
juridiques internationaux sont élaborés dans le monde, et que cette influence découle de notre histoire et de notre caractère
national actuel.
Permettez-moi une brève parenthèse pour vous relater une analogie développée par l'éminent universitaire américain
Joseph Nye. Dans son ouvrage intitulé Le paradoxe de la puissance américaine, il compare l'exercice du pouvoir dans le
monde à un match d'échec livré sur un échiquier complexe à trois niveaux. Au niveau supérieur figure la puissance
militaire (l'auteur y décrit un monde unipolaire, dominé par les États-Unis); au niveau intermédiaire, la puissance
économique est tripolaire (les États-Unis doivent se mesurer à l'UE, au Japon et peut-être à la Chine); puis vient, au niveau
inférieur, la sphère des relations transnationales qui échappent au contrôle des gouvernements, ce qui englobe des forces
allant de la culture au terrorisme.
On peut en inférer de ce modèle que des actions à l'un quelconque des niveaux se répercutent sur les pièces aux autres
niveaux. Et c'est au dernier niveau, où aucune puissance ne prédomine, que le Canada peut exercer une grande influence. Je
crois pour ma part que le Canada a effectivement quelque chose d'unique à offrir au monde : l'expérience de travailler et de
vivre ensemble dans un vaste pays aux nombreuses cultures, une situation qui favorise le respect, la compréhension et la
tolérance les uns pour les autres. Nous sommes souvent nos propres critiques les plus sévères, et cela est d'une extrême
importance dans une société libre et démocratique. Mais je dois dire qu'il est toujours frappant de constater, en voyage à
l'étranger, que, quels que soient les critères utilisés, le Canada suscite une profonde admiration en tant que société
dynamique et prospère.
Lorsque je me rends à l'étranger, je parle souvent de ma propre circonscription ici à Toronto. J'ai l'honneur de représenter
un secteur qui comprend St. James Town, où environ 12 000 personnes parlent 57 langues. Nous n'aurions pas la paix,
l'harmonie, la justice sociale et la coopération relatives que nous avons si nous n'avions pas un sentiment de respect mutuel
et une volonté de travailler de concert à régler nos problèmes.
Nos structures politiques et sociales actuelles sont évidemment le produit de notre passé, qui remonte à la présence de la
communauté autochtone au Canada puis à la colonisation de notre pays par les Français et les Britanniques. Notre pays est
en fait né d'un pari quant à savoir si nous pourrions créer une nation bilingue et biculturelle dans une Amérique du Nord
largement anglophone. Et c'est en retour ce pari qui est à l'origine de cette politie canadienne unique, caractérisée par le
respect et la tolérance, et la reconnaissance de l'enrichissement qui résulte de l'union de deux cultures et de deux langues, à
l'avantage mutuel de ceux qui les pratiquent.
Les immigrants arrivés par la suite ont donné encore plus d'étoffe à notre mosaïque de plus en plus complexe. Et, avec
chaque vague d'immigration, le Canada est devenu plus fort. Aujourd'hui, notre diversité culturelle est le trait distinctif de
notre identité nationale. Elle renforce notre position dans le monde, parce que le monde est en nous.
Ces réalités historiques et sociales guident nos institutions juridiques et politiques d'une manière qui complète notre
capacité d'imprimer au droit international de nouvelles orientations particulièrement adaptées aux besoins de la société
mondiale aujourd'hui. Notre société juridique est l'une des rares à intégrer les deux grands régimes que sont le common
law et le droit civil; nous sommes biculturels, dans un sens juridique. Et, à cette importante dimension, nous pouvons
ajouter la diversité et la sensibilité d'une société multiculturelle, notre engagement d'enchâsser le principe de l'égalité des
sexes dans nos institutions nationales, et les efforts que nous poursuivons pour accorder la reconnaissance qui leur revient
aux revendications des peuples autochtones du Canada.
Ces caractéristiques nous ont bien servi lorsqu'il s'est agi de collaborer avec d'autres acteurs à l'élaboration d'instruments
juridiques internationaux qui tiennent compte des valeurs communes à différentes cultures, que ce soit dans la sphère
économique -- comme à l'OMC ou dans le dossier de l'arbitrage commercial international -- ou dans des sphères
hautement politiques comme la Cour pénale internationale. Bref, nos institutions juridiques nationales, qui reflètent notre
réalité culturelle, sont des atouts qui nous permettent de jouer un rôle important au niveau inférieur de l'échiquier
géopolitique imaginé par Nye.
Dans mes fonctions et lorsque je me rends à l'étranger, je suis constamment conforté dans mon opinion que le Canada peut
contribuer de manière distinctive au développement de structures juridiques par delà ses frontières. En mai dernier, j'étais
en Israël où j'ai eu le privilège de m'entretenir quelques heures avec le juge en chef Barak, un éminent et courageux juriste.
Sur son pupitre se trouvaient des rapports des décisions rendues par la Cour suprême du Canada concernant la Charte; il
m'a confié que ces décisions façonnent en bonne part la jurisprudence d'Israël et, en fait, celle d'autres pays de common
law aussi différents que l'Inde et l'Afrique du Sud. Selon lui, la Charte du Canada contribue de façon significative au
développement des régimes juridiques dans les pays de common law qui équilibrent les droits collectifs et les droits
individuels pour renforcer la stabilité sociale.
Plus récemment, j'ai eu l'occasion de m'entretenir avec l'ex-premier ministre Bob Rae tandis qu'il se préparait à conseiller
les représentants tamouls aux pourparlers de paix qui se tiennent maintenant en Thaïlande; j'avais plus tôt rencontré le
premier ministre et le ministre des Affaires constitutionnelles de Sri Lanka. Ces trois personnes ont insisté sur le rôle clé
que joueront l'expérience fédérale canadienne et notre charte en aidant le Sri Lanka à mettre en place un régime
d'autonomie politique à l'intérieur d'une structure fédérale, ainsi que des garanties de libertés personnelles basées sur des
structures gouvernementales pluralistes modernes.
En tant que juristes canadiens, vous pourrez peut-être participer à l'évolution des systèmes juridiques internationaux, soit
en travaillant à des dossiers liés à l'éventail toujours plus grand d'institutions économiques et politiques internationales,
soit en aidant à développer des structures juridiques dans d'autres pays, ou encore en œuvrant au Canada à l'intégration des
normes juridiques internationales dans notre common law, notre droit civil et nos affaires constitutionnelles. Même ceux
d'entre vous qui ne se spécialisent pas dans ces domaines seront, je pense, de plus en plus exposés dans leur pratique à
l'impact des enjeux juridiques internationaux sur le droit national, ou impliqués dans des transactions juridiques
transnationales.
Mes fonctions politiques et ma propre expérience du droit m'amènent à vous exhorter de réfléchir aux occasions qui
s'offrent à vous de contribuer à un monde meilleur en tant que spécialiste du droit international. Alors que
l'interdépendance croît à l'échelle de la planète, le Canada doit pouvoir compter sur ses meilleurs cerveaux pour arriver à
intégrer les normes et institutions internationales en évolution dans ses propres systèmes juridiques. Je suis aussi d'avis que
le monde a besoin de l'expertise des juristes canadiens pour concevoir de nouveaux accords économiques, de nouvelles
institutions politiques et judiciaires, de nouveaux protocoles sur les droits de la personnes, ainsi que de nouvelles règles de
bonne gouvernance et de nouvelles constitutions nationales. Et je crois que le Canada, par son rôle dans la mise en place de
la Cour pénale internationale, par exemple, a contribué de façon significative à combler une des lacunes importantes dans le
système juridique international. Qui plus est, les perceptions canadiennes de la justice ont façonné les normes concernant
les fonctions et la compétence de la Cour à un point tel que nous pouvons dire qu'elles y ont apporté une contribution
significative au sens où je l'ai évoqué un peu plus tôt.
Permettez-moi de conclure en reprenant, si je l'ose, cette métaphore du gruyère que je vous ai infligée au début de mes
propos. J'espère avoir réussi, dans une certaine mesure, à vous montrer que le droit international est effectivement notable
en ce sens que sa substance juridique se mêle à fond avec la substance plus indéfinissable qu'est la politique internationale.
Mais il y a aussi un autre point de ressemblance : si les trous du gruyère en font l'anomalie métaphysique du monde du
fromage, il est aussi vrai de dire que le droit international est en quelque sorte une anomalie dans la sphère juridique. Vous
êtes tous familiers avec les caractéristiques qui distinguent le droit international du droit intérieur : l'absence d'un
législateur universellement accepté combinée aux problèmes d'interprétation, d'application et d'exécution. Mais ces
caractéristiques donnent aussi au droit international l'extraordinaire possibilité de transformer la sphère des relations
humaines qui sont de son ressort, en substituant à l'échiquier de la politique internationale du pouvoir dominé par les
intérêts des superpuissances un système fondé sur des règles qui veille aux intérêts de tous sur une base équitable et
gouvernée par des principes.
Évidemment, la politique de la puissance ne sera jamais absente du système international, même tandis que son architecture
juridique prend de plus en plus forme. Mais la négociation de relations basées sur la puissance n'est pas la seule raison
d'être du système international. Dans un récent essai paru dans le New York Times Magazine, l'auteur canadien Michael
Ignatieff écrit que « les alliés des États-Unis veulent un ordre multilatéral qui, essentiellement, vienne contenir la puissance
américaine », un ordre qui la restreigne « tel Gulliver, à l'aide de milliers de ficelles juridiques ».
Ce que l'essai d'Ignatieff ne mentionne pas, toutefois, c'est que l'ordre multilatéral ne se résume pas simplement à
restreindre la puissance au moyen de règles; surtout, il reflète ce que la communauté de nations peut réaliser de concert,
qu'aucun État ne peut réaliser par ses propres moyens. Il offre la possibilité -- et la seule façon -- de s'attaquer à des
problèmes qui font fi des frontières, comme la pauvreté endémique, la maladie, la dégradation de l'environnement, ainsi
que le crime organisé et le terrorisme. Ces problèmes ne peuvent être résolus qu'en faisant une utilisation constructive de
notre interdépendance de plus en plus grande.
C'est la raison pour laquelle le travail juridique qui entre dans la conception et le fonctionnement des institutions
internationales est, à mon avis, à ce point stimulant et valable. J'espère que vous partagez mon point de vue et que vous
poursuivrez la contribution remarquable que les juristes canadiens ont apportée à l'édification d'un monde meilleur pour
nous tous en faisant fond sur ces valeurs canadiennes dont j'ai parlé plus tôt et qui, je pense, guident aujourd'hui les travaux
des professeurs Knopp, Trebilcock, Cook et d'autres ici même, sans parler des autres universitaires ailleurs au pays.
Si je puis me permettre de conclure sur une note personnelle, j'aimerais dire à quel point je m'estime privilégié d'être le
ministre des Affaires étrangères de notre pays et quel énorme sentiment de responsabilité on éprouve, particulièrement à
des moments comme celui-ci, lorsqu'il s'agit de se faire le porte-parole de son pays sur les grandes tribunes partout dans le
monde.
J'estime sincèrement, toutefois, que, dans l'exécution de mes fonctions, j'ai été grandement influencé par les valeurs et la
discipline qui m'ont été inculquées ici, que ce soit comme étudiant, ou plus tard comme membre du corps enseignant.
J'espère que vous pourrez tenir les mêmes propos quand, plus tard, vous réfléchirez à la direction que votre carrière vous
aura fait prendre.
Je vous remercie.
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