L’art
raffiné de la destruction
Ian
E. Wilson
Bibliothècaire et Archiviste du Canada*
La
réforme de la Loi sur l’accès à l’information :
La
destruction des documents et les modifications proposées à la
Loi
Colloque
et séance de formation d’une journée
Ottawa
(Ontario)
le 1er mai 2000
|
*
Je tiens à remercier Richard Brown (chef, Évaluations et projets
spéciaux, Division des archives gouvernementales et de la disposition
des documents, Archives nationales du Canada) de son aide précieuse
pour la préparation du présent exposé et la recherche
préliminaire.
________
Puisque nous
sommes réunis aujourd’hui pour discuter des raisons qui
sous-tendent la disposition des documents gouvernementaux et du projet
de réforme de la Loi sur l’accès à l’information, il me
semble important de souligner que la destruction de documents est loin
d’être un phénomène nouveau. Au contraire, il y a longtemps que
la chose se fait de façon délibérée. Tout au long de l’histoire,
par exemple, la destruction intentionnelle de documents a été la
compagne constante des guerres, des révolutions, de l’activité
politique et des bouleversements sociaux. Songez, par exemple, à la
décision prise par le premier empereur Qin, qui a unifié la Chine et
entrepris la construction de la Grande Muraille en l’an 213 avant
Jésus-Christ. Pour consolider sa position à la tête du
« nouvel ordre mondial », l’Empereur avait ordonné la
destruction de tous les écrits historiques antérieurs à son
accession au trône. Ainsi, avait-il déclaré, « l’histoire »
commencerait avec lui1. Et que dire des événements qui se sont
déroulés pendant la Révolution française après la prise de la
Bastille, en 1789; le gouvernement révolutionnaire - archivistes
inclus - avait alors supprimé tous les documents de l’Ancien
Régime parce qu’ils soumettaient « le faible au fort »,
et cette destruction avait laissé dans sa foulée d’innombrables
châteaux rasés, brûlés pour la plupart par des paysans soucieux d’effacer
à jamais les rôles et registres seigneuriaux dans lesquels étaient
énoncés les services qu’ils devaient fournir à leur seigneur et
les taxes qu’ils devaient lui verser2.
Le XXe
siècle a également eu sa part d’incidents de destruction massive
et préméditée de documents. Encore dernièrement, comme l’ont
souligné un certain nombre de reportages dans les médias, le
présumé « nettoyage ethnique » des Albanais du Kosovo
par les Serbes de Bosnie a donné lieu à la destruction systématique
de documents officiels. On a pu lire, par exemple, dans un communiqué
de l’agence Reuters publié par le Times de Los
Angeles : « En cette fin du XXe siècle, la
scène donne froid dans le dos : des milliers d’Albanais du
Kosovo sont massacrés et chassés de chez eux, leurs villages sont
détruits, leurs maisons pillées et leurs vies bouleversées. Même
les dépôts d’archives où étaient entreposés les registres des
naissances et des mariages sont brûlés par les forces serbes du
président yougoslave, Slobodan Milosevic, dans une tentative pour
nier l’existence même de ces Albanais3. »
Il n’est pas
difficile de comprendre pourquoi les documents ont toujours été la
cible d’actes de destruction délibérés et malveillants. C’est
tout simplement parce qu’ils ont un « pouvoir » énorme.
En effet, les documents affirment notre identité. Ils parlent de
nous, font connaître notre culture et notre histoire, définissent
notre souveraineté politique ainsi que nos droits, privilèges et
obligations dans la société, fournissent la preuve des politiques,
décisions, programmes et services gouvernementaux qui influent sur
notre vie de citoyens, en plus de soutenir et de faciliter l’accès
au processus judiciaire. Par essence, les documents constituent le
fondement même de la civilisation.
Il s’est
produit il y a une dizaine d’années en Allemagne de l’Est, au
moment de l’écroulement du rideau de fer, un étrange incident qui
reflète parfaitement à mes yeux l’importance et la signification
que peuvent avoir les documents dans une communauté. En janvier 1990,
la foule a pris d’assaut le quartier général de la Stasi, la
police secrète est-allemande, à Berlin. Les protestataires, non
contents de démolir les meubles, ont jeté par terre les dossiers de
surveillance de l’agence policière et les ont piétinés, dans un
geste que le Times de New York avait qualifié très sobrement
de « manifestation de frustration populaire ». Ce qui est
intéressant, c’est que la foule n’a pas détruit les documents,
se contentant en quelque sorte de les effacer symboliquement pour
exprimer sa colère refoulée contre l’ancien régime, puisqu’elle
était consciente de leur importance potentielle comme éléments de
preuve. D’ailleurs, à peine un mois plus tard, les dirigeants du
mouvement démocratique est-allemand ont pris des mesures pour
empêcher la destruction des dossiers de la police secrète afin de
permettre l’identification des informateurs et la constitution de
preuves sur les abus gouvernementaux4.
Mais c’est
sans doute le romancier George Orwell, dans 1984, qui a le
mieux illustré ce « pouvoir » des documents. Dans l’utopie
négative de l’État imaginaire d’Océania, la réécriture
constante de l’Histoire, l’annihilation des faits anciens et leur
remplacement par de l’information conforme à la nouvelle orthodoxie
sont tous des monopoles gouvernementaux essentiels. En tant qu’archiviste
responsable de la préservation de notre mémoire historique
nationale, je trouve à la fois extrêmement inquiétante et
dangereusement clairvoyante la composante archivistique de cette fable
imaginée par Orwell au sujet d’une société de l’information qui
aurait horriblement mal tourné. Le programme d’archives nationales
d’Océania - qui autorise le « révisionnisme » et la
modification délibérée de l’Histoire par le service des dossiers
du ministère de la Vérité dans le cadre d’une politique
officielle de destruction des documents baptisée « contrôle de
la réalité » ou « double pensée » - se justifie
par le slogan suivant : « Celui qui a le contrôle du
passé a le contrôle du futur; celui qui a le contrôle du présent a
le contrôle du passé. »
Bien sûr, la
vaste majorité des activités de destruction de documents ne sont pas
conçues dans un dessein aussi noir. Au contraire - et je tiens à
insister sur ce point - , la destruction délibérée de documents
est une activité nécessaire et légitime, à condition qu’elle se
fasse de manière rationnelle et respectueuse de la loi. La notion
selon laquelle les gouvernements doivent se défaire régulièrement
de certains documents pour assurer l’efficience de l’administration
publique a en effet une longue et vénérable histoire, ses racines
modernes remontant au moins aux règlements élaborés par le Collège
des notaires en Italie, à la fin du Moyen Âge, et la chancellerie du
roi Henri VII d’Angleterre dans les dernières décennies du XVe siècle.
Pendant des centaines d’années, les gouvernements se sont
débarrassés régulièrement des documents qui n’avaient plus
aucune utilité administrative, le plus souvent selon des pratiques
établies dans l’intérêt public par les archivistes et les
gardiens des registres. Les historiens peuvent bien déplorer aujourd’hui
les trous qui en résultent dans le tissu historique, notamment pour
ce qui est de la survie des documents publics antérieurs au XIXe siècle,
mais il ne faut pas oublier que ces soi-disant « trous de
mémoire » sont en fait le résultat de décisions prises en
toute connaissance de cause par des administrateurs de documents pour
des raisons parfaitement justifiées, aussi malheureuses que puissent
en être, bien des années plus tard, les conséquences pour la
recherche historique. Évidemment, de nombreux documents ont aussi
été détruits accidentellement dans des catastrophes naturelles. Au
Canada, par exemple, les incendies qui ont ravagé les édifices du
Parlement - celui de l’Ouest en 1897 et celui du Centre en 1916
- ont tous deux entraîné la disparition de milliers de dossiers
gouvernementaux. C’est d’ailleurs une des principales raisons pour
lesquelles nous avons maintenant des installations d’entreposage et
des laboratoires de premier ordre comme le Centre de préservation de
Gatineau, où des mesures strictes de conservation et de protection
contre les incendies garantissent la survie des documents
archivistiques du gouvernement.
Il est certain
que depuis le début du XXe siècle, avec la
« professionnalisation » de la gestion des documents dans
de nombreux pays, la conservation et la disposition ordonnées des
documents sont considérées comme la pierre angulaire d’une
administration gouvernementale efficace. En particulier, la mise au
point de méthodes plus perfectionnées de gestion des documents
publics au cours du siècle qui vient de se terminer, y compris leur
préservation dans des dépôts d’archives, n’a pas été
uniquement un exercice bureaucratique. Comme le gouvernement des
États-Unis l’a découvert dans les années 30, lorsque les
dossiers accumulés au fil des années par l’administration
fédérale avaient fini par constituer une masse d’information à
peu près impénétrable, l’absence de pratiques visant à organiser
et à éliminer les documents peut nuire sérieusement à la capacité
du gouvernement d’adopter des politiques, de rendre des décisions
et de fournir des programmes et des services. Littéralement, comme le
montre cet exemple relativement ancien qui nous vient des États-Unis,
le gouvernement peut être soit submergé par sa propre information,
soit placé en situation difficile, selon le cas, en raison de l’accès
difficile aux documents ou même de l’absence totale de dossiers. C’est
d’ailleurs aux Américains que revient en bonne partie le mérite d’avoir
mis au point des techniques modernes de gestion des documents, dans
leurs efforts pour résoudre leurs problèmes à cet égard avant et
après la Deuxième Guerre mondiale.
Le Canada
reconnaît lui aussi depuis longtemps l’importance fondamentale que
revêt pour le gouvernement la gestion efficace et économique des
documents. Tout au long du XXe siècle, en commençant
par le Rapport de la Commission royale pour enquêter sur l'état
des dossiers des départements publics du Dominion du Canada, en
1914, le gouvernement du Canada a mis en place des pratiques assurant
la destruction ordonnée des documents en fonction de principes
rationnels relatifs à la conduite de ses affaires. L’établissement
de calendriers de conservation, qui consiste à faire l’inventaire
officiel des documents dans le but d’en gérer le cycle de vie -
ce qui inclut leur destruction par les ministères ou leur transfert
à ce qui était alors les Archives publiques - , remonte à 1924,
avec l’élaboration des plans généraux de disposition des
documents administratifs des « ministères publics »; la
pratique s’est étendue par la suite aux dossiers opérationnels du
gouvernement, entre 1936 et 1945, en vertu d’une série de
décisions du Conseil du Trésor. Entre 1945 et 1965, la destruction
et la préservation archivistique des documents devaient être
autorisées par le Comité des archives publiques. Le sérieux avec
lequel cette question était envisagée à l’époque est à mon avis
extrêmement révélateur. En plus de l’Archiviste national, le
Comité des archives comptait dans ses rangs certains des plus hauts
fonctionnaires du gouvernement, dont le secrétaire du Conseil du
Trésor et le contrôleur du Trésor, le sous-ministre des Travaux
publics et le sous-secrétaire d’État aux Affaires extérieures. Le
Comité passait régulièrement de longues heures en délibérations,
parcourant minutieusement les inventaires de documents afin de prendre
les décisions les plus appropriées quant à leur conservation ou à
leur destruction.
En 1966, à la
suite des recommandations présentées cinq ans plus tôt par la
Commission royale d’enquête sur l’organisation du gouvernement
- la Commission Glassco - , le Décret sur les documents publics
établissait le fondement de notre système actuel de disposition des
documents en démantelant le Comité des archives publiques et en
déléguant la responsabilité de l’établissement des calendriers
de conservation aux ministères, en consultation avec l’Archiviste
national. Depuis lors, le gouvernement fédéral a toujours adopté et
appliqué des lignes directrices officielles - à commencer par les
chapitres du Manuel de la politique administrative du Conseil du
Trésor consacrés à la gestion des documents (p. ex., le
chapitre 460) - prévoyant que les institutions pouvaient détruire
intentionnellement certains documents pour des raisons d’efficacité
et d’efficience. Ces pratiques ont été confirmées encore
récemment par l’adoption de la Loi sur l’accès à l’information
et de la Loi sur la protection des renseignements personnels en
1983, l’adoption de la Loi sur les archives nationales du Canada en
1987 et, enfin et surtout, la mise en oeuvre de la Politique de
gestion des renseignements détenus par le gouvernement par le
Conseil du Trésor en 1989. Ensemble, ces diverses mesures constituent
un cadre législatif, réglementaire et politique qui autorise la
destruction de documents par le gouvernement, à certaines conditions
et moyennant certaines restrictions.
Il existe
aujourd’hui sur le marché des dizaines de manuels de gestion des
documents, qui fournissent aux gouvernements et aux entreprises des
conseils sur l’élaboration de méthodes rationnelles de destruction
des documents. On retrouve dans beaucoup de ces guides un certain
nombre de thèmes communs dont j’aimerais vous parler brièvement.
Trois de ces thèmes se rattachent plus particulièrement aux
activités actuelles de destruction et de conservation des documents
au gouvernement du Canada :
1) la
destruction de certains documents est essentielle à une
administration efficace et efficiente;
2) l’information
est un bien précieux qu’il faut gérer avec autant de
précision, sur le plan des pratiques d’exploitation et de la
rigueur comptable, que les ressources financières, humaines ou
matérielles;
(3) la
gestion de l’information exige une bonne analyse des besoins
opérationnels.
Dans le contexte
général de ces trois thèmes, je voudrais vous parler en particulier
de deux questions essentielles qui revêtent un intérêt évident
pour nous tous, aujourd’hui, et pour la population canadienne en
général. Quels sont les documents que le gouvernement devrait
conserver? Et quels sont ceux dont il devrait se débarrasser?
Il serait
présomptueux de croire qu’il est facile de répondre à ces
questions. J’ai déjà dit que les documents peuvent avoir, sur les
plans social, politique, économique et culturel, un intérêt parfois
inestimable. Quand je pense à ceux qui sont conservés aux Archives
nationales, par exemple, je constate que nous évaluons l’information
détenue par le gouvernement selon une échelle de mesure d’une
incroyable complexité. Quelle valeur devrions-nous accorder
exactement aux relevés hydrographiques ou topographiques qui
établissent la souveraineté du Canada dans l’Arctique, à nos
traités et accords avec les Premières nations, ou à la
documentation relative aux négociations sur la signature d’un
accord de libre-échange de l’ampleur de l’ALENA? Comment est-il
possible de calculer la valeur de documents comme ceux-là?
C’est
peut-être un de mes prédécesseurs, le regretté W. Kaye Lamb, qui a
le mieux exprimé le dilemme que posent les décisions à prendre
quant à la conservation ou à la destruction des documents
gouvernementaux. M. Lamb, un historien, archiviste et
gestionnaire de documents de réputation internationale, assimilait la
destruction des documents à un « art raffiné »; il s’agissait à
son avis d’une activité mesurée, bien pesée et bien planifiée,
dont l’exécution nécessitait « intelligence, raison et bon
sens ». Comme il le soulignait dans un texte écrit il y a
quarante ans :
Le volume
même des documents modernes rend leur destruction inévitable.
Leur entreposage nécessiterait un immense espace, dont les coûts
seraient prohibitifs. La difficulté réside dans le choix
judicieux de ce qui doit être détruit et de ce qui doit être
conservé. Aux deux extrêmes, il existe des catégories de
documents dont le sort souhaitable ne fait aucun doute. Il est
évident qu’un grand nombre de documents deviennent superflus
après un certain temps - parfois très court, d’ailleurs -
et que rien ne justifie qu’on les conserve, en supposant qu’il
soit possible de le faire. Et il est tout aussi évident que d’autres
documents doivent être conservés indéfiniment. Cependant, entre
ces deux extrêmes, on retrouve une énorme quantité de matériel
dont l’intérêt et la valeur à long terme sont discutables, et
c’est là qu’interviennent les décisions les plus difficiles
à prendre en matière de conservation des documents5.
Les observations
de M. Lamb demeurent tout à fait pertinentes encore aujourd’hui, d’autant
plus que nous commençons à peine à prendre pleinement conscience
des conséquences de la gestion de l’information à l’ère de l’informatique.
Maintenant que la « masse » de papier du début des
années 60 a fait place à une surabondance de documents et de
données numériques produits par des moyens électroniques, la
question de la destruction des documents se complique de plus en plus.
Nous sommes aujourd’hui inondés de documents créés par ordinateur
en telle quantité qu’il devient difficile d’établir et de garder
le contrôle sur leur identification, leur récupération, leur
accessibilité, leur authenticité et leur intégrité. L’ampleur de
ce problème est proprement ahurissante. Par exemple, le gouvernement
mesure maintenant ses fonds de données électroniques en milliers de
téraoctets. Pour situer ce chiffre dans un ordre de grandeur plus
familier, je précise qu’un téraoctet de données électroniques
équivaut à 175 000 mètres de documents, soit environ
750 millions de pages de texte. Et ce chiffre n’inclut même
pas les documents sur papier produits par le gouvernement, dont la
masse augmente à un rythme de plus en plus rapide malgré les
prévisions optimistes des gourous de la technologie des
communications, qui avaient annoncé l’avènement du « bureau
sans papier ». Dans le cas des documents gouvernementaux sur
papier, il faut maintenant parler de millions de dossiers, et de
milliards de documents. J’ai visité récemment plusieurs des
centres fédéraux de documents que gèrent les Archives nationales au
nom du gouvernement, et où de nombreux ministères entreposent leurs
dossiers inactifs. Au cours d’une de ces visites, debout sur une
mezzanine à vingt pieds du sol, j’ai baissé les yeux vers la salle
principale et j’ai vu des centaines de rangées de boîtes
numérotées, sagement alignées sur des rayons s’étendant à perte
de vue. La seule image qui m’est venue à l’esprit est celle des
dernières scènes du film « Les Aventuriers de l’Arche
perdue », dans lesquelles la caméra s’éloigne pour révéler
une vue panoramique d’un vaste entrepôt contenant des milliers et
des milliers de contenants de bois tous identiques.
Le volume des
documents n’est cependant pas le seul élément qui complique la
décision de les conserver ou de les détruire, puisqu’il s’exerce
d’autres pressions importantes qui méritent aussi un examen. Il y a
d’abord les attentes croissantes des citoyens au sujet de l’accès
à l’information gouvernementale. Comme le gouvernement crée et
accumule toujours plus de données sur ses politiques, ses programmes
et ses services, il est raisonnable et légitime de s’attendre -
afin de garantir l’ouverture et la transparence du processus
décisionnel, dans une démocratie moderne comme la nôtre - à ce
que les gens puissent prendre connaissance des documents qui ont une
influence sur leur vie, en tant que citoyens ou résidents du Canada.
Après tout, la Loi sur l’accès à l’information vise
notamment à faciliter la consultation publique des documents. À cet
égard, il ne faut pas sous-estimer l’influence récente de l’Internet,
qui rend l’information gouvernementale et commerciale
potentiellement plus accessible que tout ce que nous aurions pu
imaginer il y a dix ans à peine. À mesure que la nouvelle culture
cybernétique se répand au Canada, les gens s’attendent à pouvoir
consulter les documents gouvernementaux sur l’Internet, pour toutes
sortes de raisons; ils sont de plus en plus nombreux à en avoir
besoin et à l’exiger. En effet, l’Internet a créé une nouvelle
génération de consommateurs atteints d’une véritable boulimie de
connaissances et d’information, en même temps que le complexe
techno-industriel nécessaire pour répondre à cette demande. Dans ce
contexte, l’information devient un élément de capital de risque,
et l’infrastructure des communications se résume à des options à
transiger sur les marchés à terme. En transformant l’information
en produit commercial, malgré les récents hoquets de la société
Microsoft et de la bourse NASDAQ, l’Internet porte en même temps à
des sommets inégalés dans l’histoire des communications modernes
les attentes de la population au sujet de l’accès à l’information.
Maintenant que tout le monde accorde une telle importance à l’information,
ainsi qu’aux moyens de la consulter, il devient de plus en plus
difficile d’expliquer la nécessité de détruire des documents ou
de justifier les obstacles à l’accès à l’information. Compte
tenu de cette nouvelle culture de l’information et des exigences
croissantes du public quant à l’accès à ces ressources, il est
essentiel que le gouvernement conserve au sujet de ses décisions en
cette matière - surtout quand celles-ci entraînent la destruction
de documents - une piste de vérification complète tenant compte de
ces préoccupations.
Le plus
important des facteurs qui viennent compliquer la destruction des
documents est peut-être bien l’adaptation constante par le
gouvernement -- pour assurer sa participation aux portails mondiaux
et nationaux d’échanges d’information -- de la technologie
informatique en tant qu’outil de communication au service des
affaires publiques. Nous sommes nombreux ici à utiliser déjà l’ordinateur,
et plus particulièrement le commerce électronique, pour nos propres
affaires. Il s’agit certes de la voie de l’avenir, et l’on peut
s’attendre à ce qu’elle crée un véritable raz-de-marée. Au
cours des prochaines années, il est probable que nous modifierons nos
façons de mener nos affaires et nos modes de communications avec les
institutions publiques aussi bien que privées. Maintenant que le
gouvernement lui-même s’achemine progressivement vers l’intégration
complète de la tenue de dossiers électroniques et la prestation de
services électroniques, nous devons toutefois répondre à un certain
nombre de questions que nous n’avions jamais eu à nous poser avant
l’avènement de l’ère de la haute technologie. Par exemple, nous
n’avions jamais eu à définir véritablement ce qu’est un
document, notamment parce que nous avions toujours accès à un objet
matériel : un document sur papier placé dans une boîte, un
registre, une photo ou un film. Nous n’avions jamais été obligés
de réfléchir sérieusement à la préservation des documents
eux-mêmes, en bonne partie parce que nous avions des normes et des
traitements de conservation pour en préserver le support matériel.
Et nous ne voyions pas vraiment la nécessité de créer des documents
de toutes pièces parce que la plupart des transactions et des
décisions laissaient des traces, sous forme de notes sur papier qui
se retrouvaient dans un classeur. Cependant, maintenant que les
affaires du gouvernement se font en bonne partie au téléphone, par l’entremise
de boîtes vocales, nous devons considérer les communications de ce
genre comme des documents gouvernementaux importants qu’il faut
gérer et conserver.
Les
communications électroniques ont ajouté toute une gamme de nouvelles
préoccupations intellectuelles, dont certaines sont relativement
complexes, aux activités traditionnelles de gestion des documents
matériels. Parce que nous n’avons plus à nous occuper
exclusivement d’objets sur support matériel, mais souvent de
signaux, de traces, de bits et de multiplets - de documents virtuels
ayant une vie éphémère sur un écran d’ordinateur, selon les
spécifications de leur créateur - , nous devons maintenant nous
demander quels sont, dans les processus de création et de
préservation des documents, les éléments qui donnent à ces
documents leur authenticité, leur fiabilité et leur intégrité.
Nous devons repenser nos façons d’identifier les documents, de les
gérer et de les rendre accessibles. Serons-nous en mesure de les
reproduire tels qu’ils ont été conçus et rédigés à l’origine?
Pourrons-nous retracer exactement le fil des événements? Les
émulations ou les représentations de ce qui s’est passé
peuvent-elles constituer des éléments de preuve? Comprendrons-nous
toutes les nuances que supposent la prise de décisions et la
prestation de programmes et de services? Serons-nous même capables de
trouver les documents dont nous aurons besoin pour savoir exactement
ce qui s’est passé? Les réponses à certaines de ces questions
commencent graduellement à émerger, grâce aux efforts de réflexion
des gestionnaires de l’information et des archivistes du monde
entier qui travaillent en étroite collaboration avec les juristes et
les vérificateurs.
Permettez-moi
cependant d’en revenir au principal défi que pose ce que
M. Lamb appelait l’« art raffiné de la
destruction », et qui montre bien que le gouvernement doit
procéder à la disposition progressive de ses documents en
déterminant leur valeur à court, à moyen et à long terme. Quelles
que soient les conséquences de la gestion de documents produits sur
ordinateur, tant sur le plan du matériel que sur celui du logiciel,
et quelle que soit la complexité de questions intellectuelles aussi
touffues que la création de normes industrielles visant à
déterminer l’admissibilité des documents électroniques devant les
tribunaux, il reste un élément essentiel et fondamental qu’il ne
faut pas oublier dans l’administration moderne des documents
publics. Il doit absolument y avoir en place des pratiques et des
critères rationnels qui permettent aux institutions gouvernementales
- et surtout aux fonctionnaires - d’établir, comme le
conseillait M. Lamb, une distinction claire et nette entre les
documents éphémères et les papiers importants dont l’intérêt et
la valeur sont permanents6. Autrement dit, il faut des pratiques
opérationnelles qui se prêtent à l’examen et à la vérification,
et permettent d’expliquer comment le gouvernement prend ses
décisions au sujet du statut des documents, pourquoi il accorde de l’importance
à certains documents et non à d’autres, et pourquoi il en conserve
certains et en détruit d’autres; l’évaluation des documents doit
reposer sur un processus rationnel qui assure la mise en contexte, la
continuité et le soutien de la destruction ou de la conservation des
documents publics. Il est temps que nous commencions à envisager la
mise en place de normes pour l’industrie de l’information, au
sujet de la conservation et de la disposition des documents dans les
différents domaines et aux différents niveaux du processus
décisionnel, et - compte tenu de la nature transitoire de certains
types d’information - à songer à établir des critères et des
normes visant à déterminer quels documents il faut créer pour
expliquer les actions ou les décisions du gouvernement, avec une
indication claire de la durée de conservation de ces documents.
Pour le moment,
cependant, avant de commencer à examiner les moyens de raffiner les
pratiques de destruction des documents au gouvernement, il m’apparaît
utile de passer brièvement en revue le cadre législatif et
stratégique existant à cet égard. Il est relativement simple, et je
n’ai pas l’habitude de citer des lois et des politiques;
cependant, dans le contexte de nos discussions d’aujourd’hui, il
convient de répéter certaines choses.
Premièrement,
en vertu du paragraphe 5(1) de la Loi sur les archives
nationales du Canada, la disposition ou l’aliénation
« des documents des institutions fédérales et des documents
ministériels », qu’il s’agisse ou non de biens de surplus,
doit être autorisée par l’Archiviste national. En gros, il est
illégal de détruire des documents, sur quelque support que ce soit
- y compris de les soustraire au contrôle du gouvernement du Canada
- , sans l’autorisation de l’Archiviste national, que celui-ci
signifie normalement aux institutions dans un document d’autorisation
de destruction. J’ajoute, pour replacer cette disposition dans son
contexte et pour éviter tout malentendu sur son intention ou sa
signification, que l’autorisation qu’accorde l’Archiviste
national en vue de la destruction de documents est essentiellement un
mécanisme d’habilitation, en ce sens qu’elle permet aux
institutions gouvernementales d’adopter et de mettre en oeuvre leurs
propres mesures visant la disposition de leurs documents internes.
Autrement dit, quand j’autorise les institutions gouvernementales à
exécuter leurs plans de disposition - une fois que j’ai décidé
quels documents doivent être transférés aux Archives nationales - ,
je ne leur ordonne pas de détruire les documents qui restent. Je leur
indique plutôt que, aux Archives nationales du Canada, nous ne sommes
pas intéressés à conserver ces documents parce qu’ils ne
répondent pas à nos critères de sélection, établis dans une
perspective archivistique ou historique nationale. En fait, l’article 5
vise uniquement à permettre aux Archives nationales de préserver les
documents archivistiques et historiques qui composent notre mémoire
collective en intervenant directement dans le processus de destruction
des documents gouvernementaux. Le processus est donc inversé par rapport à ce qui
se faisait normalement à l’époque des calendriers de conservation
et du Comité des archives publiques, et auparavant, quand les
Archives en étaient plus ou moins réduites à ramasser les
« restes » une fois que les sous-ministres avaient
décidé de ce qu’ils devaient conserver pour des fins de
référence et de continuité, et de ce qu’ils jugeaient nécessaire
de détruire. En ce sens, cette disposition est extrêmement
importante pour la préservation de l’histoire nationale au
bénéfice des Canadiens et des Canadiennes.
Deuxièmement
- et cette observation se rattache directement à la reddition de
comptes des institutions gouvernementales au sujet de la destruction
de documents - , quand j’accorde une autorisation de destruction à
une institution en vertu de l’article 5, cette autorisation ne
relève pas l’institution de son obligation ou de sa responsabilité
de fournir à la population canadienne des programmes et des services
étayés par la création et la conservation de documents. En
définitive, la décision de détruire ou d’éliminer par d’autres
moyens des documents qui n’ont aucune valeur archivistique ou
historique incombe à l’administrateur général de chaque
institution, qui doit toutefois tenir compte de la Politique de
gestion des renseignements détenus par le gouvernement, établie
par le Conseil du Trésor, en collaboration avec le haut fonctionnaire
nommé par l’administrateur général pour gérer les documents de l’institution.
L’établissement de calendriers de conservation et le moment choisi
pour la destruction des documents relèvent des institutions, sous
réserve des conditions que je suis susceptible d’imposer sur le
plan archivistique.
L’article 6
de la Loi, qui permet à l’Archiviste national d’obliger
les institutions gouvernementales à transférer des documents
« sous la garde et le contrôle » des Archives nationales
selon les conditions convenues à cet égard, présente également un
certain intérêt pour l’examen de la question qui nous occupe
aujourd’hui. Avec les autorisations de destruction prévues à l’article 5,
ces ententes fournissent le cadre nécessaire pour exposer les
résultats des analyses intellectuelles et opérationnelles auxquelles
procèdent les Archives nationales afin de répertorier et de
conserver les documents présentant une valeur archivistique ou
historique; nous aborderons plus tard ce matin les détails
stratégiques qui se rattachent à cette question. Notre approche
exige une explication et une énonciation très détaillées des
pratiques instaurées par les Archives nationales pour établir la
valeur archivistique des documents gouvernementaux, non seulement pour
s’assurer que toutes les décisions sont claires et dûment
consignées, mais également pour veiller à ce que les raisons
motivant ces décisions fassent partie intégrante des fonds d’archives
futurs du gouvernement. À l’heure actuelle - ce qui pourra
sembler étonnant pour certaines personnes - , notre stratégie d’évaluation
vise un objectif qui fait que les Archives nationales préservent
environ 1 p. 100 des documents créés par le gouvernement.
Avant que vous
ne jugiez ce pourcentage ridiculement faible, permettez-moi de vous
donner une idée de ce que cela représente en fait de documents sur
papier, dont nos fonds occupent actuellement à peu près
100 000 mètres. L’ampleur de cette
« collection » défie l’entendement, et il est très
difficile d’en donner une idée concrète, mais imaginez que vous
parcourez le trajet suivant en auto : à partir du Westin, vous
prenez le Queensway jusque dans l’ouest de la ville, puis l’autoroute 416
jusqu’à Prescott-Johnstown, à la jonction de la 401, et vous
traversez ensuite le pont international sur le Saint-Laurent pour vous
rendre à Ogdensburg, dans l’État de New York. Imaginez maintenant
que votre route est bordée d’un bout à l’autre, sur l’accotement,
de boîtes d’environ un pied carré contenant chacune quelque 2
500 pages de texte! Nous avons aussi des millions de
photographies, plusieurs milliers d’heures d’enregistrements audio
et vidéo, et des centaines d’oeuvres d’art documentaire, sans
parler des quelque 2,5 téraoctets de données électroniques...
et nous n’en sommes encore qu’aux premiers balbutiements des
archives électroniques!
Ce qui est
impressionnant, bien sûr, ce n’est pas tant l’ampleur de cette
collection que la qualité, la valeur et l’importance des documents
qui la composent. Dans ces boîtes, le long de l’autoroute, on
trouverait des décisions du Cabinet; des dossiers opérationnels de
nos commissions royales d’enquête depuis 1873; des dossiers d’immigration
des XIXe et XXe siècles, y compris des
listes de passagers des navires qui ont amené bon nombre de nos
ancêtres au pays; des documents sur les hommes et les femmes qui nous
ont défendus depuis la fin du XVIIIe siècle, et sur
la participation du Canada aux conflits mondiaux du XXe siècle;
le texte des traités que nous avons signés avec les Premières
nations; les plans, dessins et devis relatifs à la construction de
nos chemins de fer depuis 1836; les relevés géologiques de notre
territoire; les rapports de naufrages, d’accidents de train et d’écrasements
d’avion; et les documents relatifs à nos missions diplomatiques et
aux traités internationaux dont nous sommes signataires. Nous avons
des documents susceptibles d’éclairer et d’influencer directement
la vie des Canadiens ordinaires, comme le savent tous ceux qui ont vu
le reportage sur Stephen Truscott présenté récemment à l’émission
« The Fifth Estate », diffusée par la CBC. Notre but ne
se limite pas à faciliter la recherche historique. Nous cherchons
aussi à servir et à protéger tous les citoyens en conservant des
traces écrites des affaires publiques et en préservant l’information
gouvernementale de manière que les gens - dont beaucoup n’auraient
jamais imaginé avoir un jour besoin des archives - puissent prouver
leur citoyenneté, établir leurs droits à pension, régler des
réclamations territoriales ou se renseigner sur leurs droits,
privilèges et obligations. Les Archives nationales sont, et je suis
fier de le dire, une institution remarquable. Je vous invite tous à
nous rendre visite et à découvrir avec plaisir votre patrimoine
historique.
J’ai commencé
mon exposé ce matin en vous parlant des foules qui ont envahi des
édifices publics pour y détruire des documents. Les événements de
ce genre étaient monnaie courante au début de l’ère moderne. À l’époque
de la Renaissance, il s’est produit dans la ville italienne de
Ferrare - pourtant plutôt calme habituellement - non moins de
20 « émeutes » de cette nature en l’espace de
40 ans. Le phénomène était alors à ce point endémique que
les autorités ont finalement dû se résoudre, pour maintenir l’ordre,
à sanctionner cette pratique en créant des cérémonies officielles
d’incinération de documents. Chose ironique, maintenant que nous
sommes au XXIe siècle - et tout comme la foule qui
a pris d’assaut le quartier général de la Stasi à Berlin-Est il y
a une décennie - , les gens semblent plus intéressés à préserver
les documents gouvernementaux qu’à les détruire. C’est qu’ils
comprennent le « pouvoir » de ces documents, surtout dans
le contexte démocratique de la responsabilité gouvernementale. Ils
insistent pour que les documents soient non seulement conservés, mais
accessibles. À cet égard, je ne peux m’empêcher de penser que, s’il
régnait aujourd’hui, le premier empereur Qin de Chine risquerait
fort de reconsidérer sa décision d’effacer la mémoire nationale
de son pays.
Merci beaucoup.
1
Marc Drogin, Biblioclasm: The Mythical Origins, Magic Powers, and
Perishabillity of the Written Word (Londres, 1989), 82-83, cité
dans James M. O’Toole, «The Symbolic Significance of Archives», American
Archivist, vol. 56, nº 2 (printemps 1993), 254.
2
Ernst Posner, «Some Aspects of Archival Development Since the French
Revolution», American Archivist, vol. 3 (juillet 1940),
161-162; et George Rudé, Revolutionary Europe, 1783-1815
(Londres, 1964), 99.
3
Arthur Spiegelman, «Experts Debate Whether Serb Offensive is
Genocide», Times, Los Angeles, 1er avril 1999.
4
Cet article du Times de New York est évoqué dans James M. O’Toole,
«The Symbolic Significance of Archives», American Archivist,
vol. 56, nº 2 (printemps 1993), 254.
5
W. Kaye Lamb, «The Fine Art of Destruction», dans Albert E.J.
Hollaender (dir.), Essays in the Memory of Sir Hilary Jenkinson
(Chichester: imprimé pour la Society of Archivists par Moore and
Tillyer, 1962), 50-51.
6
Ibid., 51.
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