Équilibrer les droits humains et l'investissement : prise de mesures concrètes

Présentation aux tables rondes nationales sur la responsabilité sociale des entreprises

Jean-Louis Roy
Président
Droits et Démocratie

 Montréal (Québec)
Le 15 novembre 2006


Je suis ravi d’être avec vous.

Permettez-moi de féliciter le Comité directeur et le groupe consultatif pour leur travail dans l’élaboration et l’orientation du processus de tables rondes. Ces dernières se sont déplacées partout au pays et ont porté sur les enjeux majeurs que représentent les droits humains, l’investissement, le développement et la responsabilité sociale des entreprises, que nous abordons ici, à Montréal.

Au nom de Droits et Démocratie, j’aimerais également vous dire notre appui dans l’élaboration et la mise en œuvre de recommandations et d’idées opérationnelles en vue d’améliorer la protection des droits humains et la réputation et le rôle de premier plan du Canada comme point culminant de ces tables rondes.

Droits et Démocratie a assisté avec grand intérêt à la genèse et à la progression des tables rondes depuis les audiences du Sous-comité des droits de la personne et du développement international au printemps 2005. Dans L’exploitation minière dans les pays en développement et la responsabilité sociale des entreprises, son 14 e rapport qui a fait l’unanimité, le CPAECI a posé clairement un problème que les personnes qui travaillent à l’échelle internationale connaissent depuis quelque temps : les sociétés minières canadiennes procèdent à l’extraction des minéraux dans des pays où le gouvernement et les cadres législatifs ne garantissent pas nécessairement l’application de leurs obligations internationales (ni des nôtres) en matière de droits humains.

Équilibrer les droits de la personne et l’investissement

En tant que défenseurs des droits de la personne, nous ne sommes pas opposés à l’investissement. Nous connaissons l’important lien potentiel qui existe entre l’investissement et le commerce, le développement, la réduction de la pauvreté et la réalisation des droits économiques, sociaux et culturels.

Par conséquent, notre mission commune consiste à équilibrer l’impulsion entrepreneuriale et le besoin de protéger et de promouvoir les droits de tous.

Le représentant spécial du Secrétaire général, John Ruggie, identifie comme suit ces enjeux dans son rapport intérimaire :

De l’avis général, le développement économique, joint à la primauté du droit, est le meilleur garant de l’ensemble des droits de l’homme − droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels. Dans la mesure où la mondialisation favorise l’un et l’autre, elle améliore les perspectives de jouissance de ces droits. Il y a cependant lieu de penser que son expansion et son renforcement, du moins au début, a également aggravé le risque de voir les sociétés transnationales violer les droits de l’homme. Il s’agit en partie d’une question de nombre: il y a en effet beaucoup plus de sociétés transnationales qui exercent leurs activités dans un éventail plus large de pays, de plus en plus souvent dans un contexte sociopolitique qui pose des problèmes entièrement nouveaux à leurs dirigeants, en particulier pour ce qui est des droits de l’homme. (1)

Compte tenu de la place du Canada dans le domaine, sa décision d’équilibrer la promotion et la protection des droits humains et l’investissement relativement à nos industries extractives aurait un impact déterminant. Les statistiques suivantes sont, à cet égard, éloquentes :

  • 60 % des sociétés minières dans le monde sont enregistrées au Canada.
  • Les sociétés minières canadiennes dirigent 3 200 projets dans plus de 100 pays, dont 600 en Afrique.
  • Les investissements des sociétés minières canadiennes totalisent plus de 50 milliards de dollars, et 17 milliards seront investis dans de nouveaux projets au cours des cinq prochaines années.

Pour de nombreuses collectivités de la planète, les sociétés minières canadiennes représentent le seul visage du Canada qu’elles connaissent. Il s’agit donc d’un enjeu qui affecte l’image et la réputation du pays à l’échelle internationale, de même que son économie.

Cet enjeu a pris beaucoup d’importance pour les Canadiennes et les Canadiens qui œuvrent pour le développement international et les droits de la personne. À Droits et Démocratie, nous y travaillons depuis plus de 10 ans. Nous ne l’avons pas choisi, il s’est simplement imposé de lui-même dans le cadre de notre travail dans des pays africains, asiatiques et latino-américains en développement.

En tant que représentants d’une institution canadienne créée par le Parlement visant à atténuer l’écart entre les normes internationales en matière de droits humains et leur mise en application à l’échelle nationale, nous ne pouvons garder le silence face aux histoires récurrentes de rivières polluées, de gens dépossédés de leurs maisons, expropriés de leurs terres et privés de leurs droits, face aussi a la complicité de certaines entreprises dans la répression et les crimes contre l’humanité.

Au-delà de la responsabilité sociale des entreprises

Faut-il réduire cet enjeu à la suite de la seule responsabilité sociale des entreprises ?

À l’instar de la vertu, personne ne s’oppose à ce que les entreprises s’intéressent davantage à la responsabilité, à la reddition de comptes et à la citoyenneté mondiale.

La plupart du temps, les entreprises perçoivent la responsabilité sociale comme une série de mesures volontaires qu’elles peuvent mettre en œuvre si elles le souhaitent. Les initiatives volontaires de responsabilité sociale des entreprises manquent souvent de mordant et, dans certains cas, elles ressemblent plutôt à du marketing pur. En outre, il est probable que de nombreuses initiatives et engagements volontaires liés à la responsabilité sociale des entreprises disparaîtront en cas de ralentissement économique ou de situations de conflits dans lesquelles aucune application de la loi ni de protection efficace n’existe à l’échelle locale.

Comme l’affirme le représentant spécial :

Il ne fait cependant aucun doute que ces mécanismes ont aussi des points faibles.
Par exemple, la plupart d’entre eux choisissent leurs propres définitions et leurs propres normes concernant les droits de l’homme, inspirées des normes internationales mais rarement fondées directement sur elles. Ces choix dépendent tout autant de ce qui est jugé politiquement acceptable par les participants que de besoins objectifs dans le domaine des droits de l’homme. Il en va de même pour les dispositions concernant la responsabilité. En outre, on note une tendance à exclure certains retardataires qui posent le plus de problèmes − alors qu’eux aussi peuvent avoir besoin d’accéder aux marchés de capitaux et, à terme, être soumis à d’autres pressions extérieures. Enfin, même pris ensemble, ces mécanismes apparaissent parcellaires : de nombreux aspects des droits de l’homme ne sont pas couverts et dans maintes régions géographiques ces droits sont mal protégés. La communauté des droits de l’homme doit donc s’attacher à faire de leur promotion et de leur protection une pratique plus régulière et plus uniforme des sociétés. La question qui se pose est de savoir comment servir au mieux cet objectif. (2)

Selon le scénario volontariste, les gouvernements jouent un rôle en faisant la promotion de lignes directrices volontaires et en offrant diverses mesures incitatives afin d’encourager les comportements responsables.

Nous soutenons les initiatives de responsabilité sociale des entreprises, mais nous croyons qu’elles ne constituent pas à elles seules une réponse adéquate à la responsabilité des sociétés et des États relativement aux droits humains.

Les droits humains ne sauraient dépendre du volontarisme ou d’intentions louables. Au contraire, ils sont inhérents à chaque être humain et constituent des obligations des États, tel que définit par le droit international.

Le principal message du rapport du comité parlementaire est que les normes volontaires ne sont pas suffisantes et qu’il est nécessaire de mettre en place des mesures contraignantes afin de veiller à ce que les entreprises canadiennes soient tenues de rendre des comptes si elles violent des droits humains.

Si le rapport du comité parlementaire portait essentiellement sur les droits humains, la réponse du gouvernement est retombée dans le paradigme de la responsabilité sociale des entreprises.

J’ai relu certaines des soumissions qui ont été présentées à Vancouver, à Toronto et à Calgary, et des Canadiens m’ont affirmé qu’ils s’attendent à ce que le gouvernement mette en place des mesures concrètes et pratiques afin de s’assurer que les entreprises canadiennes ne contribuent pas à la destruction de l’environnement et à des violations des droits humains lorsqu’ils investissent dans des pays en développement.

Permettez-moi d’insister sur ce dernier point.

Si les résultats des tables rondes entraînent un accroissement du nombre de lignes directrices volontaires, nous aurons perdu notre temps. Nous devons saisir l’occasion de trouver des façons pratiques, innovatrices et contraignantes d’améliorer le comportement des entreprises et d’offrir réparation aux victimes des violations commises à l’aide des sociétés canadiennes ou par celles-ci.

Prise de mesures concrètes

À cette étape, je souhaite mettre l’accent sur trois points principaux qui devraient apparaîtrent comme des résultats des tables rondes :

1. Un groupe de travail multilatéral sur les évaluations de l’impact sur les droits humains

Premièrement, nous croyons que le gouvernement canadien devrait rendre obligatoires les évaluations de l’impact sur les droits humains des investissements étrangers directs, en particulier si des fonds ou des services publics y ont contribué.

Droits et Démocratie élabore depuis deux ans une méthode d’évaluation de l’impact des investissements sur les droits humains. Notre organisme collabore avec les collectivités de plusieurs pays affectés par les activités minières et métallurgiques. Nous avons beaucoup appris des études portant sur la façon dont une tentative systématique d’évaluation et de mise en œuvre des normes en matière de droits humains pouvait améliorer le processus décisionnel et les pratiques commerciales en plus d’avoir des conséquences positives sur le terrain.

Laissez-moi vous donner quelques exemples.

  • Lorsque des activités minières ont lieu dans des terres autochtones, il est essentiel de déployer des efforts précoces et constants en vue d’obtenir le consentement des communautés visées. En cas de refus, les activités doivent être suspendues.
  • Lorsque des entreprises privées ont recours à des services de sécurité pour protéger leurs exploitations, elles doivent être tenues responsables des actions de ces dernières.
  • Lorsque des points d’eau sont contaminés, cette situation constitue une atteinte aux droits à l’eau, à la santé et à la nourriture.
  • Les gens ont le droit de recevoir de l’information sur les projets qui affecteront leur vie, ce qui comprend des détails précis et des renseignements sur les recettes fiscales, les personnes-ressources, les obligations juridiques et les études scientifiques.
  • Il est impératif de garantir la liberté d’expression et d’association par rapport à ces projets. Il est impossible de parler d’« engagement des intervenants » dans un contexte où les personnes ne sont pas en mesure d’exprimer leur opinion.

Il existe de nombreuses façons de mener à bien une évaluation des incidences sur les droits humains. Elle peut être intégrée aux évaluations des incidences environnementales et sociales. Elle peut être menée par les collectivités locales touchées par le projet ou par les entreprises elles-mêmes. Elle peut également être réalisée par les gouvernements du pays d’origine ou d’accueil.

Vos travaux procurent au Canada une occasion extraordinaire d’être un chef de file dans ce domaine.

Droits et Démocratie est prêt à venir débattre de son expérience concrète sur la façon de mettre ces évaluations en place d’une manière significative. Cependant, notre organisme ne prétend pas détenir toutes les réponses.

C’est pourquoi nous recommandons la création d’un groupe de travail multilatéral sur l’impact sur les droits humains des investissements étrangers directs. Composé des ONG, des représentants du gouvernement et d’entreprises, ce groupe de travail permettrait de combiner leur expertise et de trouver des façons d’assure que les investissements ont des impacts positifs pour les droits humains et d’éliminer le type de mauvais traitements susceptibles d’entacher toute l’industrie.

2.Création d’un poste d’ombudsman

La création d’un poste d’ombudsman constitue une voie originale et intéressante à explorer. Cependant, pour que ce poste soit efficace et respecté, plusieurs facteurs doivent être conjugués. Permettez-moi d’insister sur quelques éléments importants du point de vue de Droits et Démocratie :

  • Il est essentiel que cet organisme dispose de vraies ressources, qu’il soit entièrement indépendant, qu’il fasse directement rapport au Parlement et qu’il soit à l’abri de toute interférence de la communauté d’affaires, du gouvernement et des ONG.
  • Il serait important de mener des évaluations périodiques, dans le cadre desquelles les différents intervenants feraient connaître leur opinion sur le fonctionnement de l’organisme.
  • Son existence devrait être bien annoncée dans les pays où la présence des sociétés minières canadiennes est importante.
  • L’ombudsman devrait détenir un pouvoir d’enquête, y compris des visites sur place. Ces enquêtes devraient reposer sur une méthode rigoureuse ouverte aux commentaires de la collectivité locale et des autorités gouvernementales.
  • L’organisme devrait avoir la capacité de fournir réparation et indemnisation aux victimes et avoir l’autorité d’en exiger le paiement. Il est impératif que des sanctions réelles, y compris le retrait des services gouvernementaux, soient appliquées à ceux qui violent les règles.
  • Il serait nécessaire d’élaborer des procédures particulières et adaptées à la culture des collectivités locales.

La mise en place d’une politique d’évaluation d’impact et la création du poste d’ombudsman pourraient être réalisées sans délai. Évidemment, les deux initiatives devraient être conçues de façon à fonctionner ensemble, ce qui peut être effectué de diverses façons.

L’ombudsman pourrait offrir aux sociétés des services consultatifs en matière de droits humains, et l’évaluation des impacts sur les droits humains pourrait faire partie de ses outils. Les techniques d’évaluation des impacts sur les droits humains pourraient également servir à l’examen de plaintes.

Ces propositions doivent être approfondies. Mais il est clair, à la suite du travail réalisé au cours des six derniers mois dans le cadre des tables rondes, que l’immobilisme ne constitue pas une option. Il est essentiel que les droits humains fassent partie des politiques en matière de commerce et d’investissement ainsi que des pratiques commerciales canadiennes. Les personnes lésées ont le droit d’obtenir réparation.

3. Établissement d’un lien entre les droits humains, les investissements et le développement démocratique

La protection des droits humains relativement aux investissements et à la conduite des entreprises est indissociable du développement démocratique. Cette convergence devrait normalement inspirer et définir la politique du Canada.

Dans un grand nombre de cas, nous savons que les États sont fragiles, que les institutions publiques sont inexistantes, impuissantes ou corrompues, qu’il n’existe pas de mécanisme efficace d’application de la loi, de recouvrement d’impôts ni de programmes sociaux. Les groupes de la société civile manquent souvent de capacité et de moyens organisationnels ou sont harcelés et brutalisés.

Le représentant spécial parle de ces enjeux, notamment vis-à-vis les industries extractives, comme suit:

Les industries extractives constituent un cas particulier car nul autre secteur n’a une influence aussi grande et aussi envahissante sur le plan social et environnemental. De surcroît, dans les pays pauvres il n’y a pas toujours d’institutions publiques efficaces au niveau local. Ce vide institutionnel peut obliger les entreprises soucieuses de l’intérêt général, quand elles sont confrontées à de formidables difficultés sociales, à jouer de facto le rôle qui revient normalement à l’État, rôle pour lequel elles sont mal armées, tandis que d’autres sociétés tirent avantage du pouvoir asymétrique dont elles jouissent. Dans d’autres secteurs, l’éventail des problèmes concernant les droits de l’homme est plus limité, avec dans chaque cas des dilemmes caractéristiques. L’action des pouvoirs publics comme du secteur privé dans le domaine des droits de l’homme et des entreprises doit tenir compte de ces différences.
Deuxièmement, il y a manifestement une symbiose négative entre les pires violations des droits de l’homme imputables aux sociétés et les pays d’accueil qui sont caractérisées à la fois par un faible revenu national, une situation de conflit ou de postconflit et une gouvernance faible ou corrompue. On pense, certes, aux industries extractives, qui opèrent dans un tel contexte plus souvent que les autres, mais la faiblesse de la gouvernance pose un problème plus général au régime international des droits de l’homme et exige une attention particulière de la part de tous les intéressés. (3)

Par conséquent, parallèlement à nos efforts en vue de rendre les entreprises responsables et de les obliger à rendre des comptes, nous devons aider les pays en développement à renforcer leurs institutions afin de leur permettre de protéger leurs citoyens et de promouvoir leurs intérêts. En renforçant les législatures, la magistrature, les institutions de droits humains et la société civile, nous pouvons appuyer les gouvernements d’accueil à promouvoir les droits humains et les intérêts économiques de leurs citoyens et à renforcer l’état de droit vis-à-vis la gouvernance des entreprises.

Dans le cadre d’une stratégie à long terme en vue de faire progresser ces importantes questions, nous pressons également le gouvernement du Canada d’axer une grande partie de ses ressources et de ses efforts de coopération internationale sur le développement démocratique. Afin de favoriser la démocratie, nous devons poursuivre des initiatives au plan multilatéral, régional et bilatéral qui renforcent les capacités des gouvernements et la société civile. Ces initiatives devraient inclure des programmes stratégiques afin de soutenir les politiques, mécanismes et outils qui répondent aux enjeux particuliers reliés à l’industrie extractive.

Conclusion

Pour conclure, j’aimerais rappeler l’importance de ces enjeux pour le Canada.

Le comportement de nos citoyens corporatifs représente une importante partie de notre crédibilité à l’international. En tant que nation avec la réputation de promouvoir les standards internationaux des droits de la personne, les retombés de ce processus national de tables rondes nous donnent l’occasion de positionner le Canada comme leader à la fois en affaires et en droits humains.

Je vous invite à saisir cette opportunité.

Pour Droits et Démocratie et nos partenaires canadiens, et particulièrement pour nos partenaires dans les pays en développement, nous devrions insister pour que la mise en œuvre des droits humains soit au centre de la vision globale, des recommandations et des prochains travaux de tous les participants aux tables rondes.

 


(1) John Ruggie, Rapport intérimaire du 26 février ( E/CN.4/2006/97) au paragraphe 21.

(2) John Ruggie, Rapport intérimaire du 26 février ( E/CN.4/2006/97) au paragraphe 53.

(3) John Ruggie, Rapport intérimaire du 26 février ( E/CN.4/2006/97) aux paragraphes 29 et 30.

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