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Page d'accueil À propos de nous Rapport Document de recherche 1999 Enjeux majeurs sur le crime organisé

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Rapport

Document de recherche

Enjeux majeurs sur le crime organisé : dans le contexte des Rapports économiques

Nathanson Centre for the study of organized crime and corruption

par Margaret E. Beare et R.T. Naylor
COMMISSION DU DROIT DU CANADA
le 14 avril, 1999


Ce document a été préparé pour la COMMISSION DU DROIT DU CANADA. Les points de vue exprimés sont ceux des auteurs(es) et ne réflètent pas nécessairement ceux de la Commission.

This paper was prepared for the LAW COMMISSION OF CANADA. The views expressed are those of the authors and do not necessarily reflect the views of the Commission.

Introduction

L’objectif du présent document consiste à soumettre le concept du "crime organisé" à un processus de réexamen libre des limitations imposées par le "bagage" traditionnel qui accompagne le terme. Nous nous attarderons plus particulièrement à situer cette forme d’activité criminelle dans le contexte des relations économiques nécessaires à sa réussite. Nous inspirant de "l’imagination sociologique" de C.W. Mill, nous tenterons de jeter un nouveau regard sur un vieux concept suranné. À la fin de ce document, vous pourriez fort bien conclure que bien qu’il existe des crimes graves---dont certains sont très organisés, à motivation économique pour la plupart, une faible proportion d’entre eux étant spoliateurs constituent une menace réelle pour les collectivités---l’expression "crime organisé"sert principalement à camoufler les différences et à faire échouer les efforts d’application de la loi.

Le présent document est divisé en six parties (plus une bibliographie et une annexe) :

  1. Introduction au concept et questions initiales
  2. Le vieux paradigme
  3. Les nouveaux critiques : les contre-paradigmes
  4. Cadre théorique d’un nouveau paradigme
  5. Application de la loi et réponses du législateur
  6. Conclusions

A. Introduction au concept et questions initiales

1. Nature et pouvoir de la rhétorique du crime organisé

La nature politique du "crime organisé"

Même si la plupart des questions liées au contrôle social ou aux règles morales comportent un certain angle politique, les discussions sur le "crime organisé" sont entièrement imprégnées de politique—de la création des marchés illégaux, aux assertions concernant l’étendue de la "menace", jusqu’à l’adoption de lois extraordinaires pour s’attaquer au problème. L’avantage du "crime organisé" vient du fait qu’il peut revêtir la forme que veut bien lui prêter l’auteur---une menace foudroyante, un héritage dramatique ou des truands à la sauvette et des gangsters motards. L’absence de consensus entourant la définition, la clandestinité d’une grande part de ses activités et son association naturelle avec la vie des membres du grand public pour ce qui a trait à une importante proportion des produits régis par la demande, lui confèrent une certaine pertinence personnelle et une fascination. La complicité du public manifestée par son soutien de bon nombre de ces produits et services illégaux associée à la preuve de la violence, véritable ou parfois exagérée, provoquée par certains de ces criminels organisés contribue à créer un milieu ambivalent et vulnérable à la corruption . Ce milieu favorise la distorsion et la manipulation.

La mention de l’expression "crime organisé" réussit à attirer les médias, gagner des votes, obtenir des ressources destinées à l’application de la loi, rallier l’appui du public pour diverses lois ou mesures de répression. Les arguments s’entremêlent souvent de sorte que les véritables questions liées au "crime organisé" se perdent. À titre d’exemple, la rhétorique qui a servi en partie à justifier le renouvellement du financement de l’Initiative anticontrebande de 1996 couvrait notamment les thèmes suivants : confirmation du leadership fédéral; permettre au Canada de satisfaire à ses engagements internationaux; transparence de l’application de loi; transmission d’un message selon lequel le gouvernement fédéral soutenait la libre concurrence dans un marché ouvert. Il s’agit là d’objectifs forts louables mais sans grand rapport avec le contrôle de la contrebande ou du crime organisé.

La multiplicité des programmes et les intérêts cachés compliquent le processus de formulation, de mise en application et d’évaluation du succès d’une stratégie d’application et rendent difficile ou impossible le renversement d’une telle stratégie qui ne réussit pas à produire des effets utiles sur le plan de ses objectifs nominaux. Certes, certaines d’entre elles peuvent aussi empirer la situation plutôt que de demeurer tout simplement inefficaces. Comme en fait état Ron Chepesiuk (1999), les stratégies d’interdiction basées sur l’approvisionnement de la guerre contre les drogues des États-Unis ont, en réalité, stimulé le trafic international des stupéfiants et engendré des répercussions dangereuses sur le plan national. Cet "échec" persistant fait dire aux critiques que ces stratégies visaient en réalité d’autres objectifs.

Dans le présent document, nous tenterons de positionner et de contextualiser les vieux débats, de clarifier le nouveau concept et de préciser l’évolution de notre façon de voir la gamme d’activités criminelles qui devraient être examinées à travers le même prisme---et les activités qui doivent être considérées et traitées de façon séparée.

1.1 La création et l’utilisation des "concepts"

Robert Merton (1967) soutient que la création d’un concept ne constitue pas un acte passif neutre mais plutôt un acte qui entraîne de véritables conséquences. L’utilisation du concept "crime organisé" signifie que cette expression, et tout ce qui semble s’y rattacher, est réputée posséder certaines caractéristiques. À l’instar des fausses statistiques, une "étiquette" fausse ou ambiguë peut entraîner de graves répercussions sur les plans des stratégies et de l’application de la loi. L’expression est investie de pouvoirs qui peuvent être totalement inapplicables aux activités visées. Les chercheurs ont ardemment défendu leur assertion selon laquelle les responsables de l’application de la loi ont, au fil des ans, privilégié une version particulière du crime organisé. Un modèle monopolistique, hautement sophistiqué, fondé sur une conspiration étrangère a semblé à la fois répondre à leurs besoins en ressources et fournir une justification du fait que leurs mesures d’exécution ne produisaient pas les résultats auxquels le public pouvait s’attendre, compte tenu des ressources obtenues.

L’utilisation des données portant uniquement sur la répression criminelle produirait une interprétation biaisée, à sens unique et peut-être même fausse. Les critiques signalent que même des "données objectives" enregistrées, telles que l’information obtenue au moyen de l’écoute électronique, sont transcrites, résumées et interprétées par les policiers ou les procureurs de la poursuite et sont, par conséquent, transformés en documents subjectifs. Toutefois, les préjugés ne semblent pas émaner uniquement de la police. Les politiciens préféreraient une définition à une autre surtout à cause de la tribune que la rhétorique fournit. Hormis les considérations générales liées au ralliement de suffrages, les cordes sensibles et les craintes des divers groupes d’électeurs varieront, passant des "crimes" consensuels que les criminels organisés peuvent fournir aux activités de spoliation qu’ils peuvent infliger aux collectivités.

La police et les politiciens ne sont toutefois pas les seuls à avoir transformé la définition du crime organisé en industrie. Les chercheurs qui ont accusé ces autres personnes de manipuler notre compréhension du crime organisé pour un profit organisationnel ou personnel sont également coupables. Les théoriciens "experts" du crime organisé ont consacré un temps disproportionné à promouvoir leur propre perspective en faisant valoir la déficience des définitions concurrentes. Le dernier groupe---les médias---est particulièrement friand de tout ce qui porte sur le crime organisé et travaille avec ou contre les autres groupes d’intérêt pour définir, dramatiser et fournir au public les diverses interprétations des menaces que pose le crime organisé.

1.2 Défini par les disciplines

Les historiens, les juristes et les économistes ont tous écrit sur le "crime organisé". Toutefois, les sociologues et criminologues ont, dans une certaine mesure, revendiqué le domaine pour eux-mêmes---et même là, il n’existe que très peu de recherche empirique. La "suprématie" exercée par ces deux disciplines connexes sur ce secteur d’étude théorique a eu un impact direct sur notre compréhension du phénomène. Comme l’ont fait observer Michael et Adler il y a plus de soixante ans : [traduction] "L’assurance avec laquelle les criminologues ont formulé leurs opinions au sujet des causes de la criminalité contraste de façon frappante avec l’absence totale de validité des données sur lesquelles ces opinions sont fondées"1. Peu de changements ont été signalés dans le domaine des données "empiriques" sur le crime organisé—et la critique devrait, à juste titre, s’étendre au-delà des criminologues. Une plus grande fertilisation croisée entre les disciplines aurait pu donner lieu à une meilleure compréhension du crime organisé. Nous puiserons nos renseignements dans différents domaines et nous tenterons d’utiliser une grande part de ces données limitées. Nous traiterons en détail de la perspective des criminologues sur ce sujet et nous démontrerons que le besoin d’une nouvelle approche découle en partie des limites des méthodes traditionnelles.

1.3 Réglementer les mœurs

Certains des produits qui sont devenus les principales sources de revenu pour des groupes et individus généralement associés au crime organisé se rapportent à des infractions relatives aux mœurs. Le présent rapport ne peut examiner les personnes ou les marchés sans, à tout le moins dans une certaine mesure, reconnaître l’aspect "campagne" qui caractérise la criminalisation de certains de ces marchés. Les recherches de Joseph Gusfield sur le mouvement de tempérance2 ou de Rufus King sur les stupéfiants3 ainsi qu’un ensemble de recherches supplémentaires effectuées par des universitaires tels que William Chambliss4 sur les diverses campagnes destinées à définir et à supprimer les autres formes de déviance, étayent certains de nos arguments. Même si nous ne formulerons pas de recommandations précises sur la légalisation, le contexte politique dans lequel certaines des désignations criminelles ont été effectuées revêt une importance pour notre travail et met en relief la nature politique, arbitraire ou manipulatrice de certains de ces marchés de produits illicites. Les infractions relatives aux mœurs correspondent aux "anciennes" infractions désignées, en anglais, "vice offenses". Quant à savoir si elles doivent être regroupées sous la rubrique du "crime organisé", cela reste discutable.

1.4 Problème posé par la définition du crime organisé!

Les définitions sont ennuyeuses, et nous aurions cru qu’il n’était plus nécessaire de rediscuter de ce qui constitue ou ne constitue pas le crime organisé. Malheureusement, la question n’est pas encore résolue. En bref, s’il n’existe pas de types particuliers de crimes, de criminels ni même de processus distinct susceptible d’être caractérisé comme appartenant au "crime organisé", ou si l’expression renvoie également à tous les crimes graves, elle ne veut alors rien dire. Dans ce cas, les crimes existent mais le crime organisé, en tant que catégorie de crime, n’existe pas. S’il ne s’agissait que d’une question de sémantique, personne ne se poserait la question---ce n’est toutefois pas le cas. L’effort de "comprendre" le phénomène entraîne des répercussions directes sur le plan de la politique et de la répression de la criminalité. Cette situation ne résulte pas uniquement des pouvoirs policiers supplémentaires ou des conséquences législatives du fait d’être perçu comme étant membre d’une organisation criminelle. Plus important encore, l’expression peut comprendre ce qui, en réalité, pourrait constituer des types très variés d’activités criminelles auxquels il faudrait réagir en adoptant diverses stratégies de réglementation ou de répression.

À titre d’exemple, Porteous/Solliciteur général du Canada 1998 offre la définition suivante du crime organisé :

"activité illicite motivée par l’appât du gain à laquelle se livre tout groupe, association ou autre organisation comprenant deux personnes ou plus, structurée de façon formelle ou informelle, dont les répercussions négatives peuvent être considérées importantes sur le plan économique, social, de la violence qui en découle, de la santé et de la sécurité ou de l’environnement." (Porteous, 1998, p. 2)

Si on fait abstraction de l’aspect durée de l’activité criminelle, de l’existence obligatoire d’une organisation, de la mention de la capacité d’exercer de la violence ou de la corruption, alors foncièrement, le crime organisé sera constitué de toute activité criminelle importante impliquant au moins deux personnes lorsqu’il existe une motivation économique quelle qu’elle soit. Compte tenu de cette définition, la quasi-totalité de la criminalité des entreprises, des crimes d’affaires et des fraudes financières ne font pas seulement partie des activités du crime organisé mais constituent plutôt, en eux-mêmes, des activités du crime organisé. Même si nous partageons le sentiment que ces infractions motivées par l’appât du gain n’ont pas été traitées assez sérieusement dans le passé, rien ne justifie de les regrouper sous l’expression générale "crime organisé".

Une autre façon de définir le crime organisé a consisté à s’attacher à l’existence d’un processus particulier qui rend les activités du crime organisé différentes et peut-être plus menaçantes à l’endroit de la société—justifiant ainsi le recours à des mesures répressives et législatives extraordinaires. Les caractéristiques habituellement mentionnées correspondent précisément aux caractéristiques qui manquent à la définition de Porteous, soit : une activité criminelle permanente; une conspiration continue entre les membres du groupe; une structure qui transcende les membres individuels; la possibilité de recours à la corruption ou à la violence (Beare, 1996). La définition de la règle du 5/ 5/ 5/ utilisée dans la législation canadienne récente sur les gangs (mai 1997) est assez explicite, et même si l’on pouvait ergoter sur le caractère arbitraire du "5" par opposition à 4 ou 3, etc., l’insistance porte sur une tendance d’activité criminelle particulièrement grave, sur l’association entre criminels (structurée ou pas) et la durée.

Toutefois, nous soutiendrons que même cette insistance sur une "méthode" distincte de commission des crimes graves ne résout pas la question de ce qui est perçu comme étant le crime organisé. À titre d’exemple, le rapport de la Commission Mollen sur la corruption au sein des services policiers de New York (Mollen, 1994) décrit le comportement des agents de police affectés à un poste de police de Brooklyn comme étant celui de membres d’une organisation criminelle, c’est-à-dire

  • vol, trafic et utilisation de drogues pendant une période prolongée;
  • recours à l’extorsion et à la violence;
  • faux témoignages;
  • recrutement des membres en fonction de leur désir de participer au groupe;
  • tenue de réunions clandestines et système de noms codés;
  • recours à la loyauté et à l’intimidation physique pour dissimuler le secret des opérations à l’ensemble des services policiers.

Par conséquent, avec une certaine unanimité, nous pouvons dire que la "méthode" utilisée par ces criminels pour exécuter leurs crimes répond aux critères du crime organisé, tout en étant manifestement très loin des activités dites "typiques" du crime organisé. Alors que cet exemple nous incite à regarder au-delà des activités ethniques "traditionnelles", cette recherche "sans oeillères" pour trouver d’autres organisations criminelles qui satisfont aux normes d’une méthode criminelle particulière, révèle un assortiment d’activités criminelles très diversifiées. Par exemple, un ensemble de sources écrites a également documenté l’implication des services de renseignements à l’échelle mondiale dans une série d’infractions criminelles comprenant les crimes contre les personnes, le blanchiment d’argent et la contrebande. Bien que la "méthode" ressemble à celle du "crime organisé", les définitions diffèrent habituellement5.

Au cours de l’année 1999, deux importantes enquêtes internationales ont mis à jour la corruption transnationale, la fraude financière, l’intimidation et la violence au sein de milieux quasi-monopolistiques. Ces rapports intitulés Allegations Regarding Fraud, Mismanagement and Nepotism in the European Commission (15 mars 1999) et Report of the IOC (24 janvier 1999) ne sont pertinents que dans la mesure où ils brouillent nos définitions du crime organisé. Dans le cas du rapport de la CE, les constatations révèlent un réseau d’opportunisme, d’arrogance et de négligence comprenant des segments de fraude financière bien organisée s’étendant sur un bon nombre d’années et impliquant des groupes de coconspirateurs agissant au sein d’un milieu monopolistique. Tout au long du rapport, les commentaires font état de l’attitude d’immunité et de corruption rampante manifeste—s’échelonnant d’immorale à criminelle. De même, le rapport du CIO décrit les fraudes financières continues et les activités de corruption de la part du Comité des jeux olympiques de Salt Lake City, ainsi que l’arrogance, la négligence et, dans certains cas, la complicité de la part du CIO. Dans ces deux exemples, un milieu protégé—monopole d’une source de revenu—a permis à un groupe hermétique de personnes de réaliser des profits systématiquement et, dans certains cas, criminellement.

Dans ces exemples, il faut se demander où se trouve la ligne de démarcation entre les transactions d’affaires légitimes et les transactions criminelles et la corruption. Également important, ces exemples peuvent révéler un aspect plus "déterminant" de l’étiquette du crime organisé. Certaines personnes, certains groupes et certaines activités sont plus faciles à étiqueter comme appartenant au "crime organisé" alors que, dans d’autres cas, il est très difficile d’apposer et de faire tenir l’étiquette du crime organisé ou de la corruption à certaines personnes ou organisations. Dans les deux cas, un scandale d’envergure a été nécessaire pour que le public en prenne connaissance.

Deux derniers exemples permettront de clore cette discussion "définitionnelle". Au Canada, au cours des dernières décennies, le public a entendu parler du gang Boyd, tristement célèbre. Ces voleurs de banque constituaient manifestement une association criminelle, toutefois, même aujourd’hui, ce groupe est considéré comme un "gang" (presque nostalgiquement, en réalité, puisque le dernier des frères Boyd participe à des émissions d’interview-variétés et vient tout juste de publier un nouveau livre) ou non comme un groupe du crime organisé. S’il s’agissait d’un groupe "ethnique" ou "étranger", les définitions sociétales auraient-elles été les mêmes?

Le fait est que bien que nous soyons disposés à étendre la définition du crime organisé au-delà des stéréotypes traditionnels de la famille italienne, les perceptions de "dangerosité" subsistent. Selon votre point de vue, le critère de la dangerosité peut reposer sur un fondement ethnique (le prisme possible étant le racisme ou l’ethnocentrisme) ou sur des marchandises (des drogues plutôt que des crimes financiers). Il n’en demeure pas moins que, alors que les "méthodes" d’accomplissement des crimes peuvent être identiques, un groupe pourra être "considéré" comme une organisation criminelle alors que les autres ne le seront pas.

De nouveau, revenant à l’imagination sociologique, nous tenterons d’examiner les activités actuellement réputées être associées au crime organisé à travers des définitions courantes. Ce processus d’examen "à travers" révèle souvent une information qui contraste avec la sagesse théorique. Par exemple, nous ferons état, tout au long de ce rapport, de l’information disponible de plus en plus abondante qui suggère que même dans les marchés illégaux de la drogue, l’organisation, l’intimidation et le contrôle au sein de ce qui était considéré comme des organisations criminelles fermées pourraient être beaucoup moins stricts que nous ne l’avions anticipé. La recherche empirique effectuée dans les prisons canadiennes par Fred Desroches (1999) confirme l’information américaine et européenne selon laquelle les narcotraficants et les distributeurs peuvent travailler et travaillent comme des entrepreneurs privés. Le "crime organisé", quelle que soit sa définition, ne touche guère la vie de la majorité des criminels actifs sur le marché des drogues.

1.5 Mesurer la dimension ou l’impact du crime organisé

Nous semblons constater une soif insatiable pour toutes les sortes de calculs actuariels du "risque", de la "menace", de la "dimension" ou de l’"impact" du crime organisé, du blanchiment d’argent et des marchés illégaux qui soutiennent ces opérations. Toutefois, peu importe la vigueur des dénégations, les statistiques se verront toujours accorder une importance non méritée. Il existe de véritables raisons pour lesquelles—en dépit de l’attrait de ces chiffres ou du soin avec lequel ils sont recueillis et calculés—les chiffres en eux-mêmes, dans la plupart des cas, ne signifient pas grand-chose :

  • parce que les véritables données requises pour les divers calculs ne sont pas disponibles
  • parce que différents éléments sont mesurés
  • parce que trop de programmes politiques entrent en ligne de compte
  • parce que nous ne sommes pas encore disposés à voir les liens étroits qui unissent le monde légitime et le monde illégitime et, par conséquent, la "dimension" de l’économie de l’un qui chevauche inévitablement partiellement celle de l’autre
  • parce que même l’assertion selon laquelle les chercheurs créent de meilleures estimations produira en réalité l’effet contraire. Elles seront plus dispendieuses et plus crédibles, mais demeureront sans valeur tant que les déficiences fondamentales des données et de la méthodologie ne sont pas corrigées.

Tout au plus, des études plus petites portant sur un produit particulier ou visant un secteur de compétence particulier pourront-elles produire quelques estimations. Les hypothèses qui sous-tendent les calculs devront être clairement énoncés pour que les personnes qui décident d’utiliser les statistiques puissent juger de leur fiabilité.

Cette situation contraste avec une tentative actuelle des Nations Unies de recueillir des données quantitatives sur le crime organisé à l’échelle internationale. Ce même instrument d’enquête a été utilisé par le Centre canadien de la statistique juridique pour réunir des données sur le crime organisé dans 16 services de police (CCSJ 1999). Chaque nouvelle tentative de quantifier le problème donne à l’auteur l’occasion de reproduire les estimations des rapports précédents. Ainsi, à titre d’exemple, nous pouvons lire dans le rapport du CCSJ (1999 p. 19 Ébauche) que le "blanchiment d’argent au Canada représente environ 17 milliards de dollars". Le rapport Porteous que cite le CCSJ offre des estimations variant de 5 milliards $ à 17 milliards $ (Porteous 1998). Le chiffre le plus élevé est obtenu en calculant 2 % du produit intérieur brut du Canada (PIB). Porteous affirme :

"Une autre méthode simple permettant d’évaluer l’étendue des activités de blanchiment d’argent consiste à appliquer une règle empirique préconisée par certaines autorités en la matière qui estiment que les sommes blanchies dans un pays donné sont en moyenne égales à environ 2 % du PIB de ce pays." (Porteous, 1998, p. 26)

Cette estimation—ou "règle empirique"—est sans fondement. Toutefois, d’autres estimations du rapport Porteous ne sont pas aussi inoffensives. Sur la question du lien entre le crime organisé et la migration clandestine, nous pouvons lire que 70 % de tous les demandeurs du statut de réfugié sont acceptés au Canada. Porteous utilise ensuite le taux de refus de 30 % pour supposer que ce chiffre "représente le nombre de ceux qui auraient eu recours aux services d’un passeur clandestin à un moment ou l’autre de leur voyage vers le Canada" (Porteous p. 18).

1.6 Liens entre les économies légales et illégales

Lorsque nous présentons un instantané du "vieux paradigme" du crime organisé qui présentait ces criminels comme étant "étrangers" à la société légitime, nous pouvons constater à quel point cette version serait attrayante. Malheureusement, ce sont les aspects entrecroisés du crime organisé qui le rendent si difficile à détecter et à contrôler. À cela il faut joindre les contradictions générées par les démarches visant la mise en œuvre à la fois des réformes du marché libre et d’une interdiction touchant le marché des produits lucratifs comme celui des drogues illégales. Voici ce que dit Peter Andreas à cet égard :

[TRADUCTION]

"Le dégagement des forces du marché a involontairement encouragé et facilité non seulement les activités économiques légales, mais aussi les activités illégales. Une partie du problème vient de ce que les marchés légaux et illégaux sont de plus en plus interreliés. … Selon la logique de la théorie économique fédérale, l’État doit se conformer aux diktats du marché. Bien qu’illégale, l’économie du marché des drogues devrait faire partie de ce processus. Les économistes néo-classiques laissent entendre que les pays devraient se concentrer sur les exportations qui leur fournissent un avantage concurrentiel. Pour certains pays, l’exportation de drogues illégales a constitué un créneau." (É.-U. Hearing before the Subcommittee on crime, 1996. p. 59 et 60)

Andreas conclut que ces dilemmes politiques et ces contradictions doivent être reconnus et confrontés :

[TRADUCTION]
"…le commerce des drogues doit être considéré surtout comme une activité économique; il est beaucoup plus interrelié à l’économie légale qu’il n’en est distinct. Il s’agit du revers moins glorieux et rarement reconnu de l’intégration économique des États-Unis et du Mexique." (U.S. 1996, p. 60)

1.7 Liens entre la réglementation économique et le droit pénal

La réglementation économique et l’application du droit pénal se sont toujours chevauchées. Il n’existe pas de distinction claire entre l’appareil d’application de la loi responsable des infractions relevant du Code criminel et les organismes de réglementation chargés de veiller à ce que l’économie demeure sur ses rails. Dans certains cas particuliers, la distinction est ténue entre les crimes commis pour des motifs économiques et les activités économiques normales exécutées avec suffisamment de zèle pour se rapprocher dangereusement de la ligne de démarcation des actions susceptibles d’entraîner des sanctions d’ordre pénal et parfois même de la dépasser. Cette convergence peut être plus fréquente aujourd’hui pour diverses raisons. Nous aborderons ces facteurs dans notre section portant sur la nécessité de trouver une "nouvelle" façon d’examiner les activités du crime organisé.

Résumé

Ces questions et débats constituent le cadre de bon nombre des arguments présentés dans ce document. Le contexte décrit dans ces premières pages aide à faire comprendre pourquoi il est essentiel d’adopter une "nouvelle" perspective à la compréhension du phénomène du crime organisé.

B. Le vieux paradigme

  1. La Commission présidentielle sur la criminalité de 1967 et les débats

Bien que l’apparition de l’expression "crime organisé" dans la littérature remonte au moins aux années 20, ce sont les années 60 qui ont directement influencé notre façon de concevoir ce concept. Six consultants ont participé à la US President’s Organized Crime Commission de 1967 afin de décrire la structure et le fonctionnement du crime organisé. Cette Commission a fait appel à Donald Cressey, Ralph Salerno, Robert Blakey, Charles Rogovin, Rufus King et Thomas Shelling. Chacun a apporté sa propre contribution, et il n’y a eu, en réalité, que très peu de consensus entre les démarches adoptées par chacun de ces experts. Ralph Salerno et Donald Cressey ont présenté ce qui a été désigné comme étant la perspective "traditionnelle" ou de l’"application de la loi".

L’existence politique des commissions diffère de celle des organismes d’enquête et, dans de nombreux cas, le délai accordé aux recherchistes de ces équipes de travail ne permet pas à la génération de "nouvelles données" ou de "nouvelles" interprétations à base solide. Cela étant dit, il y a encore des "bons" rapports de commission et des "mauvais". La Commission de 1967 a servi à solidifier une vision ou une version de ce qu’était le "crime organisé" en Amérique du Nord. Plus particulièrement, les spécialistes du crime organisé ont engagé un débat agressif sur les travaux et la définition classiques proposés par Donald Cressey (1967). La contribution de Cressey intitulée "The Functions and Structure of Criminal Syndicates" a été précisée davantage dans Theft of the Nation, en 1969. Parmi les caractéristiques les plus discutées du "crime organisé" (The Mafia ou La Cosa Nostra) proposées par Cressey, mentionnons :

  • l’existence, à l’échelle du pays, d’une alliance d’au moins 24 familles tricotées serrées de la Mafia qui contrôlent le crime organisé aux États-Unis;
  • ces familles sont siciliennes ou de descendance sicilienne;
  • chaque famille comprend une structure hiérarchique dont le nombre de niveaux est déterminé par la complexité et le raffinement de la division du travail de l’organisation criminelle. (Le diagramme inclus dans le President’s Commission Task Force Report on Organized Crime en 1967 dépeint une structure rigide comprenant un poste de chef, de sous-chef, de lieutenant et de soldat);
  • les familles du crime sont reliées par une "commission" constituée de neuf membres qui surveillent les activités des familles;
  • cette confédération contrôle les entreprises légales tout comme les activités illicites.

2.1 Les critiques

Dwight Smith (1975) ainsi que Daniel Bell (1962), Joseph Albini (1971, 1988, 1993) et Alan Block (1980) ont exprimé leur scepticisme quant à l’existence de ce groupe de conspirateurs très structuré, singulier et étranger. La publication d’un "hommage" à Cressey en 1988 a réamorcé le débat sur cette perspective particulière. Joseph Albini a accusé Cressey d’avoir été converti à l’idée de la conspiration monopolistique du CO par ses interactions avec Joseph Valachi (informateur de la pègre) et par son amitié avec Ralph Salerno, ancien détective de la ville de New York.

Les critiques de Cressey considèrent le travail de ce dernier comme étant responsable d’une ère de répression de la criminalité qui a ciblé les criminels italiens à l’exclusion de tous les autres criminels organisés; l’œuvre de Cressey aurait justifié une stratégie de répression qui s’appuyait sur une interprétation de conspiration du crime organisé. La notion d’un monopole criminel étranger, qui contrôle tout, exogène à l’ensemble de la société, mais qui mine sa richesse est une image qui sert les intérêts des médias et des organismes d’application de la loi. De plus, le ciblage de conspirations italo-américaines met en veilleuse toute accusation de corruption politique ou policière. Comme le précise Robert Kelly :

[TRADUCTION]
"Il ne fait aucun doute que bon nombre de membres de la collectivité policière ont jugé ces théories attrayantes : elles semblent convenir particulièrement bien à leurs aspirations professionnelles et à leurs programmes" (1992).

Nous ne cherchons pas à insinuer que les forces policières ont délibérément manipulé les données. Le processus est plus important et plus complexe que cela. Une compréhension du processus policier de cueillette de renseignements révèle que la constitution de dossiers et la collecte de renseignements effectuées par les services policiers, tout comme la recherche elle-même, sont façonnées par les croyances. Cressey s’est fié au témoignage de Valachi qui a alimenté à la fois ses propres interprétations et convictions en ce qui a trait à l’application de la loi—pour ensuite utiliser ces dossiers pour étayer ses propres interprétations.

Il existe, sans doute, le danger d’un processus de satisfaction personnelle aux termes duquel la police, donnant foi à une conspiration criminelle (partiellement en raison des avantages de cette interprétation), aurait concentré son attention sur certains groupes et individus. Le travail policier permet généralement de vérifier l’implication criminelle des groupes visés. Avec le temps, si la police se concentre sur les Italiens, les dossiers policiers révéleront une prédominance des organisations criminelles italiennes, confirmant ainsi la croyance initiale de l’existence du modèle LCN. Comme l’énonce Kelly :

[TRADUCTION]
"…il peut être instructif de situer le projet de Cressey non comme le résultat de certaines caractéristiques manifestes irrépressibles du crime organisé aux États-Unis, mais de le considérer comme un tableau distinct qui reflète les conditions des intérêts, des stratégies et des tactiques de la répression criminelle ainsi que les conceptions criminologiques du phénomène. …les théoriciens sociaux ont toujours une conception – ne reposant pas seulement sur les données, qu’elles soient tacites ou explicites – des maux de la société et des remèdes possibles. …Les théories ne constituent jamais des efforts désintéressés pour décrire et expliquer la réalité sociale" (1992).

Le rapport de 1967 et la contribution de Cressey ont fourni le cadre de discussion d’un sujet qui a été défendu ou réfuté pendant les décennies qui ont suivi sa publication. Cressey et la Commission ont été les catalyseurs de nos progrès déterminants sur le plan de la compréhension du crime organisé. Depuis des décennies, les théoriciens répètent ou défendent à qui mieux mieux la position de 1967 sur la nature du crime organisé en Amérique. En plus d’Albini et Smith, voir Rogovin et Marten, 1992; Lupsha, 1981, Kelly, 1986; Haller, 1990 pour plus de détails sur ce débat. La recherche ultérieure a, à juste titre, contesté plusieurs des interprétations du CO formulées par le commissaire. D’autres ont résisté à une telle enquête.

Mises à part les constatations les plus controversées, certaines idées de base de cette commission ont mis en relief la nécessité d’adopter des stratégies distinctes de répression du crime organisé qui subsistent encore aujourd’hui (et même ces points font l’objet d’un certain débat) :

  • l’envergure de l’intervention du CO dans les entreprises légales. Ce motif est devenu une importante justification à l’adoption du Racketeer and Corrupt Organizations Statute (RICO) et d’une loi semblable au Canada;
  • l’accumulation d’argent—peu importe comment il est acquis—rend le CO particulièrement menaçant en ce sens que ses ressources peuvent servir à corrompre les fonctionnaires.
2.2 Premières perceptions du crime organisé au Canada

Les premières enquêtes sur le crime organisé au Canada se sont opposées les unes aux autres et à l’expérience américaine et ont mis en lumière les liens entre les deux pays. Lorsque nous étudions les premières écrits canadiens sur le crime organisé, il devient manifeste que les commissions aux États-Unis ont eu un impact direct non seulement sur la façon dont les États-Unis concevaient et abordaient le crime organisé mais également sur la réaction canadienne. Par exemple, le moment de la publication des rapports et leur contenu ainsi que les questions posées par les médias révèlent clairement que la Commission américaine McClellan (1963) et le rapport de 1967 au Congrès des États-Unis a directement influencé les déclarations des responsables de l’application de la loi au Canada et les recommandations mises de l’avant par les diverses enquêtes canadiennes6. En novembre 1961, dans une allocution au Canadian Club à Toronto, le commissaire Harvison de la GRC a énoncé ce qui suit :

[TRADUCTION]
"Les associations criminelles américaines s’intéressent de plus en plus au Canada et se préparent à prendre le contrôle direct de certaines des organisations criminelles existantes afin d’élargir leurs activités criminelles. Elles sont déjà actives dans le domaine du jeu, du trafic de stupéfiants, de la contrefaçon et des rackets de protection. Il existe certains indices et éléments de preuve selon lesquels ces associations ont déjà commencé à traiter le Canada comme un secteur d’expansion de leurs activités."
(Report of the Ontario Police Commission on Organized Crime p. 2 et pièce 1 p. 127)

Cette allocution a suscité de la controverse en partie parce que le Commissaire révélait la présence au Canada d’associations criminelles sous contrôle américain plutôt que canadien. Les types nationaux étaient jugés moins dommageables, moins puissants et non pourvus des immenses ressources destinées aux pots-de-vin et à la corruption.

La notion du rayonnement du crime organisé américain au Canada était amplifiée par la comparaison que le commissaire de la GRC a établie entre l’amplification des activités contre les gangsters aux États-Unis et ce qui semblait correspondre à une absence de pouvoir de répression de la criminalité au Canada. Ce débat coïncidait avec la découverte de la corruption policière au sein de l’escouade contre les jeux de hasard de la PPO. Le résultat comportait deux volets : la création de la Commission de police de l’Ontario pour surveiller l’application de la loi en Ontario et la nomination du juge Roach, le 11 décembre 1961, à la tête de la Commission chargée d’examiner l’étendue de la criminalité en Ontario—y compris le crime organisé.

Le rapport Roach a établi la même distinction que le commissaire Harvison entre le "crime organisé" national et ce qui était perçu comme étant le crime "érigé en entreprise", plus insidieux. Le rapport, diffusé le 15 mars 1963, a conclu que la présence du "crime organisé" en Ontario n’était pas alarmante, sauf dans le secteur des jeux d’argent organisés. Roach a conclu que, pour autant qu’il ait pu le vérifier, il n’existait pas de criminalité érigée en entreprise dans la province (Ontario, 1963, Roach Report, p. 6).

Le 16 août 1963, soit quelque cinq mois plus tard, le commissaire Harvison de la GRC a tenu une conférence de presse dans le cadre de l’Exposition nationale canadienne. Les médias l’ont interrogé précisément sur la relation entre la mafia américaine et le crime organisé au Canada. Avec une remarquable absence de clarté, il a déclaré ce qui suit :

[TRADUCTION]
"Qu’il s’agisse véritablement de la mafia ou de quelque chose qui s’y rapproche, cette question fait l’objet de débats entre les policiers. Il est certain que la forme de l’organisation ressemble à la mafia, que leurs disciplines sont celles de la mafia, de sorte qu’il s’ensuit que si les associations criminelles américaines s’installent au Canada ou tentent de s’y installer on pourrait alors dire que cette association est organisée dans le style de la mafia. C’est une organisation de type mafia mais quant à affirmer qu’il s’agit définitivement de la mafia, je ne sais pas… (Report of the Ontario Police Commission on Organized Crime p. 140)".

La nouvelle Commission de police de l’Ontario (CPO) a demandé au Procureur général la permission, qui lui fut accordée, d’entreprendre sa propre enquête. Ce Report of the Ontario Police Commission on Organized Crime cite abondamment des extraits des audiences du comité sénatorial américain de 1963 et plus particulièrement le témoignage de l’Attorney General, Robert Kennedy. Les diverses déclarations du commissaire de la GRC sur les différentes activités de criminels américains au Canada ont été juxtaposées au témoignage de l’Attorney General, Robert Kennedy. Kennedy, qui dirigeait personnellement une attaque concertée contre le crime organisé au cours de ces années, a fait état de la réunion d’Appalachian N.Y. et a caractérisé la situation au sein du crime organisé comme un vilain tableau représentant des gangsters s’attaquant à des entreprises légitimes au moyen de la violence et de l’intimidation.

La CPO a assisté à certaines séances du sous-comité permanent chargé de faire enquête sur le Committee on Government Operations of the U.S. Senate—présidé par le sénateur John L. McClellan. Dans le cadre de l’enquête de la Commission de police de l’Ontario sur le crime organisé, une équipe de Toronto dont faisait partie le chef de police du Toronto métropolitain, s’est rendue à Washington pour interroger Valachi au sujet des commentaires que ce dernier avait formulés au sujet des liens entre Toronto et les membres de la pègre de Buffalo N.Y. Valachi a nié avoir fait ces commentaires, mais son témoignage indique le contraire.

Cependant, à la fin de 1963, la police du Toronto métropolitain a affirmé dans un témoignage que le crime organisé avait considérablement diminué au cours des trois dernières années, faisant état d’une amélioration de 50 % à 100 % (Enquête de la CPO, p. 70). En 1967, les médias avaient fait du crime organisé une question prioritaire. Cette décision des médias était en grande partie fondée sur la crédibilité des "experts" américains qui ont renseigné les responsables d’application de la loi ainsi que le public. La Commission présidentielle américaine de 1967 a servi à informer les Canadiens ainsi que les Américains des menaces posées par l’infiltration des investissements criminels dans les entreprises honnêtes :

  • Après une visite à Toronto du professeur Charles A. Rogovin, conseiller du président Johnson sur le crime organisé, on a pu lire dans le Toronto Star (15 mars 1967, p. 9) que le crime serait en voie d’envahir les entreprises.
  • Un gros titre donne au lecteur un aperçu de la gestion d’entreprise particulièrement complexe de la mafia. En octobre, le Toronto Star informe le public que la mafia a terminé une "étude de faisabilité" relative à Yorkville, Toronto, pour déterminer si elle devrait prendre le contrôle du trafic de la marijuana dans le village. (4 octobre 1967, p. 1).
  • Au cours de la même période, Ralph Salerno, un autre expert américain sur le crime organisé du "groupe des 6" s’est adressé à la Commission royale d’enquête du Québec et, selon le Toronto Star, il aurait prédit que l’Expo fournirait une excellente occasion au crime organisé (21 avril 1967, p. 39).

2.3 Autres événements au Canada

La focalisation sur le crime organisé de 1960 aux États-Unis a donné lieu, au Canada, aux conférences fédérales-provinciales de 1965 et 1966. Le rapport de la Conférence fédérale-provinciale sur le crime organisé de janvier 1966 a été diffusé le 8 août 1967. Les conclusions étaient plutôt saisissantes. Selon ce rapport, le crime organisé aurait envahi presque tous les secteurs des entreprises et du commerce :

[TRADUCTION]
"…il est manifeste que les personnes participant au crime organisé au Canada conservent une étroite relation de travail et des liens personnels avec bon nombre des associations américaines du crime érigé en entreprise… "la mafia"." (Toronto Star, 10 août 1967, p. 1).

Dans un mémoire à la Commission d’enquête, le commissaire de la GRC avait confirmé qu’un certain nombre d’hommes reconnus comme ayant participé à la "réunion Apalachin" demeuraient actuellement au Canada ou y avaient des intérêts financiers. Il avait également confirmé que des trafiquants américains, bien connus de la police, s’étaient joints à des résidents canadiens pour une partie de chasse au James Bay Goose Club. (Cette réunion du Goose Club de soit-disants membres du milieu n’a jamais obtenu la même notoriété au sein du CO que la réunion Apalachin!).

Cette conférence de 1966 a eu pour conséquence la création de la structure du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) chargé de surveiller et de contrôler le rayonnement du crime organisé, la reconnaissance de la nécessité d’instaurer un centre d’information de la police canadienne (CIPC) et la mise en place d’un établissement de formation amélioré pour la police communautaire qui est devenu par la suite le Collège canadien de police (CCP).

La "menace" du crime organisé était par conséquent établie, et un consensus entre les services de police a confirmé l’importance de l’ennemi. Dix ans plus tard, le rapport de la Commission de police du Québec de 1977, intitulé La lutte contre le crime organisé au Québec, a confirmé au moyen d’appels téléphoniques interceptés qu’un certain nombre de gangsters américains dirigeaient des activités entre le Canada et les États-Unis. À titre d’exemple, le gang Cotroni-Violi à Montréal a été décrit comme dépendant d’une famille de New York et agissant, en réalité, à titre de filiale (Dutil, 1977, p. 100).

Ce qui, au départ, n’était que de simples croyances, rumeurs et slogans7, a obtenu la crédibilité des "experts américains". Les médias ont alors entrepris de relier cette menace insidieuse à d’autres problèmes sociétaux.

2.4 Leçons du passé

Certaines de ces premières expériences servent d’avertissement.

  • Les dangers des prophéties autoaccomplies en ce qui a trait à notre compréhension du crime organisé. La "vision" telle que décrite par les médias, le cinéma, la police ou les politiciens devient le crime organisé. Les statistiques policières confirment l’exactitude de cette vision.
  • Les perceptions du crime organisé d’"ailleurs" peuvent être présentées au Canada comme décrivant également nos problèmes de criminalité. Ces définitions de nos problèmes relatifs au crime organisé remplacent souvent l’étude empirique au Canada. Il s’agit d’une tendance continue—une situation de criminalité notoirement plus étendue aux États-Unis a pour conséquence des pressions exercées sur les fonctionnaires canadiens ou par eux afin que soient adoptées des mesures d’application de la loi semblables à celles des États-Unis. Le débat tend à ne pas mettre en doute l’opportunité d’imiter quelque chose qui ne semble pas fonctionner et de remplacer un système qui pourrait, en réalité s’avérer être satisfaisant ou supérieur.

Les premiers rapports fournissent des mises en garde sur les inconvénients du fractionnement des territoires desservis par les corps policiers. À titre d’exemple, le Report of the Ontario Police Commission on Organized Crime, de 1964 (p. 2 et pièce 1 p. 127) cite l’honorable F.M. Cass, procureur général de l’Ontario qui a trouvé étrange qu’un commissaire de la GRC déclare qu’il soit nécessaire de faire quelque chose à ce sujet (le crime érigé en entreprise) puisque la principale responsabilité à cet égard incombe à la GRC. Il a commenté le fractionnement "malheureux" des territoires desservis par les services policiers—le qualifiant d’absence de coordination.

[TRADUCTION]
"La division déplorable des responsabilités policières dans cette province, signifie toutefois que la GRC est le service de police qui devrait le premier prendre conscience de l’émergence du crime érigé en entreprise et, à moins que cette information ne soit transmise aux services de police provinciaux et municipaux et qu’un plan d’action conjoint soit élaboré, il y a peu de chance de remporter une véritable victoire dans la lutte contre les forces criminelles organisées et unifiées" (1964, p. 138).

C. Les nouveaux critiques : les contre-paradigmes

Depuis la fin des années 70, nous vivons une période marquée par des croyances, des politiques et des stratégies d’applications contradictoires. La contre-attaque dont le coup d’envoi avait été donné par des écrivains tels que Smith, Bell, Block et Albini s’est poursuivie sous le couvert d’écrits plus conventionnels sur la nature du crime organisé traditionnel à prédominance italienne. Les films "Le parrain" ont continué à informer le public quant à la nature du crime organisé, et les poursuites spectaculaires en vertu de la loi RICO de plusieurs membres des grosses familles du crime de New York ont justifié la concentration des efforts sur les familles du crime et le caractère approprié des mesures actuelles de répression de la criminalité.

3. Le tissu social

Les chercheurs étrangers au débat sur le crime organisé ont beaucoup documenté la critique et l’évolution ultérieures du concept. L’analyse sociologique de Robert Merton sur la structure politique ainsi que sur la fonction des patrons politiques et des politiques de quartier (Merton, 1968), l’analyse de Daniel Bell de "Racket Ridden Longshoremen" (1960) et l’œuvre de jeunesse de William Chambliss sur la corruption et la fonction des "courtiers du pouvoir" (1978) ont jeté les bases de l’établissement des liens entre les crimes et la corruption et la structure politique et économique plus vaste. Comme l’a précisé Daniel Bell en se reportant à la raison pour laquelle les rackets dominent les quais et la vie des débardeurs :

[TRADUCTION]
"Dans l’ensemble, la réponse nécessite une compréhension de l’économie de l’industrie, de la relation politique singulière entre le syndicat et la machine du parti démocratique urbain dans les villes portuaires, des tendances ethniques au sein des groupes de débardeurs, de la psychologie des débardeurs en tant que "masse isolée" méfiante de la collectivité urbaine qui l’entoure ainsi que de la structure "seigneur de guerre chinois" du syndicat lui-même. … Notre fascination à l’égard de cette époque marquée par le pouvoir et la manipulation nous fait souvent oublier le pivot économique qui la sous-tend" (1960, p. 175 et 176)

Bell conclut en disant que le racketérisme industriel a, au départ, exécuté une fonction économique "quasi-légitime" qui a servi à cimenter la structure. Comme le souligne Richard Lotspeich au sujet des changements intenses survenus en Russie :

[TRADUCTION]
"Si l’État n’assure pas la protection ou si l’État lui-même crée des obstacles à l’entrée, il n’existe plus alors de conditions ouvertes et les entreprises criminelles et la corruption demeureront une caractéristique importante de l’économie." (1995, p. 580)

Ces liens entre la politique, l’économie et le crime organisé figurent encore davantage à l’avant-plan des écrits d’Arlacchi et Gambetta dont il sera question un peu plus loin.

3.1 Composer avec les stéréotypes et les modèles "parfaits" du crime organisé

Une bonne partie du stéréotype initial concernant la nature du crime organisé a été renforcée par la publicité tapageuse des bandes de motards et par une préoccupation à l’égard du trafic de stupéfiants qui excluait une vaste gamme d’autres produits criminels. Les services policiers, les politiciens et les médias se donnent la main pour faire comprendre au public la gravité de ces infractions particulières. Nous ne voulons pas insinuer que les bandes de motards ne sont pas criminelles et parfois même violentes ou que le crime organisé italien ne constitue pas une réalité, mais plutôt que même le déroulement de ces activités peut ne pas être conforme à la croyance populaire.

Les journalistes d’enquête nous ont fourni certaines de nos meilleures informations et certaines de nos pires! Hell’s Angel : le plan de la terreur d’Yves Lavigne fait partie de cette dernière catégorie. L’auteur semble vouloir montrer que les bandes de motards constituent, en quelque sorte, les nouveaux successeurs ultra-puissants de la mafia, que leur structure et intérêts d’affaires sont semblables. La littérature commet l’erreur de confondre une structure politique ou militaire (ou de type mafia) avec une organisation d’entreprise. Certes, les bandes ont leur clubhouse, leur président et trésorier, et les membres des bandes de motards exercent toutes sortes d’activités illicites, mais de les associer à une entreprise constitue une erreur fondamentale.

Les membres de gangs font appel à la protection d’autres membres lorsque leurs rackets individuels sont menacés, mais ils exercent leurs activités de façon individuelle. Les versements dans une caisse commune ne constituent pas des pourcentages de profit ou un tribut pour le chef ou le parrain mais sont plutôt destinés à financer les activités de groupe, à embaucher des avocats et à corrompre les organismes de réglementation. Lavigne commet l’erreur à maintes reprises dans son livre. Il associe explicitement le trésorier du club à un consigliere d’une famille de la mafia et il soutient que les sections investissent une partie de leur argent dans des entreprises légitimes confondant ainsi le collectif et l’individuel. Plus loin dans cette section, nous examinerons certains des éléments de preuve empirique disponibles concernant les réalités du trafic des stupéfiants en insistant sur l’indépendance de bon nombre de ces personnes qui gagnent leur vie au sein de cette "profession".

3.2 Contribution de Joseph Albini

À l’opposé du modèle hiérarchique du parrain d’abord privilégié par les écrivains et encore soutenu par Hollywood et certains partisans de la sécurité nationale devenus experts en matière de crime organisé, Albini a tracé un tableau d’un méli-mélo de relations patrons-clients, de liens de famille et de parenté et de contrats formels quoique non écrits. Dans The American Mafia : Genesis of a Legend, Albini a mis en relief les difficultés de recueillir des renseignements exacts au sein de ce milieu criminel. Il a signalé que l’information recueillie par la police et les procureurs de la poursuite pour constituer des dossiers dans le but de poursuivre les contrevenants n’a pas pu être utilisée immédiatement par ceux qui tentaient de comprendre la problématique de la criminalité socioéconomique. Pendant quatre ans, il a interrogé des personnes des deux côtés de la frontière de la légalité, leur posant des questions très différentes.

Il a peut-être été le premier à signaler l’imbroglio terminologique dans lequel les débats étaient emprisonnés, c’est-à-dire les définitions confuses et contradictoires, le recours aux anecdotes et les répétitions. S’efforçant de s’attacher à l’aspect économique plutôt que social, il a dégagé une analogie avec les méthodes de racketérisme utilisées par les fondateurs du capitalisme américain au XIXe siècle (Myers 1907). Ceci laisse entendre que le marché de la criminalité ne repose pas uniquement sur une accumulation primitive au sens marxiste.

Malheureusement, lorsque Albini a tenté d’établir la différence entre le crime organisé et le crime ordinaire, il a fini par colporter le même genre de généralités sociologiques qu’il avait précédemment critiquées. Il n’a pas réussi davantage à déplacer le débat en direction des facteurs économiques plutôt que sociaux. En réalité, il a particulièrement insisté sur le fait que le "crime organisé" et le "crime érigé en entreprise" (qui fournit des biens et des produits illégaux de façon continue) constituaient deux phénomènes très différents, position que les futurs tenants du modèle économique contesteront. Toutefois, ces derniers analystes économiques commettront une erreur encore plus grave. Leurs assertions selon lesquelles les biens et services illégaux fournis de façon continue nécessitent une certaine forme de structure permanente reposent sur une erreur simple mais fondamentale—ils tiennent pour acquis que seuls une organisation unitaire peut fournir un approvisionnement continu. En réalité, l’approvisionnement le plus fiable est obtenu d’une myriade de petites entreprises non coordonnées. L’approvisionnement en produits illicites de diverses sources signifie que si les organismes de réglementation en éliminent une ou plusieurs, le marché ne subit aucune interruption.

L’autre point clé d’Albini—la recherche des victimes de la criminalité érigée en entreprise—est une erreur. À titre d’exemple, une personne qui emprunte à un usurier est rarement une victime. Il existe des personnes à qui l’accès au marché financier est refusé parce qu’elles constituent de mauvais risques. Les sources de financement légitimes et les activités des usuriers peuvent présenter un risque de violence comparable. Bon nombre de petites agences de recouvrement légales utilisent l’intimidation pour recouvrer les dettes en souffrance, bien qu’en général elles n’iront pas jusqu’à fracturer des jambes. En réalité, le recours à la violence est extrêmement rare, même dans le cas du recouvrement de prêts usuraires.

3.3 "Criminels au large" : L’Union corse et la route de l’héroïne de la filière française

Les criminologues français qui se penchent sur la nature et la structure de l’Union corse –- peut-être le premier véritable groupe transnational du crime organisé au sens moderne, quoique largement méconnu en Amérique du Nord à cette époque et encore passablement aujourd’hui -- avaient déjà discrédité le modèle du parrain. Théoriquement, il aurait fallu récrire l’histoire de la mafia sicilienne :

  • une diaspora de paysans et d’ouvriers
  • fuyant des perspectives de surpopulation, de chômage et d’économie stagnante
  • d’une île aussi bizarrement rattachée à la France que la Sicile à l’Italie
  • parlant son propre dialecte
  • tissée par des liens familiaux serrés étendus et par un puissant sentiment d’obligation
  • méprisée par ses hôtes et se disséminant à partir de son foyer d’origine jusqu’au continent, puis de l’autre côté de la Méditerranée et partout au monde.

Contrairement à l’impression dégagée par les deux films à succès, la réalisation la plus notoire de l’Union corse, soit la route de l’héroïne de la filière française, loin d’avoir constitué une opération monolithique, résultait en réalité d’une série de transactions totalement autonomes et sporadiques. Les opérations de trafic de stupéfiants, souvent ponctuées par l’abandon de compétiteurs (jamais punis par violence) ont suivi des routes très différentes et non coordonnées vers New York, destination finale et marché de choix8.

En réalité, l’Union corse n’était pas une "organisation" criminelle mais une confrérie de personnes animées des mêmes idées criminelles qui formaient librement des alliances et des partenariats et qui les dissolvaient tout aussi librement. Elles accueillaient comme des égaux les membres d’origine arménienne, turque et libanaise ainsi que tout voleur, faussaire ou fier-à-bras français susceptible d’être utile.

3.4 Arrivée des économistes

Jusqu’à très récemment, le sujet du crime économique n’intéressait guère les économistes pour diverses raisons. Tout d’abord, ce crime était considéré comme une aberration sans gravité et sans impact véritable sur le fonctionnement de l’ensemble du système économique. À ce jour, les manuels standard d’introduction à l’économie ne traitent pas de la nature et des conséquences de l’activité criminelle. En deuxième lieu, une fois les leçons de la révolution keynésienne absorbées, le courant économique principal anglo-américain s’est consacré à son rôle principal qui consistait à fournir une justification au libéralisme. À ce titre, le crime économique pourrait être en grande partie mis hors de cause comme résultant de l’intervention gouvernementale dans le mécanisme omniscient du libéralisme et, par conséquent, foncièrement semblable à l’impact des taxes non neutres et autres "distorsions" comme les tarifs, les quotas et les régimes de retraites publics.

La première incursion d’envergure par un économiste dans le débat sur le "crime organisé" a été remarquablement utile. Pour Thomas Schelling (mentionné précédemment comme étant un des chercheurs de la US 1967 Crime Commission), l’essence du crime organisé n’était pas seulement le crime qui était organisé mais la criminalité qui avait atteint un remarquable niveau de pouvoir monopolistique. Schelling a fait sienne la thèse des criminologues de l’école romantique selon laquelle une sorte de Mafia Inc. existait et a demandé à quelles conditions particulières une famille-entreprise pourrait obtenir le pouvoir monopolistique qui lui était normalement imputé. Une bonne partie de la réponse porte sur les économies que la centralisation des coûts de la corruption permettrait de réaliser. Il a également demandé quels étaient, pour la société, les coûts de la criminalisation des mœurs personnelles. Il a conclu que cette criminalisation :

  • augmentait les dangers de corruption policière;
  • propageait le non-respect des lois chez les citoyens antérieurement respectueux des lois;
  • favorisait les crimes contre les biens afin de payer les prix plus élevés qui en résultent;
  • augmentait les taux de profit;
  • augmentait, par conséquent, les chances de monopolisation en donnant aux marchés illégaux le même genre de protection que les programmes tarifaires ou de stabilisation des prix des produits accordaient aux marchés légaux.

Schelling a également mis en relief un autre rôle du groupe traditionnel du crime organisé dont les répercussions sont passées relativement inaperçues à l’époque. À son avis, c’est la capacité d’extorsion qui distingue réellement le personnage du crime organisé des autres criminels visant parfois les entreprises légitimes vulnérables, comme les restaurants, mais surtout les entreprises illégales qui ne peuvent se prévaloir de la protection de la loi9.

3.5 Peter Reuter : Le concept "désorganisé"

Schelling était enclin à tenir pour acquis le stéréotype public, en apparence supporté par la plupart des recherches policières et théoriques, selon lequel le pouvoir monopolistique représentait la norme. Le prochain économiste d’importance à se joindre au débat a adopté la position opposée. Dans Disgorganized Crime, Peter Reuter (1983) a conclu que les petites entreprises compétitives, dont l’illégalité restreignait à des marchés strictement locaux constituaient la norme. Sur le plan de la demande, elles ne pouvaient utiliser la publicité pour augmenter leur base de clientèle tandis que, sur le plan de l’offre, elles ne bénéficiaient pas de l’accès aux marchés financiers formels pour obtenir les fonds nécessaires pour accroître leur capacité de production.

Reuter n’a trouvé que peu ou pas de preuve de la présence du crime organisé traditionnel dans le commerce du jeu illégal où, depuis longtemps, le croyait-on dominant. Cette recherche a influencé de façon importante les futures recherches sur le crime organisé. Elle a toutefois suscité certaines critiques. L’analyse de Reuter a fait l’objet d’importantes critiques de deux ordres principaux. Le premier porte sur les données :

  • les renseignements des informateurs ne sont pas fiables;
  • les cas examinés originaient tous de New York, ce qui les rendait atypiques puisque, à New York seulement, il existait cinq familles de mafia distinctes et concurrentes dont le pouvoir était par conséquent restreint;
  • la corruption policière à New York était tellement enracinée que les mesures d’application de la loi n’inquiétaient que les moins sophistiqués des petits exploitants non liés au crime organisé. Comme l’étude Reuter reposait sur ceux qui étaient arrêtés par la police, le marché semblait moins "organisé" qu’il ne l’était peut-être en réalité.

Le deuxième type de critique porte davantage sur le marché. Il laisse entendre :

  • que ce qui peut s’avérer vrai pour les activités de détail ne le serait probablement pas dans le cas des activités de groupe où la taille et le pouvoir économique sont forcément plus importants;
  • que certains marchés criminels sont, selon l’analyse même de Reuster, segmentés en fonction des difficultés d’acheminement de l’information et de la menace des organismes de réglementation;
  • que le marché du jeu illégal pourrait être fort différent (et peut-être plus fragmenté) des autres marchés illégaux;
  • que la simple présence de nombreuses entreprises ne suffit pas à établir que le marché est compétitif – il pourrait bien exister toute une série de sous-marchés segmentés au sein desquels une entreprise pourrait posséder un pouvoir monopolistique important.

Mises à part ces critiques, le travail de Reuter a eu un impact profond et demeure le point de départ de presque tous les écrits économiques qui s’efforcent de démentir l’ancien paradigme. Ce point de vue divergent de Reuter et de quelques autres a été complété par des études traitant des vies et des carrières de gangsters célèbres. Même si les auteurs exagèrent grossièrement pour stimuler l’appétit du public à l’égard des histoires criminelles à sensation10, d’autres ont accompli un important travail sur le plan de la démystification.

La biographie d’une légende de la pègre, Meyer Lansky, écrite par Robert Lacey figure parmi les meilleures du genre. À la place du portrait traditionnel du génie financier de la pègre, du type président du conseil et principal économiste de Mafia Inc. dont la fortune de 300 millions de dollars a été soigneusement blanchie grâce à un réseau complexe de sociétés étrangères et de comptes de banque codés, Lacey présente, de façon crédible, un escroc à la petite semaine possédant un gros égo et qui raffolait de l’attention du public que lui apportait le récit exagéré de ses exploits. Loin d’être un génie financier, Lansky n’a jamais fait plus que collecter ses bénéfices des casinos qu’il faisait transporter dans des valises en Suisse par des acolytes et qui ont été presque entièrement perdus dans l’effondrement d’une banque. (Lacey, 1991).

Les conclusions de Reuter ont été renforcées par les criminologues qui ont réussi à obtenir un accès direct au saint des saints des soi-disant familles du crime organisé. Le mystère était le suivant : si le groupe du crime organisé n’est pas une entreprise, alors qu’est-il et pourquoi existe-t-il. Bien que quelques suggestions aient été formulées dans ce sens auparavant, c’est en réalité Annalise Anderson qui a fourni la réponse définitive quelques années après que Reuter eut publié son œuvre avant-gardiste. Selon elle, lorsque les membres d’un groupe du crime organisé se livraient à des activités économiques à titre individuel ou, à l’occasion, en petits partenariats ponctuels, ils s’engageaient sur un marché criminel extrêmement concurrentiel. Le "groupe" lui-même jouait un rôle très différent. C’est précisément parce que les entreprises illicites n’avaient pas d’accès à l’économie officielle et à ses institutions qui fournissent des services tels que le règlement de différends, les garanties du droit de propriété et du capital de démarrage, que la "famille" du crime a pu jouer un rôle central dans la création de l’infrastructure globale nécessaire à sa réussite.

La famille, dirigée par un parrain imaginaire, fournit une sécurité sociale à la famille des membres emprisonnés ou assassinés, peut avancer le capital de démarrage pour aider de nouvelles entreprises, gère l’argent destiné à acheter les organismes de réglementation, réglemente l’usage de la violence contre les étrangers et règle les différends pour empêcher le recours à la violence entre les membres. Il s’agit, en bref, d’une forme de gouvernement clandestin qui fournit les services de base nécessaires à la réussite de l’économie illégale (Anderson, 1979). Une décennie et demie plus tard, Mark Haller a confirmé ces conclusions à l’égard d’une autre famille de la mafia, la famille Bruno de Philadelphie (Haller, 1991).

Depuis que l’œuvre de Reuter a laissé sa marque au milieu des années 80, l’économie du crime est devenue un sujet d’étude de plus en plus populaire chez les économistes. Par ailleurs, ceci s’est avéré plus négatif que positif. Ces derniers (y compris un récipiendaire récent du prix Nobel) se sont concentrés sur l’application de la théorie du jeu à des problèmes de prise de décisions criminelles entièrement hypothétiques, ou sur l’application aveugle de techniques économétriques très recherchées (ignorant complètement les terribles lacunes des données) pour censément calculer en dollars la taille ou l’impact sur le PIB de l’activité économique criminelle11.

3.6 Recherche dans le domaine de l’économie des stupéfiants

La majorité des écrits sur le crime organisé s’articulent autour des stupéfiants pour les raisons suivantes :

  • la taille estimative de l’économie illicite des stupéfiants;
  • la "menace" perçue posée par les stupéfiants en soi et les activités de trafic;
  • l’aspect de "l’offre et de la demande" selon lequel l’offre est perçu comme venant généralement d’un territoire étranger et, par conséquent, comme faisant appel à une organisation criminelle élaborée pour réussir à faire entrer les drogues illégales dans le pays de destination;
  • l’hypothèse selon laquelle la corruption des fonctionnaires constitue vraisemblablement une caractéristique des opérations d’envergure;
  • les premiers écrits qui nous ont présenté des plans hiérarchiques et une main-d’œuvre spécialisée particulière au sein des opérations;
  • la littérature nous a signalé que les membres des opérations de trafic de stupéfiants étaient contrôlés par la crainte et la force qui prévalaient au sein des groupes du crime organisé.

Des renseignements récents laissent entendre toutefois que même les stupéfiants peuvent ne pas très bien refléter l’"ancien" paradigme du crime organisé. Vincenzo Ruggiero fait état du lourd héritage (1993, p. 131) qui enveloppe le crime organisé. Il soutient que les façons typiques d’aborder le crime organisé s’attardent au fonctionnement interne du groupe plutôt qu’aux relations externes. Il élabore davantage cette idée dans son analyse de l’abus des drogues à Londres. Il explique que, dans le cadre de ses recherches, il n’a pas été confronté à une organisation professionnelle fermée mais plutôt :

[TRADUCTION]
"…à une chaîne de montage de délinquants dépourvus de formation, de compétences particulières et d’une connaissance précise de l’économie qui les emploie… Bon nombre de ceux que j’ai contacté étaient des travailleurs interchangeables et flexibles, et à presque tous il manquait cette éthique du travail qui caractérise la main-d’œuvre professionnelle." (Voir Ruggiero 1993a et 1995).

Les données canadiennes de Fred Desroches étayent la notion de l’association peu structurée du marché des drogues12. Son étude des trafiquants de drogues de haut niveau au Canada (purgeant une peine dans un pénitencier fédéral) a révélé un marché d’entreprise non pas contrôlé par une seule organisation mais plutôt un marché ouvert aux personnes et aux groupes dont le personnel, les compétences et les produits sont concurrentiels. Divers groupes ethniques intéressés travaillaient souvent ensemble quoique, pour des raisons de sécurité, les groupes qui se faisaient mutuellement confiance, issus des mêmes collectivités ou quartiers, tendaient à se regrouper.

Les répondants ont parlé de "réseaux de transactions" consistant en des petits groupes peu structurés désignés sous le nom de gang, famille, équipage, association ou cellule, chacun comportant des divisions spécialisées du travail. Au-delà de ces associations peu structurées se trouvent les usagers, trafiquants, ex-détenus et autres criminels qui constituent le milieu de la drogue et de la culture criminelle.

Les ententes d’affaires entre les trafiquants de haut et de bas niveaux reposent sur le principe du profit mutuel. Les trafiquants de plus haut niveau s’efforceront d’accroître leur chiffre d’affaires en choisissant de bons vendeurs. Toutefois, le trafiquant de niveau plus élevé ne contrôle pas le trafiquant de niveau inférieur. Tout au long de la recherche, on nous a sans cesse répété qu’il s’agissait d’aménagements d’affaires non structurés comportant un niveau élevé d’autonomie. La tendance des bandes de motards hors-la-loi à tenter de contrôler les marchés et les territoires par la force, souvent par l’entremise d’un contrôle d’une série de bars et de clubs, constituait la seule exception à cette règle. Comme l’a signalé un trafiquant :

[TRADUCTION]
"Vous êtes foncièrement un entrepreneur individuel. Même si je leur fournis le produit, ils ne travaillent pas pour moi. Ils travaillent de façon autonome et je ne suis que leur fournisseur. Mais il y a beaucoup de loyauté. Croyez-moi, vous voulez pouvoir faire confiance aux gens et vous vous habituez à traiter avec les gens." (1999, p. 23).

L’emphase semble être mis sur la réputation, c.-à-d., "Pour être un trafiquant de stupéfiants, vous devez connaître les gens, avoir les contacts, les connaissances et la réputation. Ces biens ne s’achètent pas"13.

3.7 Nature changeante de la mystique de la mafia : la polémique Arlacchi et Gambetta

Nous avons inclus cette section sur Pino Arlacchi partiellement à cause du rôle important joué par ce dossier dans le processus actuel de prise de décisions des Nations Unies en matière de politique sur les drogues (il est actuellement sous-secrétaire des Nations Unies et responsable du Bureau de lutte contre la drogue et de la prévention de la criminalité). La littérature sur la mafia a subi bon nombre de changements importants qui reflètent les changements perçus dans la mafia et son rôle au sein de l’économie italienne. Traditionnellement, les Mafiosis sont perçus comme des médiateurs de différends dans une société où l’État italien est moins présent et exerce moins d’autorité ou comme des prédateurs extorquant les trois secteurs de l’économie sicilienne, soit l’agriculture, la construction urbaine et les énormes subventions que l’État italien a versées à sa province la plus pauvre et la plus indépendantiste. Cependant, l’objectif ne consistait pas uniquement à accumuler une fortune, mais à bénéficier du statut ou de l’honneur. Selon une école de pensée dont le plus important représentant était Pino Arlacchi, après le milieu des années 70, l’argent, provenant d’abord de la contrebande de cigarettes et ensuite du trafic des stupéfiants, a transformé la mafia. En réalité, il se peut que la mafia ait échappé à la quasi-extinction à la suite de la transformation sociale et économique de la société sicilienne, de sa modernisation et de la naissance d’une conscience sociale qui rejetait les anciennes méthodes de règlement des différends de la mafia.

Selon Arlacchi, la nouvelle mafia animée d’un esprit entrepreneurial a incorporé dans ses méthodes d’affaires bon nombre des avantages du comportement criminel. En conséquence de la capacité des entrepreneurs de la mafia de corrompre et d’intimider, une entreprise de la mafia pouvait faire baisser les salaires, tromper les fournisseurs, frauder les clients et puiser impunément dans les sources de capital clandestines, bénéficiant ainsi d’énormes avantages par rapport à ses compétiteurs totalement honnêtes. Parallèlement, la mafia a exploité des entreprises demeurées dans le rayon d’opérations siciliennes traditionnelles et a commencé à se propager à travers l’Italie, établissant des liens avec les éléments corrompus des principaux partis politiques et l’aile droite du réseau terroriste clandestin14. C’est précisément cette ligne de pensée qui a donné lieu, en 1982, à l’adoption de la célèbre loi italienne Pio La Torre qui a créé un nouveau crime de "conspiration de la mafia" et qui a ouvert aux enquêtes policières le système bancaire italien jusqu’alors fermé. De maintes façons, cette loi, encore plus que la loi américaine RICO, a joué un rôle de précurseur de la méthode de répression de la criminalité fondée sur les "produits de la criminalité" qui jouit aujourd’hui d’une grande popularité (Arlacchi 1984).

Il y avait toutefois des dissidents. Raimondo Castanza (1988) a soutenu que, contrairement aux dires d’Arlacchi, les entreprises de la mafia sont demeurées petites, orientées vers des objectifs traditionnels et sans longévité. Pour autant qu’elles existaient, elles ne se consacraient pas vraiment à l’entrepreneuriat mais constituaient plutôt des façades pour le blanchiment de l’argent provenant des rackets habituels15. La critique de Gambetta allait beaucoup plus loin (Gambetta 1993). Ce dernier a noté que les membres de la pègre utilisent réellement l’expression la cosa nostra (ou la nostra cosa) pour désigner leur milieu général mais que le FBI a tenu à en faire un synonyme d’une organisation réelle. Par conséquent, il s’est efforcé de définir en termes économiques plutôt qu’organisationnels ce qui associe une personne à la mafia. Toutefois, contrairement à Arlacchi, il voit la mafia non pas comme des entrepreneurs mais comme des vendeurs de protection, activité qui correspond en partie à l’extorsion mais qui offre aussi une protection véritable compte tenu de la faiblesse du mécanisme d’application de la loi. Il est vrai que les mafiosis se présentent parfois comme de véritables partenaires d’entreprises légales et illégales mais leur titre d’associés résulte précisément de la protection qu’ils peuvent fournir. Il est par conséquent essentiel d’établir la différence entre la mafia et certaines des entreprises illégales au sein desquelles les membres de la mafia peuvent être présents. Selon Gambetta, nous pouvons définir la mafia comme une série d’entreprises qui :

  • sont actives dans l’industrie de la protection sous une marque de commerce commune possédant des caractéristiques reconnaissables;
  • qui se reconnaissent mutuellement comme des fournisseurs légitimes d’une authentique protection de la mafia;
  • réussissent à empêcher l’utilisation non autorisée de leur marque de commerce par les entreprises privées.

Selon Gambetta, l’erreur fondamentale d’Arlacchi a été d’apparier l’industrie ou le marché sous protection à l’entreprise qui accorde la protection. Il ne faudrait pas considérer la protection de la mafia simplement comme un autre service productif vendu, mais comme une partie intégrante du milieu global, c.-à-d., l’infrastructure productive en vigueur au sein de laquelle se déroulent les activités du marché illégal. Cela laisse de nouveau entendre que la perception appropriée du "crime organisé" consiste en une forme de régie du marché illégal. Selon Gambetta, et de nouveau contrairement à Arlacchi, le rôle de la drogue n’a pas été de fournir le capital nécessaire pour transformer la mafia en une menace pour l’ensemble de l’économie italienne; le conflit au sujet des profits et la commercialisation progressive des valeurs associées à l’argent du commerce de la drogue ont contribué davantage à détruire la mafia (Gambetta 1993).

Cet accent mis sur les membres de la mafia à titre de vendeurs de services ou d’extorqueurs parasites des autres entreprises, légales et illégales, correspond à un des thèmes depuis longtemps négligé dans l’analyse et les observations originales de Schelling propres à la scène américaine et non sicilienne. Peter Reuter a poussé la notion plus loin, signalant qu’une grande part du pouvoir du crime organisé traditionnel dans son époque de prospérité découlait de son rôle d’exécuteur – recouvrement de dettes illégales, racketérisme syndical et établissement de cartels groupant les entreprises d’industries légitimes harcelées par la lutte acharnée que se livraient de nombreuses petites industries concurrentes16.

Il a ensuite soutenu que la diminution du besoin pour de tels services de protection était, à l’instar de l’acculturation, de la réduction de la corruption dans les services policiers municipaux et des sanctions plus sévères, la raison pour laquelle la mafia américaine (très distincte de la mafia italienne) a subi une chute abrupte au point de n’être plus aujourd’hui qu’une notion romantique à laquelle la presse, le public et la police se raccrochent pour des raisons qui leur sont propres. (1995).

En dépit de ces critiques, dont la plupart des écrits n’ont été publiés que plusieurs années après le travail avant-gardiste d’Arlacchi, la conception d’une mafia à vocation entrepreneuriale a eu, directement ou indirectement, des répercussions sur la littérature populaire qui a proliféré au cours des années 80 et 90. Elle semblait justifier l’opinion selon laquelle l’économie légale succombait à une agression criminelle à grande échelle.

Cette conception a atteint son apogée dans les écrits de la défunte Claire Sterling. Elle a obtenu une certaine renommée en propageant des absurdités au sujet d’un cartel global de groupes terroristes sous les ordres de Moscou (1981), et lorsque la perestroika a détruit le marché de l’hyperbole anticommuniste, elle a effectué un revirement rapide, décrivant la mafia sicilienne comme la nouvelle menace étrangère à la civilisation judéochrétienne (1990). Ensuite, avec la chute du communisme et la désintégration de l’Union soviétique, le nouveau thème est devenu la montée de la mafia russe constituée de contrebandiers, d’ex-agents du KGB et d’anciens apparachiks en coalition avec les "cartels" colombiens et les familles de la mafia pour découper le monde en sphères d’influence criminelle (1994).

Malheureusement, cette littérature de la "panique morale" ne se limite pas à simplement assouvir l’appétit insatiable du public pour des histoires de crime sanglant. Elle influence également le débat politique. Pis encore, elle fournit le fondement de la tendance actuelle qui voudrait que les agences de renseignements jouent un rôle dans le contrôle de la criminalité d’entreprise et qu’elles tentent d’en faire une question de sécurité nationale. Des recherches plus sérieuses—certaines portant sur la Russie, y compris les écrits de Stephen Handelman (1995)—adoptent une perspective différente. Plutôt que de s’arrêter à une "conspiration", les autres démarches examinent les liens avec les structures politiques, les débouchés économiques et les divers groupes fonctionnant au sein des marchés illégitimes ou entre eux.

D. Cadre théorique d’un nouveau paradigme

4. Réglementer les échanges criminels

Nous avons soutenu dans les sections précédentes qu’une bonne part de ce qui est considéré comme le "crime organisé" renferme une importante composante économique—le profit étant un objectif dans le monde illégal comme il l’est dans les affaires. Nous avons également conclu que les activités des entreprises légitimes et illégitimes s’entrecroisaient. Nous avons aussi fait allusion au fait que, à l’instar des échanges économiques qui peuvent se situer en quelque part entre les "affaires" criminelles et légitimes, les échanges peuvent se trouver en quelque part entre le comportement qui donne lieu à l’application de la loi et au processus de justice pénale et celui qui relève des organismes de réglementation économique.

En réalité, deux questions doivent être abordées :

  • le code criminel devrait-il servir à sanctionner tous les crimes économiques; et en deuxième lieu,
  • le cas échéant, existe-t-il des distinctions valables entre les criminels impliqués dans des entreprises légitimes et les gens d’affaires impliqués dans le crime.

Il se pourrait que certains types de comportements économiques soient, en réalité, de nature suffisamment antisociale pour mériter des sanctions pénales. Il se pourrait que le droit pénal se soit immiscé profondément dans un secteur d’activité antérieurement contrôlé de façon efficiente et équitable par l’appareil de réglementation ou le système de droit civil ou qu’il soit davantage nécessaire de coordonner leurs différentes activités pour éviter le chevauchement ou le travail à contrecourant. Alors que certaines formes de crimes économiques ou financiers ne sont sanctionnés que de façon sporadique, la rhétorique juridique qui les entoure maintenant présente ses propres dangers qui prennent la forme d’une application biaisée ou ciblée et de la corruption.

Pour comprendre quelles mesures sont les mieux inspirées, il faut obtenir certains renseignements de base :

  • sur la nature et la structure des marchés criminels;
  • sur la répartition des revenus et des richesses dans le secteur illégal de l’économie;
  • sur la façon précise dont les criminels et leurs ressources économiques envahissent et corrompent les marchés légaux.

Malheureusement, il existe trop peu d’information objective et fiable. Trop souvent, ce qui est présenté comme de l’information n’est en réalité que des anecdotes maintes fois répétées combinées à des généralisations de "panique morale".

4.1 Réglementation économique c. droit pénal

Nous pourrions soutenir qu’il y a eu une augmentation graduelle du chevauchement entre la réglementation économique et l’application du droit pénal. Certains de ces facteurs découlent directement d’une attention croissante portée à l’application de la loi relative aux produits de la criminalité.

  • Le premier facteur correspond à la propension à permettre aux organismes de réglementation de prendre l’initiative d’une mesure pénale—le U.S. Securities and Exchange Commission constitue un exemple manifeste—simultanément à la propension à appliquer le droit pénal à certains secteurs comme celui des délits d’initiés. Certains de ces secteurs de la "loi" étaient antérieurement considérés uniquement comme un différend entre investisseurs sur la répartition des profits et, par conséquent, laissés à la compétence des tribunaux civils. Il en résulte une confusion accrue entre les responsabilités du secteur civil, pénal et réglementaire17.
  • Les conséquences du fait de confier à des travailleurs de première ligne la responsabilité de "repérer" et de "signaler" les transactions financières suspectes et potentiellement criminelles sont associées au premier facteur.
  • Le troisième facteur correspond aux ordres de grandeur des sommes d’argent blanchi ou prétendument blanchi dans l’économie illégale. Il est courant, à titre d’exemple, de parler d’un produit criminel brut mondial de plus d’un billion de dollars américains par année et de comptes fournisseurs mondiaux en matière de drogue de l’ordre de 500 milliards. Une étude commanditée par le FMI a récemment soutenu que 2 % du flux financier mondial est constitué d’argent blanchi. Bien que nous préconisions fortement un certain scepticisme au sujet de ces données, il est néanmoins clair que dans de nombreux pays les sommes en jeu sont considérables et que, à tout le moins au palier fiscal, elles peuvent avoir des répercussions qui dépassent le secteur criminel pour atteindre la macro-économie.
  • Un quatrième facteur porte sur les relations manifestement complexes entre l’activité criminelle "informelle" et l’activité économique légitime. Songeons, par exemple, à la situation qui prévaut dans le district du vêtement des grands centres urbains en Amérique du Nord. Les capitaux de ces entreprises clandestines exclues du marché des capitaux formel par manque de garantie ou de livres comptables vérifiables, ont été fournis par des usuriers spécialistes du blanchiment des produits de la criminalité. Le commerce était organisé en une série de petites boutiques qui dépendent d’entreprises de camionnage exploitées par la pègre qui les extorque. Par contre, la production était en grande partie vendue à des entreprises de mode respectables et à des grands magasins18. Leur main-d’œuvre provenait généralement de diverses sources :
  • les nouveaux venus sur le marché du travail dont l’absence d’antécédents documentés facilitait l’évasion fiscale et le non-paiement des charges sociales;
  • les travailleurs au noir qui fraudaient les organismes d’assurance-chômage;
  • les prestataires d’aide sociale à la recherche de revenus d’appoint;
  • les immigrants illégaux en situation de servitude pour dette à l’égard des gangs qui les ont fait entrer au pays.
  • Un dernier exemple porte sur les conséquences imprévues ou ignorées des liens entre les stratégies de répression de la criminalité et l’économie. Par exemple, si la police en Amérique du Nord pouvait éradiquer la vente du ganja jamaïcain (marijuana), elle aurait, en apparence, résolu un problème de criminalité grave. Elle aurait réussi à retirer aux gangs les profits du commerce illicite, réduisant ainsi la violence inter-gang.; du même coup, elle aurait contribué au fléchissement du nombre de crimes contre les biens commis par les clients qui cherchent à obtenir l’argent nécessaire à leurs achats.

Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Privés de leur marché, beaucoup de fermiers jamaïcains de ganja dont bon nombre ont subi l’effondrement antérieur de la bauxite et du sucre, seraient acculés à la faillite. Ils envahiraient massivement les bas quartiers amplifiant le problème déjà énorme de la criminalité urbaine qui menace la stabilité sociale du pays et son tourisme lequel constitue de loin la source la plus importante d’acquisition légale de devises étrangères. Ils émigreraient également à l’étranger en nombres croissants, grossissant les rangs des immigrants illégaux dans les villes nord-américaines et de la main-d’œuvre des délinquants exilés qui compenseraient la perte des profits de ganja en s’adonnant avec plus d’énergie au "crack" et à l’extorsion.

Plus près de chez nous, l’intervention du droit pénal dans la réglementation des sociétés peut avoir des répercussions directes sur les actionnaires. L’affaire récente de YBM Magnex constitue un excellent exemple. Il a été allégué, entre autres, que ce fabricant servait de façade pour le blanchiment d’argent; la société pourrait plaider coupable à un des chefs concernant la participation à un complot impliquant diverses formes de fraude et se voir imposer une amende de trois millions de dollars. Toutefois, si ce scénario de plaidoyer devait échouer, les avocats américains saisiraient vraisemblablement tous les biens. À cet égard, voici la mise en garde du séquestre :

[TRADUCTION]
"L’acharnement du système pénal constitue un risque d’envergure pour toute liquidation éventuelle et distribution aux actionnaires de YBM Magnex" (Financial Post, 8 avril 1999, p. C1 et C6).

Même si le danger afférent à ces infractions économiques était aussi grand que le laisserait entendre l’augmentation des mesures de maintien de l’ordre, la juxtaposition des deux tendances contradictoires semble étrange. Nous avons, d’une part, la criminalisation progressive de conflits entre deux acteurs économiques autonomes qui, dans le passé, devaient résoudre leurs différends au moyen des procédures civiles. D’autre part, nous assistons au transfert progressif des pouvoirs policiers à des civils, puisque de plus en plus d’enquêtes sur les activités qui mèneront à des accusations criminelles plutôt qu’à des plaintes civiles sont confiées à des sociétés d’enquêtes judiciaires.

4.2 Délinquants ou infractions : le problème du "collectif"

La criminologie et, par extension, l’ensemble de l’appareil d’application de la loi, s’attache aux personnes qui commettent des infractions au code criminel. Les infractions existent pour définir les contrevenants. À titre de branche de la sociologie, elle s’intéresse naturellement davantage au "qui" qu’au "quoi". Par conséquent, elle néglige dans une large mesure d’examiner de près l’impact économique des diverses infractions et ce, même lorsqu’elle traite des crimes à motivation économique. Il en résulte certaines faiblesses.

Lorsque l’accent porte sur les acteurs plutôt que sur les actions, il devient très difficile de s’attaquer au problème des délinquants multiples. La criminologie et l’appareil d’application de la loi s’attachent aux collectifs, au regroupement de personnes consciemment réunies pour exécuter certains actes proscrits. Si l’importance du problème juridique que l’on tente de solutionner est telle qu’il ne peut manifestement être attribué à un malfaiteur particulier, il est alors présumé être l’œuvre d’une collectivité consciente—un groupe criminalisé. Cela débouche sur l’imbroglio sémantique que constitue la recherche d’une définition de l’expression "crime organisé" qui repose sur les caractéristiques de l’organisation plutôt que sur les conséquences économiques des actions présumées de l’organisation.

De tenter de répondre en ces termes à la question "qui a commis l’infraction" a forcé l’appareil d’appareil d’application de la loi à s’appuyer sur des notions souvent douteuses de conspiration afin d’inculper des groupes pour des actes particuliers, c’est-à-dire, la notion de conspiration lorsque les participants ne savent même pas qu’ils "conspirent". D’autre part, en présence d’actions qui, dans leur ensemble, dépassent manifestement les capacités d’un seul individu, le regroupement des infractions à motivation économique suivant une perspective économique déplacerait ces actions du participant individuel non pas vers la conspiration collective mais plutôt vers le "marché". Il faudrait présumer non seulement que le tout est qualitativement distinct de la somme des parties (comme le fait le concept du "crime organisé") mais également que le tout existe sans qu’une conspiration consciente des parties soit nécessaire. En réalité, l’organisation (ou la désorganisation) ne constitue qu’un facteur accessoire qui explique la structure institutionnelle particulière dans laquelle l’action se déroule sans nécessairement influer de façon perceptible sur la nature fondamentale de l’action.

Selon le premier point de vue, lorsque survient une importante infraction à motivation économique dont la nature est semblable à celle des infractions précédentes, l’impulsion immédiate de l’appareil d’application de la loi consiste à "réunir les suspects habituels". Si on adopte la deuxième perspective, il n’existerait pas de présomption selon laquelle l’existence d’une fourniture continue de biens et de services illégaux doit impliquer les mêmes personnes uniquement parce qu’il s’agit du même marché. Il y aurait plutôt une présomption selon laquelle, sauf preuve du contraire, le marché est fluide, les acteurs variables et les mouvements d’entrée et de sortie relativement libres. Il pourrait bien y avoir des candidats connus à soupçonner, mais la perspective du marché laisserait entrevoir une plus grande fluidité des fournisseurs et moins de monopolisation.

4.3 Catégories de criminels

Une autre faiblesse de la perspective criminologique ou plus traditionnelle vient de ce qu’elle semble inévitablement établir deux catégories distinctes de "criminels" aux yeux de la loi—les criminels de carrière et les citoyens honnêtes qui commettent parfois une erreur. Cette façon de voir soulève des problèmes manifestes du point de vue des libertés civiles et une possibilité flagrante de stéréotype ethno-religieux. Quelle que soit la part de vérité que renferment les notions de succession ethnique dans l’échelle du crime ou de couches sociétales enfermées dans une culture traditionnelle de la criminalité, celles-ci ont certainement perdu une large part de leur pertinence au cours des dernières années compte tenu de l’accroissement de la mobilité sociale, géographique et interculturelle. Par ailleurs, enfermés dans la vieille mentalité, les criminologues qui étudient le "crime organisé" et la police spécialisée dans sa répression ont simplement élargi la liste des groupes ethniques. Au crime organisé italien, ils ont maintenant ajouté le crime organisé nigérien, vietnamien, chinois, japonais, indigène, russe et autochtone. Les bandes de motards deviennent une catégorie équivalente fondée sur une rationalisation présumée selon laquelle les motards constituent une espèce dangereuse au point de les classer comme une collectivité ethnoculturelle distincte!

Il semble n’y avoir que peu ou pas de raison d’établir des différences entre les actions des soi-disant criminels de carrière qui se livrent à des affaires illégales et celles des gens d’affaires de carrière qui s’adonnent au crime. Dans le premier cas, puisqu’il s’agit probablement de récidivistes, ces personnes minimiseront probablement leurs crimes et les déguiseront mieux parce qu’elles ont beaucoup plus à perdre. Selon un rapport récent de la police de Montréal, "approximativement 90 % des clubs, bars et brasseries sont contrôlés par le crime organisé". Mise à part la répartie évidente, à savoir comment la pègre a-t-elle laissé échapper l’autre 10 %, ce cri d’alarme tient pour acquis sans preuve que les bars contrôlés par des personnes connues comme étant des gangsters de carrière se livrent davantage à l’évasion fiscale, servent davantage de boisson de contrebande et desservent une clientèle de plus basse classe que les bars appartenant à des citoyens manifestement respectables qui n’ont jamais été corrompus par une association avec la pègre. En réalité, la logique laisse entendre qu’une entreprise dirigée par la pègre pourrait même être plus propre. Même si elle agit à titre de façade comme entreprise de blanchiment, la réussite dans ce domaine exige que, par-dessus tout, elle évite d’attirer l’attention.

4.4 Échanges criminels : une typologie

Attendu que le diagnostic et l’ordonnance ont historiquement porté sur le qui plutôt que sur le quoi, sur les acteurs plutôt que sur les actions, le résultat a également consisté à faire abstraction de différences très réelles dans la nature des crimes à motivation économique par rapport à leur tort social. Puisqu’ils semblent tous s’inscrire dans le concept du crime organisé, ils sont présumés posséder beaucoup plus d’éléments communs qu’ils n’en ont en réalité lorsqu’ils sont considérés comme des actes économiques.

Les crimes à motivation économique pourraient être répartis en trois, et peut-être même quatre catégories 19:

Tableau un : infractions à motivation économique

Type

Action de base

Méthode

Utilisation de la violence?

Contre les personnes

illégale

illégale

habituelle – primaire

Crime érigé en entreprise

illégale

légale

parfois – secondaire

Commercial

légale

illégale

rare – tertiaire

Infractions contre les personnes

La première catégorie vise les crimes contre les personnes : cette catégorie comprend tout, les vols de sacs à main, les enlèvements avec demande de rançon et les malversations. Dans le passé, les infractions contre les personnes ont en grande partie déterminé l’évolution, les objectifs et les méthodes du système de justice pénale. De fait, celui-ci demeure, à ce jour, implicitement fondé sur la notion selon laquelle sa principale tâche relative aux crimes économiques consiste à s’occuper des crimes contre les personnes, même si la réalité est fort différente. Peu importe la complexité de l’appareil qui l’entoure, le noyau des infractions contre les personnes est simple et direct. Toutes ces infractions supposent :

  • la redistribution entre les parties de la richesse existante.
  • Les transferts bilatéraux mettent en cause la victime et le contrevenant. En dépit de l’intervention de tiers dans les actes subséquents touchant au bien cible, l’action fondamentale demeure un transfert bilatéral.
  • Ces transferts involontaires utilisent habituellement la force ou la menace de force, quoique la ruse puisse parfois suffire.
  • Les victimes (personnes, institutions ou sociétés) sont facilement identifiables.
  • Les pertes subies par la victime sont faciles à établir – la personne, l’institution ou la société dépouillée ou fraudée peut préciser un montant ou les biens particuliers.
  • Les montants en jeu, quoique importants par rapport aux participants, sont minimes si on considère l’économie dans son ensemble, non seulement pour chaque incident (à l’exception de cas très rares et, par définition, autolimitatifs) mais aussi pour le total de ces incidents dans le contexte de l’économie globale. (Il est manifeste qu’une économie dans laquelle le vol constitue le mode dominant de transfert des richesses aura, par définition, une existence exécrable, brutale et brève.)
  • Puisque les transferts sont involontaires, l’aspect moral est ambigu, c’est-à-dire quelqu’un a été lésé par le fait d’une autre personne.
  • Par conséquent, en plus du châtiment direct de la partie coupable, la réaction stratégique est simple – il faut restituer les biens à la victime.

Criminalité érigée en entreprise

La deuxième catégorie concerne la criminalité érigée en entreprise. Il s’agit d’infractions relativement nouvelles, remontant, pour la plupart, à des décisions de la première partie du XXe siècle visant à criminaliser les actes contraires aux bonnes mœurs. Ces infractions comprennent :

  • la production ou la distribution de nouveaux produits et services illégaux, par exemple, les drogues à usage récréatif ou les paris illégaux.
  • Les échanges multilatéraux, tout comme les transactions sur le marché légal, mobilisent (entre autres) des producteurs, distributeurs, vendeurs au détail et experts financiers du côté de l’offre et les consommateurs du côté de la demande.
  • Puisque les transferts sont volontaires, il est souvent difficile d’identifier une "victime" à moins qu’il s’agisse d’un concept abstrait comme la "société dans son ensemble", expression qui, en tentant de tout englober finit par ne rien signifier.
  • Même si les montants en jeu peuvent être considérables, en eux-mêmes et par rapport à l’économie dans son ensemble, pourvu que la transaction demeure volontaire, il n’existe aucune perte définissable pour une personne résultant de l’acte lui-même (quoiqu’il puisse y en avoir des conséquences indirectes de l’action).
  • Le caractère moral est par conséquent discutable.
  • La réaction stratégique privilégiée est confuse. Comme il n’existe pas de victime facilement identifiable, en plus des formes standard de châtiment, la sentence qui consiste à forcer les coupables à remettre les gains à la "société" (ou à ses gardiens) gagne de la popularité.

Il est vrai que le contraste entre les infractions contre les biens et les infractions relatives au crime érigé en entreprise n’est pas toujours aussi clair. En pratique, certains crimes contre la personne engendrent des infractions relatives au crime érigé en entreprise afin de disposer de la marchandise ou de blanchir les produits. Toutefois, l’action sous-jacente qui génère l’argent fait manifestement partie des infractions contre la personne puisqu’elle suppose un transfert involontaire de la richesse existante. D’autre part, certaines infractions associées à la criminalité érigée en entreprise sont commises dans un milieu caractérisé par la force ou la fraude. Mais l’action de base demeure un contrat consensuel entre un fournisseur et un client pour de nouveaux produits et services.

Les infractions relatives au crime érigé en entreprise comprennent, en réalité, deux sous-catégories distinctes. La première touche la production et la distribution de services et de biens de consommation illégaux comme les drogues à usage récréatif et les services de paris illégaux. La deuxième concerne la production et la distribution et services de biens de production illégaux. La fourniture de travailleurs étrangers illégaux à un atelier de pressurage, le prêt usurier à une entreprise désespérément à la recherche de fonds de roulement ou l’élimination illégale de déchets toxiques pour le compte d’une société qui s’efforce de réduire ses coûts font partie de cette catégorie. Lorsqu’il s’agit de biens et services de production, les infractions relatives au crime érigé en entreprise commencent à chevaucher la prochaine catégorie.

Infractions commerciales

À la troisième catégorie correspondent les infractions qui, faute d’une meilleure appellation, pourraient être désignées crimes commerciaux quoique leur signification diffère sensiblement de celle qui est normalement attribuée à cette expression par les services de police des divisions des "délits commerciaux". Ces crimes sont commis par des entrepreneurs et des sociétés. Les crimes commis contre eux appartiendraient à la catégorie des crimes contre les personnes. Les crimes commerciaux comprennent :

  • la production de biens et services essentiellement légitimes, mais dont les méthodes de production ou de distribution sont illégales.
  • Puisque les transferts surviennent dans le cadre normal des affaires, les échanges sont multilatérales et, en surface, volontaires.
  • Toutefois, il existe également d’inévitables éléments involontaires. Des fraudes peuvent être commises contre des travailleurs, des fournisseurs, des financiers ou des clients.
  • Compte tenu de l’élément de fraude, le caractère moral devrait en principe être non ambigu, quoique, en réalité, il soit souvent difficile de faire une distinction entre la fraude et les procédés déloyaux.
  • Lorsque la preuve de l’infraction est établie, le châtiment peut comprendre soit la restitution des biens détournés ou la confiscation des gains illicites ou les deux.

Les crimes commerciaux visent l’opérateur de chariot non licencié, la société de Fortune 500 qui falsifie des données de coûts sur un contrat du secteur public, l’appropriation de fonds du régime de retraite de l’entreprise pour financer un jet vice-présidentiel ou l’arnaque de clients au moyen de garanties de produits sans valeur.

Même si les crimes commerciaux ont des allures qui ressemblent nettement à celles des crimes contre les personnes (fraude de télémarketing, par exemple) qui les rendent particulièrement adaptés aux poursuites pénales traditionnelles, ce n’est pas toujours le cas. Toutefois, pour toute la gamme de ces actions, la tendance a été de favoriser la criminalisation d’actions autrefois considérées soit comme des problèmes de réglementation ou des questions relevant du contentieux civil.

Criminalité des entreprises?

Il est possible de définir une quatrième catégorie, la criminalité des entreprises, qui se prête beaucoup moins bien à une analyse claire. Ici, l’infraction constitue une conséquence indirecte d’une action par ailleurs parfaitement légale. Les biens et services sont essentiellement légaux et les méthodes de production et de distribution sont conformes aux règles et règlements établis. Cependant, les effets externes (la répercussion d’actions, par ailleurs légales, sur le milieu social, politique, économique ou écologique plus vaste) conduisent à de puissantes conséquences antisociales.

Une chaîne de restauration rapide peut se comporter en entreprise modèle alors que son produit fait grimper les taux de cancer au pays et accélère la destruction des forêts tropicales à l’étranger. Une société pétrolière peut, dans le cours normal de son exploitation, rendre inutilisable un vaste périmètre de terres agricoles et projeter dans la troposphère des gaz destructeurs d’ozone. Une société d’aliments pour bébés peut laisser dans son sillage une épidémie de troubles nutritionnels infantiles causant parfois des décès prématurés. Ce n’est que dans ce cas qu’il est possible de véritablement associer la victime à la "société" —mais également au bénéficiaire. Dans ce monde ténébreux de la criminalité sans loi, les actions doivent être jugées par rapport à une norme plus élevée que celle qui est définie dans le code criminel, et, à l’encontre de ces actions, il y a trop souvent absence de recours institutionnel. De plus, le problème d’équilibrer, par exemple, la perte d’emplois et de revenus fiscaux résultant de la réduction de la culture du tabac et de la vente de cigarettes et le coût de leur consommation pour la santé publique n’en est pas un que le droit pénal ne peut jamais espérer régler avec succès.

4.5 Répartition des produits : Karl Polanyi

Ces trois (ou quatre) formes de crime à motivation économique se caractérisent fondamentalement par les différences de leurs principaux modes de distribution des produits. En réalité, il existe une analogie remarquable entre les modes d’échange et de redistribution des richesses dans les secteurs légal et illégal d’une économie.

Il existe en anthropologie économique un axiome fondamental, particulièrement bien élaboré par Karl Polanyi, selon lequel les possessions matérielles peuvent être transférées de main à main de trois façons distinctes20. La première résulte d’un ordre émis par une autorité centrale – quelqu’un donne l’ordre afin que les paiements soient effectués, habituellement par ceux qui sont sans pouvoir politique ou militaire à ceux qui le détiennent. La première image qui vient à l’esprit est celle de paysans déposant des chapons et des gerbes aux pieds du seigneur féodal, mais la même relation existe aujourd’hui lorsque les citoyens payent annuellement leur tribut au César des temps modernes à la période des déclarations de revenu. Une deuxième consiste en des échanges réciproques de cadeaux entre des pairs qui entretiennent d’étroites relations personnelles. Quoique typiques des peuples "primitifs", les vestiges des échanges réciproques de cadeaux sont certainement présents dans les sociétés modernes, tout particulièrement à l’époque de Noël. La dernière méthode, en principe la plus courante aujourd’hui, repose sur les relations du marché dans lequel les critères censément objectifs dominent le processus d’établissement des prix et, du même coup, l’échange bilatéral ou multilatéral de valeurs entre des personnes bénéficiant d’une certaine égalité selon les lois du marché.

Tableau deux : mode d’échange et de redistribution

Mécanisme

Institution

Légal

Illégal

redistribution

hiérarchie du pouvoir

impôt et transfert

allégeance ou force

réciprocité

relations interpersonnelles

cadeau

fraude

échange

marché

vente légale

vente illégale

Une distinction semblable à trois volets peut être faite dans le cas du crime à motivation économique. Dans les infractions contre les personnes, la méthode habituelle de transfert est l’utilisation de la force ou de la menace de force, ce qui représente une utilisation illégitime des relations de commandement. Dans les délits commerciaux, les transferts se produisent par la fraude, ce qui peut représenter l’utilisation illégitime d’une relation personnalisée d’obligations réciproques. Dans le cas de la criminalité érigée en entreprise, le transfert survient par des échanges purement commerciaux. Ironiquement, la criminalité érigée en entreprise, généralement considérée aujourd’hui comme la plus odieuse, est, à un autre niveau, la plus bénigne.

4.6 Conséquences de la distinction à quatre volets

La distinction entre les différents types de "crime organisé" à motivation économique s’étend au-delà du niveau local où les actes individuels sont commis. Leurs répercussions à l’échelon macroéconomique, c’est-à-dire de l’ensemble de l’économie, sont entièrement différentes.

Crime économique et croissance du PNB

En premier lieu, leur impact sur le PNB est très différent. Les crimes contre la personne constituent uniquement des crimes de redistribution de la richesse existante. Ils ne génèrent pas de nouveaux produits et services et, par conséquent, n’augmentent pas le total des mouvements de revenu. Ainsi, exception faite des conséquences indirectes comme les coûts de l’augmentation de la sécurité et des services policiers, leur effet net sur le PNB est nul. Par ailleurs, la criminalité érigée en entreprise implique la production et la distribution de nouveaux produits et services. En termes strictement économiques, elle devrait avoir un impact positif sur le PNB, donnant peut-être davantage foi au vieil adage selon lequel un économiste est une personne qui connaît le prix de tout et la valeur de rien.

Les crimes commerciaux peuvent avoir l’un ou l’autre effet. Dans la mesure où la perpétration d’un délit commercial favorise la fourniture de biens et de services, elle augmente l’activité économique totale et, par conséquent, accroît le montant de revenu potentiellement à la disposition de la population en général. Cependant, cette augmentation peut, en raison du délit commercial, être injustement distribuée. Par contre, si l’infraction consiste simplement à appliquer des méthodes illégales à la production et à la distribution de biens légaux qui autrement seraient produits au moyen de méthodes légales, il s’agit uniquement d’une question de redistribution. Le fournisseur réalise des gains au dépens des autres fournisseurs, clients ou travailleurs sans qu’il n’y ait d’effet net sur le total de la production des biens et services de l’économie.

Dans le cas de la criminalité des entreprises, l’effet net dépend entièrement de la méthode de mesure utilisée. Si le revenu national est estimé de façon normale, soit en examinant la valeur totale des transactions du marché, alors toute production par des moyens légaux de nouveaux produits et services augmente sans ambiguïté le PNB total de la société et, du même coup, le bien-être économique. Par ailleurs, si le revenu national est mesuré de façon plus large pour prendre en compte la dépréciation possible du capital humain et écologique, il faudra alors déduire une foule de coûts fortuits. Il est impossible de dire à priori quel sera l’effet net.

L’utilisation de la violence

La violence ou la menace de violence est considérée comme la plus odieuse de toutes les infractions criminelles. Toutefois, dans les crimes à motivation économique, la violence (ou sa menace) joue un rôle entièrement différent selon le type particulier d’infraction. Dans les infractions contre la personne, la violence (ou sa menace) survient au stade primaire. Elle constitue habituellement un outil principal sans lequel l’acte ne pourrait avoir lieu. Par conséquent, la société légitime est directement et délibérément menacée.

Par opposition, le violence n’est pas en soi requise dans la criminalité érigée en entreprise – les échanges se font à la juste valeur du marché et les transferts d’argent et de biens sont volontaires. La violence survient principalement dans une phase secondaire, dans les luttes entre des fournisseurs rivaux pour les profits résultants et, par conséquent, elle est directement conséquente à l’illégalité des biens et services plutôt qu’inhérente aux actes eux-mêmes.

La violence intervient rarement dans les délits commerciaux, et uniquement de façon tertiaire – lorsque les contrevenants tentent de se protéger non pas contre d’autres contrevenants mais contre le système de justice.

Le concept de la corruption

À l’exception peut-être du trafic des stupéfiants, aucun acte criminel n’a bénéficié d’une plus grande notoriété au cours des dernières années que la corruption. Les politiciens (les principaux bénéficiaires) se joignent à la communauté internationale pour mettre en application une loi anticorruption étrangère. La Banque mondiale et le FMI se sont ralliés à la croisade—ou l’ont dirigée. Pourtant, la corruption demeure une catégorie fourre-tout dans laquelle plusieurs infractions distinctes sont classées et souvent confondues. Dans l’analyse de la criminalité à motivation économique, la corruption devrait logiquement être considérée non pas comme une infraction primaire mais comme un instrument de cette infraction, qui soit facilite la perpétration de l’infraction ou en facilite la dissimulation.

Manifestement, les infractions contre la personne, prises isolément, n’impliquent pas de corruption. Pas plus, à vrai dire, que la criminalité érigée en entreprise, dans la mesure où les échanges du marché supposent une juste valeur et un libre transfert. Toutefois, la corruption peut survenir à titre de conséquence secondaire des deux lorsque les auteurs du délit tentent de renverser le système d’application de la loi ou lorsque la corruption sert à camoufler l’action primaire en renversant le système de justice.

La corruption appartient surtout au domaine des personnes à la cherche d’avantages commerciaux – elle sert à renverser les mécanismes normaux d’obtention de services ou de contrats par ailleurs légaux. Bref, il s’agit d’un paiement illicite pour un bien ou un service licite et, par conséquent, s’inscrit en grande partie dans la sphère des délits commerciaux.

Blanchiment d’argent

Dans les trois types de crimes, il se peut que le criminel doive d’abord dissimuler et, ensuite, "blanchir" l’argent pour échapper à la détection et profiter des produits. Cependant, le rôle des autorités dans le pistage de l’argent diffère considérablement. Dans le cas des infractions contre les personnes, ce rôle consiste à trouver et à rendre les biens détournés sans que les gains illégaux soient assujettis à une taxe ou à la confiscation. Dans le cas de la criminalité érigée en entreprise, ce rôle peut consister à la fois à trouver et à taxer les revenus cachés (l’approche raisonnable) ou à trouver et à confisquer les profits illégitimes (la méthode populaire remplie d’embûches). Pour les délits commerciaux, ce rôle peut inclure les trois – rendre les gains illégalement obtenus, trouver et taxer les revenus cachés et trouver et confisquer les profits illégaux. Dans tous les cas, des amendes peuvent être imposées au coupable – de par leur logique et leur objectif, les amendes diffèrent considérablement de la restitution, de la perception de l’impôt et de la confiscation.

Incidences fiscales

Les trois principaux types de crime à motivation économique diffèrent également selon leurs incidences fiscales. Dans le cas des infractions contre la personne où l’action de base (obtention illégale de ressources) et sa méthode d’exécution (force ou duplicité) sont illégales, il n’y a pas d’incidence fiscale. L’impôt sur le revenu est perçu sur les nouveaux mouvements de revenu net et non pas sur la redistribution des revenus existants. Même si les autorités fiscales, influencées par la série télévisée Eliot Ness, peuvent parfois tenter d’obtenir leur part des produits des crimes contre les personnes, cela n’a guère de sens. Les criminels qui commettent des infractions contre les personnes devraient rembourser la victime et peut-être se voir imposer des amendes en plus ou à la place d’une peine d’incarcération. Mais, en toute logique, ils ne devraient pas devoir payer des impôts sur leurs gains illégaux puisque c’est la victime à qui la restitution devrait être faite qui finirait par supporter le fardeau de l’impôt sous forme d’une restitution réduite.

Quant à la criminalité érigée en entreprise où l’acte de base (la vente de produits ou services explicitement interdits) est illégal sans que la méthode d’exécution le soit (échange commercial volontaire), les incidences fiscales sont également très claires. L’impôt sur le revenu est légalement dû sur les produits de la vente de tout bien ou service, de nature légale ou illégale. Le défaut de payer ses impôts au fisc ajoute une autre infraction à l’infraction de base.

Dans le cas des délits commerciaux, la situation est plus complexe. L’acte de base est légal (production et vente de biens et services légitimes) mais la méthode (fraude contre des travailleurs, fournisseurs, financiers ou clients) ne l’est pas. La présence d’incidences fiscales dépendra, par conséquent, du cas d’espèce. Il peut s’agir exclusivement de la génération d’un revenu légal par des méthodes illégales, tous les impôts étant dûment payés par le contrevenant. Dans d’autres cas, l’évasion fiscale peut constituer une infraction secondaire. À titre d’exemple, la vente de biens, par ailleurs légaux, introduits en fraude (défaut de payer les droits d’accise et de douane) et la vente de produits et services nationaux au comptant (défaut de payer les taxes de vente et les taxes sur la valeur ajoutée) constituent des infractions commerciales. Le fournisseur, dans le but d’augmenter ses ventes et ses profits, peut négliger de percevoir les taxes à la consommation ou les taxes indirectes sur la vente d’un produit ou d’un service dont la vente génère subséquemment un revenu. Toutefois, il y a infraction fiscale lorsque la personne qui gagne le revenu, légal ou illégal, néglige de payer les taxes directes dues sur le revenu gagné. Deux infractions sont commises : d’abord une infraction relative aux méthodes de production ou de distribution et ensuite une infraction relative aux produits financiers des actes de production ou de distribution.

Quant à la criminalité des entreprises, les résultats semblent avantageux sur le plan financier. De nouveaux biens et services sont produits, et les sociétés, employés, actionnaires et clients paient diversément de l’impôt sur le revenu et sur les gains en capital ainsi que des taxes de vente. Toutefois, ces bénéfices peuvent être plus que neutralisés par les coûts externes dont certains sont imputés à l’ensemble de la société et les autres, directement absorbés par les gouvernements sous forme de dépenses accrues sur le plan de la santé publique et du nettoyage environnemental. Cependant, nous réitérons qu’il s’agit d’un domaine qui dépasse la portée du droit pénal ordinaire.

E. Application de la loi et réponses du législateur

Les incidences de cette distinction à trois (ou à quatre) volets sont considérables sur le plan de l’application de la loi. En ce qui a trait au crime à motivation économique, l’appareil d’application de la loi a été créé d’abord et avant tout pour s’occuper des infractions contre les personnes qui supposaient une victime facilement déterminable, des biens illégalement appropriés identifiables à bref délai et une solution universellement acceptée. Les questions relatives au crime et aux biens étaient étroitement liées et les biens n’étaient que pertinents qu’en fonction de l’infraction sous-jacente commise contre une personne. Mis à part des moments et des endroits exceptionnels où les infractions contre les personnes pourraient avoir des effets négatifs sur le milieu global des affaires, la démarcation entre les services policiers et le régulateur économique était raisonnablement précise. À ce jour, la plus grande partie de la formation policière et l’esprit qui sous-tend l’appareil d’application de la loi demeurent implicitement liés au concept du crime contre les personnes.

Généralement, lorsque les infractions s’éloignent du domaine des infractions simples qui touchent la redistribution des biens, tout devient ambigu pour les motifs suivants :

  • les questions morales;
  • la pertinence du droit pénal par rapport à l’infraction en question;
  • la compétence de l’appareil d’application de la loi;
  • la question fondamentale à savoir si l’infraction définie reflète de véritables problèmes sociaux ou un simple opportunisme et des concessions accordées par les législateurs à des groupes de lobby tapageurs ou influents.

Les méthodes policières orthodoxes se sont montrées trop souvent inefficaces dans le traitement de la criminalité érigée en entreprise ou des crimes commerciaux (ou des entreprises). La police, chargée de protéger les personnes et la propriété des "citoyens honnêtes", fait face à un lourd handicap. Dans le cas de la criminalité érigée en entreprise, la participation volontaire d’un si grand nombre de membres de la bonne société rend gênante la position des policiers; leurs actions sont également souvent inefficaces puisqu’ils ne ciblent que les personnes les plus visibles et les plus vulnérables qui sont également les éléments les plus facilement remplaçables des réseaux criminels, ce qui laisse indemne le fonctionnement du marché illicite.

Quant aux infractions commerciales, les services policiers sont souvent dépourvus des moyens techniques nécessaires pour faire face aux crimes graves qui supposent souvent des méthodes de fonctionnement complexes. Il s’agit, en réalité de l’une des principales raisons pour lesquelles la comptabilité judiciaire et les agences de sécurité privées ont renforcé de l’exécution des mesures d’application du droit civil. Une deuxième difficulté pour les services policiers publics et le système judiciaire officiel découle du fait que leurs actions empiéteront sur un territoire clairement politique. En effet, lorsqu’un crime est commis, non pas par des criminels de carrière (dont les noms sont soupçonneusement difficiles à prononcer), mais par des citoyens par ailleurs honnêtes, il met implicitement en doute le bien-fondé des codes mêmes de comportement d’affaires que la police est supposée faire appliquer.

5.1 Raisonnement du législateur canadien : focalisation sur les "produits"

La focalisation internationale sur le blanchiment de l’argent et les produits de la criminalité a semblé progresser rapidement au cours des années 80 et 90. Toutefois, cette priorité internationale repose sur une acceptation de deux décisions stratégiques qui évoluent beaucoup plus lentement :

  • il faut déplacer la cible vers le haut afin d’éliminer les criminels des échelons supérieurs;
  • parallèlement, il a été décidé que la saisie et la confiscation des produits de la criminalité peuvent nuire davantage aux opérations criminelles que l’élimination des personnes-clés.

Ces deux décisions, particulièrement celle qui concerne les produits de la criminalité, ont fait prendre conscience de la nécessité de suivre les produits illicites à travers les manoeuvres complexes de blanchiment conçues par des criminels21. Au moment où le Canada a commencé à débattre et à rédiger sa propre version de la loi US RICO (Racketeer Influenced and Corrupt Organizations Statute), il s’est efforcé de mettre à profit l’expérience des fonctionnaires des États-Unis, y compris celle de l’un de leurs rédacteurs clés, Robert Blakey. Le succès remporté par le programme américain sur la confiscation des produits de la criminalité et l’enthousiasme manifesté à l’égard du partage de ces richesses avec les services policiers étrangers ont également incité la police canadienne à demander le même accès aux biens saisis et l’adoption d’un protocole de partage.

Les États-Unis influencent considérablement le Canada—influence parfois passivement subie ou opposée, mais en d’autre temps difficile à résister (c.-à-d. l’offre qu’on ne peut refuser!). La pression exercée par les États-Unis sur le Canada a pris, au cours des derniers dix ans, une forme assez agressive22. Le type de rayonnement extra-territorial n’est pas propre aux États-Unis puisque la communauté internationale s’efforce de réaliser une plus grande uniformité. Toutefois, les frontières physiques entre le Canada et les États-Unis compliquent les relations entre les deux pays sur le plan de l’exécution—tout en rendant nécessaire la collaboration étroite des services policiers aux regards des mêmes dossiers.

Le rôle historique de la frontière commune pendant la prohibition aurait dû préparer tout le monde à la dynamique du mouvement illicite actuel entre nos deux pays et à la prise de position politique de chaque côté. La frontière est étendue et en grande partie sans défense. Elle offre, de chaque côté, des débouchés stables sur le plan des opérations bancaires et des investissements. Il existe, aux États-Unis, un vaste marché illégal des stupéfiants, et d’innombrables transactions commerciales et financières s’effectuent dans les deux sens. Par conséquent, tout problème de répression de la criminalité organisée d’un côté de la frontière est partagé par l’autre côté.

5.2 La question des produits de la criminalité

Compte tenu de la "motivation mercantile" qui sous-tend les opérations du crime organisé, la confiscation des produits illicites semble non seulement logique mais aussi moralement impérieuse23. Il faut également espérer que cette stratégie législative et d’exécution constitue, pour les criminels organisés, un élément généralement dissuasif. Le Canada, à l’instar des États-Unis, permet la saisie des montants illégalement obtenus. Contrairement aux États-Unis toutefois, cet argent, une fois saisi, est partagé au palier gouvernemental entre les secteurs de compétence qui ont contribué à la résolution des cas. Cependant l’argent ne retourne pas aux services policiers qui ont directement participé aux affaires.

Avant même que la plupart des autres pays adoptent des lois pour leur permettre de confisquer les profits du crime organisé, les États-Unis saisissaient activement ces profits illicites et les partageaient directement avec les services policiers en cause. Selon un point de vue américain, le fait de permettre à l’organisme d’enquête de conserver l’argent donne à la police un incitatif immédiat à poursuivre le ciblage des entreprises criminelles lucratives24. Toutefois, une littérature passablement abondante soulève, à l’égard de cette position, de sérieuses préoccupations d’ordre politique.

Même si le Canada s’intéresse depuis moins longtemps aux produits de la criminalité et à l’application de la loi sous forme de confiscation, il a toujours adopté la position selon laquelle il était dangereux de permettre à l’organisme ou à la personne qui avait saisi les produits d’en profiter directement. Traditionnellement, les fonctionnaires canadiens ont soulevé trois grandes préoccupations. Ils ont jugé que de permettre à la police de bénéficier directement des produits illicites aurait pour effet :

  • de fausser le système de justice, c.-à-d., les services policiers auraient tendance à cibler les criminels qui ont le type de produits illicites (biens et argent) qu’ils souhaitent obtenir pour une fin particulière parce que l’argent, non assujetti au droit de tiers, pourrait être remis aux services policiers plutôt qu’au fisc ou aux victimes des infractions;
  • d’inciter les bailleurs des fonds municipaux, provinciaux et fédéraux du système d’application de la loi à réduire les budgets et à rendre les services policiers et le système de justice à la merci des revenus de confiscation;
  • de compromettre les relations de travail entre la police et leurs partenaires sur le plan de l’application de la loi puisque chacun voudra obtenir la plus grande part des produits saisis.

Ce raisonnement repose fondamentalement sur le fait que l’objectivité de la justice—l’apparence et la réalité—ne peut permettre aux services policiers qui ont la latitude de déterminer l’objet de leurs enquêtes, de profiter ensuite des profits illégaux qu’ils auront réussi à soustraire. La Colombie-Britannique a été la première province à adopter sa propre loi sur la redistribution provinciale de ces produits. La loi de la Colombie-Britannique permet, à la discrétion du gouvernement provincial, de remettre une certaine part aux initiatives d’exécution de la loi, mais il n’a jamais été question que les coûts de l’enquête originale ni ceux des services policiers permanents soient couverts par ces mécanismes de partage.

Toutefois, il est possible que la résistance canadienne à l’attrait de ces fonds faiblisse. Les 13 unités de Services intégrés pour la gestion des produits de la criminalité à l’échelle du Canada sont maintenant financées "sur dette" en ce sens que la GRC doit rembourser les coûts de fonctionnement de ces unités IPOC au Conseil du Trésor à même les confiscations effectuées chaque année. La similitude entre ce mode de financement et le modèle qui existe aux États-Unis inquiète. Les services policiers doivent choisir des cas qui leur fourniront les fonds requis.

Nkechi Taifa (1994) soutient que les lois américaines sur la confiscation civile violent les principes fondamentaux qui protègent l’application régulière de la loi américaine : le droit de ne pas être puni avant que la culpabilité soit établie hors de tout doute raisonnable; le droit de ne pas faire l’objet de fouilles et de saisies déraisonnables; le droit de ne pas être privé de ses biens sans recours; le droit à la protection égale de la loi; le droit de ne pas faire l’objet d’une sanction injustifiée ou disproportionnée (p. 94). Voici ce qu’elle dit :

[TRADUCTION]
Il existe un nombre incroyable de cas dans lesquels les confiscations civiles sont effectuées de façon abusive ou demandées avec un zèle intempestif. Par exemple, dans certains États ou localités, après que les policiers ont saisi les biens, les procureurs de la poursuite leur permettent de négocier des règlements avec les propriétaires en vue de la remise de leurs biens. Cette pratique a donné lieu à un exercice abusif généralisé que certains ont comparé à de l’extorsion légalisée. (p. 100-101)

En plus de la crainte de voir cibler certains types particuliers de cas ou de personnes, certains ont soutenu que, compte tenu de l’expérience américaine dans bon nombre d’États, les biens saisis étaient intégrés dans les budgets des services policiers, de sorte qu’avec le temps (très peu de temps), les gestionnaires financiers ont rajusté les budgets des services policiers pour refléter les montants qu’ils devaient obtenir des saisies rendant ainsi les services policiers dépendants des saisies. Comme l’illustre Taifa (1994), aux termes US Customs Forfeiture Fund, du National Drug Control Policy’s Special Forfeiture Fund et du US Department of Justice Assets Forfeiture Fund, tout l’argent et tous les biens saisis par les organismes relevant des états ou du fédéral sont redéposés dans les budgets des organismes saisissants. L’étude de 1992 du US General Accounting Office (Asset forfeiture : Improved Guidance, p. 6) a examiné de quelle façon la police d’État et la police locale utilisaient les biens partagés – à la tête d’une liste de seize points figurait "salaire et heures supplémentaires des agents de police".

La "justice poétique" aux termes de laquelle les criminels devaient payer les coûts afférents aux procédures intentées contre eux s’est transformé, de l’avis des critiques, en une entreprise qui l’emporte sur tout objectif d’obtention de condamnations. Michael Zeldin, ancien directeur du Justice Department’s Asset Forfeiture office a déclaré à cet égard :

[TRADUCTION]
Nous étions dans une situation où le besoin de déposer de l’argent dans le fonds de confiscation des biens est devenu la raison d’être de la confiscation, surpassant dans une certaine mesure le désir d’appliquer équitablement les lois (Taifa, p. 108).

Comme en a fait état le New York Times (31 mai 1993, section 1, page 1), Zeldin a accusé son successeur, Cary Copeland, de faire passer la maximisation des fonds saisis devant la juste application des lois. Zeldin a caricaturé les ordres de son ministère de la façon suivante : "Confisquez, confisquez, confisquez. Obtenez de l’argent, obtenez de l’argent, obtenez de l’argent" (voir également Levy, 1996, p. 153 et Chech 1994, p. 4).

En plus de donner lieu à des accusations d’abus de pouvoirs policiers et judiciaires, ces pouvoirs de confiscation ont, aux dires de certains critiques, produit des effets préjudiciables très néfastes. Le National Association of Attorneys General a diffusé un rapport signalant que les incitatifs financiers accordés aux organismes d’exécution de la loi ont engendré une rivalité entre les organismes locaux pour ces ressources confisquées. Cette rivalité a été jugée préjudiciable à la lutte antidrogue à l’échelle de l’État (Taifa, p. 109). Selon l’accusation formulée, la priorité accordée à la poursuite de l’argent et des biens à des fins personnelles ou organisationnelles pourrait gêner l’appréhension actuelle des criminels.

Un dernier aspect critique du système de confiscation américain concerne les récompenses accordées aux informateurs qui aident le Department of Justice à obtenir des condamnations. Même si la rémunération des informateurs constitue une pratique de longue date dans le travail traditionnel des policiers, ce système de récompense diffère quelque peu. Selon Leonard Levy (1996), ces "nouveaux chasseurs de prime" témoignent contre des associés, organisent les transactions de stupéfiants (vente par agent d’infiltration) et bénéficient d’une liberté, en ce qui a trait à l’obligation de rendre compte, qui dépasse de loin celle qui est accordée aux agents d’infiltration—qui, selon la description de Manning (The Narcs’ Game, 1980), jouissent d’une grande liberté.

Les "intentions" qui sous-tendent la législation et la politique sur la police peuvent être totalement honorables. Dans le cas des confiscations civiles, à titre d’exemple, l’objectif consistait à mettre en faillite la "mafia" et les "caïds de la drogue". Les États ont mis en place des lois dotées du même objectif—mesures d’exécution rigoureuses pour s’attaquer aux causes ardues relatives au crime organisé. Comme l’a mentionné un avocat de la défense de Seattle : "Dès que les lois ont été en place, ils ont commencé à les appliquer aux petites gens" (Levy, 1996, p. 127). De nombreux récits étayent les cas les plus extrêmes – confiscation de maisons, d’avions, d’argent, de véhicules dans des situations où aucune infraction n’est prouvée ni prouvable.

5.3 Services policiers affectés au crime organisé

Il existe un consensus général selon lequel la coopération interservices est cruciale à la répression du crime organisé—tant avec les services policiers nationaux qu’étrangers. Dans la mesure où des services particulièrement affectés à la répression du crime organisé sont distincts des services policiers locaux, il existe un danger que les renseignements ne soient pas partagés et que la collaboration ne soit que sporadique. Le défi consiste à déterminer la façon de créer une force policière dotée de l’expertise nécessaire pour exécuter les enquêtes complexes relatives au crime organisé tout en gardant les agents en contact avec le grand public.

Cette difficulté devrait, dans une certaine mesure, être atténuée au Canada à cause de la nature multijuridictionnelle de la Gendarmerie Royale du Canada. Bien que la GRC constitue la force policière fédérale chargée d’appliquer les lois fédérales, ce qui inclut la première responsabilité de la lutte antidrogue, les responsabilités "contractuelles" de la GRC comprennent l’application à la fois des lois provinciales et municipales. En substance, cela signifie que la GRC est exposée à un plus vaste éventail de responsabilités en matière d’application des lois.

Toutefois, il n’est pas certain que cela élimine les obstacles. La rivalité pour les "grosses saisies" et le "plus important coup de filet" peut parfois nuire à la véritable collaboration, plus particulièrement en ce qui a trait au partage continu des renseignements. De plus, alors que la GRC, à titre de force policière fédérale, couvre l’ensemble du Canada ainsi que d’autres territoires municipaux et provinciaux, les plus grandes villes canadiennes et, par conséquent, les villes les plus susceptibles d’être aux prises avec un problème de criminalité organisée manifeste, possèdent leur propre force policière municipale qui monte également ses propres dossiers sur le crime organisé et la drogue au palier local. Lorsque les agents de la GRC s’acquittent de leurs responsabilités "contractuelles", ils sont censés faire appliquer en priorité les lois provinciales ou municipales plutôt que les lois fédérales.

La difficulté pour la GRC consiste à faire en sorte que chaque poste soit occupé par l’agent le plus compétent dans le domaine particulier, ce qui semble tout à fait évident dans les secteurs de responsabilité comme ceux du crime économique, de la criminalité technologique et des unités de Services intégrés pour la gestion des produits de la criminalité. Dans une structure paramilitaire, les promotions servent trop souvent à retirer un agent du secteur de responsabilité dans lequel sa compétence a été reconnue au moyen d’une promotion. À chaque poste au sein de la force correspond un rang particulier. Lorsqu’un agent est promu, il faut lui trouver un nouveau poste au rang approprié. D’une part vous avez un agent de police plus expérimenté, d’autre part vous avez perdu un précieux "spécialiste".

Certaines personnes sont affectées à des unités pour lesquelles elles n’ont absolument aucune aptitude et peut-être même peu d’intérêt. En plus de l’agent désassorti—apparié à un poste dans lequel il n’excelle pas, il existe un problème supplémentaire de l’agent paresseux ou incompétent. Le "bois mort" (comme dans de nombreuses professions, y compris l’enseignement) ne peut être congédié ou rétrogradé sans un incroyable effort qui peut encore être annihilé par un grief très solide ou par des procédures syndicales (la GRC ne possède pas de syndicat comme tel). Comme dans tous les services policiers publics au Canada, il n’existe pas d’objectif financier à atteindre, pas de réévaluation pour le maintien dans l’emploi et, dans certains cas, l’éthique et les horaires de travail, les postes de travail et les mesures du rendement empêchent de mener des enquêtes agressives et soutenues sur le crime organisé.

Une façon d’obtenir l’expertise au sein du travail policier consiste à embaucher cet expert de l’extérieur. Alors que les services policiers utilisent plus largement et peut-être de mieux en mieux les civils, ces employés non membres constateront bientôt qu’ils ne bénéficient pas d’un cheminement de carrière qui empêchera leurs salaires de se laisser distancer par un poste concurrentiel dans le secteur privé.

En dépit d’une politique qui s’efforce de donner aux gestionnaires des unités spécialisées, telles que les Services intégrés pour la gestion des produits de la criminalité (13) à l’échelle du pays, plus de poids lorsqu’il s’agit de choisir les membres de leur unité, une intervention réussie, même dans ces situations d’"élite" est encore rare ou, à tout le moins, imprévisible. Nous parlons de la complexité du "nouvel" ordre de criminels organisés ou transnationaux et des recycleurs d’argent et pourtant, nous sommes encore desservis, sur le plan policier, au Canada, par des unités de non-spécialistes qui souffrent du va-et-vient perturbateur des agents dans les secteurs de spécialisation.

5.4 Relations entre les secteurs du système de justice pénale

Au Canada, on tient pour acquis que chaque intervenant principal du système de justice pénale, soit la police, la Couronne, les avocats de la défense, la magistrature et le gouvernement qui finance le système sont tous indépendants les uns des autres (Martin Report, 1993, p. 43). Il n’incombe à personne d’"obtenir une condamnation", mais c’est plutôt la responsabilité indépendante de tous les secteurs de tracer un tableau exact de l’activité criminelle et de faire en sorte que "justice" soit rendue.

On fait grand état de la nécessité d’équilibrer la justice et l’efficacité et grand état du besoin d’impartialité et d’une scission entre les activités des procureurs de la Couronne et celles de la police. À l’instar de l’Angleterre où les policiers relèvent du Home Secretary et les procureurs de la poursuite du Attorney General, au Canada, les services policiers relèvent du solliciteur général (depuis 1966) et les procureurs de la poursuite du procureur général. Au cours des débats à la Chambre des communes en 1996, le premier solliciteur général du Canada a déclaré :

Il est étranger à l’esprit de la justice, me semble-t-il, de confier le rôle d’enquêteur de l’État à la personne déjà chargée de mener les poursuites judiciaires. (Débats C.C., vol. V, p. 5524, 25 mai 1966, cité dans Martin Report, p. 38).

Bref, la séparation des pouvoirs d’enquête et de poursuite est considérée comme une protection importante contre l’usage abusif des deux. Comme le mentionne le rapport Martin :

[TRADUCTION]
Comme question de droit, les agents de police exercent leur discrétion dans la conduite des enquêtes et déposent des plaintes en faisant abstraction du procureur de la Couronne. (Martin Report, 1993, p. 37).

À titre d’exemple, les commissaires de la Commission royale d’enquête sur la poursuite intentée contre Donald Marshall ont jugé inappropriées les pressions exercées sur la police par les fonctionnaires du Bureau du procureur général et ont critiqué la GRC d’avoir fait passer leurs relations de travail avec le bureau du PG avant leurs devoirs de maintien de la loi (Martin Report, p. 122).

Certains changements survenus au cours des dernières années ont semblé rapprocher la police et les procureurs de la poursuite. En dépit de l’insistance pour que les responsabilités dychotomiques demeurent distinctes, il est de plus en plus reconnu que la police doit travailler étroitement avec la poursuite. Un examen préalable ou postérieur au dépôt des accusations dans le but de réduire le fardeau inutile des causes inscrites dans le système judiciaire a donné lieu à des communications et des négociations accrues entre la police et les procureurs de la poursuite. De plus, les arrêts de principe tels que R. c. Stinchcombe ([1991] 3 R.C.S. 326) sur la divulgation, exigent que la police et la poursuite mettent à la disposition de la défense tous les faits révélés par l’enquête. À cette fin, les deux organismes doivent consacrer des ressources à la reproduction et à l’identification de ces documents. Dans les causes d’envergure et de longue durée relatives au crime organisé et au blanchiment d’argent, cette tâche prend des proportions gigantesques.

La plus grande influence vient sans doute de la nature même des causes transnationales que la police s’efforce de mener à terme. Les causes transnationales complexes qui nécessitent une assistance juridique réciproque des secteurs de compétence étrangers font appel à la participation des fonctionnaires du ministère de la Justice qui doivent collaborer avec la GRC pour traiter et transmettre la documentation au secteur de compétence étranger. Il est maintenant reconnu que, au tout premier stade de la préparation de ces causes dispendieuses, la consultation avec les procureurs de la poursuite offre certains avantages.

Cette disposition a été formalisée au moment du financement des trois premières unités des "Services intégrés pour la gestion des produits de la criminalité" (IPOC) à Montréal, Toronto et Vancouver. Les fonds obtenus pour mettre en place ces unités comprennent des ressources pour affecter certains avocats de la poursuite qui travailleront en relation étroite avec les agents de police, les spécialistes judiciaires et le personnel de bureau de ces unités. Ces trois unités pilotes ont maintenant été étendues à 13 secteurs de compétence. Le mode d’action de ces unités ressemble à celui des unités d’intervention/force de frappe de style américain. À chacune des dix nouvelles unités IPOC, semblables aux trois premières, est affecté un procureur de la Couronne particulièrement chargé de travailler avec la police tout au long des affaires complexes. En plus des préoccupations philosophiques entourant la collaboration de la police et des avocats de la poursuite, Nadelmann (1997, p. 135) dégage une autre considération : le rôle des procureur de la poursuite peut consister moins à fournir une supervision et des conseils qu’à légitimiser certaines des stratégies policières plus imaginatives, agressives ou voire même déviantes.

Il reste à déterminer si cette relation de travail modifiée aura un "coût" selon la perspective de la justice – et, si coût il y a, il faudra décider si les gains suffisent à le compenser.

5.5 Conséquences imprévues des stratégies et de la législation relatives à l’application de la loi

Les actions de la police et des législateurs peuvent produire un impact imprévu sur les opérations criminelles et sur la société. Le défi consiste à tenter de prédire et d’éviter les conséquences préjudiciables. À la fin des années 90, le gouvernement canadien a commencé à s’intéresser au blanchiment de l’argent, ce qui a entraîné une conséquence assez directe. Si la police cible les produits de la criminalité, les criminels devront mieux les cacher qu’ils ne le faisaient dans le passé. Plus ils deviennent habiles à dissimuler leurs produits, plus le blanchiment de l’argent devient compliqué et plus il faut investir d’énergie policière dans la répression du blanchiment de l’argent.

Nous ne contestons pas nécessairement cette stratégie d’application de la loi mais nous croyons que d’autres recherches devront être effectuées afin de déterminer si ces tactiques valent leur coût. Des généralités ont été formulées sur les dangers de mêler les produits illégaux avec les produits légaux. Toutefois, cela suppose une certaine séparation entre les économies légales et illégales qui n’existe peut-être pas. Les "coûts" doivent inclure les ressources policières, les droits civils et, à l’occasion, l’éthique.

À titre d’exemple, en juin 1998, les quotidiens canadiens ont publié une série de cinq articles sur l’opération de blanchiment d’argent par agent d’infiltration de la GRC à Montréal contre les trafiquants de drogue colombiens. Les journaux ont relaté de quelle façon la GRC avait contribué à "trafiquer" de la cocaïne d’une valeur de 2 milliards de dollars (Ottawa Citizen, 11 juin, 1998). La GRC a blanchi plus de 125 millions de dollars au cours d’une période de quatre ans. Cette opération par agent d’infiltration met certainement en lumière notre ambiguïté quant au statut du blanchiment de l’argent. Il faudrait que les décideurs analysent en profondeur la nature de ces opérations, c.-à-d. leur durée et le montant d’argent recyclé au cours de ce projet de quatre ans à Montréal ainsi que les opérations semblables en Colombie-Britannique et à Toronto. À certains égards, des causes comme celle-ci ressemblent à des poursuites à haute vitesse qui nécessitent la présence d’un non-participant calme pour surveiller et arrêter l’opération même pendant qu’elle se déroule à pleine vapeur. Dans le cas de la maison de compensation, l’argent n’était pas mêlé à des fonds légitimes et ne pénétrait pas l’économie légale—il était seulement lavé et sorti du pays. Des politiques claires en matière de police et de justice pénale doivent déterminer la légalité et le caractère approprié de ces opérations.

Nous avons assisté à bon nombre de violations de droits commises au nom de la répression du crime organisé, plus particulièrement en ce qui a trait au trafic des stupéfiants. Le Rapport de 1998 de la Commission d’enquête chargée de faire enquête sur la Sûreté du Québec a conclu qu’une partie du sentiment d’immunité et d’impunité des agents de police déviants provenait de leur conviction que presque toutes les formes de comportement étaient appropriées pour "combattre" le crime organisé.

5.6 La "loi antigang"

En mai 1997, dans un climat politique extrêmement chaud, le Canada a adopté la Loi sur les gangs (projet de loi C-95). Notre rapport a décrit quelques-unes des caractéristiques de "certains" groupes criminels organisés qui soulèvent des doutes au sujet de ce genre de législation. La notion de "membre" cible de façon trop spécifique seulement un infime pourcentage des opérations criminelles, c.-à-d. celles qui sont, de façon stéréotypée, considérées comme comptant officiellement des "membres". Bien que la loi ne criminalise pas l’appartenance, elle fournit des pouvoirs supplémentaires à la police qui peut les utiliser dans ces cas précis.

Si nous voulons obtenir une évaluation plus large, et peut-être aussi plus appropriée, du crime organisé ou de la criminalité érigée en entreprise, la loi doit alors s’appliquer convenablement aux formes plus étendues de la criminalité. Aucune autre loi ne pourra remplacer la nécessité pour la police d’effectuer les enquêtes très difficiles, habituellement dispendieuses, longues et voire même dangereuses, nécessaires pour relier les criminels aux actes criminels.

F. Conclusion sur les questions devant être examinées par la Commission du droit

Dans cette dernière section, nous soulèverons seulement les éléments clés que nous avons mentionnés dans le corps du rapport.

Démêler les divers "crimes" économiques visés par le crime organisé

Nous avons amorcé cet exercice, mais il faudrait qu’une recherche plus poussée s’efforce de clarifier de quelle façon la police et le système judiciaire pourront le mieux s’attaquer aux infractions très différentes. À ceci est associé le besoin crucial d’une recherche empirique, plus en profondeur, qui s’articule particulièrement autour des marchés criminels.

Produits de la criminalité et blanchiment d’argent

Même si la notion du contrôle de la criminalité par la suppression du capital et de la motivation peut sembler attrayante à première vue, rien ne prouve en logique ou en pratique que cela fonctionne vraiment. Cependant, une preuve abondante étaye le fait qu’elle peut constituer une menace pour les libertés civiles et le contrôle des forces civiles sur les forces policières. La stratégie axée sur les produits de la criminalité exige aussi que la police s’engage sur un territoire qui, historiquement, a été réservé aux autorités fiscales et soulève le risque de compromettre l’intégrité d’un système fiscal fondé sur la confidentialité et l’autocotisation. Ce secteur nécessite une étude plus poussée en raison des facteurs suivants : les opérations d’infiltration sont devenues notoires; les leçons apprises des États-Unis au sujet des répercussions de la remise des produits de la criminalité aux services policiers; la récente base de financement des unités canadiennes IPOC; l’unité de renseignement financier proposée par le gouvernement fédéral.

La frontière confuse entre les affaires civiles et criminelles

Dans le passé, les cours criminelles s’occupaient d’affaires concernant les atteintes au tissu social et les menaces aux droits fondamentaux des citoyens individuels tout en laissant aux tribunaux civils le soin de résoudre les conflits entre les citoyens au sujet de la distribution du revenu. Toutefois, il existe une tendance accrue, dont le délit d’initiés constitue un exemple, à criminaliser les questions du revenu. Il faut se demander s’il s’agit d’une utilisation appropriée du système de droit pénal.

Légiférer en matière de moralité – le rôle de l’État

Sous l’émergence du crime organisé moderne, quelle que soit sa définition, on assiste à l’ingérance de l’État qui réglemente les styles de vie individuels et interdit certaines activités qui relèvent strictement du libre choix des individus. Il s’agit de savoir si l’État devrait criminaliser l’atteinte aux mœurs de façon distincte de la simple criminalisation de ses conséquences antisociales (p. ex., la conduite en état d’ébriété est un crime tandis que la consommation d’alcool ne l’est pas).

L’État, instigateur de criminalité

La plupart des pays possèdent un service de renseignements dont le rôle consiste à recueillir de l’information. Le problème survient lorsque ces pays utilisent ces services de renseignements pour mettre en œuvre des programmes d’action secrets. Les agents du renseignement participent souvent à des crimes comme le trafic de stupéfiants, de carburant frappé d’embargo et d’armes. Ils le font souvent de concert avec des groupes qui pourraient fort bien être désignés comme appartenant à des organisations de criminalité érigée en entreprise. Cela soulève certains dilemmes moraux manifestes quant à l’intention des États relativement à la répression de la criminalité – ils finissent parfois par être confrontés aux conséquences accidentelles de leurs propres actions. À ce jour, le SCRS s’est concentré sur son rôle de collecte de renseignements. La difficulté survient lorsque les organismes de renseignements agissent au-delà de ce rôle. Étant donné que le SCRS et les autres organismes de renseignements à l’échelle mondiale entreprennent de plus en plus des mesures d’"exécution" associées aux questions du crime organisé, la question des dangers éventuels devra faire l’objet de politiques claires et de recherches.

Rôle approprié pour les services policiers privés et publics

Nous avons dégagé un certain nombre de facteurs qui nuisent aux enquêtes des services policiers publics sur le crime organisé. Les ressources supplémentaires ne constituent plus la réponse, par conséquent, il pourrait être nécessaire d’apporter des changements sur le plan organisationnel et éventuellement, définir plus officiellement un rôle pour les services privés de maintien de l’ordre.

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Annexe A

Voici une liste des experts nationaux et internationaux groupés selon leur principale spécialisation qui pourrait s’avérer utile dans les discussions des questions soulevées dans le présent rapport.

L’ancien paradigme et ses critiques

Professeurr Alan Block

Penn State University

Le professeur Block a été un des premiers critiques du mythe du crime organisé à titre de conspiration hiérarchiquement contrôlée. Ses premières études portaient particulièrement sur la ville de New York, mais elles ont été largement citées et ont produit de nombreux émules.

M. Frederick Martens

M. Martens a occupé pendant de nombreuses années le poste d’officier supérieur à la New Jersey State Police (a mis en place le bureau de renseignements criminels); il était plus particulièrement responsable des questions de répression de la criminalité organisée. Pendant de nombreuses années, il a occupé le poste de directeur exécutif de la Pennsylvania Crime Commission. Il est actuellement directeur des enquêtes sur les sociétés chez Claridge, à Atlantic City, et il agit souvent comme commentateur critique des méthodes actuelles de répression de la criminalité.

Le nouveau paradigme économique

(1) Structure des marchés illégaux – intérieurs

Professeur Peter Reuter

Peter Reuter a été un des pionniers de l’analyse du "crime organisé" selon la perspective du marché. Son livre, Desorganized Crime, constitue un des ouvrages les plus importants écrits sur ce problème au cours du présent siècle.

(2) Structure des marchés illégaux - internationaux

M. Francisco Thoumi

M. Thoumi est un expert de renommée internationale sur la criminalité et les stupéfiants de la région andine. Son analyse des effets de distorsion du crime économique sur les marchés légaux et son examen des conséquences macroéconomiques des flux financiers criminels à grande échelle sont exceptionnels.

Infractions contre les personnes et délinquance urbaine

Professeur Pierre TremblayLe professeur Tremblay est un des principaux chercheurs canadiens à s’être penché sur les marchés de détail criminels et probablement parmi les écrivains les plus respectés au pays sur la question des crimes contre les personnes comme la fraude par carte de crédit et le vol d’automobile.

L’économie des drogues à l’échelle mondiale

M. Alain LabrousseM. Labrousse est éditeur de La Dépêche internationale des Drogues, Paris, publication exceptionnelle qui suit l’actualité dans le domaine du trafic des stupéfiants et des activités mondiales connexes du marché noir autour du monde.

Crime des entreprises

Professeur Frank PearceLe professeur Pearce a été un pionnier du processus d’élargissement de la portée de la criminologie pour englober les "crimes des puissants", en s’attachant particulièrement au tort causé par les grandes sociétés politiquement influentes.

Crimes d’affaires (commerciaux)

Professeur Nikos Passas

Un expert reconnu internationalement dans le domaine des fraudes bancaires et des délits financiers à grande échelle comme la fraude des subventions de la CEE. Il adopte le point de vue selon lequel pour "expliquer" les origines de la criminalité, il est nécessaire d’examiner ce qu’il appelle des asymétries criminogéniques dans les codes commerciaux nationaux.

Fraude financière

Professeur Michael Levi Peut-être l’analyste des crimes financiers britanniques le plus respecté, particulièrement renommé pour ses enquêtes sur les fraudes financières et commerciales et la dissection des mesures préventives que les gouvernements et les sociétés ont tenté de mettre en place.

Criminalité parrainée par l’ÉtatProfesseur R. T. Naylor

Spécialiste des crimes qui touchent le système politique, plus particulièrement les moyens d’action clandestins, il est un expert des questions de trafic d’armes, de contrebande de pétrole et des divers aspects du trafic de pétrole frappé d’embargo ainsi que des crimes commis par les services de renseignements.

Professeur Alf McCoy

L’analyste pionnier des relations entre les drogues et les services policiers de l’État. Ses travaux sur l’héroïne en Asie du Sud-Est et sur son interface avec la corruption policière, le renseignement et les questions de politique étrangère étaient révolutionnaires.

Crime organisé asien

M. Willard MyersSon Center for the Study of Asian Organized Crime figure parmi les services d’archives les plus notoires sur le problème croissant des groupes asiens transnationaux. Il agit souvent à titre de conseiller auprès des services policiers et de renseignements américains et canadiens.

Crime organisé italien

Professeur Diego GambettaPeut-être l’écrivain le plus réputé aujourd’hui à s’être penché sur la nature économique et le fonctionnement des groupes criminels italiens, tant au pays qu’à l’étranger.

Professeur Ernesto SavonaExpert de renommée européenne sur la criminalité transnationale, il a également effectué de nombreuses analyses critiques de la répression de la criminalité axée sur les produits de la criminalité.

Crime organisé russe

M. Rens LeeAnalyste indépendant multilingue extrêmement respecté, son travail sur l’industrie de la cocaïne andine est considéré parmi les œuvres les plus analytiques. Dernièrement, il s’est surtout intéressé au crime organisé en Europe de l’Est et en ex-Union soviétique. Son livre le plus récent porte sur le nouveau marché noir du nucléaire.

Dimension politique des enquêtes criminelles

M. Jack BlumM. Blum qui exerce actuellement le droit à Washington a agi antérieurement à titre d’avocat en chef auprès de divers comités du Sénat américain. On lui doit, entre autres, d’avoir exposé le scandale des pots-de-vin de la société Lockheed dans les années 70, scandale qui s’est soldé par l’adoption de la Foreign Corrupt Practices Act et, plus récemment, les enquêtes relatives au général Manuel Noriega de Panama et à la BCCI.

Réponses du législateur

M. Richard Mosley du ministère fédéral de la Justice

Le Ministère a participé étroitement aux initiatives législatives destinées à la répression du crime organisé pendant de nombreuses années, y compris la récente loi antigang.

Réponse des services policiers

Professeur Margaret BeareDirectrice du Nathanson Centre, Mme Beare est une spécialiste des questions relatives au crime organisé au Canada; elle possède une réputation internationale dans le domaine de la recherche policière et de la répression de la criminalité.

Position des avocats de la défense

M. John Rosen ou M. Eddie GreenspanIl nous semblerait important d’inclure dans la discussion la réaction des avocats de la défense au nouveau paradigme suggéré dans le document. Ces deux personnes, en plus d’être des avocats de la défense exceptionnels, sont également associées au Nathanson Centre.


__________________

1 Jerome Michael and Mortimer J. Adler. 1933. Crime, Law and Social Science. Patterson Smith, Montclair, N.J. (édition 1991) p. 169.

2 Joseph Gusfield. 1963. Symbolic Crusade, University of Illinois Press, Urbana.

3 Rufus King. 1953. "The Narcotics Bureau and the Harrison Act : Jailing the Healers and the Sick" Yale Law Journal, 62 : 736-49.

4 William Chambliss. 1964. "A Sociological Analysis of the Law of Vagrancy", Social Problems 12(1) :66-77, Fall.

5 Il s'agit du thème principal de R.T.Naylor, 1999. Patriots and Profiteers : On Economic Warfare, Embargo-Busting and State-Sponsored Crime, Toronto. Voir également Jonathan Kwitny, 1987. The Crimes of Patriots, New York, ainsi que le U.S. Senate Committee on Foreign Relations, subcommittee on Terrorism, Narcotics and International Operations, Drugs, Law Enforcement and Foreign Policy, Washington, 1988.

6 A donné lieu, aux États-Unis, à l'adoption de la loi Racketeer Influenced and Corrupt Organizations (RICO).

7 Commission de police de l'Ontario, Annual Report, 1966, "Know Organized Crime Today, No Organised Crime Tomorrow", p. 9.

8 Voir à ce sujet l'ouvrage novateur de Pierre Galante et Louis Sapin, La grande filière : croissance, déferlement et débâcle de la French Connection traduit et publié en anglais sous le titre de The Marseilles Mafia, London : 1979.

9 Ses principaux écrits sur le crime organisé ont été colligés et publiés dans Choice And Consequence, Cambridge, Mass. : 1984.

10 Voir par exemple, la biographie de Sam (Moony) Giancanna écrite par son fils et son frère, Sam et Chuck Giancanna, Double Cross, New York, 1992.

11 Voir, par exemple, la plupart des articles dans le volume édité par Gianluca Fiortenini et Sam Peltzman, The Economics Of Organized Crime, Cambridge : 1995.

12 Le document de Fred Desroches intitulé "Drug Trafficking and Organized Crime in Canada : A Study of High Level Drug Networks", achevé en partie avec le financement du Nathanson Centre, sera publié en 2000.

13 D'anciens traffiquants de stupéfiants récemment libérés de prison possédant une bonne réputation et des contacts utiliseront un intermédiaire (façade) pour les premiers achats afin de pouvoir revenir en affaires. Les contacts faits en prison ont été jugés très importants.

14 Le public anglais a pu prendre connaissance des idées de Pino Arlacchi grâce à la publication de Mafia Business : the Mafia Ethic and the Spirit of Capitalism, Oxford, 1986.

15 Pour les grandes lignes du débat, voir Judith Chubb, The Mafia and Politics : The Italian State Under Siege, Ithaca : 1989.

16 Peter Reuter, "Racketeers as Cartel Organizers" dans Herber Alexander (ed.) The Economics And Politics Of Organized Crime, Lexington : 1985. Voir également Peter Reuter et Diego Gambetta, "Conspiracy Among The Many : the Mafia in Legitimate Industries". Il s'agit du seul texte digne de mention dans Fiorentini et Peltzman, The Economics Of Organized Crime.

17 À titre d'exemple, le délit d'initiés a été criminalisé d'abord aux États-Unis et ensuite ailleurs. Dans le passé, les conflits entre les investisseurs au sujet de la répartition des profits relevaient des poursuites civiles. Toutefois, à un certain niveau, le délit d'initiés constitue un crime grave. Sur le plan idéologique, il se pourrait que la fiction selon laquelle le délit d'initiés peut être détecté et sanctionné de façon régulière soit essentielle. Plutôt que de contrôler le crime, l'objectif pourrait être de convaincre les petits investisseurs que les marchés boursiers ne sont pas ce qu'ils semblent être, c'est-à-dire un jeu de dés truqué en faveur des joueurs les plus gros et les plus riches qui, inévitablement, bénéficient du meilleur accès à des renseignements d'initiés. Le blanchiment d'argent correspond à un autre secteur où la réthorique du préjudice peut recouvrir des objectifs très différents.

18 Ces relations sont étudiées plus en détail dans "From Underworld to Underground : Enterprise Crime, "Informal Sector" Business and the Public Policy Response", Crime, Law & Social Change, de R.T. Naylor, vol. 24, 1996.

19 Ces distinctions ont tout d'abord été formulées sous cette forme par R.T. Naylor dans "From Underworld to Underground : Enterprise Crime. `Informal Sector' Business and the Public Policy Response" Crime, Law and Social Change, vol. 24, 1996. L'auteur a établi des différences entre les infractions contre les personnes et les infractions de criminalité érigée en entreprise. La troisième catégorie d'infractions criminelles a été ajoutée par R.T. Naylor dans sa communication "Criminal Money Flows : Behind the Myth" au congrès annuel du CCPSI à Courmayeur-Mont Blanc, en septembre 1998.

20 Ces distinctions ont d'abord été énoncées par Karl Polanyi. Pour les contributions de ce dernier au domaine de l'anthropologie économique, voir George Dalton (éd.), Primitive, Archaic And Modern Economies : Essays of Karl Polanyi, New York, 1968.

21 Voir Beare, 1996 pour un exposé détaillé de l'évolution des mesures législatives des pays à l'égard du crime organisé.

22 Une des nombreuses confrontations directes est survenue lorsque la Commission sénatoriale américaine Kerry a listé le Canada au nombre des 18 "pays de première priorité" réputés compter parmi les principaux pays de blanchiment d'argent et a insisté pour que le gouvernement canadien mette en place un système de rapport des opérations monétaires semblable à celui des États-Unis -- assorti d'une menace de refus d'accès au système de compensation monétaire des États-Unis. En 1989, à la demande des États-Unis, une délégation dirigée par Salvatore Martoche, secrétaire adjoint au Treasury for Enforcement à Washington est venu à Ottawa afin d'inciter les fonctionnaires canadiens à adopter un système de rapport de transaction du style américain ou, à tout le moins, se conformer aux exigences du gouvernement américain d'une autre façon. Martoche a mentionné clairement que le libellé du Kerry Amendment était destiné à établir des systèmes parallèles à ceux déjà en place aux États-Unis.

23 Voir Beare, 1996 pour un exposé sur la transition de la rhétorique du ciblage vers le haut vers une priorité accordée aux produits de la criminalité et au blanchiment de l'argent.

24 Voir Beare et Marten "Policing Organized Crime : The Comparative Structures, Traditions and Policies Within the United States and Canada", Journal of Contemporary Criminal Justice, vol. 14, no 4, novembre 1998.


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