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Table des matières

Parlons franchement à propos des traités

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L'histoire dans l'angle mort de la vision du droit constitutionnel canadien

Andrée Lajoie

Andrée Lajoie enseigne le droit au Centre de recherche en droit public de l'Université de Montréal. Elle a écrit plusieurs ouvrages portant sur le droit et la société, et a reçu de nombreuses distinctions pour la qualité de ses travaux de recherche. Elle a notamment agi à titre de conseillère spéciale auprès de la Commission royale sur les peuples autochtones, et a en outre siégé à titre de membre du Comité consultatif en droit administratif auprès de la Commission de réforme du droit du Canada. Madame Lajoie est également membre du Conseil consultatif de la Commission du droit du Canada.

Ce n'est probablement pas complètement innocent de la part de Rod Macdonald de m'avoir inscrite à la première séance d'un colloque qui a pour titre : Parlons franchement à propos des traités, compte tenu de ma réputation de dire ce que je considère être la vérité – car, comme on le verra dans la suite de mon exposé, pour moi il est hors de question de prétendre qu'il n'y en ait qu'une seule – non seulement au pouvoir, mais à tout un chacun, à tort comme à raison. C'est dire comme je suis heureuse de cet encouragement à être parfaitement moi-même parmi vous, sans contrainte, en imaginant au surplus que cela vous sera utile...

Si donc le titre du colloque fait mon bonheur, je suis moins à l'aise avec celui dont on a coiffé cette session : Historical and Constitutional Perspective, où le « and » me paraît antinomique. Car la perspective constitutionnelle au Canada, surtout judiciaire mais en grande partie gouvernementale aussi, ne me paraît justement pas tenir compte de l'histoire, dont elle aurait pourtant tout avantage à retenir les leçons. Je vous dirai d'entrée de jeu que je ne crois pas que ce soit là un hasard, ni que je m'illusionne sur les possibilités de changement à cet égard. Mais enfin, peut-être y a-t-il une lueur d'espoir justement dans le fait que nous soyons réunis ici, avec les chefs-négociateurs du Canada et de la Colombie-Britannique présumément ouverts à nos propos. C'est dans cet esprit que j'aborderai successivement les enseignements de l'histoire, en les adressant surtout aux juges et aux décideurs politiques canadiens, avant de récapituler ceux du droit constitutionnel, afin de permettre aux négociateurs autochtones d'en tenir compte, pour conclure sur les perspectives d'avenir.

Les enseignements de l'histoire : la survivance du pluralisme juridique

Il pourrait paraître prétentieux de ma part, moi qui ne suis pas historienne, de vous proposer ma lecture des enseignements de l'histoire du Canada en matière autochtone, et je me garderais bien de le faire si je n'avais travaillé longuement avec des collègues historiens sur le statut des Autochtones au Québec et, par ailleurs, profité brièvement des lumières de mon collègue Borrows sur la situation en Colombie-Britannique.

Si j'ai été bonne élève, il s'agirait dans les deux cas, à tout le moins au présent, d'une situation analogue, résultant d'une pure colonisation, sans conquête, ni cession. Au Québec en effet, avant celui de la Baie James, aucun traité n'avait été signé avec aucun groupe autochtone, sauf les traités d'alliance survenus durant le Régime français, alors que le colonisateur s'était intégré aux alliances déjà établies par les Autochtones, pour des fins de défense militaire, et sans qu'aucune cession de territoire ou de pouvoir politique n'ait eu lieu. Si ma compréhension de ce qui s'est passé ici est juste, la situation en Colombie-Britannique, mise à part l'aire d'application du Traité Nisga'a, serait la même pour 99 p. 100 du territoire, dont le 1 p. 100 restant serait constitué de l'enclave de Peace River, incluse dans l'aire d'application du Traité no 8, principalement située en Alberta et dans les Territoires du Nord-Ouest, et d'une petite superficie de l'Île de Vancouver, sujette à des traités de Peace and Friendship, sur lesquelles aucune cession ne serait intervenue non plus. Je vais donc m'autoriser de cette analogie pour suggérer que les conclusions juridiques auxquelles nous en étions arrivés au terme d'une étude, effectuée pour la Commission Dussault-Erasmus, sur la situation des Autochtones au Québec1, sont en grande partie transposables en Colombie-Britannique, malgré des différences qui devront être cernées, le cas échéant.

La colonisation européenne est plus ancienne au Québec qu'ailleurs au Canada, mais elle s'y est effectuée sur un mode moins hégémonique. En effet, tout au long du Régime français, les Autochtones et les Français ont vécu côte à côte sur un territoire qu'ils occupaient en vertu de représentations symboliques différentes, mais concurremment compatibles, matérialisées dans des traités d'alliance sans concessions territoriales de la part des Autochones. Incorporées dans des ordres juridiques distincts, les règles qui traduisaient ces conceptions du rapport au sol, l'étaient encore au moment du passage au Régime britannique. Car, en l'absence de conquête militaire, aucun acte posé par les Autochtones ne signifiait pour eux la subordination collective d'aucune de leurs Nations, ni ne permettait par conséquent de conclure que les ordres juridiques autochtones et français se seraient fusionnés. Le territoire québécois arrive donc au régime britannique dans une situation juridique neutre à cet égard, et la Proclamation royale s'y appliquera comme ailleurs.

Qu'en est-il, dès lors, deux siècles plus tard, de ces ordres juridiques, alors autonomes, du statut et des droits qu'ils définissaient pour les peuples autochtones ?

Des faits et des lois se sont succédés dont la portée n'est pas facile à apprécier, d'autant plus qu'on ne peut cerner aisément non plus quels critères successifs le droit international a reconnus au fil des ans et jusqu'à maintenant pour déterminer ce qui compte comme un acte de sujétion d'un peuple ou comme preuve de fusion d'ordres juridiques antérieurement distincts...

Des faits, tout d'abord, militaires, démographiques et économiques, qui peuvent avoir une signification politique, mais dont les effets juridiques ne sont pas clairs. Les Autochtones apparaissent pour la dernière fois à côté des Britanniques comme alliés lors de la guerre américaine de 1812, après quoi leur appui militaire n'est plus nécessaire au maintien de la colonie. Le rapport démographique continue d'évoluer au détriment des Autochtones jusqu'à son seuil actuel d'environ 2,8 p. 100 de la population canadienne. Enfin, la dépendance économique, comme l'ont prouvé abondamment et tristement les audiences publiques de la Commission Dussault-Erasmus, s'accentue elle aussi. Mais en contrepartie, un nouveau rapport de forces, favorable aux peuples autochtones, s'élabore, appuyé notamment sur l'opinion internationale.

Viennent ensuite des lois constitutionnelles et internes. Dans les lois constitutionnelles qui se sont succédées – en 1774, 1791 et 1840 – jusqu'à la Confédération, aucune mention du statut ou des droits des peuples autochtones ni, non plus, aucune loi interne qui affecte, au Québec, la base pluraliste de ce statut ou de ces droits. Puis en 1867, une attribution au Parlement fédéral de la compétence législative sur les Indiens et les terres réservées aux Indiens2, qui va s'appliquer également à la Colombie-Britannique à partir de son entrée dans la Confédération quelques années plus tard en 18713. À cette époque, le Québec où seuls des traités d'alliance ont été signés sous le Régime français, et la Colombie-Britannique, qui vient de signer en 1850 les traités de Peace and Friendship, se trouvent donc dans la même situation juridique en ce qui concerne le statut des Autochtones.

D'autres lois internes ont été adoptées depuis, dont le repérage même, avant toute interprétation, est moins simple, ne serait-ce qu'en fonction de déterminer quels textes concernent indirectement les questions autochtones.

Au Québec, aucune d'entre celles que nous avons trouvées n'affectaient la base pluraliste de ce statut et de ces droits. Les délais impartis pour préparer ce colloque ne m'ont pas permis de procéder aux recherches nécessaires pour identifier celles qui auraient pu affecter la situation en Colombie-Britannique, et il faudrait procéder à cette même vérification pour s'assurer que le résultat est le même ici, ou constater d'éventuelles différences. Mais ce qui compte, c'est que, dans un cas comme dans l'autre, toutes ces lois ne sauraient avoir d'effets que lues dans l'ordre juridique canadien, à moins que les ordres juridiques autochtones ne se soient fusionnés avec le système juridique canadien.

Or, pour répondre à cette question préalable, il faudrait, Nation par Nation, établir – à partir de recherches en anthropologie du droit – l'existence d'un ordre juridique d'origine, et son maintien par la suite. Mais nous n'avons même pas de critères pour baliser cette recherche : le respect par les individus de la Loi sur les Indiens4 en ce qui a trait à l'élection des Conseils de bande, l'exercice du droit de vote aux élections fédérales et provinciales, l'acceptation de subsides et de subventions de toutes sortes, constituent-ils des actes de soumission politique collective imputables aux divers peuples autochtones ?

Resurgit la question, centrale à la définition du droit : à partir de quand le comportement individuel constant devient-il normatif ? Question de nombre ? de caractère collectif du consentement ? À quoi le reconnaît-on et qui (combien) décide(nt) à quels critères on le reconnaîtra ? Ce n'est donc qu'au terme de toutes ces recherches – théoriques et empiriques, en droit constitutionnel, en théorie et en anthropologie du droit – que l'on pourrait jeter un meilleur éclairage sur le statut juridique contemporain des peuples autochtones, au Québec comme en Colombie-Britannique. Encore faudrait-il avoir la modestie et l'honnêteté de reconnaître que les réponses proposées seraient, elles aussi, le produit socialement et historiquement orienté de leurs auteurs ? « L'histoire ne sera jamais scientifique » : c'est Paul Veyne, un historien du Collège de France qui l'écrit5. Le droit encore moins, si c'est possible, serions-nous tentés d'ajouter.

Dans ces circonstances et compte tenu de l'incertitude que nous venons de décrire, le pari le moins irrationnel consiste à postuler la survivance des ordres juridiques autochtones originels, à moins de preuve de fusion ou de disparition, par conquête ou soumission, donc la présence d'un pluralisme extra-étatique. Bref, la coexistence de facto de l'ordre juridique canadien et de ceux des différentes nations autochtones.

Mais il faut comprendre qu'il s'agit là d'une représentation de la réalité peu conforme aux attentes d'un État-nation normalement constitué, et moins encore de ses tribunaux, gardiens du droit, que de ses instances politiques, contraintes à un plus grand réalisme par les exigences de la négociation.

Le produit constitutionnel : le déni des leçons de l'histoire

L'interprétation constitutionnelle, au Canada comme ailleurs, se matérialise aussi bien dans le discours judiciaire véhiculé par la jurisprudence que dans la pratique politique résultant des négociations. Ni l'un ni l'autre n'ont intégré le pluralisme juridique extra-étatique qui résulte de cette lecture de l'histoire, et ce n'est pas à cet auditoire que je l'apprendrai... Mais il est utile de rafraîchir notre mémoire collective.

S'agissant d'abord du pouvoir judiciaire, malgré sa réputation auprès du grand public qui en fait le champion des droits autochtones, la Cour suprême non seulement n'a pas tiré les conséquences de ce pluralisme extra-étatique, mais s'est au contraire montrée systématiquement fermée à l'affirmation des droits politiques des Autochtones.

Ainsi, invitée dans Pamajewon6 à reconnaître l'ensemble des compétences qui caractérisent l'autodétermination comme incluse dans les droits ancestraux constitutionnalisés à l'article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, elle a refusé d'entériner même l'existence du pluralisme intra-étatique atténué que la Commission Dussault-Erasmus avait affirmé, alléguant que la reconnaissance de chaque pouvoir devrait être individuellement examinée dans le contexte des circonstances où il s'inscrirait. S'agissant par ailleurs justement de ces pouvoirs politiques pris individuellement, elle les a examinés un à un, dans leur contexte respectif, pour... les refuser à chaque fois, qu'il se soit agi d'abord bien sûr du pouvoir de taxer7 ou de l'autonomie à l'égard de la législation provinciale sur le travail8 et sur les jeux de hasard9, mais même aussi des droits politiques des Autochtones traditionnels10, des femmes autochtones11 ou des parents naturels des enfants autochtones12.

Ainsi, sur les 11 décisions que la Cour a rendues dans des pourvois autochtones en matière proprement politique, les trois seules concessions faites aux Autochtones se situent dans le domaine de la reconnaissance de l'identité autochtone de certains groupes : « eskimos »13 et autochtones hors réserves14, ou de leur égalité avec les non-Autochtones en matière criminelle15. Cette prédominance des défaites judiciaires autochtones en ce qui concerne les droits politiques contraste avec l'accueil de la Cour à l'égard de leurs droits économiques, pour lesquels les victoires, si mitigées soient-elles, égalent presque les défaites16, contrairement au sort qu'elle a réservé aux minorités sociales – les femmes, les gais, les lesbiennes – auxquelles elle n'a jamais attribué de fonds publics17.

On peut imaginer que, consciente de l'impact éventuel des réclamations de pouvoirs et de territoire dont les Autochtones sont porteurs, la Cour soit prête à offrir en quid pro quo l'affirmation – une affirmation de principe, le plus souvent, bien sûr – de droits économiques, y compris sous forme de ressources, quitte à retirer d'une main ce qu'elle n'a pas encore lâché de l'autre...

De cela, je ne donnerai qu'un exemple parmi tous ceux que l'on pourrait invoquer depuis la création de la Cour18 : celui de Delgamuukw19, où – chacun ici en est bien conscient – la Cour n'a autorisé les preuves orales à l'égard de l'étendue de territoires sur lesquels elle a reconnu des droits de « quasi »-propriété qu'en prenant bien soin de mentionner du même souffle que ces droits n'incluent pas le choix d'une utilisation incompatible avec leur destination originelle... réservée, le cas échéant, à la Couronne. Plus cynique que ça, tu meurs!

Bref, pour les Autochtones, ni l'obtention du pouvoir politique ni la maîtrise du territoire ne sont des objectifs atteignables par le truchement des tribunaux qui – c'est bien normal : État-nation oblige – en préserveront l'intégrité pour l'État canadien dont ils sont partie intégrante, au nom de la rule of law et de la souveraineté canadienne.

Dans ces circonstances, les Autochtones peuvent-ils espérer mieux des ententes que la pratique constitutionnelle a produites au terme (si c'est de cela qu'il s'agit) de négociations permanentes, d'ailleurs encouragées par les tribunaux, dont c'est peut-être l'apport le plus utile ? Si le passé est garant de l'avenir, la réponse est : un peu mieux...

Car la frontière de la double reconnaissance aux Autochtones du pouvoir politique et de la maîtrise du territoire, absolue pour les tribunaux, sera franchie par les acteurs politiques, du moins d'une certaine manière, c'est-à-dire jamais sur les deux plans en même temps, et toujours en réaffirmant la souveraineté canadienne...

Ainsi, des pouvoirs politiques de la nature de compétences normatives ont été reconnus à divers reprises à différentes communautés autochtones. À titre d'exemple, récemment une loi fédérale est venue intégrer dans le droit canadien un Accord-cadre relatif à la gestion des terres des Premières Nations 20, auquel les Conseils de bande autochtones du Canada sont libres de se rallier et qui prévoit la gestion des terres autochtones par les Premières Nations qui auront adopté au préalable un code foncier applicable à leurs territoires respectifs et portant sur les matières désignées par l'Accord. De même, une Déclaration de compréhension et de respect mutuel, une Entente-cadre et 10 Ententes sectorielles ont été conclues entre le Québec et les Mohawks de Kahnawake, portant respectivement sur trois domaines : l'application des lois21, certaines questions de droit civil22 et certaines questions économiques23, qui prévoient pour l'avenir, sur la réserve de Kahnawake, soit la substitution des normes mohawks au droit québécois, soit la coordination de ces deux sources de normativité.

Il s'agit dans ces deux cas d'ententes limitées au plan territorial – la première aux territoires contrôlés par les Conseils de bande signataires de l'Accord, les secondes au territoire de Kahnawake – et au plan des compétences – la première à la gestion foncière, la seconde aux 10 matières déjà régies et à celles qui pourront s'y ajouter. Les deux autres ententes ont une portée normative plus large : il s'agit du Traité Nisga'a24 et de l'Accord entre les Inuits du Nunavut et sa Majesté la Reine du chef du Canada25, qui inclueront à terme la plupart des compétences liées à l'autodétermination interne.

Mais ces gains au plan politique ne vont pas sans échange compensatoire : le traité consenti aux Nisga'a est constitutionnalisé aux termes de l'article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, mais les pouvoirs qu'il confère ne seront exercés que par les Nisga'a et non par tous les habitants du territoire, alors que celui du Nunavut, qui vise tous les habitants du territoire, n'est pas constitutionnalisé. Les deux sont conclus sous réserve de l'application résiduaire du droit du Canada, dont les compétences externes et la souveraineté internationale demeurent intactes, et les exceptions antérieurement concédées aux Nisga'a en matière d'impôts seront annulées à terme.

Bref, sauf à Kahnawake, où le Québec a remis des pouvoirs de taxation aux Mohawks sans leur retirer quoique ce soit et en leur accordant, au contraire, des subventions, tout se passe comme si le quid pro quo consenti par les tribunaux était inversé par les acteurs politiques et les avantages fiscaux annulés en contrepartie de l'augmentation des pouvoirs politiques reconnus26. Bref, comme si les Autochtones devaient choisir entre leurs droits politiques et des avantages économiques dont il ne faut pas oublier le rôle qu'ils jouent dans des équilibres précaires...

La morale de cette histoire, c'est que cette histoire n'est pas morale, mais politique... et régie par des règles politiques, à savoir principalement le rapport de forces et la bonne foi.

Le rapport de forces, d'abord : on me trouvera cynique sans doute même d'y référer et plus encore de le faire en premier lieu. Mais l'occulter est impossible, et le minimiser relèverait de l'irréalisme sinon du manque d'intégrité : il ne s'agirait pas en tous cas de « parler franchement à propos des traités ». J'y viens donc.

Tant que les Autochtones étaient les plus nombreux sur un territoire où les colons, contents de commercer, ne s'étaient pas encore véritablement établis, et contrôlaient mieux que les arrivants les connaissances nécessaires pour survivre ici, ils ont dominé jusqu'à un certain point le rapport de forces. Pourtant, déjà à cette époque, leur méconnaissance de la valeur des biens que les Européens leur offraient en échange des fourrures les a empêchés de dicter les termes de l'échange, dès lors exploiteur. L'inversion du rapport démographique et l'évolution du capitalisme ont fait le reste pour infléchir ce rapport en leur défaveur croissante, jusqu'à son redressement partiel et récent, dont les effets, si modérés soient-ils, se font sentir devant le forum aussi bien judiciaire que politique.

Devant les tribunaux, d'abord, où la proportion des victoires autochtones, incluant certes des victoires partielles et mitigées, a quand même atteint 50 p. 100 depuis 1990, en hausse sur les deux décennies précédentes (36 p. 100 entre 1970 et 1980, et 37,5 p. 100 entre 1980 et 1990), donnant récemment aux intervenants autochtones l'impression d'une plus grande ouverture27. Dans les négociations, également, avec les acteurs politiques, qui se chiffraient en 1998 à plus de 80 pour les seuls pourparlers alors engagés sur l'autonomie gouvernementale entre les Autochtones et le gouvernement du Canada28, sans parler des provinces, et dont certaines ont donné des résultats utiles, comme je viens de l'illustrer.

Il est clair que dans les deux cas, le rapport de forces a joué : car pourquoi les tribunaux auraient-ils accordé aux Autochtones des fonds publics et des exemptions fiscales analogues à ce qu'ils refusent aux minorités sociales, sinon pour temporiser leurs réclamations politiques et territoriales qui, précisément, ne peuvent pas faire partie de l'arsenal normal des minorités sociales ? Pour obtenir le moins, il faut pouvoir réclamer le plus : c'est la règle la plus élémentaire des négociations, dans tous les domaines. De même, au plan de l'autonomie territoriale, les acteurs politiques canadiens ont dû jeter du lest, et le ton comme la durée des négociations montrent bien qu'ils n'ont pas devancé les désirs de leurs interlocuteurs. Pourtant, ce n'est pas non plus par hasard qu'ils ont cédé même le peu que l'on sait : comment ce rapport de forces est-il donc en train de se renverser en faveur des Autochtones, après une éclipse aussi longue ?

À mon avis, à travers deux mécanismes qui n'en font qu'un, dans la mesure où ils influencent tous les deux le produit politique final, il s'agit des pressions qui résultent des stratégies judiciaires internes aussi bien que politiques au plan international, relayées l'une comme l'autre par l'opinion publique. Tout d'abord, avec beaucoup de réalisme, les intervenants et les groupes représentatifs autochtones ont pris la mesure de l'utilité des tribunaux, non pas comme arbitre final des conflits, mais à la fois comme occasion de publiciser leurs demandes auprès des médias, et comme voie d'accès aux négociations politiques29, auxquelles les juges ne manquent pas de retourner les parties, même expressément30. De même, ils ont investi dans le forum international, notamment par le truchement du Groupe de travail sur les populations autochtones instauré par la Sous-commission de la lutte contre les mesures discriminatoires et de la protection des minorités de la Commission des droits de l'homme du Conseil économique et social de l'ONU où, à travers les procédés de la narrativité31, ils ont d'abord conforté leur identité, puis promu leurs revendications32.

Il s'agit de démarches dont le succès est lié notamment au développement d'une société civile internationale, dont on a pu observer le déploiement, dans un autre domaine, à Seattle récemment. Ce développement est d'autant plus significatif que les ONG opposées à l'OMC ont publiquement affirmé l'importance, pour leur organisation collective, des groupes environnementaux, eux aussi liés aux Autochtones au plan international. En termes de théorie du droit, on pourrait dire qu'il s'agit de l'émergence d'un auditoire universel international, au sens que Perelman donne à cette expression33, c'est-à-dire d'une communauté internationale de référence en ce qui concerne les valeurs qui peuvent s'imposer au droit qui se construit.

En termes plus clairs, les chances sont grandes pour que les gouvernements nationaux doivent dans l'avenir tenir de plus en plus compte de tels éléments dans l'élaboration et l'application de leurs politiques, aux Autochones comme aux autres citoyens.

Mais il ne faut pas se leurrer : ce rapport de forces qui s'égalisent est fragile, et son maintien dépend du réalisme avec lequel les intéressés en prendront, de part et d'autre, la mesure. Si les négociateurs autochtones ne tenaient pas compte de l'impératif d'autosuffisance économique qui sous-tend la possibilité d'autodétermination politique, ils se leurreraient et, à terme, perdraient l'avantage qu'ils continuent de gagner au prix de tant d'efforts. Mais si leurs vis-à-vis canadiens, fédéraux ou représentants des provinces, continuaient de faire comme si le pluralisme juridique était disparu de la scène canadienne – à une époque et au gré d'événements qu'ils seraient bien en peine d'identifier – ils se retrouveraient rapidement au ban de l'opinion publique internationale et peut-être aux prises avec des événements qu'ils ne souhaitent pas.

Ce n'est donc pas au nom de la morale – je l'ai déjà dit, cette histoire n'est pas morale – mais dans leur intérêt respectif, qu'il faut recommander aux uns comme aux autres la bonne foi, non seulement dans la recherche de solutions politiques imaginatives, mais aussi dans celle de propositions de développement économique des collectivités autochtones. Les premières ne devraient exclure aucune formule valable, depuis l'indépendance de groupes clairement autonomes, jusqu'à des régimes inspirés de la personnalité des lois, en passant par toutes les architectures de pouvoir susceptibles de matérialiser la pluralité des intérêts en jeu. Les secondes auraient intérêt à reconnaître comme des mutations contemporaines du rapport autochtone à la terre et aux ressources, des activités collectives de développement économique que les tribunaux ont eu tendance à considérer comme des empiétements sur la compétence des provinces, ou même des infractions criminelles – je pense aux casinos, pour ne citer que cet exemple. Aussi difficile que cela paraisse en cette ère de néo-libéralisme, il y a lieu de se souvenir que l'autosuffisance traditionnelle des Autochtones était fondée au contraire sur des activités collectives, organisées dans la solidarité par une autorité non hiérarchique. Qui dira que nous avons fait mieux depuis ?

L'oublier serait aussi grave pour les négociateurs que, pour les tribunaux, de continuer à refuser la leçon pluraliste de l'histoire : vous l'aurez constaté, ce n'est pas le fait que cette histoire n'est pas morale qui m'a empêchée de vous faire la morale... Ma seule excuse réside dans les conséquences éventuelles du retour du refoulé, auquel le champ politique, c'est bien connu, n'échappe pas plus que les individus...

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

1 A. Lajoie, J.M. Brisson, S. Normand et A. Bissonnette, Le statut juridique des peuples autochtones au Québec et le pluralisme, Cowansville (Qué.), Les Éditions Yvon Blais, 1996, dont je résume ici les conclusions en reprenant certains passages.

2 Loi constitutionnelle de 1867, (R.U.), 30 & 31 Vict., c. 3, reproduite dans L.R.C. 1985, app. II, no 5, art. 91, no 24.

3 Acte de l'Amérique du Nord Britannique, 1871, 34 & 35 Vict., c. 28, Actes concernant l'établissement des provinces dans le Dominion du Canada.

4 L.R.C. (1985), c. I-5. Pour un historique de cette législation, voir Canada, Centre de recherche historique et d'étude des traités, Historique de la Loi sur les Indiens, Ottawa, Ministère des Affaires indiennes, Ottawa, 1980.

5 P. Veyne, Comment on écrit l'histoire, Paris, Seuil, 1971, repris dans la Collection Points, 1993, aux pp. 117-122.

6 R. c. Pamajewon, [1996] 2 R.C.S. 821 [ci-après Pamajewon].

7 Première Nation de Westbank c. British Columbia Hydro and Power Authority, [1999] 3 R.C.S. 134 Bande indienne de St Mary's c. Cranbrook (Ville), [1997] 2 R.C.S. 657.

8 Four B Manufacturing Co. Limited c. Les travailleurs unis du vêtement d'Amérique et la Commission des relations de travail de l'Ontario, [1980] 1 R.C.S. 1031.

9 Pamajewon, supra note 6.

10 Davey c. Isaac, [1977] 2 R.C.S. 897.

11 P.G. du Canada c. Lavell, [1974] R.C.S. 1349; Association des femmes autochtones du Canada c. Canada, [1994] 3 R.C.S. 627.

12 Les parents naturels c. Superintendent of Child Welfare et les requérants en adoption, [1976] 2 R.C.S. 751, où le droit, reconnu en principe, n'a pas trouvé application dans les faits.

13 Re Eskimos, [1939] R.C.S. 105.

14 Corbière c. Canada, [1999] 2 R.C.S. 203.

15 R. c. Drybones, [1970] R.C.S. 282.

16 Je ne reviendrai pas davantage ici sur la démonstration que nous en avons faite dans A. Lajoie, E. Gélineau, I. Duplessis et G. Rocher, « L'intégration des valeurs et des intérêts autochtones dans le droit canadien », [à paraître en 2000], dont je reprends par ailleurs en gros certaines conclusions [ci-après « L'intégration des valeurs... ».] Qu'il suffise de dire que sur 37 décisions que nous avons identifiées comme portant sur des droits économiques – principalement de chasse et de pêche – on compte 18 victoires, si mitigées que soient certaines d'entre elles...

17 Voir : A. Lajoie, E. Gélineau, R. Janda, « When silence is no longer acquiescence: gays and lesbians under Canadian law », (1999) 14 R.C.D.S. 101-126; A. Lajoie, M.-C. Gervais, E. Gélineau et R. Janda, « La majorité marginalisée : le trajet des valeurs des femmes vers le forum judiciaire et leur intégration dans le discours de la Cour suprême », [à paraître dans R.J.T. en 2000].

18 Pour une liste plus complète, sinon exhaustive, voir : « L'intégration des valeurs ... », supra note 16.

19 Delgamuukw c. Colombie-Britannique, [1997] 3 R.C.S. 1010 [ci-après Delgamuukw].

20 Entériné par la Loi portant ratification de l'Accord-cadre relatif à la gestion des terres des Premières Nations et visant sa prise d'effet, L.C. 1999, c. 24.

21 Ententes sur les services de police, sur l'administration de la justice, sur les permis d'alcool, sur les sports de combat.

22 Ententes sur l'enregistrement des naissances, des mariages et des décès, sur les services à la petite enfance.

23 Ententes sur le développement économique, sur la fiscalité des services et des biens de consommation, sur la fiscalité du tabac, des carburants et des boissons alcooliques, sur les transports et les droits d'usage.

24 Fédéral, P.L.C. 108, Loi portant mise en vigueur de l'Accord définitif Nisga'a, 2e sess., 36e Parl. (adopté le 13 décembre 1999).

25 Agreement between the Inuit of the Nunavut Settlement Area and Her Majesty the Queen in Right of Canada, ratifié par la Loi modifiant la Loi sur le Nunavut et la Loi constitutionnelle de 1867, L.C. 1998, c. 15.

26 Car les exigences imposées pour la reconnaissance aux Conseils de bande des pouvoirs de gestion foncière par la Loi portant ratification de l'Accord-cadre relatif à la gestion des terres des Premières Nations et visant sa prise d'effet, précitée, note 20, en ce qui concerne l'adoption de normes portant notamment sur l'aliénation des immeubles, étrangère aux coutumes autochtones, équivaut à une contrepartie peut-être aussi importante que l'annulation des exemptions d'impôt.

27 « L'intégration des valeurs ... », supra note 16.

28 Selon la déclaration de B. Watts, sous-ministre adjoint aux Affaires autochtones, dans le cadre du Goupe de travail sur les populations autochtones aux Nations Unies à Genève, 16e sess., le 28 juillet 1998 : « Revue des faits nouveaux touchant la promotion et la protection des droits de la personne et des libertés fondamentales des populations autochtones ».

29 Voir le résultat de nos entrevues rapporté dans « L'intégration des valeurs... », supra note 16.

30 Notamment dans Delgamuukw, supra note 19.

31  Sur la narrativité, voir, entre autres : I. S. Papadopoulos, « Guerre et paix en droit et littérature », (1999) 42 Revue interdisciplinaire d'études juridiques 181 (Bruxelles), R. Delgado, « Storytelling for Oppositionnists and Others: A Plea for Narrative », (1989) 87 Mich. L. Rev. 2411; et « Shadowboxing : An Essay on Power », (1992) 77 Cornell L. Rev. 813.

32 Voir : I. Duplessis, « Quand les histoires se font globales : l'exemple de l'internationalisation des revendications autochtones », [à paraître dans la revue Droit et Cultures en novembre 2000].

33 C. Perelman, en coll. avec P. Foriers, La motivation des décisions de justice, Bruxelles, Établissements Émile Bruylant, 1978.

Parlons franchement à propos des traités

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