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BP-341F
Copie d'impression

 

LES PÊCHES AUTOCHTONES ET
L'ARRÊT SPARROW

 

Rédaction :
Jane May Allain, Division du droit et du gouvernement
Jean-Denis Fréchette, Division de l'économie
Octobre 1993


 

TABLE DES MATIÈRES

 

INTRODUCTION

L'ARRÊT SPARROW : LA PÊCHE RECONNUE COMME
UN DROIT CONSTITUTIONNEL

LES ARRÊTS QUI REJETTENT L'EXISTENCE D'UN DROIT ANCESTRAL
EN MATIÈRE DE PÊCHE COMMERCIALE : LES AFFAIRES REID, VAN DER PEET,
GLADSTONE ET SMOKEHOUSE

L'ARRÊT QUI RECONNAÎT L'EXISTENCE D'UN DROIT ANCESTRAL
EN MATIÈRE DE PÊCHE COMMERCIALE : L'AFFAIRE JONES

LA PROBLÉMATIQUE : DU JUGEMENT SPARROW À LA STRATÉGIE RELATIVE
AUX PÊCHES AUTOCHTONES

   A. La Stratégie relative aux pêches autochtones
      1. Le contexte
      2. Les modalités d'application de la Stratégie relative aux pêches autochtones

   B. La saison de pêche de 1992 : les préoccupations des intervenants
      1. Les communications
      2. La surveillance et l'application des règlements
      3. La mise à l'essai de la vente commerciale de poisson pêché à des fins traditionnelles
         a. La participation des autochtones à la pêche commerciale
         b. De la difficulté de reconnaître un droit constitutionnel
      4. Le droit à la gestion et l'effort de pêche en 1992

LA SAISON 1993 : LA PHASE II DE LA STRATÉGIE
RELATIVE AUX PÊCHES AUTOCHTONES

CONCLUSION


 

LES PÊCHES AUTOCHTONES ET L'ARRÊT SPARROW

 

 INTRODUCTION

L'horloge biologique des poissons tourne beaucoup plus rapidement que l'horloge qui règle le temps de la bureaucratie fédérale(1).

Cecil Andrus, gouverneur
État de l'Idaho

L'apport économique de la pêche commerciale au saumon en Colombie-Britannique est évalué à environ un milliard de dollars par année. Lorsqu'on y ajoute les retombées de la pêche sportive et de la pêche autochtone traditionnelle, force est de constater que cette industrie a une importance socio-économique considérable. Par ailleurs, il est facile de comprendre qu'une telle industrie, en raison de son caractère multifonctionnel, a une problématique de gestion particulièrement complexe, dont les diverses composantes ont des intérêts difficilement conciliables.

La gestion du saumon sur la côte ouest évolue au gré des cycles de la ressource; elle est aussi fort dépendante des revendications des trois principaux intervenants, à savoir les pêcheurs commerciaux, les pêcheurs sportifs et les autochtones.

Tous s'entendent pour dire que la saison de pêche au saumon de 1992 dans le fleuve Fraser a été on ne peut plus chaotique; certains vont même jusqu'à parler de désastre écologique. Or, la saison 1992 marquait le lancement d'une nouvelle initiative du gouvernement fédéral, la Stratégie relative aux pêches autochtones (SRPA). Il n'en fallait pas plus pour que certains établissent rapidement corrélation entre les problèmes survenus cette année-là et l'introduction du programme fédéral. Quoiqu'il en soit, il est clair que le débat au sujet de la saison de pêche au saumon de 1992 dans le fleuve Fraser a atteint un niveau d'émotion et de frustration jusque-là inégalé; ce débat se poursuit d'ailleurs encore.

En fait, la Stratégie relative aux pêches autochtones va bien au-delà d'un simple débat au sujet de la pêche au saumon sur la côte du Pacifique. Le problème est éminemment plus complexe et touche des droits constitutionnels, qui ont trait non seulement aux pêches, mais aussi à l'occupation du territoire. De plus, une partie des objectifs que vise la SRPA découle de l'arrêt Sparrow, que la Cour suprême du Canada a rendu en 1990, ce qui ne fait que compliquer davantage le débat.

On a déjà procédé, dans un rapport, à une analyse détaillée de la situation qui existait sur le fleuve Fraser en 1992. En effet, MM. Peter H. Pearse et Peter A. Larkin ont été chargés, en septembre 1992, par le ministre des Pêches et des Océans, John C. Crosbie, d'enquêter sur les événements de l'été 1992, plus particulièrement sur la soi-disant disparition de quelque 500 000 saumons. Leur rapport, La gestion du saumon dans le Fraser, publié le 7 décembre 1992, a été bien reçu; les auteurs y analysent en détail les aspects scientifique, social et politique de la question et font aussi certaines recommandations visant à améliorer la gestion de la ressource afin d'en assurer la pérennité.

Il n'y a aucun intérêt à reprendre l'analyse déjà faite par MM. Pearse et Larkin, et il est difficile de critiquer un jugement rendu par la Cour suprême. Le débat lui-même, bien que complexe sur le fond, a pris une forme des plus triviales : ceux qui sont en faveur d'une plus grande autonomie des autochtones en matière de gestion des pêches et ceux qui s'y opposent. Pour bien comprendre cette situation complexe et peut-être faire avancer quelque peu le débat, il apparaît donc intéressant de tracer le profil des opposants et de suivre le cheminement d'un jugement de la Cour suprême depuis son prononcé jusqu'à son incarnation en un programme gouvernemental.

Dans le présent document, nous nous appuyons, pour analyser la question, sur les aspects techniques du jugement Sparrow, sur les modalités de mise en oeuvre de la SRPA, ainsi que sur une partie de l'information colligée par le Comité permanent des forêts et des pêches de la Chambre des communes, au cours des trois jours d'audience publique qu'il a tenus à Vancouver, du 25 au 27 janvier 1993. Ces rencontres ont permis au Comité d'échanger avec de nombreux témoins, soit plus d'une quarantaine d'organisations et d'individus, et certaines des constatations qu'il a faites méritent de faire l'objet de commentaires. En prenant pour principal appui les différents messages des gens qui ont vécu de près la saison de pêche au saumon de 1992 dans le fleuve Fraser, nous visons à la fois à informer et à susciter la réflexion. Nous espérons que cette information et cette réflexion feront en sorte que des événements semblables à ceux qui sont survenus sur le Fraser en 1992 ne se reproduisent plus, ni là, ni ailleurs.

L'ARRÊT SPARROW : LA PÊCHE RECONNUE COMME
UN DROIT CONSTITUTIONNEL

Dans l'affaire Sparrow(2), la Cour Suprême du Canada a examiné pour la première fois la portée du paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. Cette partie de la Constitution reconnaît et confirme les droits ancestraux et les droits issus de traités des peuples autochtones du Canada. Toutefois, le texte constitutionnel n'indique pas avec précision la nature et le contenu des droits protégés. Il ne prévoit pas non plus l'effet qu'aura le fait de « reconnaître et confirmer » ces droits; en fait, certains auteurs se sont même demandés si les mots choisis n'avaient pas pour effet de délimiter le type de recours dont peuvent se prévaloir les personnes lésées(3). Bien que la Cour suprême ait tenté de répondre aux nombreuses questions soulevées, elle n'a fait que soulever d'autres points, qui demeurent toujours contentieux(4).

L'incident qui a mené au procès se résume facilement. M. Ronald Edward Sparrow, un membre de la bande indienne des Musqueams, en Colombie-Britannique, a été accusé d'avoir pêché avec un filet plus long que celui qu'autorisait son permis de pêche de subsistance, en contravention de la Loi sur les pêches (citée dans le jugement sous le nom de Loi sur les pêcheries). M. Sparrow n'a pas contesté les faits : au contraire, il a soutenu en défense qu'il exerçait un droit ancestral existant de pêcher, soit un droit constitutionnellement protégé par le paragraphe 35(1) de la loi suprême du pays. Lors de son procès, M. Sparrow a été reconnu coupable. Le juge de première instance a soutenu qu'une personne ne pouvait invoquer un droit ancestral à moins que celui-ci n'ait été ratifié par un traité ou un autre document officiel. La Cour de comté en est arrivé à la même conclusion.

Saisie de l'affaire, la Cour d'appel de la Colombie-Britannique a souscrit au raisonnement selon lequel M. Sparrow exerçait un droit ancestral de pêcher, c.-à-d. un droit que ses ancêtres détenaient depuis des temps immémoriaux. La Cour d'appel a reconnu que le Parlement disposait du pouvoir législatif de réglementer les pêches afin d'assurer la conservation et la bonne gestion de la ressource. Quoiqu'elle ait accepté que le droit de pêche des autochtones pouvait être réglementé, elle a souligné que toute réglementation imposée devait toutefois être raisonnable. La Cour a de plus fait remarquer que le droit de pêche des autochtones à des fins de subsistance devait dorénavant avoir priorité sur les intérêts des autres pêcheurs, en vertu de l'article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. Puisque la déclaration de culpabilité de M. Sparrow était fondée sur une erreur en droit, la Cour d'appel l'a annulée.

La Cour suprême du Canada a adopté une approche semblable sans toutefois absoudre entièrement l'accusé. Elle a accepté le fait que M. Sparrow jouissait d'un droit ancestral existant. Elle a toutefois précisé que certaines questions constitutionnelles devaient être renvoyées en première instance. La Cour suprême a formulé des critères dont le juge de première instance devait tenir compte à cet égard. Elle semble indiquer aussi que le gouvernement devrait se référer au jugement qu'elle a rendu pour entrer en pourparlers avec les peuples autochtones.

Plusieurs principes généraux se dégagent du jugement de la Cour suprême. D'abord, la Cour a établi que l'article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 ne s'applique qu'aux droits qui existaient au moment de l'entrée en vigueur de la disposition. Autrement dit, le terme « existants » signifie « non éteints » en 1982. La Cour a toutefois précisé que la manière dont le droit a été réglementé jusqu'à ce moment-là ne dicte pas l'étendue de ce droit. Elle a déclaré qu'au contraire, l'expression « droits ancestraux existants » devait se voir accorder une interprétation souple afin de permettre l'évolution des droits à la longue, et elle a catégoriquement rejeté la doctrine des « droits figés ». Un peu plus loin dans son raisonnement, la Cour a souligné qu'il fallait prêter une interprétation libérale et généreuse à l'article 35, étant donné les objectifs visés par cette disposition constitutionnelle.

Comme nous l'avons déjà signalé, la Cour suprême en est venue à la conclusion que les Musqueams détenaient un droit de pêche ancestral, notamment à des fins de subsistance et à des fins rituelles et sociales. Elle a aussi conclu que la Couronne n'avait pu démontrer que ce droit avait été éteint par les règlements en cause. Selon elle, une simple réglementation n'équivaut pas à une extinction. Afin de mettre fin à un droit ancestral, sa Majesté doit démontrer une intention claire et expresse d'ainsi faire, soit un critère plus exigeant que celui qu'a plaidé la Couronne. La Cour a de plus fait remarquer que ni la Loi sur les pêches ni ses règlements ne révélait l'intention requise pour éteindre un droit constitutionnel. Selon elle, le fait que le ministère délivrait des permis de façon individuelle et à discrétion indiquait simplement une intention de gérer les pêches plutôt qu'une tentative de définir les droits de pêche des autochtones.

L'article 35 ne fait pas partie de la Charte canadienne des droits et libertés : il figure à part entière dans la Constitution sous la rubrique des droits des peuples autochtones. La Charte, il faut le rappeler, renferme plusieurs articles dits limitatifs; en effet, l'article premier confirme que les droits sont garantis, mais qu'ils peuvent être restreints par des mesures législatives raisonnables, l'article 32 précise que seuls les gouvernements fédéral et provinciaux y sont liés, et l'article 33 permet au législateur de déroger à sa guise à certains droits enchâssés. Certains ont estimé que les droits autochtones étaient donc « absolus » puisqu'ils n'étaient ni explicitement soumis à un critère de justification tel celui qui est énoncé à l'article 1 de la Charte, ni à la clause de dérogation prévue à l'article 33(5). Cet argument a été présenté à la Cour suprême, mais sans succès. Quoique la Cour suprême ait indiqué que l'article 35 n'était pas assujetti aux articles 1 et 33 de la Charte, elle a néanmoins reconnu que le gouvernement pouvait édicter des lois ou des règlements portant atteinte aux droits des autochtones si la violation était justifiable. À son avis, l'analyse doit se faire par étapes : d'abord, il faut déterminer s'il y a eu violation d'un droit, et ensuite, il faut constater si la violation se justifie.

La Cour suprême a statué que, lorsque la mesure législative en question porte atteinte à l'exercice d'un droit ancestral existant, il y a une violation à première vue de l'article 35 de la Loi constitutionnelle. Afin de déterminer s'il y a eu effectivement atteinte, la Cour a dressé une liste de questions à poser :

1) La restriction est-elle déraisonnable?

2) Le règlement est-il indûment rigoureux?

3) Le règlement refuse-t-il aux autochtones le recours à leur moyen préféré d'exercer leur droit?

Dès qu'il y a atteinte à un droit ancestral, l'étape suivante est celle de la justification. Même si la Cour suprême a annoncé que les droits autochtones n'étaient pas assujettis au critère de justification prévu à l'article 1 de la Charte, en réalité, elle les a assujettis à une analyse identique, un fait qui a été réprouvé par certains auteurs(6). Le test de justification énoncé par la Cour suprême exige d'abord un objectif législatif régulier. Un exemple proposé d'un tel objectif est un règlement édicté pour la gestion et la conservation d'une ressource naturelle. Le deuxième volet du critère de justification nécessite un examen de l'obligation fiduciaire dont le gouvernement fédéral doit s'acquitter envers les peuples autochtones. Cet aspect devient un facteur essentiel à pondérer lorsqu'il faut déterminer la répartition des ressources. La Cour suprême a indiqué la nécessité d'élaborer des « lignes directrices » afin de résoudre les problèmes de répartition des ressources qui allaient sans doute surgir dans l'avenir. La Cour a de plus noté que, dans l'affaire Sparrow, la priorité devait être accordée aux autochtones de pêcher à des fins de subsistance, après évaluation des besoins en matière de conservation.

La Cour suprême a refusé de dresser une liste exhaustive de facteurs correspondant au critère de justification, mais elle a mentionné plusieurs points qu'un tribunal pourrait considérer, notamment :

  • s'il y a eu le moins possible atteinte au droit protégé;

  • si les autochtones ont été adéquatement indemnisés en cas d'expropriation;

  • s'il y a eu consultation avec le groupe d'autochtones touché à l'égard des mesures de conservation imposées.

En bref, la doctrine Sparrow se résume à trois questions principales :

1) Existe-t-il un droit ancestral ou un droit issu de traité de pêcher?

2) Dans l'affirmative le règlement ou la loi en question porte-t-il atteinte à ce droit?

3) S'il y a atteinte, celle-ci se justifie-t-elle?

La Cour suprême a noté que les autochtones doivent s'acquitter du fardeau de la preuve en ce qui a trait à l'existence et à l'empiétement du droit aborigène. Le procureur de la Couronne, pour sa part, doit fonder le fardeau de la preuve sur la question de la justification, c.-à-d. qu'il doit démontrer que l'objectif législatif que poursuivait le ministère en adoptant de mesures restrictives était à la fois régulier et justifiable. La Cour a laissé entendre que le gouvernement doit se contraindre dans l'exercice de ses pouvoirs législatifs, étant donné l'obligation fiduciaire qu'il a à l'égard des autochtones. Elle a aussi précisé que le résultat final dépendra entièrement du contexte factuel particulier de la cause plaidée : il faut donc procéder cas par cas.

Il est à souligner que la Cour suprême dans l'affaire Sparrow a refusé d'examiner l'existence d'un droit ancestral de pêcher à des fins commerciales. Elle s'est soustraite à cette tâche en disant que ce point n'avait pas été débattu devant les tribunaux d'instance inférieure. Quelques auteurs ont élaboré leur propre thèse à l'égard de la réticence de la Cour suprême de répondre à la question épineuse(7). Peu importe les motifs de son refus, le résultat est le même : la Cour suprême s'est contentée de décortiquer le droit constitutionnel des autochtones de pêcher pour des fins alimentaires, sociales et rituelles à ce stade du développement de la jurisprudence.

Cela ne veut pas dire que la Cour suprême a complètement écarté la possibilité que les autochtones puissent revendiquer un jour un droit de pêche ayant un aspect commercial. Au contraire, elle a laissé entendre que ce serait un point contentieux dans l'avenir. Le Juge en chef a d'ailleurs souligné ce qui suit :

On a soutenu devant notre Cour que le droit ancestral englobe la pêche commerciale. Bien qu'il n'y ait pas eu de pêche commerciale avant l'arrivée des colons européens, on prétend que le troc pratiqué jadis par les Musqueams peut être rétabli sous la forme d'un droit moderne de pêcher à des fins commerciales. La présence de nombreux intervenants représentant les intérêts des pêcheurs commerciaux et l'idée, se dégageant des faits, que la restriction quant à la longueur des filets est liée, du moins en partie, à l'usage commercial qui est probablement fait du poisson pris en vertu du permis de pêche de subsistance des Musqueams indiquent une possibilité de conflit entre la pêche par les autochtones et la pêche commerciale concurrentielle relativement à un poisson d'une grande valeur économique comme le saumon. Nous reconnaissons l'existence de ce conflit ainsi que la probabilité qu'il s'aggrave à mesure que les quantités de poisson diminuent, que la demande augmente et que les tensions montent(8)..

Puisque la preuve de l'existence d'un droit ancestral ou d'un droit issu d'un traité est intimement lié aux faits en litige, il n'est pas surprenant que des tribunaux d'instance inférieure en arrivent à des conclusions divergentes quant à l'existence d'un droit aborigène de pêcher à des fins commerciales. Les tribunaux saisis de telles questions doivent examiner le contexte historique et actuel dans lequel les autochtones concernés évoluent et ont évolué, et faire une étude approfondie des traités et des textes législatifs pertinents. Il est fort probable que seule une exégèse supplémentaire à laquelle procéderait la Cour suprême du Canada mettra fin au débat.

Depuis l'affaire Sparrow, plusieurs tribunaux d'instance inférieure ont tenté de délimiter la portée du droit de pêche des autochtones. Certains juges sont arrivés à la conclusion que le droit ancestral englobait la pêche commerciale, tandis que d'autres ont clairement rejeté le même argument. Nous analysons ci-après cinq décisions récentes à cet égard : les affaires Reid, Van Der Peet, Gladstone et Smokehouse où les juges ont refusé de revêtir d'une protection constitutionnelle le droit de pêcher à des fins commerciales, et l'affaire Jones où le juge a accueilli cette thèse.

LES ARRÊTS QUI REJETTENT L'EXISTENCE D'UN DROIT ANCESTRAL
EN MATIÈRE DE PÊCHE COMMERCIALE : LES AFFAIRES REID, VAN DER PEET,
GLADSTONE ET SMOKEHOUSE

Dans l'affaire Reid(9), M. le juge Collier, de la Cour fédérale du Canada, a rejeté la requête de la bande indienne des Heiltsuks, qui voulait enjoindre le ministre des Pêches et des Océans de lui émettre un permis commercial pour pêcher le hareng dans une région près de Bella Bella, en Colombie-Britannique. Il est à noter que le jugement est assez bref : le juge Collier s'est dit incapable de faire une analyse plus approfondie de la question, faute de temps et pour des raisons de santé. Le juge a conclu que le hareng constituait une source traditionnelle d'alimentation pour les Heiltsuks. Il a aussi reconnu que les Heiltsuks échangeaient auparavant le hareng contre d'autres produits, notamment des vivres. Il a souligné toutefois, que le simple échange de produits alimentaires n'équivalait pas à un marché commercial. Or, selon le juge Collier, les Heiltsuks n'ont pas pu démontrer qu'ils avaient un droit ancestral de pêcher le hareng à des fins commerciales.

À la fin juin 1993, la Cour d'appel de la Colombie-Britannique a émis huit jugements compilés dans deux textes volumineux, qui revisent l'étendue des droits enchâssés à l'article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. Les parties autochtones concernées revendiquaient divers remèdes, y compris des déclarations reconnaissant leur droit à l'auto-détermination, leur droit de propriété et de juridiction sur le territoire, et leurs droits de pêche et de chasse. Trois de ces jugements traitent précisément de la question de savoir si le droit de pêche des autochtones comprend le droit de vendre le poisson à des fins commerciales : Van Der Peet, Gladstone et Smokehouse(10). Dans tous les cas, une majorité des juges a rejeté la thèse avancée par les autochtones. Cependant, il y a toujours eu au moins une voix dissidente.

Le raisonnement de la voix majoritaire est essentiellement le même dans les trois causes. Le jugement le plus élaboré est certes celui de l'affaire Van Der Peet, sous la plume du juge Macfarlane. Selon lui, une coutume ne devient un droit ancestral que si elle faisait et fait toujours partie intégrante de la culture distincte des autochtones. Afin de pouvoir revendiquer le droit aujourd'hui, les peuples autochtones n'ont pas à faire la preuve qu'ils exercent leur droit depuis les temps immémoriaux; il suffit que l'exercice de ce droit ait eut lieu pendant une très longue période. De plus, le juge a indiqué qu'une forme modernisée de l'ancienne coutume serait protégée. Toutefois, il a souligné qu'une coutume qui n'était pas anciennement partie intégrante de la culture aborigène, mais qui s'est développée suite au contact avec les Européens ne constitue pas un droit autochtone digne de protection constitutionnelle.

Le juge Macfarlane a reconnu que la pêche faisait partie intégrante de la culture distincte des autochtones et qu'elle avait même une importance religieuse. Toutefois, il a conclu que la conservation fait aussi partie des traditions autochtones, ce qui empêche ces derniers de surexploiter les pêches. Lorsqu'il y avait un surplus, la ressource était partagée afin de subvenir aux besoins de tous. Selon le juge Macfarlane, ce fait historique n'équivaut pas à une exploitation commerciale. Par conséquent, la vente du poisson aux Européens ne peut pas, à son avis, attester du développement naturel d'un droit aborigène. Le juge indique que, la nature même de l'activité s'est au contraire grandement modifiée après l'arrivée des Européens; à son avis, la commercialisation des pêches n'est donc pas une coutume aborigène. Le juge Macfarlane a précisé que les autochtones peuvent aujourd'hui participer à la pêche commerciale, mais qu'ils sont alors assujettis aux mêmes règlements que les autres pêcheurs.

C'est le juge Lambert qui a rédigé un jugement dissident dans les causes Van Der Peet, Gladstone et Smokehouse. Selon lui, les droits ancestraux des autochtones sont en évolution continue et ils ne sont pas figés dans la période qui précède le premier contact avec les Européens. Il qualifie l'échange du poisson contre d'autres vivres comme le précurseur du marché commercial introduit par les Européens. À son avis, il y a donc un droit aborigène de participer à la pêche commerciale, un droit qui a d'ailleurs été incorporé à la common law. Selon lui, les règlements interdisant la vente de poisson pêché en vertu d'un permis de subsistance ne constituent pas une ingérence raisonnable à l'exercice de ce droit ancestral. Le juge Lambert indique que les autochtones qui veulent participer directement aux pêches jouissent d'un droit d'y gagner une vie modeste. Plus précisément, en ce qui a trait au fleuve Fraser, il note l'importance de négocier avec tous les usagers et de consulter ces derniers pour déterminer l'allocation de la ressource. Ses paroles à cet égard méritent d'être citées :

Il est très difficile d'évaluer et d'administrer les besoins de conservation en ce qui a trait à la pêche dans le fleuve Fraser. De nombreuses bandes indiennes ont des droits aboriginaux de pêche dans certaines parties du fleuve et dans l'estuaire, et peut-être aussi le droit de pêcher les poissons qui reviennent dans le fleuve pour frayer. Il y a aussi besoins de la pêche commerciale qui, sous réserve de la satisfaction des besoins véritables, modérés, de subsistance des autochtones vivant à proximité du fleuve, doivent être protégés par des mesures de conservation s'appliquant à l'ensemble de la pêche dans le Fraser. Il faut donc disposer d'un processus complexe de négociations, de concessions, de partage, d'administration et d'application des règlements. À mon avis, l'administration de la pêche dans le fleuve Fraser doit, en fin de compte, être contrôlée par une seule autorité. Cette dernière suivrait des procédures complètes afin de consulter tous les intéressés que ses décisions toucheraient.

Je crois comprendre que des mesures ont été prises en vue de consulter les peuples autochtones qui ont des droits de pêche dans les cours d'eau du réseau hydrographique du Fraser et en vue de mettre en place un système d'allocation de la ressource qui tient compte des droits de ces peuples et des droits d'autres personnes. Il faudra peut-être prendre d'autres mesures à cet égard(11).

Il est clair que seule la voix dissidente dans les causes émanant de la Cour d'appel de la Colombie-Britannique favorise le genre de négociations qui ont mené à l'élaboration de la Stratégie relative aux pêches autochtones du ministère des Pêches et des Océans.

L'ARRÊT QUI RECONNAÎT L'EXISTENCE D'UN DROIT ANCESTRAL
EN MATIÈRE DE PÊCHE COMMERCIALE : L'AFFAIRE JONES

En Ontario, le jugement dans lequel le tribunal revêt d'une protection constitutionnelle le droit des autochtones de participer à la pêche commerciale est celui du juge Fairgrieve de la Cour de l'Ontario (division provinciale). Deux Ojibways de la réserve de Cap Croker avaient été accusés d'avoir pêché plus de truites de lac que ne l'autorisait leur licence. La bande indienne détenait une licence d'exploitation commerciale de pêches. Les autochtones ont soutenu que les restrictions imposées par le ministère constituaient une ingérence injuste dans l'exercice de leurs droits ancestraux ou de droits issus de traités de pêcher à des fins commerciales. Le juge Fairgrieve leur a donné raison.

Le juge Fairgrieve dans l'affaire Jones a d'abord examiné la portée de l'affaire Sparrow. Il a reconnu que la Cour suprême du Canada ne s'était pas penchée sur la question de l'exploitation commerciale des pêches par les autochtones. Il a néanmoins noté qu'elle avait énoncé quelques principes qui pouvaient servir de guide dans l'analyse des points soulevés dans la cause en l'espèce. L'un des principes qu'a entériné la Cour suprême et qu'a adopté le juge Fairgrieve est la méthode à suivre pour interpréter l'article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. Ce principe se résume ainsi : les tribunaux doivent donner une interprétation libre et généreuse aux droits enchâssés à l'article 35. De plus, ils doivent s'assurer que toute ambiguïté profitera aux autochtones.

Étant donné le cadre constitutionnel dressé par la Cour suprême, le juge Fairgrieve s'est posé les trois questions suivantes :

1) Existe-t-il un droit ancestral ou issu d'un traité de pêcher à des fins commerciales?

2) Dans l'affirmative, les contingents fixés pour la pêche de la truite de lac portent-ils atteinte à ce droit?

3) S'il y a atteinte, celle-ci se justifie-t-elle?

Pour ce qui est de la première question, le procureur de la Couronne a concédé que les accusés jouissaient d'un droit ancestral existant collectif de pêcher à des fins commerciales. Le juge Fairgrieve a aussi reconnu que les Saugeen Ojibways bénéficiaient d'un droit semblable issu d'un Traité de 1836, qui a d'ailleurs été confirmé par une proclamation impériale de 1847. Le droit issu du Traité garantissait aux Indiens le libre accès à leurs eaux territoriales traditionnelles. Le juge a néanmoins précisé que le droit collectif des Ojibways n'était pas un droit exclusif. Selon lui, la nature de ce droit aborigène consiste essentiellement à exploiter la ressource à des fins de subsistance, plutôt qu'à des fins commerciales purement profitables. Toutefois, le juge a souligné que le droit communautaire de la bande indienne de pourvoir à ses besoins par le biais des pêches a toujours formé une partie intégrante de son économie.

Le juge a répondu affirmativement à la deuxième question. Selon lui, fixer la quote-part de truites attribuable aux Ojibways constitue une restriction néfaste à l'exercice de leur droit de pêcher. En raison de cette restriction, la bande a éprouvé des difficultés d'ordre financier : le taux de chômage et le degré de pauvreté ont augmenté, tant au niveau individuel que communautaire.

En dernier lieu, le juge Fairgrieve a accepté que l'objectif visé par l'établissement de quote-parts était justifié : il s'agissait d'une tentative de la part du ministère de préserver les stocks, par la conservation et la sage gestion de la ressource. Il a toutefois souligné que la protection constitutionnelle des droits ancestraux et issus de traité des Ojibways de pêcher à des fins commerciales fait en sorte qu'ils doivent se voir accorder la priorité sur tous les autres groupes d'usagers en ce qui a trait à la répartition des ressources, après à la mise en oeuvre des mesures de conservation. Selon lui, la répartition des quote-parts ne tenait aucunement compte d'une priorité constitutionnelle devant être accordée aux droits aborigènes. À son avis, les pêcheurs sportifs et les pêcheurs commerciaux non-autochtones étaient même favorisés. Le juge a donc déclaré le règlement en cause invalide. En conclusion, il a précisé que le ministère devait dorénavant solliciter la participation des Ojibways au moment d'élaborer un régime de répartition des ressources de pêche, qui respecte l'attribution de la priorité aux pêcheurs autochtones.

LA PROBLÉMATIQUE : DU JUGEMENT SPARROW À LA STRATÉGIE
RELATIVE AUX PÊCHES AUTOCHTONES

   A. La Stratégie relative aux pêches autochtones

      1. Le contexte

Le problème de la gestion des pêches autochtones n'est pas nouveau; il est bien documenté, autant sur la côte ouest que sur la côte est. Mais, depuis quelques années, il ne fait que s'amplifier, alimenté en cela par les autres débats qui marquent la scène constitutionnelle canadienne.

Depuis plus de vingt ans, le ministère des Pêches et des Océans (MPO) suit une politique qui accorde la priorité aux autochtones en matière de pêche à des fins de subsistance. Cette pêche passe avant les pêches commerciale et sportive, mais pas avant la conservation des ressources, sur laquelle le MPO garde un droit de regard absolu. La Loi sur les pêches fait du ministre des Pêches et des Océans le gardien absolu des ressources halieutiques.

Le jugement Sparrow est venu forcer encore un peu plus la main du MPO à l'égard des pêches autochtones. Une phrase du rapport Pearse, extrêmement lourde de conséquences, décrit bien comment ce jugement est venu perturber le rôle de gestionnaire du MPO : « Le jugement Sparrow a forcé le gouvernement à composer avec un droit de pêche des autochtones partiellement défini et en pleine évolution, protégé par la Constitution, sans nuire au règlement ultime des revendications territoriales globales »(12). On ne saurait mieux décrire la complexité de la situation et le peu de marge de manoeuvre dont jouissent les gestionnaires responsables des politiques des pêches.

C'est dans ce contexte que le MPO a concocté la Stratégie relative aux pêches autochtones. Pour le ministère, la SRPA est la réponse du gouvernement fédéral à la question suivante : « Comment le rôle des autochtones au sein de la pêche peut-il être élargi, tout en préservant les stocks de poisson et en maintenant un environnement stable, un partage des ressources prévisible et des pêches rentables pour tous les intéressés?(13) ».

L'avis juridique que le ministère de la Justice a formulé à l'intention du MPO par suite du jugement Sparrow demeure un document confidentiel que même le Comité permanent des forêts et des pêches de la Chambre des communes s'est vu refuser; on peut toutefois spéculer, et estimer que la question précitée, formulée par le MPO, reflète bien l'esprit de l'avis du ministère de la Justice. Or, cette question parle de rentabilité, laquelle ne peut être atteinte que par la vente de poissons. Comme nous le verrons plus loin, cette question demeure au centre du débat sur la SRPA.

En adoptant la SRPA, le gouvernement fédéral a voulu mettre au point plus qu'un simple programme pour les pêches; en fait, il a visé l'établissement d'un contrat social entre le gouvernement, les peuples autochtones et les groupes de pêcheurs(14). Mais, ce contrat social s'est relevé plus un élément déclencheur d'un déchirement social, qu'un moyen de rapprocher les parties concernées.

      2. Les modalités d'application de la Stratégie relative aux pêches autochtones

Lors de son lancement en juin 1992, la SRPA s'est vu octroyer un budget de 140 millions de dollars étalé sur sept ans, dont 70 p. 100 est réservé pour la Colombie-Britannique. Quelque 73,5 millions de dollars seront alloués, entre 1992 et 1997, au développement économique basé sur les pêches, ainsi qu'à la formation des autochtones aux activités de gestion des pêches et à leur participation à ces activités. D'autres programmes gouvernementaux seront aussi mis à contribution pour satisfaire certains objectifs de la SRPA. C'est le cas, entre autres, du programme d'action positive d'Emploi et Immigration pour les autochtones, intitulé « Les chemins de la réussite ».

Un montant de sept millions de dollars sera utilisé pour le rachat de permis de pêche commerciale, surtout des permis de pêche au saumon sur la côte ouest, afin de créer des possibilités d'allocation d'une partie des ressources aux groupes autochtones. Tous les intervenants estiment que ce montant est largement insuffisant; nous analysons plus loin ce volet de la SRPA.

Quelque quatre millions de dollars ont été alloués pour la recherche, tandis que le coût de la négociation des ententes, ce qui comprend le financement des groupes autochtones et des tierces parties, s'établira à 11,5 millions de dollars. Ainsi, la Lower Fraser Fishing Authority (LFFA) est devenue l'organisme cadre chargé de la supervision des ententes conclues entre le MPO et les collectivités indiennes des Tsawwassens, des Musqueams et des Stolos. Ces ententes prévoyaient notamment que les bandes indiennes accompliraient certaines tâches administratives comme la délivrance des permis, le contrôle des prises et la surveillance de la pêche. À ce titre, la LFFA a reçu 1,1 million de dollars pour financer des programmes de gardes-pêche autochtones et de surveillants des prises et pour divers autres frais de gestion.

La SRPA prévoit aussi qu'environ 20 millions de dollars seront transférés du budget du MPO aux groupes autochtones, qui prendront en main certains des services de gestion des pêches présentement assurés par le ministère, comme l'exploitation d'installations existantes et de ports pour petits bateaux.

Enfin, la SRPA prévoyait des projets pilotes de vente commerciale du poisson au cours de l'année 1992. Il importe de rappeler que certains groupes autochtones de la Colombie-Britannique revendiquent depuis longtemps le droit de vendre légalement leur poisson (voir plus haut la partie traitant de l'arrêt Sparrow). Les projets pilotes ont donc été conçus dans le but d'évaluer les occasions que pourrait créer cette nouvelle activité économique pour les bandes autochtones. Ces projets ont été menés dans la partie inférieure du fleuve Fraser, qui est une région difficile à administrer parce que l'interdiction de vendre du poisson y a été contestée à de nombreuses reprises par le passé, et a même été portée, dans certains cas, devant les tribunaux. C'est également une région où il est bien connu que les autochtones pratiquent ouvertement la pêche à grande échelle et où il existe des réseaux de vente illicite du poisson relativement bien structurés.

Les ententes couvrant les projets d'expérimentation de vente commerciale ont été signées au départ pour l'année 1992 seulement, et elles devaient faire l'objet d'un examen à leur expiration. Toutefois, comme nous le verrons plus loin, les projets pilotes n'ont pas donné les résultats escomptés.

   B. La saison de pêche de 1992 : les préoccupations des intervenants

En 1992, une somme de 14,7 millions de dollars a été dépensée dans le cadre de la SRPA en Colombie-Britannique. Près de 75 p. 100 des autochtones de cette province, qui dépendent traditionnellement de la pêche au saumon, ont conclu une entente concernant la gestion de la ressource ou portant sur des projets de mise en valeur de celle-ci.

Au total, plus de 80 ententes ont été conclues en 1992 avec divers groupes autochtones de la Colombie-Britannique. Dans le bassin du fleuve Fraser, les ententes ont totalisé 3,6 millions de dollars, dont ont profité quelque 26 bandes signataires. Dans le nord de la province, des ententes totalisant 5,9 millions de dollars ont été signées par sept groupes, tandis 24 groupes de l'île de Vancouver et du centre de la province ont conclu des ententes pour 4,4 millions de dollars. Les sommes en jeu, qui sont pourtant importantes, ne touchent qu'une partie de l'ensemble des intervenants, ce qui explique partiellement les grandes préoccupations qu'ont soulevées les gens du milieu.

      1. Les communications

S'il fallait déterminer la récrimination qui a été formulée le plus souvent par les intervenants, il ne fait aucun doute qu'il faudrait citer les problèmes de communication. De très nombreux pêcheurs commerciaux ont affirmé que la SRPA avait créé beaucoup de mécontentement et de ressentiment parce que, dès le départ, le processus de consultation et de mise en oeuvre avait été peu élaboré. À ce titre, le commentaire fait par le représentant de la Fishing Vessel Owners Association est très représentatif :

Le ministre des Pêches a énoncé les principes qui devraient permettre le bon fonctionnement de procédures comme celles-là. Il a déclaré qu'il voulait un ministère transparent, où tous les utilisateurs concernés seraient consultés, et où les solutions viseraient à maintenir une pêche commerciale saine et rentable. Bien entendu, nous n'avons rien vu de tout cela. Si le ministère n'avait pas d'objectifs cachés, s'il y avait de véritables consultations, nous pourrions trouver une solution. Mais les accords conclus derrière des portes closes par des fonctionnaires qui ne sont pas directement touchés par les conséquences, ce n'est pas la bonne solution. Il faut que les négociateurs soient des pêcheurs(15).

Les pêcheurs commerciaux blancs ont la très nette impression d'avoir été laissés pour compte et ils accusent le MPO de favoriser l'entrée d'un troisième partenaire, les autochtones, dans le secteur des pêches commerciales. Leur faible participation aux négociations, et l'information partielle, voire parfois biaisée, qu'ils ont reçue, sont pour les pêcheurs commerciaux des preuves irréfutables que les autochtones sont privilégiés dans leur accès à la ressource. Selon eux, la SRPA vient donc briser un équilibre dans la gestion du stock de saumon, sans que ceux qui prétendent avoir toujours respecté et favorisé cet équilibre ne puissent contribuer aux nouvelles orientations choisies.

Pourtant, une liste des réunions de consultation et de négociation qui ont eu cours au moment de l'élaboration de la SRPA montre clairement que de nombreuses discussions ont eu lieu; de plus, cette liste indique que la participation du bureau régional du MPO a été importante, contrairement à l'idée véhiculée sur la côte ouest selon laquelle ce bureau a été tenu à l'écart du processus d'élaboration de la SRPA.

Selon les pêcheurs commerciaux et l'industrie, le problème de communication est aussi important entre eux et le bureau central du MPO, qu'entre eux et le bureau régional. Leurs propos sont extrêmement durs, surtout à l'endroit des hauts fonctionnaires d'Ottawa, qu'ils accusent d'être totalement ignorants de la réalité, d'avoir court-circuité le bureau régional et d'avoir ainsi mis au point une stratégie en vase clos, qui ne répond à aucune des préoccupations de l'industrie.

C'est presque de façon viscérale qu'ils en veulent au sous-ministre des Pêches, au point qu'il est évident qu'il sera quasi impossible de trouver un compromis tant et aussi longtemps que certains acteurs principaux seront en place. Même si le ministère devenait parfaitement transparent dans ses négociations, il serait surprenant que le ressentiment des pêcheurs disparaisse. À ce titre, les propos du porte-parole du Fisheries Council of British Columbia sont éloquents :

[...] avec les interlocuteurs actuels du gouvernement du Canada, aucun dialogue réel n'est possible. [...] je demande au gouvernement du Canada de défendre mes droits en tant que citoyen de ce pays, de porter un jugement impartial et juste sur cette question et d'être à l'écoute d'idées constructives, car nous en avons, mais à quoi bon en faire part à des gens qui n'en tiennent nullement compte?(16).

Du même souffle, les pêcheurs commerciaux affirment de façon presque unanime qu'ils sont ouverts à un processus de négociations transparentes, au cours desquelles toutes les parties seraient non seulement représentées, mais aussi interactives. Étrangement, bien que presque tous les intervenants se disent prêts à discuter pour trouver des solutions, bien peu de gens semblent véritablement disposés à écouter. Les autochtones, tout comme les Blancs, se disent des victimes; il s'agit là d'une situation bien peu propice à la discussion, surtout qu'au départ, le MPO se voit accusé de tous les torts. Alors que le débat était à son zénith, le représentant de la B.C. Fisheries Commission a eu un propos éclairé en affirmant que la seule et véritable victime du conflit était la ressource. Tant que tous les intervenants n'auront pas la même approche, et qu'ils ne le démontreront pas de façon concrète, les chances d'en arriver à une entente demeurent bien minces.

Pour plusieurs, le fait que le MPO n'ait réussi à conclure des ententes qu'à la pièce, plutôt que pour l'ensemble du bassin du Fraser, est non seulement le résultat d'un manque de temps, mais aussi d'un manque de communication double à savoir, d'une part, entre le MPO et les différentes communautés autochtones riveraines et, d'autre part, entre ces dernières elles-mêmes. Or, il apparaît évident que tant et aussi longtemps qu'une entente ne couvrira pas tout le bassin du Fraser, la gestion du saumon demeurera une tâche très difficile, voire carrément impossible.

      2. La surveillance et l'application des règlements

Si le manque évident de communication a conduit à la frustration et à l'incompréhension chez les pêcheurs, force est de constater que les hauts fonctionnaires du MPO ont eux aussi parfois eu certains problèmes de communication.

L'une des questions les plus litigieuses et les plus nébuleuses dans le domaine de la pêche est celle de la surveillance et de l'application des règlements. Plusieurs témoins ont affirmé que le MPO n'avait pas rempli son rôle de gardien au cours de la saison 1992 en donnant l'ordre de ne pas entamer de poursuites contre les contrevenants dans le cadre de la SRPA. Le rapport Pearse fait également état de cette situation : « Les agents des pêches ne devaient pas porter d'accusations pendant les négociations délicates des ententes de pêche »(17). Appelés à commenter cette affirmation, le directeur général du bureau régional du MPO sur la côte ouest, M. Pat Chamut, et le sous-ministre des Pêches, M. Bruce Rawson, ont donné des réponses non concordantes.

Interrogé au sujet du contrôle des infractions, Monsieur Rawson a affirmé : « [...] je n'ai pas donné d'instructions pour que les agents des pêches s'abstiennent d'intenter des poursuites »(18). Pour appuyer ses propos, le sous-ministre a mentionné qu'environ 80 poursuites ont été intentées contre les autochtones en 1992. Un communiqué du MPO, émis au début du mois de février 1993, confirmait d'ailleurs qu'il y avait eu 85 poursuites contre des autochtones, bien qu'il ne soit pas précisé s'il s'agit ou non de pêcheurs autochtones commerciaux.

Interrogé à son tour sur le même sujet, M. Pat Chamut, directeur général pour la région du Pacifique, a tenté de remettre en perspective le commentaire contenu dans le rapport Pearse en affirmant « tant que la consultation nécessaire n'était pas terminée, le ministère ne pouvait pas légalement procéder à la pleine application [des règlements] avant que ne soit élaboré le plan de pêche qui devait être mis en oeuvre une fois l'accord principal sur la pêche conclu »(19) Le sous-ministre a aussitôt répliqué : « Je déclare qu'aucune directive n'a été émise, point final ». Cet échange entre hauts fonctionnaires est révélateur d'un problème de communication entre les fonctionnaires eux-mêmes, problème qui a conduit à une situation confuse, plutôt que contradictoire, mais qui n'aurait pas dû se produire compte tenu de l'état des choses. Selon le rapport Pearse, plusieurs observateurs ont eu l'impression que la saison de pêche de 1992 était hors de contrôle; le comportement des fonctionnaires aussi, semble-t-il.

La question du nombre de poursuites et de l'identité de ceux qui ont été poursuivis demeure d'ailleurs encore nébuleuse et montre que le MPO n'a pas été plus transparent que nécessaire; le communiqué susmentionné est d'ailleurs éloquent à cet égard. Des fonctionnaires du MPO responsables de l'application des règlements ont confirmé que les 85 poursuites avaient été intentées contre des pêcheurs autochtones en vertu de la Stratégie relative aux pêches autochtones, ce qui signifie qu'aucune poursuite n'aurait été intentée contre des pêcheurs commerciaux autochtones. Il s'agit là d'une situation peu probable, mais il a été impossible d'obtenir des commentaires officiels à ce sujet de la part du MPO.

Ce manque de transparence évident, tant par le passé que maintenant, est de nature à nuire au bon fonctionnement de la SRPA; de plus la confusion qu'ont créée les propos des hauts fonctionnaires - surtout que ceux-ci n'ont aucunement tenté de corriger la situation par la suite - n'a fait qu'accroître le sentiment d'insécurité chez les groupes intéressés. Cette absence de transparence a aussi poussé certaines personnes à outrepasser les règles, ce qui a ajouté un peu plus de pression et de confusion à une situation déjà chaotique au départ.

      3. La mise à l'essai de la vente commerciale de poisson pêché à des fins traditionnelles

En 1992, l'un des éléments de la SRPA, à savoir, le volet visant la mise à l'essai de la vente commerciale de saumon capturé en vertu de permis communautaires a suscité beaucoup d'intérêt, parce qu'il créait un précédent. Trois projets pilotes de vente commerciale étaient visés par neuf ententes. Ces projets étaient conçus de façon à ne pas perturber le partage traditionnel entre les secteurs, ni à nuire à l'industrie de la transformation. Les transactions effectuées en vertu de ces projets devaient être assujetties aux lois et règlements régissant les ventes commerciales.

Avec le recul, il est maintenant possible de constater que les projets pilotes ont été interprétés par plusieurs comme étant applicables partout, la surveillance en moins; il en résulte que la saison de pêche de 1992 a été, en certains endroits, une pêche ouverte n'obéissant à aucune règle. L'émission de permis individuels pour la pêche communautaire a grandement contribué à rendre la situation encore plus chaotique. Le MPO a en effet, manqué de discernement parce qu'en procédant de cette façon, il a laissé croire que tous pourraient se prévaloir de ce privilège, ce qui est d'ailleurs arrivé, avec le résultat que la surveillance est devenue impossible tant sur le plan juridique que sur le plan pratique. Comme nous le verrons plus en détail ci-dessous, le MPO a d'ailleurs prévu qu'en 1993 il n'y aurait plus de permis individuels, et que les permis communautaires seraient régis de façon beaucoup plus serrée.

Une grande partie de la problématique de la SRPA pourrait se résumer de la façon suivante : Les autochtones ont-ils le droit de vendre le poisson capturé en vertu de permis autres que les permis commerciaux? La réponse à cette question est évidemment double : pour les autochtones, qui ont toujours perçu le poisson comme une monnaie d'échange, la vente est un outil de développement économique menant à l'autosuffisance et à l'indépendance; pour les autres, qu'ils s'agisse des pêcheurs sportifs ou commerciaux, l'autorisation de vendre du poisson pêché à des fins traditionnelles donne un privilège à un groupe, ce qui biaise le marché en créant une concurrence injuste.

Comme le montre bien le commentaire suivant d'un représentant de la Commercial Fishing Industry Council, même la décision de la Cour suprême est loin de faire l'unanimité : « Je suppose que n'importe qui peut faire dire à la décision Sparrow ce qu'il veut, mais, les pêcheurs ici pensent que cette décision n'entraîne aucune obligation pour le gouvernement de commercialiser la vente du poisson »(20).

         a. La participation des autochtones à la pêche commerciale

Ce fort ressentiment à l'égard de la vente de poisson par les autochtones est probablement le facteur déterminant qui a incité les pêcheurs commerciaux non autochtones à déclencher un fort mouvement d'opposition à la SRPA, opposition qui se poursuit d'ailleurs encore au cours de la saison 1993.

S'il faut en croire les pêcheurs non autochtones, ils sont en faveur de la participation des autochtones à la pêche commerciale, à condition que les règles établies pour ce secteur soient respectés. Ils prônent donc une stratégie industrielle pour permettre aux autochtones de participer encore plus activement à la pêche commerciale. Cette stratégie respecterait les règles actuelles déjà en place pour la pêche commerciale, et la participation accrue des autochtones serait facilitée par le rachat des permis existants par le gouvernement fédéral.

Mais une telle stratégie est coûteuse. Une étude préparée pour les pêcheurs commerciaux montre qu'une réaffectation de 5 p. 100 des quotas actuels, en faveur des autochtones, conduirait à un manque à gagner de 547 millions de dollars sur vingt ans pour les propriétaires de permis, leurs équipages et les travailleurs d'usine. Pour les permis seulement, il faudrait, selon les estimations, une somme de 43 millions de dollars pour indemniser les détenteurs, toujours dans le cas d'une allocation de seulement 5 p. 100(21). Or, le budget de la SRPA en 1992, pour le rachat de permis, s'élevait à sept millions de dollars, soit une bien petite somme pour de grandes attentes. Même si la méthodologie qui a servi de base à l'estimation des pertes peut être remise en question, il reste évident que le transfert d'une certaine partie du quota total aux autochtones entraînera sûrement des dépenses de plus de sept millions de dollars.

         b. De la difficulté de reconnaître un droit constitutionnel

Les non-autochtones oublient toutefois que la Constitution a donné un droit aux autochtones et qu'il faut désormais composer avec ce droit, même s'il est fort probable qu'il faudra une longue période de réflexion juridique avant qu'une interprétation unanime et ferme du jugement Sparrow concernant la vente commerciale de poisson par les autochtones soit rendue. C'est d'ailleurs précisément ce qui se produit présentement dans les décisions rendues par des cours inférieures (voir plus haut la partie traitant de l'arrêt Sparrow).

Le problème vient plutôt du fait qu'il est difficile de reconnaître un droit constitutionnel à ceux qui le détiennent; on en revient encore à l'éternel débat entre les droits collectifs et les droits individuels. Ainsi, si la commercialisation du saumon est déjà une importante activité pour les pêcheurs commerciaux blancs, il n'en demeure pas moins que l'autorisation donnée aux autochtones de commercialiser leurs prises semble effectivement être un bon outil de développement économique pour ces communautés. Encore faudrait-il que cette approche économique respecte le principe du développement viable. Or, à la lumière des événements de la saison 1992, il n'en est rien.

Les projets pilotes de vente n'ont pas satisfait aux attentes et ont fait la preuve qu'il est difficile d'en contrôler les effets secondaires. Le seul et simple argument que cette approche est non viable semble suffisant pour que le MPO repense en profondeur ce volet de la SRPA. Peu importe qui est responsable de la prétendue disparition de 500 000 saumons en 1992, l'une des principales causes du problème demeure une politique gouvernementale qui n'a pas su satisfaire à des critères de viabilité. Or, au-delà de tout, la responsabilité première du ministre des Pêches et des Océans est la protection des ressources. Le ministère n'a pas fait la preuve qu'il a assumé cette responsabilité, et personne, sauf lui, ne croit qu'une surveillance accrue viendra améliorer la situation, bien au contraire.

Comme le propose le rapport Pearse, il faut reconnaître le bien-fondé de la vente commerciale de poisson par les autochtones, mais en même temps, il faut repenser son exécution. Pour ce faire, il est impératif de mieux consulter tous les intervenants et d'améliorer leur participation au processus. Si un seul des intervenants se sent lésé dans ses droits, il y aura alors toujours de l'abus.

Comme il s'agit d'une ressource publique, il est parfois nécessaire de recouvrir à des mesures extrêmes. S'il est vrai que tous les intervenants sont disposés à négocier en échange d'une participation réelle au processus, et même s'il faut se montrer modérément sceptique quant à cette volonté de s'entendre, le MPO devrait envisager sérieusement d'adopter cette approche et laisser les principaux intéressés négocier entre eux un accord-cadre pour une stratégie globale relative à la pêche dans le fleuve Fraser. Le groupe de négociation pourrait recevoir l'aide technique et administrative du MPO, mais les solutions devraient idéalement provenir vraiment des intervenants plutôt que du ministère. Une telle stratégie aurait l'avantage de favoriser la mise au point de solutions locales pour des problèmes locaux et d'encourager des échanges entre les groupes qui exploitent et qui veulent protéger la même ressource.

Dans le cas où les intervenants n'en arriveraient pas à une solution concrète acceptée par tous, le MPO serait justifié de limiter de façon importante le droit de pêche à tous, en invoquant des raisons de conservation et le danger que des événements comme ceux qui sont survenus en 1992 se répètent. La situation est à ce point préoccupante que des demi-mesures ne sont pas acceptables. Quand tous auront concrètement fait la preuve de leur bonne volonté, alors seulement pourra-t-on espérer un retour à un certain équilibre.

Comme nous le verrons plus loin, le MPO n'a pas adopté cette approche en 1993, ce qui ne signifie toutefois pas qu'il ne devra pas y avoir recours un jour.

      4. Le droit à la gestion et l'effort de pêche en 1992

Au-delà des problèmes de communication et du débat sur le droit de vente commerciale du saumon par les autochtones, un autre élément fondamental de la problématique de la SRPA vient de la plus grande latitude laissée aux autochtones en matière de gestion des pêches.

Cette situation n'est toutefois pas unique au secteur des pêches. En effet, les droits de gestion sur les ressources constituent un des éléments majeurs des revendications territoriales des autochtones. En sachant qu'il faut aussi tenir compte de la Loi constitutionnelle de 1982, on voit bien la complexité de la situation. Cette complexité est d'autant plus grande que la ressource dont il est question ici, c'est-à-dire le saumon, contrairement à d'autres, est migratoire, dépendante de facteurs souvent impondérables et marquée par la présence de nombreuses espèces et qu'elle a des valeurs commerciale, sociale et cérémoniale.

En 1992, quelque 57 bandes autochtones de Colombie-Britannique ont signé 80 ententes qui les faisaient participer à la gestion et à la mise en valeur du saumon. Celles-ci prévoyaient notamment que les collectivités indiennes pourraient délivrer des permis de pêche et contrôler les prises.

Pour les pêcheurs non autochtones, ce droit de regard à la gestion a été perçu ni plus ni moins comme l'abandon, par le MPO, de sa responsabilité de gestionnaire et de protecteur de la ressource. Paradoxalement, les autochtones, bien qu'ils demandent le droit de gestion et de vente commerciale du saumon au niveau local, ne sont pas enclins à en assumer toute la responsabilité et exigent au contraire la participation du MPO. Les propos d'un conseil tribal sont éloquents à cet égard : « Le ministère des Pêches et des Océans a la responsabilité d'appuyer le développement d'une gestion locale du saumon, plus particulièrement en fournissant de l'information technique et scientifique, ainsi que l'expertise nécessaire pour la mise en place de commissions locales responsables de la production, de la capture et des plans de gestion »(22).

Il faut avouer que, dans les pêches modernes, les pêcheurs, peu importe leur race, ne peuvent être perçus comme de grands écologistes et de grands protecteurs de la ressource, surtout lorsque celle-ci est un bien public de grande valeur et que le temps alloué pour la recueillir est court. Les pêcheurs sont alors avant tout des prédateurs et certainement pas des défenseurs du développement durable, peu importe ce qu'ils en disent.

Pendant qu'il déployait beaucoup d'efforts pour accroître la participation des autochtones à la gestion de la ressource, le MPO a, semble-t-il, négligé de faire participer les pêcheurs non autochtones à cette gestion. Pour ces derniers, l'équilibre de la gestion de leur ressource a semblé vaciller avec l'arrivée d'un nouveau participant-gestionnaire, qui apparaissait d'autant plus menaçant que leurs propres efforts pour faire valoir leurs intérêts restaient vains. Comme nous l'avons mentionné, la seule solution pour les pêcheurs non autochtones réside dans une approche commerciale, qui permettrait aux autochtones de participer à la pêche commerciale et d'être compétitifs à l'intérieur du cadre actuel de cette pêche.

Il est vrai que l'approche du MPO, qui est de permettre de gérer à la pièce une ressource au cycle et à la migration aussi complexes que le saumon, dépasse l'entendement. Comment peut-on concevoir qu'il soit possible de gérer localement une ressource qui n'y migre qu'une fois par année? D'autant plus que, dans bien des territoires, la responsabilité de la gestion relèverait des villages, un processus certes démocratique, mais qui n'offre pas nécessairement la souplesse et la rapidité essentielles pour la saine gestion du saumon. En effet, comment peut-on prétendre, comme certaines collectivités l'ont fait, que leurs territoires sont responsables de 20, 30 ou même 50 p. 100 de la production de saumons du fleuve Fraser, quand on sait que le saumon est anadrome et qu'il a donc autant besoin d'eau douce que d'eau salée? Quels seraient les pouvoirs de ces gestionnaires locaux si les Américains décidaient d'intercepter massivement le saumon originaire du fleuve Fraser, ce qu'ils font d'ailleurs impunément.

L'administration d'un bien public va au-delà des frontières géographiques et sociales. Un gestionnaire qui n'a pas l'entière responsabilité de ses actes ne pourra être imputable et, par conséquent, il ne sera jamais un répartiteur équitable des ressources. Présentement, le MPO n'a peut-être pas administré la ressource avec grande finesse, mais comme il est le seul gestionnaire, tous savent qui pointer du doigt. C'est déjà un pas dans la bonne direction. Et c'est probablement cette direction qu'il faut effectivement tenter de suivre, tout en rendant les objectifs et les décisions plus transparents.

LA SAISON 1993 : LA PHASE II DE LA STRATÉGIE RELATIVE
AUX PÊCHES AUTOCHTONES

À la suite des événements survenus au cours de la saison de pêche de 1992, à peu près tout le monde souhaitait qu'une gestion plus serrée entraîne un revirement de la situation. Comme l'ont si bien souligné MM. Pearse et Larkin dans leur rapport :

La confusion qui a régné en 1992 ne peut se répéter. Si une telle situation devait se reproduire, la confiance à l'égard du système de gestion serait difficile à restaurer et les progrès réalisés au niveau de la politique de pêche des Indiens connaîtraient un grave recul. Pire encore, les ressources inestimables de saumon pourraient subir des dommages irréparables(23).

Dans leur rapport, Pearse et Larkin ont posé quatre conditions essentielles à l'amélioration de la situation. Ces conditions pourraient aussi être facilement perçues comme des recommandations au ministre des Pêches et des Océans. Les conditions sont les suivantes : une participation de tous les intervenants pour assurer la conservation, une meilleure coordination des groupes indiens entre eux, un respect des responsabilités et des obligations, autant de la part des gestionnaires que des pêcheurs, et une application rigoureuse des règlements.

Pearse et Larkin reconnaissent également que ces quatre conditions ne sauraient être satisfaites si la communication, la dissémination de l'information et les structures consultatives ne sont pas aussi améliorées. Et comme l'agent central de la gestion des pêches est le MPO, le fardeau de l'amélioration de ces divers aspects de la gestion de la ressource repose donc sur ses épaules. Pour ce faire, le ministère a présenté le plan d'action suivant :

  • des consultations exhaustives avec tous les chefs de bandes du Fraser et avec tous les groupes intéressés;

  • des négociations d'ententes pour 1993, mises en place avant le printemps;

  • la formation de gardes-pêche supplémentaires;

  • l'augmentation des équipements de surveillance hydro-acoustique;

  • la conclusion du programme initial de révocation des permis;

  • une réglementation accrue de l'achat de poisson et la consignation des ventes;

  • un accroissement de la surveillance et de la mise à exécution des règlements;

  • la continuation du programme d'essai de la vente contrôlée de la pêche autochtone.

Le MPO a suivi d'assez près ce plan d'action. En effet, un blitz de discussions et de négociations au début de l'année 1993 a permis la signature de quelque 26 ententes avec des groupes autochtones, et même si les ententes n'ont pas couvert l'ensemble du réseau hydrographique de la province, comme le recommandait le rapport Pearse, des efforts en ce sens se poursuivent toujours.

De plus, de nouveaux programmes de formation ont permis à 60 gardes-pêches autochtones de venir s'ajouter aux 81 gardes-pêche autochtones formés en 1992. Le programme de retrait volontaire des permis de pêche commerciaux a aussi connu du succès puisqu'il y a eu une demande de 240 retraits au premier tour et de 167 retraits au second tour, et qu'au total 75 permis ont été retirés pour une somme de 5,95 millions de dollars. Enfin, des postes de dénombrement hydroacoustiques supplémentaires et plus sophistiqués que ceux qui sont utilisés à Mission ont été installés sur le fleuve Fraser.

Et pourtant, si on se fie aux accusations portées par de nombreux intervenants, les problèmes de communication n'ont pas semblé s'améliorer. Or, comme nous l'avons mentionné précédemment, l'apparente absence de communication est beaucoup plus un problème d'écoute qu'autre chose, autant de la part du MPO que de celle des pêcheurs commerciaux blancs; c'est un problème qui ne fait que s'envenimer avec le temps et que le MPO n'a pas encore réussi à solutionner.

Mais au-delà du plan d'action 1993 du MPO, le fait marquant de cette saison de pêche restera l'annonce du nouveau règlement sur les permis de pêche communautaire des autochtones, qui a été adopté le 18 juin 1993. Le nouveau Règlement sur les permis de pêche communautaires des autochtones, qui relève de la Loi sur les pêches, est venu concrétiser les mesures prises en 1992 en vue d'accroître la participation des autochtones à la gestion de leurs pêches, tout en clarifiant l'application des règlements. Ainsi, contrairement à l'an dernier, les permis octroyés aux autochtones seront des permis communautaires, plutôt que des permis individuels, auxquels sont assorties des conditions qui assureront un contrôle de l'effort de pêche et un régime de surveillance et d'exécution des règlements.

Le règlement de 1993 reconduit les trois projets pilotes de vente de poisson capturé par les autochtones en vertu des permis communautaires. Outre le projet pilote du fleuve Fraser supervisé par la LFFA, un autre projet se déroulera sur la rivière Skeena où 150 000 sockeyes, alloués en vertu du plan de gestion des bancs hétérogènes de saumons, pourront être vendus; enfin, un troisième projet sera réalisé sur la rivière Somass, à Port Alberni. On prévoit que ce dernier projet générera des revenus de plus de 1,5 million de dollars.

On peut certes reconnaître la bonne volonté du MPO, qui cherche à satisfaire les exigences indirectes du jugement Sparrow; mais avec les résultats mitigés de l'expérience pilote de 1992, on peut se demander si les circonstances ne feront pas qu'accroître la frustration et la colère des pêcheurs commerciaux blancs. Il ne semble toutefois pas que le MPO craigne la confrontation, puisque, de nouveau cette année, et en dépit d'estimations qui laissent entrevoir de fortes montaisons des saumons, il a fermé certaines des premières pêches ou leur a imposé des restrictions.

Au début de la saison 1993, le MPO prédisait des niveaux de capture records, qui pourraient totaliser 42,6 millions de saumons, soit 12 millions de saumons rouges (mieux connus sous le nom de sockeye), 25 millions de saumons roses, deux millions de kétas, trois millions de cohos et 600 000 quinnats. Pour le fleuve Fraser, les premières estimations montrent des montaisons de sockeye pouvant atteindre 17,4 millions d'individus, ce qui se traduirait par des allocations de neuf millions de saumons pour la flotte commerciale canadienne, de 2,4 millions pour les États-Unis et de 975 000 saumons pour les pêches autochtones, dont 625 000 saumons à la LFFA à des fins de subsistance et pour la vente commerciale. Le retrait-rachat de 75 permis commerciaux a permis d'allouer 190 000 saumons additionnels aux pêches autochtones.

CONCLUSION

La saison de pêche au saumon 1993 sur la côte ouest sera décisive pour la politique de gestion des pêches du MPO. En effet, après avoir appris des erreurs qu'il a commises en 1992, le ministère a dépensé beaucoup d'énergie afin de trouver un terrain d'entente pour la gestion du saumon. Si on fait exception d'un problème évident de communication, le MPO a fait de grands efforts pour en arriver à une entente-cadre collective et coordonnée pour le Fraser, ce qui constituait une grave lacune l'an dernier. En même temps, il a cherché à améliorer la surveillance et l'application des règlements et a peaufiné les ententes visées par les projets pilotes de vente de poisson par les autochtones. Au mois de juin 1993, le Canada a de plus conclu une entente avec les États-Unis sur les prises de saumon du Pacifique; il s'agit là d'un aspect de la gestion du saumon qui est peu souvent mentionné dans le débat actuel, mais qui est vital pour une exploitation viable de la ressource.

En dépit de toutes ces initiatives, le MPO n'a pas su rallier l'ensemble des intervenants à sa politique de gestion, les pêcheurs commerciaux blancs continuant à s'en sentir exclus. Or, comme il a été mentionné précédemment, seule une concertation globale, conduite à la satisfaction de tous, pourrait signifier véritablement une saine gestion du saumon. Toute autre approche n'arrivera pas à faire tourner les horloges des personnes et des poissons au même rythme.

La gestion du saumon du Pacifique, du jugement Sparrow à la Stratégie relative aux pêches autochtones, est certes nécessaire pour le développement viable de la ressource, mais elle sert aussi de banc d'essai pour une autre forme de développement viable, celui de la communauté autochtone. Pour le moment, rien ne laisse présager la pérennité de l'un ou de l'autre.

BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE

Blewett, Edwin, Compensation Valation Study - A Study Completed for the Commercial Fishing Industry Council of Issues Related to Compensation to the Commercial Fishing Industry for Reallocations to the Aboriginal Fishery. Vancouver, novembre 1992.

Chambre des communes, Comité permanent des forêts et des pêches. Procès-verbaux et témoignages, 3e session, 34e législature, janvier 1993, fascicules 16, 17 et 18.

Pearse, Peter H. et Peter A. Larkin. La gestion du saumon dans le Fraser. Vancouver, décembre 1992, p. 22.

Pêches et Océans. « Stratégie relative aux pêches autochtones - Le programme ». Fiche d'information, juin 1992.


(1) Propos reproduits dans « Send Strong Signal on Salmon », Northwest Energy News, janvier/février 1993, vol. 12, no 1 (traduction).

(2) R. c. Sparrow, [1990] 1 R.C.S. 1075.

(3) Michael Asch and Patrick Macklem, « Aboriginal Rights and Canadian Sovereignty : An Essay on R. v. Sparrow », Alberta Law Review, vol. XXIX, no 2, 1991, p. 498.

(4) Chris Tennant, « Justification and Cultural Authority in s. 35(1) of the Constitution Act, 1982 : Regina v. Sparrow », Dalhousie Law Journal, vol. 14, no 2, 1991, p. 372, à la page 386.

(5) W.I.C. Binnie, « The Sparrow Doctrine : Beginning of the End or End of the Beginning », Queen's Law Journal, vol. 15, 1990, p. 217.

(6) David Elliott, « In the Wake of Sparrow : A New Department of Fisheries? », Recueil de droit de U. N.-B., vol. 40, 1991, p. 23 à la page 41; W.I.C. Binnie, « The Sparrow Doctrine : Beginning of the End or End of the Beginning? », Ibid., à la page 237; Sébastien Grammond, « La protection constitutionnelle des droits ancestraux des peuples autochtones et l'arrêt Sparrow », Revue de droit de McGill, vol. 36, no 4, 1991, p. 1382, à la page 1396.

(7) Sébastien Grammond, « La protection constitutionnelle des droits ancestraux des peuples autochtones et l'arrêt Sparrow », Revue de droit de McGill, vol. 36, 1991, p. 1382 à la page 1391.

(8) R. c. Sparrow, [1990] 1 R.C.S. 1101.

(9) Reid c. Canada, [1993] 2 C.N.L.R. 188.

(10) R. c. Van Der Peet, R. c. Glastone et R. c. Smokehouse, Cour d'appel de la Colombie-Britannique, non-publiés, le 25 juin 1993.

(11) R. c. Van Der Peet (1993), p. 132 (traduction).

(12) Peter H. Pearse et Peter A. Larkin, La gestion du saumon dans le Fraser (ci-après appelé le rapport Pearse), Vancouver, novembre 1992, p. 22.

(13) Pêches et Océans Canada, « Stratégie relative aux pêches autochtones - Aperçu II : le contexte » , Fiche d'information, 29 juin 1992.

(14) Pêches et Océans, « Stratégie relative au pêches autochtones - Le programme », Fiche d'information, juin 1992.

(15) Comité permanent des forêts et des pêches de la Chambre des communes, Procès-verbaux et témoignages, 3e session, 34e législature, 25 janvier 1993, p. 16:63.

(16) Ibid., p. 16:83.

(17) Rapport Pearse (1992), p. 27.

(18) Comité permanent des forêts et des pêches de la Chambre des communes (1993), p. 16:24.

(19) Ibid., p. 16:26.

(20) Ibid., p. 16:39.

(21) Edwin Blewett, Compensation Valuation Study - A Study Completed for the Commercial Fishing Industry Council of Issues Related to Compensation to the Commercial Fishing Industry for Reallocations to the Aboriginal Fishery, Vancouver, novembre 1992.

(22) Conseil tribal des Nuu-chah-nulth, « Presentation to the Standing Committee on Forestry and Fisheries », Vancouver, 26 janvier 1993, p. 4 (traduction).

(23) Rapport Pearse (1992), p. 41.

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