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PRB 99-1F
Copie d'impression

LES SANS-ABRI

Rédaction :
Patricia Begin, Lyne Casavant, Nancy Miller Chenier,
Division des affaires politiques et sociales
Jean Dupuis, Division de l'économie
Janvier 1999


TABLE DES MATIÈRES

 

VUE D’ENSEMBLE

   De plus en plus d’individus sont touchés par l’itinérance

   L’année 1987 : un tournant dans la recherche sur les sans-abri

   Objectifs du document

LA DÉFINITION DU SANS-ABRI

   À la recherche d’une définition du sans-abri

   Trois types de sans-abri

   Les enjeux méthodologiques

   En bref

LE DÉNOMBREMENT DES SANS-ABRI

   Une question qui est au coeur du débat sur les sans-abri : combien sont-ils?

   La situation canadienne en regard au dénombrement des sans-abri

      A. Première tentative de dénombrement

      B. Seconde tentative de dénombrement

   L’absence de données officielles sur les sans-abri

      A. Commentaires du Comité

      B. Réponses des gouvernements

   Un enjeu politique

   Un processus de recherche méthodologique afin d’améliorer
   les connaissances sur les sans-abri au Canada

   En bref

LA COMPOSITION DE LA POPULATION DES SANS-ABRI

   Des groupes auparavant peu représentés dans le monde des sans-abri

      A. Les femmes

      B. Les jeunes

      C. Les Autochtones

      D. Les familles

   En bref

LA SANTÉ ET LES SANS-ABRI

   Introduction

   La santé des sans-abri

   Entraves à la santé des sans-abri et solutions possibles

   La santé de groupes particuliers de sans-abris

      A. Les jeunes

      B. Les femmes

      C. Les personnes souffrant de maladies mentales

      D. Les Autochtones

   Le rôle du gouvernement fédéral à l’égard de la santé des sans-abri

MESURES PARLEMENTAIRES EN MATIÈRE DE LOGEMENT
(Révisé le 26 mars 2001)

   Aperçu

   Chronologie

PERSPECTIVES INTERNATIONALES SUR LES FACTEURS
QUI CONTRIBUENT À L’ITINÉRANCE

   Aperçu

   L’expérience américaine

      A. Brève chronologie

      B. Études américaines : explications possibles de l’augmentation du nombre des sans-abris

         1. La baisse du parc de logements à prix modique

         2. La baisse du marché des emplois occasionnels

         3. La désinstitutionnalisation

         4. L’alcoolisme, les toxicomanies et l’avènement du crack

         5. Les changements dans la distribution des revenus


LES SANS-ABRI

 

VUE D’ENSEMBLE

Rédaction :
Lyne Casavant
Division des affaires politiques et sociales
Janvier 1999

Le phénomène des sans-abri ne se limite pas aux pays les plus pauvres du monde. En effet, force est de constater que se trouver sans abri pendant une période plus ou moins longue est le lot de plusieurs personnes vivant dans tous les pays, y compris ceux qu’on estime être les plus riches de la planète(1). Ce phénomène ne résulte pas non plus nécessairement de catastrophes d’origine naturelle ou humaine. De nombreuses études ont en effet révélé que les événements susceptibles de mener des gens à faire partie du monde des sans-abri sont nombreux et diversifiés. D’ailleurs, de nos jours, se trouver sans abri est une réalité pour beaucoup d’hommes, de femmes et d’enfants qui ont des histoires de vie fort différentes. Il ne s’agit pas par ailleurs d’un phénomène nouveau. De toute évidence, au cours de l’histoire, des personnes n’ont pas été en mesure de se loger convenablement pendant des périodes variables et pour de multiples raisons. Cependant, depuis les années 80, le phénomène s’accentue, et la population touchée par ce dernier est de plus en plus diversifiée(2).

De plus en plus d’individus sont touchés par l’itinérance

À cet égard, les plus récentes estimations concernant l’ampleur du phénomène de l’itinérance qui ont été publiées par des organisations internationales sont alarmantes. À l’échelle mondiale, on estime que plus d’un milliard d’individus sont mal logés et que 100 millions d’entre eux vivent littéralement dans la rue. De plus, selon les informations contenues dans le rapport de l’UNICEF, toutes les nuits, 850 000 personnes sont sans abri en Allemagne et 750 000, aux États-Unis et dans la plus grande ville canadienne, Toronto, les hébergements d’urgence destinés aux sans-abri ont accueilli, chaque nuit de l’année 1997, 6 500 personnes(3).

Les experts s’entendent par ailleurs pour dire que la population des sans-abri, outre le fait qu’elle ne cesse de croître en nombre, a subi, depuis une vingtaine d’années, d’importantes modifications en ce qui a trait à ses caractéristiques. En ce qui concerne plus particulièrement la situation observée en Amérique du Nord, soulignons l’augmentation importante et croissante, dans le groupe des itinérants, du nombre de femmes(4), de jeunes(5), de familles(6), de personnes affectées de troubles mentaux(7), de nouveaux immigrants(8), et de membres de différentes communautés ethniques, plus spécifiquement de la communauté autochtone au Canada(9).

L’année 1987 : un tournant dans la recherche sur les sans-abri

Depuis que 1987 a été déclarée l’Année internationale du logement des sans-abri par les Nations Unies, le phénomène a retenu l’attention d’un grand nombre de chercheurs et d’intervenants sociaux. Des efforts dans le domaine de la recherche, de l’intervention et des politiques ont d’ailleurs marqué les années qui ont suivi cette reconnaissance publique de l’itinérance. À cet égard, la prolifération d’écrits sur le sujet constitue sans doute l’un des signes tangibles de cette reconnaissance. Après avoir procédé à l’inventaire des articles scientifiques publiés sur le sujet de 1980 à 1993 dans trois index signalétiques informatisés (Sociofile, Psyclit et Medline), des chercheuses de l’université du Québec à Montréal ont montré que 91 p. 100 des 1 214 articles publiés au cours de la période à l’étude l’avaient été depuis 1987(10).

En général, ces études ont permis aux experts de modifier leur façon de se représenter les sans-abri et de rendre compte de la complexité du problème, qui, pendant longtemps, a été associé presque exclusivement à l’abus d’alcool(11). Aujourd’hui, d’ailleurs, force est de constater que l’image traditionnelle du sans-abri, c’est-à-dire celle d’un groupe relativement homogène, composé d’hommes d’âge mur, alcooliques et vaguement délirants, est périmée et que l’abus d’alcool n’est pas la seule cause menant à l’itinérance.

Les connaissances sur les sans-abri s’appuient sur un nombre considérable d’études et de recherches. Cependant, les positions soutenues par les experts sont tout aussi nombreuses que les solutions avancées pour freiner la croissance du phénomène. Il n’existe aucun consensus ni sur l’ampleur du phénomène, ni sur sa composition, ses causes et ses remèdes. D’ailleurs, bien que les facteurs explicatifs de l’itinérance se multiplient, et surtout, se complexifient au rythme de l’approfondissement des connaissances sur le sujet, le poids relatif qu’il faut allouer à ces différents facteurs, soit la pauvreté, le manque de logements à prix modique, l’usage de drogues, la maladie mentale, etc., fait l’objet de vifs débats. Cette situation explique certainement pourquoi malgré l’ampleur des études sur le sujet, un grand nombre de personnes partagent un sentiment d’ignorance face au phénomène dans son ensemble et aux mesures à mettre de l’avant afin de l’enrayer(12).

Objectifs du document

Dans le présent document modulaire, nous ne prétendons aucunement faire le tour de la question des sans-abri. Notre objectif premier est de présenter les principales caractéristiques de la population des sans-abri au Canada et de proposer une synthèse des principaux éléments d’explication du phénomène.

Plusieurs aspects du phénomène des sans-abri sont brièvement présentés dans les modules qui suivent. Nous traitons d’abord de la définition des sans-abri ainsi que des enjeux méthodologiques et politiques associés aux choix de telle ou telle définition; nous nous penchons ensuite sur les problèmes de dénombrement de la population itinérante, sur les conditions de vie des sans-abri et, plus particulièrement, sur l’impact de ces conditions sur leur santé; nous examinons enfin le lien existant entre les sans-abri, la prison et la maladie mentale ainsi que les mesures parlementaires mises de l’avant pour tenter de freiner la croissance du phénomène.

Le document porte plus particulièrement sur la situation qui existe au Canada. Nous y présentons donc quelques statistiques canadiennes concernant l’ampleur du phénomène et sa composition.

Tout au long des pages qui suivent, nous allons voir qu’à partir des années 80, l’état de sans-abri a été de plus en plus associé à des dangers multiples en matière de criminalité, de santé publique et d’économie. Nous verrons que ces préoccupations, parce qu’elles tendent à dicter les interventions réservées aux sans-abri, contribuent à l’augmentation du contrôle social de cette population. Ce contrôle social accru, qui se traduit dans bien des cas par une réglementation de l’espace public, favorise les prises en charge pénale des sans-abri et contribue, par conséquent, à renforcer cette image deviante des sans-abri. Certains auteurs soutiennent d’ailleurs qu’en criminalisant les conditions de vie des personnes qui vivent dans l’extrême pauvreté, on contribue grandement à leur marginalisation sociale.


(1) Pour rendre compte de cette problématique les Nations Unies parlent en terme de « détresse au cœur de l’abondance ».

(2) Bien qu’il soit difficile de dénombrer les sans-abri, différents indicateurs permettent d’avancer que le phénomène est en croissance au Canada depuis les années 80 et qu’il touche un plus large segment de la population. Soulignons à ce titre, l’apparition dans les centres d’hébergement et les soupes populaires destinés aux sans-abri de plusieurs groupes qui ne fréquentaient pas ces lieux auparavant ainsi que les surcharges dans les centres d’hébergement et l’augmentation constante de la demande de services dans ce domaine.

(3) Il est possible d’avoir accès au rapport de l’UNICEF intitulé Le progrès des Nations 1998 à l’adresse suivante : http://www.unicef.org.

(4) Sylvia Novac, Joyce Brown et Carmen Bourbonnais, Elles ont besoin de toits : Analyse documentaire sur les femmes sans-abri, Société canadienne d’hypothèques et de logement, 1996; Claudine Mercier, « L’itinérance chez la femme », Revue québécoise de psychologie, vol. 9, no 1, 1988, p. 79-93.

(5) J. R. Wolch et S. Rowe, « On the Streets: Mobility Paths of the Urban Homeless », City and Society, vol. 6, no 2, 1992, p. 115-140.

(6) K. Y. McChesney, « Absence of a Family Safety Net for Homeless Families », Journal of Sociology and Social Welfare, vol. 19, no 4, 1992, p. 55-72.

(7) A. K. Wuerker, « Factors in the Transition to Homelessness in the Chronically Mentally Ill », Journal of Social Distress and the Homeless, vol. 6, no 3, 1997, p. 251-260.

(8) Danielle Laberge, Marie-Marthe Cousineau, Daphné Morin et Shirley Roy, De l’expérience individuelle au phénomène global : configuration et réponses sociales, Montréal, Les cahiers de recherche du Collectif de recherche sur l’itinérance, Département de sociologie, Université du Québec à Montréal, 1995.

(9) Mary Ann Beavis, Nancy Klos, Tom Carter et Christian Douchant, Étude documentaire : les Autochtones sans abri, Société canadienne d’hypothèques et de logement, 1997; Commission royale sur les peuples autochtones, Les peuples autochtones vivant en milieu urbain, Ottawa, ministère des Approvisionnements et Services Canada, 1995; Société canadienne d’hypothèques et de logement, « Les conditions de logement des peuples autochtones au Canada », Le point en recherche et développement : Série socio-économique, no 27, août 1996.

(10) Danielle Laberge, Marie-Marthe Cousineau, Daphné Morin et Shirley Roy, De l’expérience individuelle … (1995).

(11) G. Barak, Grimme Shelter, A Social History of Homelessness in Contemporary America, New York, Praeger Publisher, 1992, p. 6.

(12) Anne Golden, « The Faces of the Homeless », The Globe and Mail, 28 mai 1998.


LA DÉFINITION DU SANS-ABRI

Rédaction :
Lyne Casavant
Division des affaires politiques et sociales
Janvier 1999

La définition du sans-abri est au centre d’enjeux politiques importants. Il faut dire qu’une telle définition influe directement sur les évaluations quantitatives du nombre de personnes touchées par ce drame et, par conséquent, sur l’ampleur des ressources devant y être consacrées. Ainsi, par exemple, l’usage de définitions plus englobantes fait augmenter le nombre des sans-abri et suppose une réévaluation des critères d’accès à des logements convenables et des politiques de construction de logements à prix modiques ainsi que du financement des services destinés à cette population.

Dans cette partie, nous traitons brièvement des diverses définitions utilisées dans la littérature qui traite de l’itinérance et nous nous penchons sur certaines difficultés méthodologiques qui découlent de l’absence de consensus concernant la définition du sans-abri.

À la recherche d’une définition du sans-abri

Le lien entre l’abri et les sans-abri semble évident à première vue. Être un « sans-abri », c’est ne pas avoir d’abri pour se loger. Dans les faits, pourtant, la question entourant ce lien est complexe et se traduit par un ensemble de définitions du phénomène. Ainsi, à la question « qui ranger sous l’étiquette de sans-abri », force est de constater l’existence de plus d’une réponse. Certains auteurs soutiennent d’ailleurs qu’il y a presque autant de définitions que de recherches qui ont traité du sujet. Cela dit, les variations dans les définitions sont importantes et pour en rendre compte, plusieurs chercheurs parlent d’un continuum de définitions du sans-abri.

À l’une des extrémités de ce continuum, on définit le « sans-abri » en se référant uniquement à l’absence d’un abri, entendu dans son sens technique. Notons qu’il s’agit de toute évidence de la façon la plus restrictive de se représenter le phénomène des sans-abri. D’ailleurs, bien qu’une grande proportion de la population adopte cette définition en réservant le terme « sans-abri » exclusivement aux personnes qui vivent dans la rue ou dans des refuges d’urgence et que tous les chercheurs et les intervenants s’entendent pour dire que ces personnes doivent être qualifiées de sans-abri, plusieurs estiment qu’une telle définition est trop restrictive.

À l’autre extrémité du continuum, certains chercheurs proposent une définition large et englobante du phénomène. C’est le cas, par exemple, de la définition que les Nations Unies ont retenue à l’occasion de la déclaration de l’Année internationale du logement des sans-abri. Selon cette définition, un « sans-abri » c’est autant une personne qui n’a pas de domicile et qui vit dans la rue ou dans les refuges, qu’une personne qui n’a pas accès à un abri convenable, c’est-à-dire un abri qui répond à certains critères de base jugés essentiels tant pour la santé que pour le développement humain et social. On pense notamment ici à un accès à des installations sanitaires et à l’eau potable, à la garantie d’occupation, à la protection contre les intempéries, à la sécurité des personnes, à un accès à l’éducation, au travail et aux services de santé, etc. Il faut voir que le droit à un abri est un principe humanitaire élémentaire reconnu dans la Déclaration universelle des droits de l’homme :

Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires; elle a droit a la sécurité en cas de chômage, de maladie, d’invalidité, de veuvage, de vieillesse ou dans les autres cas de perte de ses moyens de subsistance par suite de circonstances indépendantes de sa volonté(1).

La définition des Nations Unies reconnaît donc que l’absence ou la très grande précarité d’un abri pose un certain nombre de problèmes qui contribuent grandement à la détérioration des conditions de vie. Songeons, entre autres, à la difficulté de maintenir des liens affectifs, d’obtenir des services, de protéger ses biens personnels et d’assurer sa sécurité physique. Cette difficulté pour les sans-abri d’accéder à un espace privé convenable, pouvant leur permettre de se préparer pour le travail ou l’école et de prodiguer et recevoir des soins et de l’attention, les confinerait dans cet espace d’extrême pauvreté(2). Selon la définition des Nations Unies, il importe donc de considérer comme « sans-abri » les personnes qui, parce qu’elles habitent des logements inadéquats, risquent grandement de basculer dans l’itinérance de rue(3).

Entre ces deux définitions situées aux extrêmes du continuum, plusieurs chercheurs proposent leur définition du sans-abri. Chacune de ces définitions apporte une nuance, une exception qui rend néanmoins toute tentative de comparaison des résultats à peu près impossible. Pour ne donner qu’un exemple, indiquons que le Comité des sans-abri de la Ville de Montréal a adopté, en 1987, la définition suivante des sans-abri, qui a par la suite été reprise par le ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec dans le document intitulé La Politique de la santé et du bien-être(4) :

La personne qui n’a pas d’adresse fixe, de logement stable, sécuritaire et salubre pour les 60 jours à venir, à très faible revenu, avec une accessibilité discriminatoire à son égard de la part des services, avec des problèmes de santé mentale, d’alcoolisme, de toxicomanie ou de désorganisation sociale et dépourvue de groupe d’appartenance stable(5).

Ceux qui prônent cette définition soutiennent qu’elle a l’avantage de tenir compte de la complexité des problèmes à l’oeuvre dans la dynamique de l’itinérance. Toutefois, cette définition demeure, tout comme celles présentées précédemment, sujette à interprétation. Comment en effet doit-on définir l’abri? Est-ce qu’une voiture, un édifice désaffecté ou une même une caravane peuvent être considérés comme un abri? Quoi faire par ailleurs des individus qui dorment chez des amis, de la femme victime de violence conjugale qui demande une aide sous forme d’hébergement, de l’ex-détenu qui réside temporairement dans une maison de transition ou même du toxicomane qui suit une cure de désintoxication dans un centre réservé à cet effet? Faut-il considérer toutes ces personnes comme des sans-abri?

Dans l’ensemble, il est évident que toutes les définitions des sans-abri sont sujettes à une interprétation et reflètent un point de vue. En outre, il est tout aussi évident que toutes les définitions sont soumises à des considérations d’ordre temporel. L’état changeant des personnes qui vivent des expériences dans le monde de l’itinérance pose en fait un certain nombre de difficultés lorsqu’on tente de définir la population touchée par ce drame. Mentionnons à cet égard que l’itinérance n’est pas une caractéristique de l’individu mais bien une situation de vie qui peut être temporaire, périodique ou plus ou moins permanente. Des études longitudinales ont d’ailleurs permis de montrer que l’absence de logis pendant une longue période n’est pas commune, du moins en Amérique du Nord(6). Certains chercheurs américains et canadiens soutiennent d’ailleurs que le « modèle typique des sans-abri semble en être un d’instabilité résidentielle plutôt que d’absence constante de logement pendant une longue période »(7). En conséquence, plusieurs chercheurs ajoutent un critère temporel à leur définition des sans-abri. Ainsi, selon eux, pour être qualifiée de sans-abri une personne doit avoir été sans logement pendant un certain nombre de jours ou de semaines.

Trois types de sans-abri

Cette question concernant la durée constitue une préoccupation importante pour l’ensemble des personnes qui s’intéressent au phénomène des sans-abri. Dans bien des cas d’ailleurs, la durée de la situation de sans-abri devient l’élément discriminant permettant de distinguer le niveau de difficulté variable vécu par les personnes en cause. L’une des tentatives de catégorisation des sans-abri la plus répandue consiste à diviser l’ensemble de la population en trois sous groupes(8) :

  • Le groupe des sans-abri chroniques permet de rendre compte des personnes qui vivent en marge de la société et qui font souvent face à des problèmes d’alcool, de drogue ou même de maladie mentale.

  • Le groupe des sans-abri cycliques permet de rendre compte des individus qui perdent leur logement par suite de divers changements de situation de vie, tels que la perte d’un emploi, un déménagement, ou des séjours en prison ou dans un hôpital. Parmi ceux et celles qui doivent fréquenter périodiquement des foyers d’hébergement ou des soupes populaires, on compte des femmes victimes de violence familiale, des jeunes fugueurs, des chômeurs, des personnes récemment libérées d’un centre de détention ou d’une institution psychiatrique, etc.

  • Le groupe des sans-abri temporaires rend compte de ceux et celles qui perdent leur logement pendant une période relativement courte et temporaire. Parmi les personnes susceptibles d’être incluses dans cette catégorie, notons celles qui perdent leur logement à la suite d’une catastrophe naturelle (incendie, inondation, guerre) et celles qui voient leur situation économique et personnelle se modifier par suite d’une séparation, d’une perte d’emploi, etc. Enfin, notons que certains chercheurs ne considèrent pas les sans-abri temporaires comme des sans-abri. Ces personnes sont donc exclues de certaines études.

Les enjeux méthodologiques

La diversité des définitions utilisées dans la littérature sur l’itinérance constitue un obstacle bien réel au plan de la recherche. D’abord, comme il arrive souvent que les chercheurs ne précisent pas, dans la présentation des résultats, la définition qu’ils ont retenue aux fins de l’étude et la méthode qu’ils ont privilégiée pour procéder au repérage des sans-abri, il devient très difficile de procéder à des études comparatives. Les variations importantes du nombre de sans-abri dans un même pays ou une même ville s’explique pourtant par la définition retenue par les chercheurs et la méthode utilisée pour procéder à la recherche.

Toutes les définitions posent certaines difficultés au plan de leur mise en œuvre. Les défis sont d’ailleurs considérables pour la recherche : choix de terrain de cueillette, évaluation de la représentativité de l’échantillon, capacité de généralisation des résultats, comparaison des résultats, etc. Au Canada, la plupart des chercheurs adoptent la définition retenue par les Nations Unies. Cependant, cette définition est difficile à manier d’un point de vue méthodologique. Comment en fait repérer les personnes qui vivent dans des logements qui ne répondent pas aux critères de base des Nations Unies? Compte tenu de ces difficultés, la plupart des recherches empiriques canadiennes se fondent sur la première partie de la définition des Nations Unies — les sans-abri sont ceux qui n’ont pas de logement. Les méthodes de recherche sont donc axées sur les services destinés aux sans-abri. On appuie donc la définition sur un plan théorique mais, en pratique, on n’en utilise qu’une partie. Au Canada, néanmoins, on reconnaît que ces méthodes ne permettent pas de donner un portrait global du phénomène, qui se voit donc, compte tenu de la méthode utilisée, sous-évalué.

Outre l’ensemble des difficultés de conceptualisation du phénomène des sans-abri, difficultés qui se matérialisent par l’absence de consensus concernant sa définition, il faut souligner qu’aucune définition n’a été appliquée de façon systématique dans les études qui traitent des sans-abri. Il y a donc absence de consensus en ce qui a trait à la définition des sans-abri ainsi qu’aux méthodes de mesure du phénomène, c’est-à-dire les critères opérationnels permettant de définir qui la définition inclut et qui elle exclut.

En bref

En définitive, deux questions se posent quant aux études qui portent sur les sans-abri. D’abord, il faut comprendre la définition prônée par les chercheurs et, ensuite, la méthode utilisée pour repérer les sans-abri. Dans l’ensemble, il importe de retenir que l’appellation « sans-abri » désigne des réalités diverses. Certains rangent sous cette même étiquette des personnes qui vivent avec des amis, des femmes qui vivent pour une courte période dans des maisons d’hébergement pour femmes violentées, des prisonniers, etc. Il convient donc de rappeler simplement qu’isolés de leur contexte, les résultats de recherche ne veulent rien dire.


(1) Déclaration universelle des droits de l’Homme, article 25, paragraphe 1. (Le gras est de nous).

(2) Conseil canadien de développement social, Les sans-abri au Canada : rapport sur l’enquête nationale, Ottawa, Conseil canadien de développement social, 1987.

(3) Mentionnons que plusieurs chercheurs prônent une définition plus englobante du phénomène, telle celle prônée par les Nations Unies.

(4) Ministère de la Santé et des Services sociaux, La Politique de la santé et du bien-être, Québec, Gouvernement du Québec, 1992.

(5) Comité des sans-abri de la Ville de Montréal, Vers une politique municipale pour les sans-abri, Montréal, Ville de Montréal, 1987.

(6) J. Ward, Organizing for the Homeless, Ottawa, Conseil canadien du développement social, 1989; Caucus des Maires des grandes villes de la Fédération canadienne des municipalités, Plan d’action national sur l’habitation et les sans-abri, Montréal, Fédération canadienne des municipalités, 1991; Ministère de la Main-d’œuvre et de la Sécurité du revenu, Les sans-abri au Québec : étude exploratoire, Québec, Direction de la recherche, Gouvernement du Québec, 1988.

(7) M. Sosin, I. Piliavin et H. Westervelt, « Toward a Longitudinal Analysis of Homelessness », Journal of Social Issues, vol. 46, no 4, 1990, p. 171 (traduction).

(8) Certains chercheurs proposent quant à eux deux sous-groupes, l’un composé des sans-abri chroniques et permanents par opposition à celui composé des sans-abri ponctuels et temporaires.


LE DÉNOMBREMENT DES SANS-ABRI

Rédaction :
Lyne Casavant
Division des affaires politiques et sociales
Janvier 1999

Une question qui est au cœur du débat sur les sans-abri : Combien sont-ils?

Qu’est-ce qu’un sans-abri? Combien sont-ils? Telles sont les deux principales questions qui animent le débat sur le phénomène des sans-abri. Or, ces deux questions, bien que distinctes, sont dans les faits intimement liées. En effet, la réponse donnée à la première déterminera la seconde. Ainsi, pour rendre compte du fait que les critères permettant de définir qui ranger sous l’étiquette de sans-abri influent directement sur la taille de l’estimation, on dira que c’est la définition des sans-abri qui, en elle-même, détermine le nombre de ces derniers. Plus les critères seront englobants, plus l’estimation sera importante, et vice versa.

Il ne faut donc pas se surprendre de constater des variations importantes dans les estimations. Deux chercheurs américains ont ainsi relevé des estimations qui oscillaient entre 250 000 et trois millions de sans-abri pour l’ensemble des États-Unis(1). Notons que ce débat, qui oppose principalement les activistes aux fonctionnaires, est particulièrement virulent chez nos voisins américains. Quant aux estimations mondiales, selon les Nations Unies, elles oscillent entre cent millions et plus d’un milliard de sans-abri. Ces variations s’expliquent par le fait que la définition proposée par les Nations Unies joint sous l’appellation « sans-abri » des personnes qui vivent divers degrés de dénuement en regard du logement : celles qui dorment sans toit, celles qui dorment dans des centres d’hébergement temporaires ou des institutions, celles qui habitent des logements insalubres et celles qui vivent dans des logements de qualité inférieure. Ainsi, selon qu’on inclut l’un ou l’autre de ces éléments de définition, les estimations varieront de quelques millions à plus d’un milliard de sans-abri(2).

L’enjeu politique lié au dénombrement des sans-abri est considérable. En effet, la justification des efforts humains et budgétaires nécessaires à la gestion du problème en dépend bien souvent. Disons simplement qu’en général plus la taille de l’estimation sera élevée, plus les services destinés aux sans-abri seront nombreux.

La situation canadienne en matière de dénombrement des sans-abri

Comparativement à celui qui a cours aux États-Unis, le débat portant sur le dénombrement des sans-abri est relativement récent au Canada. De fait, ce n’est qu’en 1987, déclarée Année internationale du logement des sans-abri, que des chercheurs canadiens se sont intéressés au dénombrement de cette population.

   A. Première tentative de dénombrement

La première tentative canadienne a été réalisée en 1987 par le Conseil canadien de développement social (CCDS). L’enquête devait mettre en lumière les causes du phénomène, décrire le profil des sans-abri, déterminer l’ampleur du problème, et élaborer des stratégies afin de l’enrayer.

Tous les organismes du pays fournissant un abri temporaire ou d’urgence ainsi que ceux offrant des services connexes aux sans-abri ont reçu un questionnaire qu’ils devaient remplir le 22 janvier 1987. Au total 472 questionnaires ont été distribués. Notons cependant que seulement 283 organismes ont répondu à l’appel en retournant le questionnaire dûment rempli.

L’enquête a révélé que 10 762 personnes séjournaient dans les abris recensés pour l’enquête. Ces personnes se trouvaient pour la plupart en Ontario (42 p. 100), au Québec (17,5 p. 100) et en Alberta (14 p. 100). L’enquête a révélé, par ailleurs, sur la base des informations offertes par les organismes relativement au nombre de clients reçus au cours de l’année précédant l’enquête, qu’il y avait entre 130 000 et 250 000 sans-abri au Canada, c’est-à-dire plusieurs milliers d’hommes, de femmes et d’enfants qui n’avaient pas de logement ou qui étaient mal logés(3).

La valeur de cette estimation a été, cependant, grandement contestée. Les principales critiques ont eu trait à l’omission d’inclure les personnes qui ne séjournaient pas, le 22 janvier 1987, dans les abris recensés, au faible taux de participation des organismes (283/472), et au recours exclusif à des dispensateurs de services à titre d’informateur. En ce qui a trait à la première critique, notons que les personnes qui, au moment de l’enquête, dormaient chez des amis, un membre de la famille, dans des hôtels ou des foyers non inclus dans l’enquête, celles qui étaient dans des prisons, des hôpitaux, des centres de désintoxication ou simplement dans des entrées d’immeubles ou des bâtiments abandonnés n’ont pas été recensées. En conséquence, les résultats présentés sous-évaluent l’ampleur du problème au Canada. D’ailleurs, la stratégie utilisée par le CCDS a été qualifiée de méthode peu efficace pour brosser un tableau des sans-abri.

   B. Seconde tentative de dénombrement

La seconde tentative canadienne de dénombrement des sans-abri a été réalisée par Statistique Canada lors du recensement de 1991. La stratégie utilisée alors était analogue à celle qu’avait utilisée le CCDS, laquelle avait été entachée de difficultés méthodologiques et avait fait l’objet de nombreuses controverses.

L’enquête, qui s’est déroulée au cours d’une journée du mois de juin 1991, portait sur près de 90 soupes populaires réparties dans 16 villes canadiennes. Pour recueillir l’information, des recenseurs installés dans les organismes demandaient aux clients où ils avaient passé la nuit précédente. Or, cette fois-ci, contrairement à ce qui avait été le cas dans l’enquête du CCDS, aucune donnée ne fut publiée par Statistique Canada. D’ailleurs, en 1995, Statistique Canada a officiellement annoncé que les résultats de l’enquête ne seraient pas publiés compte tenu de la piètre qualité des données.

Compte tenu de la stratégie utilisée, il ne faut pas se surprendre de constater qu’à l’instar de l’enquête du CCDS, l’enquête de Statistique Canada ait soulevé la controverse. Entre autres reproches adressés à l’enquête, soulignons : le recensement des sans-abri en début du mois, c’est-à-dire une période où les personnes pauvres ont moins recours aux soupes populaires parce qu’ils viennent tout juste de recevoir leur chèque de bien-être social; et le recours, pour dénombrer les sans-abri, à un seul type d’organisme venant en aide à ces derniers (les soupes populaires), lequel, selon les dires mêmes des responsables, est peu fréquenté par certains sous-groupes de sans-abri, dont les jeunes.

L’absence de données officielles sur les sans-abri

À ce jour, le Canada ne possède aucune donnée officielle sur le phénomène des sans-abri. Cette situation a d’ailleurs soulevé quelques commentaires de la part du Comité des Nations Unies sur les droits économiques, sociaux et culturels.

   A. Commentaires du Comité

En 1993, lors de l’étude du deuxième rapport du Canada, le Comité a déploré par écrit l’absence de données canadiennes sur le phénomène des sans-abri :

Le Comité note que ni le gouvernement dans son rapport écrit, ni la délégation dans sa présentation orale, n’a fait mention du problème des sans-abri. Il déplore l’absence de données officielles sur l’ampleur du phénomène des sans-abri, le nombre de personnes expulsées chaque année dans l’ensemble du pays, la longueur des listes d’attente ou le pourcentage des logements accessibles aux handicapés(4).

Compte tenu que le Canada n’a pu fournir de telles données au Comité, celui-ci a réitéré sa critique en juin 1998, à l’occasion du dépôt du troisième rapport du Canada. Cette fois, le Comité a demandé au gouvernement, à titre de questions supplémentaires, de :

Fournir toutes les données disponibles sur l’ampleur du phénomène des sans-abri dans diverses villes du Canada. [Le Comité a ajouté la question suivante : ] À quel moment le Gouvernement considérerait-il que ce phénomène constitue une urgence nationale au Canada?(5)

   B. Réponses des gouvernements

Après avoir tenté à deux reprises, soit en 1987 et en 1991, de recueillir des données nationales sur le phénomène des sans-abri, le gouvernement du Canada a souligné au Comité des Nations Unies que les données obtenues lors de ces tentatives de dénombrement n’étaient ni fiables, ni représentatives. Il a ajouté, par ailleurs, que même si certaines villes canadiennes ont tenté d’estimer l’ampleur du problème, les stratégies utilisées et les critères de définition des sans-abri varient tellement qu’il est impossible de comparer les résultats. Le gouvernement soulignait donc par le fait même les difficultés associées au dénombrement de cette population.

Il faut dire que dénombrer les sans-abri constitue une tâche gigantesque. Les chercheurs font en effet face à plusieurs obstacles. Parmi ceux-ci, notons : l’absence d’une définition opérationnelle des sans-abri qui fasse l’objet d’un consensus; les problèmes liés au double compte de la population; les variations géographiques et temporelles du phénomène; et les coûts élevés associés aux méthodes de dénombrement(6).

Les gouvernements des provinces et des territoires ont également été conviés à répondre aux questions supplémentaires du Comité des Nations Unies sur les droits économiques, sociaux et culturels relativement à l’étude du rapport canadien. À la question concernant l’ampleur du problème des sans-abri dans différentes villes canadiennes, tous ont répondu qu’il n’existait aucune donnée gouvernementale sur cette question. D’ailleurs, bien qu’il existe quelques données provenant de sources privées, seuls les gouvernements du Québec et de l’Alberta ont présenté au Comité quelques-unes de ces données.

Ainsi, le gouvernement de l’Alberta a indiqué au Comité qu’une enquête menée par des sources privées a permis d’estimer qu’il y aurait dans la ville de Calgary entre 100 et 1 000 sans-abri sur une population totale de 800 000 habitants(7). Le gouvernement du Québec a pour sa part indiqué que, pour l’ensemble de la province, certains chercheurs ont estimé le nombre de sans-abri à 15 000 personnes dont 10 000 pour la ville de Montréal uniquement. Le gouvernement du Québec a souligné que ces données ne reflètent toutefois pas le nombre de personnes qui se trouvent sans abri chaque nuit; selon lui, il s’agit plutôt d’un nombre d’individus qui ont vécu une expérience de sans-abri pour une période quelconque durant une année(8). Le gouvernement du Québec a également mentionné que les estimations varient grandement en fonction de la définition retenue, et qu’il est très difficile de procéder au décompte de sans-abri(9).

Dans sa réponse, le gouvernement fédéral a fourni quant à lui une seule estimation au Comité, soit qu’il y aurait un peu moins de 26 000 personnes qui ont utilisé le réseau des refuges en 1996 à Toronto(10). Cette donnée a été privilégiée par le gouvernement fédéral puisque selon lui : « La nouvelle ville de Toronto possède l’ensemble de données le plus vaste et probablement le plus solide du Canada sur le phénomène des sans-abri »(11).

Un enjeu politique

Les gouvernements auraient été en mesure de présenter d’autres données au Comité, qui auraient fourni des images différentes de l’envergure du problème au Canada. De fait, force est de constater que, au Canada comme ailleurs, les points de vue quant à la sévérité de la situation divergent grandement, et que l’enjeu politique lié à l’estimation du nombre de sans-abri est considérable : la taille de l’estimation affecte directement le financement des services destinés aux sans-abri, l’évaluation des critères d’accès à des logements convenables, et les critères de construction de logements à prix modiques. (Pour de plus amples informations, consulter la partie intitulée « La définition du sans-abri ».)

Un processus de recherche méthodologique afin d’améliorer
les connaissances sur les sans-abri au Canada

Afin de remédier à l’absence de données fiables et représentatives sur les sans-abri au Canada, et d’améliorer les connaissances sur le phénomène dans son ensemble, le gouvernement fédéral a mentionné au Comité des Nations Unies que depuis 1994 l’organisme fédéral qui a pour mandat d’appliquer la Loi nationale sur l’habitation, soit la Société canadienne d’hypothèques et de logement (SCHL)(12), a fait de l’itinérance une priorité de recherche. Ainsi, par exemple, au printemps 1996, la SCHL a organisé un atelier d’une durée de trois jours portant sur les problèmes de dénombrement des sans-abri. Cet atelier a permis entre autres de cerner, sur la base d’expériences de recherche canadiennes et américaines, les meilleures méthodes de dénombrement des sans-abri(13). Le gouvernement fédéral a par ailleurs informé le Comité des Nations Unies que la SCHL travaille à l’élaboration d’un instrument de recherche informatisé qui a pour but de normaliser la collecte et la gestion des données d’admission dans les services destinés aux sans-abri. Cette méthode devrait permettre de dénombrer de façon uniforme les personnes qui utilisent ce genre de services au Canada. Cet instrument de recherche devrait bientôt être implanté dans les refuges et abris qui accueillent des sans-abri.

En bref

La recherche demeure certainement la meilleure méthode pour faire avancer les connaissances sur les sans-abri. Aujourd’hui d’ailleurs, bien qu’il demeure difficile de fournir des données sur l’ampleur du phénomène des sans-abri au Canada, que ce soit à l’échelle nationale ou à l’échelle provinciale, les recherches entreprises par la Société canadienne d’hypothèques et de logement permettent de croire qu’il sera bientôt possible de chiffrer l’ampleur du problème à l’échelle nationale. Cependant, il faut retenir que l’entrave principale au décompte des sans-abri demeure l’absence de consensus concernant la définition de ces derniers. (Pour plus d’informations, consulter la partie intitulée « La définition du sans-abri ».)


(1) A. B. Shlay et P. H. Rossi, « Social Science Research and Contemporary Studies of Homelessness », Annual Review of Sociology, vol. 18, 1992, p. 129-160.

(2) Consulter le site Internet de l’UNICEF à l’adresse suivante : http://www.unicef.org.

(3) Conseil canadien de développement social, Les sans-abri au Canada : rapport sur l’enquête nationale, Ottawa, CCDS, 1987. Mentionnons, par ailleurs, que : « L’effort déployé par Statistique Canada pour dénombrer les sans-abri lors du recensement de 1991 s’étant soldé par un échec, les données du CCDS constituent la meilleure et la seule estimation du nombre de Canadiens sans-abri à ce jour  », T. Peressini, L. MacDonald et D. Hulchanski, Évaluer le phénomène des sans-abri : à la recherche d’une méthode de dénombrement des sans-abri au Canada, Société canadienne d’hypothèques et de logement, 1996, p. 2.

(4) Nations Unies, Comité des droits économiques, sociaux et culturels, Examen des rapports présentés par les États partis conformément aux articles 16 et 17 du pacte, 3 juin 1993.

(5) Nations Unies, Comité des droits économiques, sociaux et culturels, Liste des points à traiter à l’occasion de l’examen du troisième rapport périodique du Canada concernant les droits visés aux articles premier à 15 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (E/C.12/Q/CAN/1), 10 juin 1998.

(6) Pour une analyse détaillée concernant les différentes recherches effectuées dans ce domaine, veuillez consulter : Daniel Bentley, Measuring Homelessness: A Review of Recent Research, Winnipeg (Manitoba), Institute of Urban Studies, Université de Winnipeg, 1995.

(7) Notons que les estimations disponibles concernant la situation à Calgary varient. Selon une étude récente, près de 3 000 personnes n’auraient pas accès à un logement stable dans la ville de Calgary. Les auteurs de l’étude mentionnent cependant qu’en 1989, selon une étude du Horizon Housing Society, on estimait que le nombre de sans-abri se situait entre 5 000 et 7 000 dans la ville de Calgary. Pour de plus amples renseignements, consulter H. L. Holley et J. Arboleda-Florez, Calgary Homeless Study: Final Report December 1997, Calgary, 1997. Mentionnons également que ces informations n’ont pas été présentées par le gouvernement de l’Alberta au Comité des Nations Unies.

(8) Les estimations concernant le nombre de sans-abri varient également au Québec. Une enquête récente menée par Santé Québec révèle que 28 000 personnes ont utilisé les refuges et les soupes populaires en 1996 dans la ville de Montréal. Dans un article publié le 25 novembre 1998 on peut lire : « Le nouveau chiffre de 28 000 sans-abri indique une situation beaucoup plus inquiétante que celui de 15 000 qui a été utilisé depuis environ dix ans » (traduction). Voir aussi : « Homeless Problem Grows », The Gazette, 25 novembre 1998, Montréal, p. A5.

(9) Canada, Patrimoine canadien, Examen du troisième rapport du Canada sur la mise en œuvre du pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels. Réponses aux questions supplémentaires posées par le Comité des Nations Unies sur les droits économiques, sociaux et culturels (e/c.12/Q/CAN/1) à l’occasion de l’examen du troisième rapport périodique du Canada concernant le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (E/1994/104/Add17), paragraphe 41, section réponses provinciales et territoriales, novembre 1998.

(10) Ibid., paragraphe 41, section Canada.

(11) Ibid.

(12) L’objet de cette Loi est d’améliorer les conditions d’habitation et de vie des Canadiennes et des Canadiens.

(13) Les participants ont recommandé, entre autres, que le dénombrement des sans-abri soit fondé sur les services uniquement, compte tenu des coûts élevés associés au recensement des marginaux de rue (personnes qui n’utilisent ni services, ni refuges pour sans-abri) et ce, sachant que l’omission d’inclure les marginaux de rue entraîne une sous-estimation de la taille totale de la population des sans-abri. Pour de plus amples informations, consulter T. Peressini, L. MacDonald et D. Hulchanski, Évaluer le phénomène des sans-abri … (1996).


LA COMPOSITION DE LA POPULATION DES SANS-ABRI

Rédaction :
Lyne Casavant
Division des affaires politiques et sociales
Janvier 1999

Encore aujourd’hui, plusieurs personnes se représentent les sans-abri comme un groupe relativement homogène, composé majoritairement d’hommes d’âge mur, alcooliques et vaguement délirants. Cette image traditionnelle, qui a d’ailleurs longtemps animé notre imaginaire collectif tout autant que la littérature sur le sujet(1), ne correspond pourtant pas à la composition actuelle de la population des sans-abri.

Les transformations récentes du phénomène ne permettent plus, en effet, de parler d’un seul profil de sans-abri mais d’une diversité de profils. Parmi les sans-abri, on compte désormais des femmes, des enfants, des jeunes adolescents, des malades mentaux, des immigrants nouvellement arrivés, des réfugiés, des femmes victimes de violence conjugale, des personnes récemment libérées de prison, des travailleurs précaires, etc. Chacun de ces sous-groupes de sans-abri présente, par ailleurs, des différences d’âge, de sexe, d’origine ethnique et de statut occupationnel.

Différentes études ont révélé que les centres d’hébergement destinés aux sans-abri accueillent chaque année des assistés sociaux, des chômeurs, des malades mentaux, des anciens patients d’hôpitaux psychiatriques et des handicapés physiques. Selon l’enquête réalisée par le Conseil canadien de développement social (CCDS), 20 p. 100 des personnes qui se trouvaient dans les centres d’hébergement destinés aux sans-abri le 22 janvier 1987 au Canada souffraient de maladies mentales ou avaient déjà été suivies en psychiatrie par le passé, 3 p. 100 d’entre elles étaient atteintes d’un handicap physique, près de 50 p. 100 étaient prestataires de l’assurance emploi et environ 50 p. 100 étaient bénéficiaires de l’aide sociale. Une récente étude menée à Calgary a par ailleurs révélé que 45 p. 100 des sans-abri interviewés avaient un travail, bien qu’instable et peu rémunéré(2).

De plus en plus, les chercheurs et les intervenants soutiennent que les causes et les facteurs de risque qui amènent quelqu’un à devenir un sans-abri ne sont pas les mêmes pour tous. Chacun des sous-groupes de sans-abri semble en fait présenter des différences importantes qui, selon eux, devraient influer sur nos réponses à l’itinérance. Ainsi, de plus en plus, des chercheurs et des intervenants soutiennent que les solutions les plus prometteuses pour enrayer le problème des sans-abri pourraient avoir une nature considérablement différente pour les femmes, les jeunes, les autochtones, les réfugiés, etc.

Dans cette section du document, nous examinons la présentation des différents sous-groupes de sans-abri et des facteurs de risque pour l’itinérance associés à chacun d’eux. Il faut toutefois souligner que, au Canada, la littérature sur le sujet est rare et parcellaire. Il n’est donc pas toujours possible de présenter des données sur l’envergure du problème pour les différents sous-groupes, ni même les éléments explicatifs qui sont à l’origine de leur passage dans le monde de l’itinérance. À cet égard, disons simplement que certains sous-groupes de sans-abri ont soulevé davantage l’attention des chercheurs canadiens (les femmes, les jeunes et les autochtones) et que, les points de vue quant aux causes du problème divergent grandement. Quant à la possibilité de présenter des données sur l’ampleur du problème pour chacun des sous-groupes, il convient de signaler que seules les données provenant de l’enquête réalisée en 1987 par le Conseil canadien de développement social (CCDS) s’appliquent à l’ensemble du Canada. Bien qu’imparfaites, elles constituent, en effet, les meilleures données disponibles pour rendre compte du changement depuis les années 80 dans la composition des sans-abri à l’échelle nationale. Mentionnons également que les résultats provenant de différentes études canadiennes offrent des images parfois très différentes de la composition de la population des sans-abri. Ces différences s’expliquent par la présence de divergences importantes quant à la définition retenue par les chercheurs et à la méthodologie utilisée pour procéder à l’étude. Cette situation rend pour le moins difficile toute tentative de comparaison des résultats de recherche.

Des groupes auparavant peu représentés dans le monde des sans-abri

   A. Les femmes (3)

Selon l’enquête du Conseil canadien de développement social et plusieurs études canadiennes sur les sans-abri, les femmes représentent environ 30 p. 100 de la population des sans-abri(4). Les femmes sont donc toujours moins présentes que les hommes dans le monde de l’itinérance. Cependant, tous les chercheurs s’entendent pour dire que plusieurs facteurs contribuent à cette moindre visibilité des femmes itinérantes. D’abord, compte tenu du fait que les méthodes de dénombrement des sans-abri sont généralement fondées sur les utilisateurs de services, les femmes sans-abri sont moins visibles simplement parce que les services s’adressant à elles sont moins nombreux. Des recherches ont également montré que comme elles s’occupent plus que les autres de leur hygiène et de leur tenue vestimentaire, les femmes sans-abri sont moins visibles dans la rue(5). De plus, contrairement à la plupart des hommes, les femmes sont habituellement sans abri pendant des périodes plus courtes, car elles réussissent dans bien des cas à trouver un toit en échange de services sexuels ou domestiques. Une auteure a d’ailleurs soutenu à ce propos : « [P]arce qu’elles sont à ce point vulnérables « dans la rue », les femmes se voient souvent forcées de cohabiter avec des hommes, dans des relations où elles sont souvent victimes de violence physique, sexuelle et émotive »(6). Cette relation entre la violence contre les femmes et le phénomène des sans-abri est toutefois complexe. Plusieurs recherches traitant des sans-abri ont effectivement montré qu’une proportion importante de femmes sans-abri ont été victimes de violence sexuelle et physique dans leur passé; qu’elles ont plus de chance que les hommes de subir de la violence pendant la période où elles sont sans abri; et que pour plusieurs d’entre elles, c’est pour fuir la violence familiale qu’elles ce sont retrouvées dans la rue.

Les facteurs de risque associés à l’itinérance des femmes sont nombreux : la pauvreté, la violence familiale, l’alcoolisme, l’usage de drogue, les problèmes de santé mentale et physique, l’absence de logements à prix abordable, etc. Cependant, si l’on compare la situation des femmes à celles des hommes(7), il semble que les femmes seraient davantage touchées par l’affaiblissement des liens familiaux. Plusieurs recherches ont effectivement montré que plusieurs femmes se retrouvent sans abri par suite d’une rupture des relations. Il faut dire que les conséquences financières du divorce ou d’une rupture des relations conjugales sont généralement désavantageuses pour les femmes. Lors d’un divorce, par exemple, le revenu des femmes tend à diminuer, alors que celui des hommes tend à augmenter : « Tandis que le revenu des hommes augmente quelque peu, celui des ménages dirigés par des femmes après le divorce diminue de 40 p. 100, et leur taux de pauvreté triple pratiquement »(8). Le discours des femmes sans-abri confirme d’ailleurs l’importance des ruptures des relations pour expliquer leur venue à l’itinérance. En général, les femmes sans-abri tendent ainsi à fournir des explications relatives à la famille pour rendre compte de leur passage dans le monde des sans-abri. Or, bien que les facteurs qui peuvent conduire les femmes à l’itinérance soient nombreux, il est évident que la pauvreté plus grande des femmes et le sexisme aggravent leur précarité en matière de logement.

Plusieurs chercheurs ont identifié la féminisation de la pauvreté comme la cause du phénomène des sans-abri chez les femmes. Les ménages dirigés par des femmes dans les pays avancés industriellement sont sujets à connaître des problèmes de logement, et, du point de vue international, les femmes sont confrontées à des problèmes d’accès au logement directement liés à leur sexe(9).

   B. Les jeunes (10)

Chaque année, des milliers d’enfants sont en fugue au Canada. En 1995, par exemple, 75 p. 100 des 56 749 enfants disparus qui ont été signalés à la police étaient en fugue. Selon différents corps policiers canadiens, 90 p. 100 des enfants en fugue réintègrent leur foyer dans les 60 jours suivant leur départ, alors que les autres n’y retournent jamais. Bien que ces chiffres soient alarmants, les jeunes fugueurs ne représentent qu’une partie des jeunes sans-abri. Il faut en effet ajouter à ces chiffres les jeunes qui se retrouvent dans les centres d’hébergement avec leur mère ou leurs parents. Selon l’enquête du Conseil canadien de développement social, en 1987, 11,5 p. 100 des personnes qui se trouvaient dans les centres d’hébergement recensés étaient âgées de 15 ans et moins. Les jeunes de la rue ou sans abri seraient généralement âgés de 12 à 24 ans selon Tullio Caputo et al., les filles étant généralement plus jeunes et les garçons plus âgés(11).

De toute évidence, les données provenant des services destinés aux sans-abri ne tracent pas un bon portrait de la situation des jeunes sans-abri. Plusieurs chercheurs et intervenants ont remarqué à ce sujet que les enfants de la rue et les jeunes fugueurs adoptent généralement diverses stratégies de survie lorsqu’ils sont dans la rue ou en fugue : dormir chez des amis, se prostituer et commettre des délits. Il semble d’ailleurs que plus la période où ils sont sans abri est longue, plus les jeunes sont susceptibles de commettre des délits pour survivre.

Les mauvais traitements à l’égard des enfants sont reconnus dans la littérature comme étant un facteur contribuant à l’itinérance des jeunes. Différentes études ont ainsi révélé que plusieurs jeunes sans-abri ont été victimes d’agressions sexuelles, physiques et morales par le passé. En 1992, par exemple, une étude réalisée par les organismes de services sociaux de la région d’Ottawa-Carleton a permis de révéler que 75 p. 100 des enfants de la rue interviewés avaient quitté leur foyer en raison d’agressions sexuelles ou d’actes de violence physique et/ou morale. Leur protection n’est toutefois pas assurée lorsqu’ils se mettent à vivre dans la rue, puisque, bien que la rue soit un milieu violent pour tous, il l’est encore davantage pour les jeunes et les femmes sans-abri et est souvent synonyme de dangers multiples.

Plusieurs facteurs sont, encore une fois, associés à l’itinérance des jeunes. Néanmoins, il est courant dans la littérature, d’associer les transformations du marché de l’emploi et, plus particulièrement, la précarisation du travail à l’augmentation de la vulnérabilité des jeunes. Dans bien des cas, les emplois précaires et non qualifiés dans le secteur des services n’offrent pas la sécurité et les salaires suffisants pour assurer une sécurité en regard du logement. Plusieurs jeunes ne parviendraient pas de nos jours à retirer un revenu suffisant du travail pour s’offrir un logement stable. Compte tenu des compétences minimales exigées pour la plupart des emplois depuis les années 80, l’accès au marché de l’emploi serait encore plus difficile pour ceux qui ne possèdent pas de formation spécialisée et ceux qui, en général, ont un faible niveau de scolarité.

La présence de plus en plus importante de jeunes dans le monde de l’itinérance est donc incontestable. D’ailleurs, pratiquement tous ceux qui s’intéressent au phénomène des sans-abri ont remarqué cette croissance du nombre de jeunes sans-abri. Il reste cependant beaucoup de travail à accomplir pour arriver à une bonne compréhension de ce phénomène au Canada.

   C. Les Autochtones (12)

La présence marquée, dans certaines régions du Canada, d’Autochtones sans-abri est indéniable. Plusieurs recherches permettent d’ailleurs de chiffrer l’ampleur du problème dans certaines villes canadiennes.

  • Selon un rapport concernant l’état de santé des sans-abri à Toronto, les Autochtones, les Noirs et les Asiatiques formaient un tiers de l’échantillon étudié(13). À Toronto, les membres de la communauté autochtone représentent 25 p. 100 de la population des sans-abri alors qu’ils représentent uniquement 2 p. 100 de la population totale(14).

  • Dans des quartiers de Winnipeg, on a estimé que 72 p. 100 des hommes sans-abri étaient des Autochtones(15).

  • À Vancouver, une étude concernant 60 femmes sans-abri du centre-ville a révélé que 50 p. 100 d’entre elles étaient des Autochtones(16).

  • Une enquête sur les sans-abri menée à Calgary a permis de constater que sur les 615 sans-abri recensés le 26 mai 1996, 20 p. 100 étaient des Autochtones, 3 p. 100, des Asiatiques, et 3 p. 100, des Noirs(17).

  • À Saskatoon une étude a révélé que la population des jeunes de la rue est composée en grande partie d’Autochtones(18).

En général, la population autochtone diffère de façon importante de la population non autochtone. Des recherches ont montré que la population autochtone se caractérise, entre autres choses, par des niveaux d’instruction et de revenu plus faibles, des niveaux de chômage et de pauvreté plus élevés, une plus grande proportion de familles monoparentales et de moins bonnes conditions de logements en général (notons que les Autochtones sont plus souvent locataires que les personnes non autochtones). Ces éléments distinctifs contribuent grandement à l’itinérance des Autochtones, et ce bien que, comme pour les autres types de sans-abri, différents facteurs individuels (tels l’usage de drogue, l’abus d’alcool et la maladie mentale) soient également avancés pour expliquer leur passage dans le monde des sans-abri. Selon Mary Ann Beavis et al. :

L’itinérance chez les Autochtones affiche plusieurs des caractéristiques de l’itinérance au sein de la population en général, mais aussi des aspects qui lui sont propres (comme la migration entre les villes et les régions rurales, le racisme et la discrimination, les conditions de logement « tiers-mondistes » dans les réserves)(19).

La littérature sur la discrimination en matière de logement met l’accent sur le racisme et le sexisme. De toute évidence, le racisme aggrave la précarité des personnes autochtones en matière de logement. Notons cependant que le racisme touche également les membres des communautés ethniques et contribuent tout autant à les rendre plus vulnérables à l’itinérance. Notons à ce propos que les recherches canadiennes sur l’itinérance n’ont généralement pas tenu compte de l’ethnicité et ce, bien que cette variable soit considérée dans les recherches américaines comme un facteur de risque important en matière d’itinérance. Certains facteurs, tels le racisme et la barrière linguistique, constituent de toute évidence des obstacles supplémentaires en matière de logement pour certains membres des communautés ethniques.

   D. Les familles

Notons d’entrée de jeu que la présence de plus en plus marquée dans le monde des sans-abri de familles semble une situation beaucoup plus fréquente aux États-Unis qu’au Canada. Dans la littérature, cette différence est fréquemment attribuée aux taux d’aide sociale relativement plus élevés au Canada. Les études américaines ont montré que la plupart des familles sans-abri sont dirigées par des femmes(20). Des données canadiennes permettent de croire que ce constat s’applique également au Canada. En fait, dans la région d’Ottawa-Carleton, sur les 1 263 familles comprenant 2 036 enfants qui ont cherché refuge dans les centres d’hébergement de la région entre janvier 1986 et août 1988, la plupart étaient dirigées par des femmes. En février 1996, dans un article paru dans le Globe and Mail, on rapportait une augmentation de 45 p. 100 par rapport à 1995 du nombre de familles à la recherche d’un abri d’urgence dans la région métropolitaine de Toronto. La plupart de ces familles avaient été expulsées de leur logement par suite d’un défaut de paiement du loyer. Selon certains, la réduction des prestations d’aide sociale de près de 22 p. 100 aurait été à la source de ce problème.

Les familles, et particulièrement les familles monoparentales dirigées par des femmes, sont donc très vulnérables à l’itinérance. Le passage dans le monde des sans-abri semble dans ces cas-ci s’expliquer par un épuisement des ressources de soutien potentiel, telles la famille élargie et les amis. L’isolement social contribue donc grandement au phénomène des familles sans-abri.

Les familles les plus à risque sont celles ou règne la violence familiale. Cependant, dans ces cas, il faut voir que la situation des mères victimes de violence familiale est particulière compte tenu du fait que :

La question de la garde des enfants complique inévitablement la situation d’une femme battue quittant le domicile. Si elle emmène les enfants, elle risque de se voir confrontée en cour pour les avoir placé dans un « milieu instable », soit un refuge. Si pour des raisons de sécurité, elle décide de les laisser auprès de parents ou d’amis, elle risque d’être confrontée devant la cour pour abandon. Si elle les laisse entre les mains du conjoint violent, elle risque de les mettre en danger … et d’être accusée d’abandon encore une fois(21).

Il demeure difficile aujourd’hui de présenter un portrait des familles sans-abri au Canada. Les recherches qui traitent de ce sujet sont en effet peu nombreuses et aucune ne fournit des données à l’échelle nationale, à l’exception de l’enquête controversée du Conseil canadien de développement social réalisée en 1987. Il importe donc de poursuivre des recherches traitant des familles sans-abri mais également de toutes les questions touchant les femmes, la violence faite aux femmes, le rôle de la famille dans nos sociétés, compte tenu du fait que de telles recherches sont susceptibles de nous aider à comprendre le phénomène des familles sans-abri.

En bref

Les connaissances quant à la composition de la population des sans-abri et les caractéristiques particulières associées à chacun des sous-groupes qui la compose demeurent partielles. Les différences importantes de résultats de recherche concernant le profil des personnes rendent par ailleurs difficile toute tentative de comparaison des résultats de recherche. Cependant, au-delà des différences importantes qui semblent distinguer les sous-groupes de sans-abri, il importe de mentionner que toutes les personnes sans-abri et, celles qui risquent grandement de le devenir, ont tous en commun de vivre dans une situation de pauvreté. C’est pourquoi, compte tenu des transformations dans le marché de l’emploi et celui du logement, il semble évident que de plus en plus de petits salariés (femmes monoparentales, travailleurs précaires, jeunes peu scolarisés, etc.) risquent de devenir sans-abri.


(1) A. Viexliard, Le clochard, Paris, Desclée de Brouwer, 1957. Voir également, N. Anderson, The Hobo, Chicago, Université of Chicago Press, 1923.

(2) Julio Arboleda-Florez et Heather Holley, Calgary Homelessness Study: Final Report, December 1997, Alberta, Alberta Health Report, 1997.

(3) Pour plus d’informations, consulter Sylvia Novac, Joyce Brown et Carmen Bourbonnais, Elles ont besoin de toits … (1996); Claudine Mercier, « L’itinérance chez la femme », Revue québécoise de psychologie, vol. 9, no 1, 1988, p. 79-93.

(4) Conseil canadien de développement social, Les sans-abri au Canada … (1987); Louise Fournier, Énumération de la clientèle des centres d’hébergement pour itinérants à Montréal, Montréal, 1989; ministère de la Main-d’œuvre et de la Sécurité du revenu, Les sans-abri au Québec : étude exploratoire, Québec, Direction de la recherche, Gouvernement du Québec, 1988.

(5) « Leur aptitude à paraître présentables en terme d’hygiène et de tenue vestimentaire contribue à leur aptitude à cacher leur situation de sans abri ». Sylvia Novac, Joyce Brown et Carmen Bourbonnais, Elles ont besoin de toits (1996), p. 21.

(6) Kathy Hardill, Developing a Methodology for Survey Research with Homeless Women and Men, Toronto, Street Health, 1993, p. 21 (traduction).

(7) Dans le cas des hommes, il semble que l’exclusion du marché de l’emploi constitue un facteur important qui contribue grandement à l’itinérance.

(8) Sylvia Novac, Joyce Brown et Carmen Bourbonnais, Elles ont besoin de toits … (1996), p. 2.

(9) Ibid., p. 20.

(10) J. R. Wolch et S. Rowe, « On the Streets: Mobility Paths of the Urban Homeless », City and Society, vol. 6, no 2, 1992, p. 115-140.

(11) Tullio Caputo and Katharine Kelly, Canada Health Action – Children and Youth, Québec, Éditions MultiMondes, 1998.

(12) Pour de plus amples informations sur cette question, consulter Commission royale sur les peuples autochtones, Les peuples autochtones vivant en milieu urbain, Ottawa, ministère des Approvisionnements et Services Canada, 1995; Affaires indiennes et du Nord canadien, Faits saillants des conditions des autochtones 1981-2001 : tendances démographiques, conditions sociales et conditions économiques, Ottawa, ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, octobre 1995; Kim Hopper, « Taking the Measure of Homelessness: Recent Research on Scale and Race », Clearinghouse Review, vol. 29, no 7, 1995, p. 730-739. Société canadienne d’hypothèques et de logement, « Les conditions de logement des peuples autochtones au Canada », Le point en recherche et développement : Série socio-économique, no 27, août 1996.

(13) Eileen Ambrioso, Cathy Dilin Baker et Kathy Hardill, The Street Health Report: A Study of the Health Status and Barriers to Health Care of Homeless Women and Men in the City of Toronto, 1992, p. 3.

(14) Julio Arboleda-Florez et Heather Holley, Calgary Homelessness Study, Final Report, December 1997, Alberta Health Report, 1997.

(15) Christopher Hauch, Coping Strategies and Street Life: The Ethnography of Winnipeg’s Skid Row Region, Report no. 11, Winnipeg, Institute of Urban Studies, 1985.

(16) Jane Wycliffe Nesbit Kinegal, Finding the Way Home: A Response to the Housing Needs of the Homeless Women of the Downtown East Side, Vancouver, Thèse de maîtrise de la Colombie-Britannique, 1989.

(17) City of Calgary, Homeless Count in Downtown Calgary, Alberta, Canada, 1996, City of Calgary Community and Social Development Department of Social Research Unit, 1996.

(18) T. Caputo, R. Weiler et K. Kelly, Projet de recherche sur les jeunes fugueurs et les jeunes de la rue Introduction générale et aperçu, Solliciteur général du Canada, Division de la politique et de la recherche en matière de police, Ministère des Approvisionnements et Services Canada, 1994.

(19) Mary Ann Beavis, Nancy Klos, Tom Carter et Christian Douchant, Étude documentaire : les Autochtones sans abri, Société canadienne d’hypothèques et de logement, janvier 1997, p. 6.

(20) Sylvia Novac, Joyce Brown et Carmen Bourbonnais, Elles ont besoin de toits …  (1996), p. 25.

(21) Zappardino et Debare, 1992, dans Sylvia Novac, Joyce Brown et Carmen Bourbonnais, Elles ont besoin de toits … (1996) , p. 28.


LA SANTÉ ET LES SANS-ABRI

Rédaction :
Nancy Miller Chenier
Division des affaires politiques et sociales
Janvier 1999

Introduction

Cause ou conséquence de la maladie mentale, l’itinérance est maintenant une préoccupation première de la population canadienne en matière de santé(1).

Le lien entre la santé et l’itinérance est double : la maladie prédispose les particuliers et les familles à l’itinérance, et cette dernière donne lieu à des problèmes de santé particuliers. Dans ce module, nous traitons des problèmes de santé des sans-abri, des entraves à leur bonne santé et de quelques solutions possibles. Nous mettons principalement l’accent sur les mesures d’ordre municipal et provincial, mais nous abordons aussi le rôle du gouvernement fédéral.

La santé des sans-abri

Depuis qu’il a cessé, il y a une trentaine d’années, de voir la santé comme étant uniquement l’absence de maladie ou d’infirmité, le Canada s’est acquis une réputation internationale pour son travail conceptuel dans le domaine de la santé. Depuis le rapport de 1974 intitulé Nouvelle perspective de la santé des Canadiens, le gouvernement fédéral ne conçoit plus la santé uniquement en termes biologiques ou médicaux, mais juge qu’elle s’exprime également en fonction du contexte social, économique, politique et culturel(2). La « santé de la population », l’un des principaux éléments du cadre conceptuel en application actuellement, met l’accent sur les déterminants fondamentaux de la santé, c’est-à-dire les facteurs qui font que les gens sont et restent en santé : le revenu et le statut social, les réseaux de soutien social, l’éducation, l’emploi et les conditions de travail, l’environnement physique, le patrimoine biologique et génétique, les pratiques d’hygiène personnelle et les habiletés d’adaptation, le développement d’enfants en santé et les services de santé. On voit tout de suite que bon nombre de ces déterminants font défaut chez la majorité des itinérants et que la pauvreté, le chômage, la maladie mentale et le déracinement constituent les principales causes et les principaux résultats de leur situation.

Les études sur les sans-abri montrent qu’ils présentent généralement les mêmes maladies que l’ensemble de la population, mais que les conditions dans lesquelles ils vivent ont une incidence défavorable sur leur santé générale à court et à long terme. Leur taux de mortalité est plus élevé : selon une étude menée à Toronto sur des itinérants décédés entre 1979 et 1990, 71 p. 100 de ceux-ci avaient moins de 70 ans, comparativement à 38 p. 100 pour les personnes logées(3). Si certains sans-logis meurent à cause du froid, la plupart succombent à des blessures, à des surdoses et à des maladies éthyliques du foie. Les conditions climatiques conjuguées au stress psychologique et à l’exposition à des maladies transmissibles créent un milieu qui favorise tout un éventail de problèmes de santé, y compris les engelures, la tuberculose, les affections de la peau, les maladies cardio-respiratoires, les déficiences nutritionnelles et le manque de sommeil. De longues périodes d’itinérance causent des problèmes de santé chroniques, notamment des affections musculosquelettiques et dentaires.

Entraves à la santé des sans-abri et solutions possibles

C’est manifestement l’absence de logement adéquat, sûr, accessible et abordable qui constitue le principal obstacle à la santé des sans-abri puisque ceux-ci se trouvent privés du même coup d’un emploi, du soutien de la collectivité, des soins de santé personnels et de l’accès aux services de santé.

L’itinérance rend difficile, voire impossible, l’accès aux services de soins de santé. Les sans-abri ne peuvent pas se faire traiter s’ils n’ont pas de carte d’assurance-maladie (et il faut, pour obtenir une carte, fournir une adresse) et ils ne peuvent pas payer les soins non couverts par les régimes provinciaux d’assurance-maladie ni les médicaments puisqu’ils n’ont pas d’assurance à cet effet. Ils risquent, par leur apparence, d’effrayer les fournisseurs de soins qui, en retour, ne les traiteront pas toujours adéquatement; comme ils sont sans adresse ni téléphone, ils ne peuvent pas prendre rendez-vous et ils peuvent difficilement obtenir des soins coordonnés puisque leurs dossiers médicaux sont généralement éparpillés un peu partout. Les problèmes continuent même après un traitement ou une hospitalisation puisque les itinérants n’ont pas d’endroit où récupérer et ne peuvent compter sur quelqu’un pour prendre soin d’eux.

Par conséquent, ce sont principalement les services d’urgence au coeur des grands centres urbains et les institutions créées pour répondre aux besoins de logement et de services sociaux des sans-abri qui dispensent des soins de santé à cette catégorie de personnes. Les problèmes de santé aigus de ce groupe et la nécessité d’accroître les services préventifs ont donné lieu à des études innovatrices et à d’éventuelles solutions.

Plusieurs provinces sont en train d’étudier des suggestions visant à pallier à l’absence d’une carte d’assurance-maladie (dont sont dépourvus quelque 30 à 50 p. 100 des personnes qui vivent dans des maisons de refuge en Ontario)(4). Parmi ces suggestions, notons les suivantes : appliquer des règles moins strictes aux sans-abri qui demandent une carte, par exemple en autorisant les photocopies au lieu d’exiger les originaux des documents d’identification et facturer aux centres d’hébergement et de dépannage les services des professionnels de la santé comme les infirmières praticiennes et les médecins, qui ont besoin du numéro de carte valide d'une personne pour se faire payer par le gouvernement provincial. Il serait également possible de renoncer dans ces cas au système de rémunération à l’acte, dans le cadre duquel les malades doivent présenter leur carte d’assurance-maladie aux fournisseurs de soins, et de permettre que ces services soient dispensés par un personnel salarié travaillant dans des centres de santé communautaires désignés.

Selon une étude menée à Toronto en 1998, les hommes dans les refuges d’urgence sont plus susceptibles de faire remplir leurs ordonnances si le refuge leur offre automatiquement une assurance-médicaments(5). L’étude a porté sur des échantillons aléatoires de 80 hommes dans un refuge relevant d’un organisme gouvernemental où les médicaments sont automatiquement couverts par le régime d’assurance-médicaments provincial et sur 76 résidents d’un refuge privé sans but lucratif qui n’offre pas d’assurance-médicaments. Sur 100 hommes ayant reçu des ordonnances, 6 p. 100 seulement de ceux qui étaient couverts ne les ont pas fait remplir, comparativement à 20 p. 100 de ceux qui n’avaient aucune protection. Le coût élevé des médicaments ou l’absence d’une assurance-médicaments provinciale ont été les principales raisons invoquées par ceux qui n’ont pas fait remplir leurs ordonnances.

Conscient que les professionnels de la santé doivent se montrer plus accueillants et donner un meilleur soutien, l’hôpital Wellesley de Toronto a trouvé une façon de fournir des soins plus humains et de diminuer les visites à répétition à l’urgence. Une étude sur échantillon aléatoire et contrôlé a révélé que les sans-abri qui ont la possibilité de parler de leur état de santé à un bénévole reviennent moins souvent que ceux qui reçoivent les soins habituels dispensés par le personnel du service d’urgence(6).

De plus en plus, les interventions affirmatives pour améliorer la santé des itinérants comprennent les patrouilles de rues, les fourgonnettes de santé mobiles et les programmes d’extension qui prévoient un guichet unique et intégré offrant des services sociaux et de santé.

La santé de groupes particuliers de sans-abri

De multiples variables comme l’âge, le sexe, l’ethnie, la situation socio-économique et l’emplacement géographique influent sur la santé des sans-abri, comme sur celle de l’ensemble de la population.

   A. Les jeunes

Les jeunes qui sont maltraités sont à haut risque de devenir itinérants. En 1994, une étude des jeunes sans-abri à Calgary a montré que plus de la moitié étaient passés par le système d’aide à l’enfance, après avoir vécu de la violence à la maison et des problèmes à l’école(7). Selon un sondage effectué en 1992 auprès des jeunes de la rue à Ottawa, 92 p. 100 d’entre eux avaient tenté de se suicider(8). À partir du moment où ils se retrouvent dans la rue ou sans foyer, les jeunes sont exposés à tout un éventail de problèmes de santé physiques, psychologiques et émotionnels(9), liés à plusieurs facteurs : des conditions de vie précaires et peu hygiéniques, une mauvaise alimentation, la violence, la consommation d’alcool et de drogues, les comportements sexuels à risque, la faible estime de soi, le rejet social constant et la marginalisation économique.

Il convient de poursuivre les travaux afin de connaître les divers styles de vie de ces jeunes et les besoins connexes. Par exemple, une étude effectuée en 1996 à Ottawa a révélé que les jeunes de la rue utilisent très peu les soupes populaires, les refuges ou les centres de traitement de toxicomanie(10). Les interventions doivent donc viser l’ensemble de la situation de chaque jeune et éviter les solutions de type universel ou qui visent uniquement un problème de santé immédiat(11). De plus, il faut compter sur une coordination interagences et sur la coopération des services sociaux et de la santé afin de concevoir et d’offrir des solutions tout en souplesse pour l’alimentation, le logement et les services de counselling, ainsi que la formation aux aptitudes à la vie quotidienne, l’éducation et les traitements.

   B. Les femmes

Selon les porte-parole d’Adsum House, un refuge d’urgence pour les femmes et les enfants à Halifax, le profil des femmes sans foyer est très varié : adolescentes enceintes et femmes âgées, femmes ayant des démêlés avec la justice ou victimes de délogement, d’incendie ou d’inondation, femmes atteintes de maladies mentales ou de toxicomanie(12). Les mères célibataires et les femmes battues comptent parmi les plus susceptibles de se retrouver sans logis. Souffrant souvent de dépression à cause d’une vulnérabilité extrême, de difficultés financières et d’un isolement social, ces femmes font face aux mêmes dangers physiques que les itinérantes, liés à la mauvaise nutrition, à une protection insuffisante contre la conception ou les maladies transmises sexuellement, à l’exposition aux maladies infectieuses et à la violence physique(13). Comme le signale l’Association canadienne de santé publique, la santé des enfants de ces femmes subit le contrecoup d’un faible revenu et de l’inconstance du logement : « Des abris pour assistés sociaux sont disponibles [...] mais les études sur les enfants qui logent dans ce genre d’installations indiquent une augmentation des maladies aiguës et chroniques et des retards de développement »(14).

Il y a peu de documentation sur l’efficacité des interventions visant les divers sous-groupes de femmes sans foyer, sans doute parce que celles-ci sont encore en minorité dans la population des sans-logis. Cependant, toutes semblent avoir besoin par-dessus tout de logement abordable, accessible et sûr, conjugué à des programmes de soutien sociaux et à des services de santé appropriés qui pourraient comprendre du counselling sur l’alimentation, l’activité sexuelle et la toxicomanie ainsi que des programmes sur la grossesse et les compétences parentales.

   C. Les personnes souffrant de maladies mentales

Depuis la fin des années 60, les services pour les personnes atteintes de maladies mentales sont de plus en plus dispensées dans un cadre communautaire plutôt que par des institutions ou des hôpitaux. Au Canada, les hôpitaux psychiatriques ont perdu des ressources au profit des unités psychiatriques dans les hôpitaux généraux. Entre 1960 et 1976, le nombre de lits dans les hôpitaux psychiatriques du Canada a chuté, passant de 47 633 à 15 011, alors qu’il a augmenté dans les unités psychiatriques des hôpitaux généraux, passant de 844 à 5 836(15). Plusieurs facteurs ont contribué à cette tendance : l’utilisation accrue de médicaments psychotropes, les critiques de plus en plus nombreuses à l’égard des hôpitaux psychiatriques, le mouvement de la psychiatrie communautaire aux États-Unis et l’exclusion des hôpitaux psychiatriques provinciaux du régime fédéral-provincial d’assurance-hospitalisation instauré en 1958(16). Certains ont dénoncé la grave fragmentation dans la prestation des services de santé mentale, laquelle a eu des retombées néfastes sur les personnes atteintes de maladies mentales graves et chroniques qui vivent dans la collectivité. On a estimé en 1994 qu’entre 20 et 30 p. 100 des itinérants au Canada souffrent d’une maladie mentale et ont besoin de traitement(17).

Les personnes qui sont sans foyer ou qui ont rejeté les services sociaux et de santé mentale traditionnels ont besoin de services de prévention ainsi que d’intervention en cas de crise. Comme les professionnels de la santé mentale travaillent normalement dans des centres communautaires, des hôpitaux ou des cabinets privés, il peut être difficile de les mobiliser et de coordonner leurs services pour les sans-abri. Des programmes actifs d’extension des services peuvent aider ces personnes quand elles en ont besoin, quel que soit l’endroit ou le moment, afin d’atténuer les périodes de dysfonctionnement et d’éviter des hospitalisations coûteuses ou même des incarcérations.

   D. Les Autochtones

Les limites de compétences fédérales et provinciales constituent un important obstacle à la prestation de services de santé et autres auprès des divers groupes d’Autochtones(18). Les Autochtones sans foyer peuvent être des Indiens (inscrits ou non), des Inuit ou des Métis; ils peuvent vivre dans des régions rurales éloignées ou dans des grands centres urbains. S’il est vrai que la moitié de tous les Autochtones sont des Indiens inscrits ou de plein droit admissibles à des prestations fédérales pour les soins de santé et le logement, il reste que la responsabilité à l’égard des Autochtones qui vivent en-dehors des réserves incombe dans une large mesure aux gouvernements provinciaux. Les Indiens inscrits ont droit aux services de santé fédéraux non assurés où qu’ils vivent, mais l’accès est difficile pour ceux qui n’ont pas de domicile fixe.

Les Autochtones qui vivent dans les réserves habitent parfois dans des maisons surpeuplées et délabrées; dans les villes canadiennes, ils se retrouvent parfois dans le même genre de logement, voire sans domicile. Comme l’a souligné la Commission royale sur les peuples autochtones, les mauvaises conditions de logement contribuent, chez les Autochtones, à des taux beaucoup plus élevés de tuberculose, de pneumonie et d’autres maladies des voies respiratoires supérieures et inférieures, d’affections gastro-intestinales, de maladies de la peau, de cancers attribuables à la fumée secondaire et à des décès lors d’incendies(19). En plus d’être confrontés au racisme, les Autochtones itinérants sont parfois incapables de parler de leurs problèmes de santé avec les professionnels de la santé en raison d’obstacles linguistiques; ils n’ont pas toujours accès à des professionnels autochtones de la santé ou à des interprètes médicaux; de plus, les programmes de santé disponibles ne leur conviennent pas toujours sur le plan culturel(20). Les questions touchant la santé mentale chez cette population, comme le suicide, la toxicomanie et la violence familiale, sont des préoccupations constantes. Il est essentiel que les Autochtones aient accès à des logements collectifs sûrs et libres d’alcool et de drogues et qu’ils disposent de programmes et de services facilement accessibles et adaptés à leur culture.

Le rôle du gouvernement fédéral à l’égard de la santé des sans-abri

À la fin de l’automne 1998, le premier ministre de l’Ontario et le maire de Toronto ont déclaré l’itinérance une question d’importance nationale et exhorté le gouvernement fédéral à les aider à s’attaquer au problème(21). On a souligné dans un article que le gouvernement fédéral avait déjà versé 300 000 $ pour financer un groupe de travail sur l’itinérance et 50 000 $ pour un sommet sur la question(22).

Il n’est pas clair quel rôle doit jouer le gouvernement fédéral à l’égard de la santé des sans-abri du Canada. La Constitution n’établit pas une répartition précise des pouvoirs touchant, d’une part, les questions de santé et, d’autre part, les soins de santé. Les gouvernements provinciaux jouissent de vastes pouvoirs en matière de réglementation des questions locales de santé, notamment la prestation de services de soins de santé; ils sont habilités, entre autres, à adopter des lois régissant l’établissement, l’entretien et l’administration des hôpitaux, asiles et institutions de charité. Les pouvoirs du gouvernement fédéral en matière de santé sont plus généraux. Ils visent le droit pénal, les dépenses, et la paix, l’ordre et le bon gouvernement. De plus, le gouvernement fédéral est investi de pouvoirs précis concernant des groupes comme les Premières nations dans les réserves, les anciens combattants, les militaires, la GRC et les personnes dans les institutions et les services correctionnels fédéraux.

Selon une interprétation large, le gouvernement fédéral estime qu’il lui revient de protéger la santé des Canadiens et de l’améliorer par la promotion de stratégies conçues à cette fin, en plus d’appuyer le système de soins de santé quand c’est nécessaire. À l’égard des sans-abri, le gouvernement fédéral peut prendre diverses mesures pour cerner leurs besoins de santé et y répondre. Il peut :

  • travailler en collaboration avec les gouvernements provinciaux et territoriaux pour produire des approches nationales à l’égard des programmes et des services de santé pour les sans-logis;

  • répondre aux besoins de santé des sans-abri qui sont membres des groupes relevant directement de lui (Premières nations, anciens combattants, etc.);

  • surveiller et appliquer la Loi canadienne sur la santé et ses cinq principes — accessibilité, transférabilité, intégralité, gestion publique, universalité — de façon à répondre aux besoins des itinérants;

  • affecter des fonds à des programmes et à des projets précis par le biais de stratégies claires visant à aider les itinérants;

  • injecter des fonds dans les projets de recherche et d’évaluation visant les sans-abri et réalisés par des organismes comme le Conseil de recherches médicales et le Conseil de recherches en sciences humaines.

Comme nous l’avons souligné précédemment, les grands centres urbains du pays ont commencé à élaborer un large éventail d’interventions réunissant divers secteur de politique au moyen d’une approche multidisciplinaire. On pourrait entreprendre des mesures semblables à ces projets intersectoriels au niveau fédéral en vue de la santé des itinérants. Toute intervention devra toutefois parvenir à réunir les divers secteurs : revenu et statut social, éducation, emploi et conditions de travail et environnement physique. Il faudra mettre à contribution non seulement des professionnels de la santé mais aussi des économistes, des éducateurs, des environnementalistes et des spécialistes de l’emploi et des services sociaux, ainsi que famille, amis et membres de la collectivité. Le but sera d’élaborer un cadre exhaustif et intégré au sein duquel le gouvernement fédéral pourra élaborer des stratégies pour atténuer le problème de l’itinérance.

Ainsi, s’il est vrai qu’il faut des mesures coordonnées fondées sur la coopération des multiples compétences, il y a aussi beaucoup à faire chez les ministères fédéraux s’occupant de la santé, de l’emploi et du logement. Pour réagir aux besoins de logement et de santé de groupes comme les Premières nations et les anciens combattants qui sont de la compétence fédérale, il faudra d’abord recueillir avec soin des données décrivant qui ils sont, où ils habitent et quels sont leurs problèmes de santé. Des critiques ont souligné que les cinq principes de la Loi canadienne de la santé ne veulent pas dire grand-chose pour les itinérants qui ne répondent même pas aux critères provinciaux établis afin d’obtenir une carte d’assurance-maladie et l’accès aux services. Constatant que le gouvernement fédéral a délaissé au cours des dernières années les stratégies visant des sous-groupes de la population canadienne, les défenseurs des itinérants sont d’avis que les nouvelles initiatives de santé, comme l’assurance-médicaments et les soins à domicile, doivent tenir compte de ce groupe. En plus, des études ciblées financées par les principaux conseils de recherche fédéraux pourraient être d’un précieux secours et contribuer à une meilleure évaluation de ce que le gouvernement fédéral fait (ou ne fait pas) pour protéger la santé des sans-abri au Canada.


(1) Association canadienne de santé publique, « Homelessness and Health : Position Paper », Ottawa, 1997, affiché sur le site Web www.cpha.ca, octobre 1998.

(2) Marc Lalonde, ministre de la Santé nationale et du Bien-être social, Nouvelle perspective de la santé des Canadiens : un document de travail, Ottawa, avril 1974. Cette nouvelle orientation a aussi été exprimée dans des documents comme celui de Jake Epp, ministre de la Santé nationale et du Bien-être social, La Santé pour tous : plan d’ensemble pour la promotion de la santé, Ottawa, 1986, et du Comité consultatif fédéral-provincial-territorial sur la santé de la population, Stratégies d’amélioration pour la santé de la population : investir dans la santé des Canadiens, rapport de la réunion des ministres de la Santé, Ottawa, septembre 1994.

(3) Association canadienne de santé publique, « 1997 Position Paper on Homelessness and Health » , affiché sur le site Web www.cpha.ca, octobre 1998.

(4) Margaret Philip, « Homeless without Health Cards Likely to Go without Care », The Globe and Mail (Toronto), 2 mars 1998, A8.

(5) Gillian Wansborough, « Homeless Men’s Drug Compliance Varies », The Medical Post, 13 octobre 1998, p.23.

(6) D.A. Redelmeier, J.P. Molin, R.J. Tibshirani, « A Randomised Trial of Compassionate Care for the Homeless in an Emergency Department », Lancet, 345, 6 mai 1995, p. 1131-1134.

(7) Allison Bray, « Net Failing Street Kids, Expert Says », Winnipeg Free Press, 21 octobre 1995, A7.

(8) Association canadienne de santé publique, « 1997 Position Paper on Homelessness and Health », affiché sur le site Web www.cpha.ca, octobre 1998.

(9) Tullio Caputo et Katherine Kelly, « Améliorer la santé des jeunes de la rue », Les déterminants de la santé – Les enfants et les adolescents, volume 1, études commandées par le Forum national sur la santé, Éditions MultiMondes, Sainte-Foy (Québec), 1998, p. 419-463.

(10) Ontario Medical Association, « Exploring the Health Impact of Homelessness », affiché sur le site Web www.oma.org, décembre 1998.

(11) Jim Anderson, A Study of « Out-Of-The-Mainstream » Youth in Halifax: Nova Scotia Technical Report, Ottawa, Approvisionnements et Services Canada, janvier 1993.

(12) Adsum House (refuge d’urgence pour les femmes et les enfants sans foyer), « Profile of Homeless Women », janvier 1999.

(13) Sylvia Nocav, Joyce Brown, Carmen Bourbonnais, Elles ont besoin de toits : analyse documentaire sur les femmes sans-abri, Ottawa, SCHL, p. 36-43.

(14) Association canadienne de santé publique, « 1997 Position Paper … ».

(15) Unité de recherche sur les systèmes de santé, Institut psychiatrique Clarke, Examen des meilleures pratiques de la réforme des soins de la santé mentale : document de discussion, produit par le Réseau de consultation sur la santé mentale fédéral, provincial et territorial, Ottawa, Santé Canada, 1997, p. 1.

(16) Santé Canada, Les personnes atteintes de maladies mentales et le système de justice pénale : Programmes communautaires innovateurs, 1995, rapport préparé par Carol Milstone, Ottawa, Approvisionnements et Services Canada, 1995, p. 9.

(17) Ibid., p. 15.

(18) Chambre des communes, Comité permanent de la santé, Vers le mieux-être holistique : les peuples autochtones, Ottawa, juillet 1995.

(19) Commission royale sur les peuples autochtones, Vers un ressourcement – Rapport, volume 3, Groupe Communication Canada, Ottawa, 1996, chapitre 3 — Santé et guérison, et chapitre 4 — Le logement.

(20) Ville de Calgary, « Community Action Plan: Aboriginal Services », affiché sur le site Web www.gov.calgary.ab.ca, décembre 1998.

(21) Divers articles dans le Toronto Star et le Globe and Mail (Toronto), dans la première semaine de novembre 1998.

(22) William Walker, « Lastman Begs for Homeless », Toronto Star, 5 novembre 1998.


MESURES PARLEMENTAIRES EN MATIÈRE DE LOGEMENT

Rédaction :
Patricia Begin, Lyne Casavant
Division des affaires politiques et sociales
Janvier 1999
Révisé le 26 mars 2001

Aperçu

Même si la Constitution place la politique et les programmes de logement sous l’autorité des provinces, tous les niveaux de gouvernement interviennent dans le secteur du logement. Les politiques et les programmes mis en place visent à améliorer les conditions de logement en ce qui concerne la quantité, la qualité et le prix.

Jusqu’en 1970, la politique en matière de logement était presque entièrement fédérale. Les programmes gouvernementaux subventionnaient à peine plus du tiers des mises en chantier, dont moins de 5 p. 100 étaient destinées aux familles à faible revenu. Dans les années 70, le gouvernement fédéral a étendu son aide à 40 p. 100 des mises en chantier. En 1986, l’aide fédérale à la construction résidentielle ne touchait plus que 14 p. 100 des logements achevés, et 8 p. 100 de cette aide étaient destinés aux logements à prix modique.

Trois lois fédérales adoptées dans les années 30 visaient à augmenter le stock de logements de façon à remédier à la pénurie et à promouvoir la création d’emplois en stimulant le marché privé de l’habitation.

  • La Loi fédérale sur le logement (1935), première loi nationale du genre, prévoyait l’octroi de prêts d’une valeur de 20 millions de dollars qui ont servi à financer 4 900 logements sur une période de trois ans.

  • Le Programme fédéral de réfection des maisons, établi en 1937, a subventionné les taux d’intérêt sur les prêts accordés pour rénover 66 900 logements.

  • La Loi nationale sur l’habitation (LNH) de 1938 aidait les personnes solvables à acheter une maison, à rendre salubres les logements à loyer modique et à moderniser le stock de logements existant. Elle prévoyait également la construction de logements à loyer modique.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement fédéral a créé une société d’État, la Wartime Housing Limited, qui a construit 45 930 logements sur une période de huit ans. Cette société a aussi aidé à réparer et à rénover des maisons existantes. En 1946, son actif a été transféré à la Société centrale d’hypothèques et de logement (SCHL), devenue plus tard la Société canadienne d’hypothèques et de logement, dont le rôle consistait à accorder aux acheteurs de maison des prêts hypothécaires à un taux avantageux. La SCHL est aujourd’hui le principal organisme chargé d’administrer la politique fédérale en matière de logement.

En 1949, le Parlement a modifié la LNH pour permettre la construction de logements sociaux administrés par les provinces, dans le cadre de programmes fédéraux-provinciaux, à l’intention des familles à faible revenu, des handicapés et des personnes âgées. En 1954, le gouvernement fédéral a commencé à assurer les prêts hypothécaires consentis par des investisseurs privés contre le défaut de paiement de l’emprunteur. La Loi sur les banques a alors été modifiée pour autoriser les banques à charte du Canada à accorder des prêts hypothécaires et pour permettre au gouvernement de réduire son rôle dans le domaine des prêts. En 1964, le gouvernement fédéral a fait adopter une loi qui lui permettait de consentir aux provinces des prêts jusqu’à concurrence de 90 p. 100 du coût de construction de logements sociaux appartenant au gouvernement provincial. La Loi autorisait également la SCHL à prêter directement de l’argent aux municipalités et aux sociétés privées sans but lucratif.

Au Canada, presque tous les logements sociaux appartiennent aux provinces, aux municipalités ou à leurs agences. Le rôle du gouvernement fédéral dans ce secteur consiste à conclure avec les provinces des contrats à long terme en vertu desquels il s’engage à partager les coûts d’exploitation de ces logements. Un examen effectué par la SCHL en 1984 précisait l’objectif de la politique de logement social : « aider les Canadiens dont le revenu est insuffisant à avoir accès à un logement adéquat en encourageant et en appuyant, de concert avec les provinces, les municipalités et leurs agences, la construction de logements sociaux pour les personnes à faible revenu et à revenu moyen et en encourageant également la mise en place de programmes de coopératives de logement à but non lucratif ». En général, le logement social est un logement locatif à un prix inférieur à celui du marché et offert principalement aux foyers à faible revenu, ce qui comprend les petits salariés, les assistés sociaux et les personnes âgées à faible revenu. En 1994, le gouvernement fédéral a alloué 1,9 million de dollars pour plus de 661 000 logements sociaux, y compris les logements appartenant aux administrations publiques, les logements à loyer modique, les logements ruraux, le logement destiné aux autochtones, les logements à but non lucratif, les coopératives et les suppléments au loyer.

Dans les années 70, le gouvernement a instauré des mesures pour favoriser l’achat et la rénovation des maisons. Il s’agissait notamment des régimes enregistrés d’épargne-logement, qui étaient exonérés d’impôt, du Programme d’aide à l’accession à la propriété et de modifications à la Loi de l’impôt sur le revenu qui ont exonéré les résidences principales de l’impôt sur les gains en capital. Le gouvernement fédéral a également consacré des fonds à l’aide à la rénovation des logements, à l’amélioration des quartiers et à des programmes d’isolation thermique. Les programmes d’aide à la rénovation ont aidé les propriétaires à rénover 315 000 logements entre 1974 et 1986. C’est également dans les années 70 que toutes les provinces ont établi des ministères du Logement et commencé à jouer un rôle plus important dans l’élaboration de la politique de logement et l’établissement des priorités dans ce domaine.

Les logements sociaux construits avant les années 70 avaient tous des loyers établis en fonction du revenu, ce qui a créé des ghettos de pauvres, au grand déplaisir des locataires et du voisinage. Les modifications apportées à la LNH en 1973 prévoyaient de l’aide financière pour l’achat de maisons neuves, des prêts pour les coopératives de logement et des prêts à faible intérêt atteignant jusqu’à 100 p. 100 de la valeur des ensembles résidentiels pour les logements municipaux et privés sans but lucratif. L’un des objectifs de cette loi était de faire vivre ensemble des familles ayant divers niveaux de revenu, pour favoriser la dispersion des familles pauvres dans la collectivité. Néanmoins, une des conséquences de ce programme d’intégration est que 66 à 75 p. 100 des logements en question ont été occupés par la classe moyenne et que de nombreuses familles dans le besoin n’ont pas trouvé à se loger.

Au début des années 80, trois programmes fédéraux temporaires ont été mis en place pour aider les familles à revenu moyen.

  • Le Programme d’encouragement à l’accession à la propriété accordait des subventions aux acheteurs de maison.

  • Le Régime de renouvellement hypothécaire aidait les propriétaires de maison à payer la partie de leur hypothèque et de leur impôt foncier qui, à la suite du renouvellement de leur hypothèque à un taux plus élevé, dépassait 30 p. 100 de leur revenu.

  • Le Programme de prêts hypothécaires à paiements progressifs aidait des propriétaires de maison à réduire leurs versements hypothécaires mensuels.

Pendant la première moitié des années 80, 1,7 p. 100 du budget total du gouvernement fédéral était consacré au logement. Pendant la deuxième moitié de cette même période, cette proportion a été réduite à 1,4 p. 100. Le logement continue d’être le moins bien financé de tous les secteurs visés par des programmes fédéraux. La réduction des dépenses dans ce secteur au cours de la dernière décennie a principalement touché les maisons offertes sur le marché (par exemple, les programmes d’accession à la propriété et de subventions à la construction de logements locatifs) plutôt que les logements sociaux. Plus de 90 p. 100 des fonds fédéraux consacrés au logement servent à subventionner les projets de logements existants.

En 1986, le gouvernement fédéral a instauré sa nouvelle politique de logement, qui apportait deux changements à l’égard des logements sociaux. Ces logements devaient être destinés aux ménages ayant des besoins impérieux, ce qui mettait fin aux programmes d’intégration, et la mise en œuvre des programmes de logements sociaux était confiée aux gouvernements des provinces et des territoires.

Au début de 1992, le gouvernement fédéral a soumis à la discussion une proposition constitutionnelle visant à mettre fin à ses engagements dans certains domaines de compétence provinciale (par ex., le tourisme, les mines, et les affaires urbaines et le logement). Cette politique a été perçue par les spécialistes en matière de logement comme un coup dur porté aux programmes de logements sociaux. Dans son budget de février 1992, le gouvernement fédéral a mis fin à son programme de logements coopératifs. Au cours de son existence, ce programme a permis la construction de près de 60 000 foyers destinés à des Canadiens à faible revenu et à revenu moyen. Un peu plus d’un an plus tard, le gouvernement fédéral a imposé un gel sur les dépenses au titre du logement social. Dans son budget d’avril 1993, il a en effet limité aux niveaux de 1993 l’aide financière qu’il consentira pour le logement social.

Le budget fédéral de 1995 prévoyait une diminution de 6 p. 100 (soit 128 millions de dollars) des dépenses de la SCHL jusqu’en 1997-1998. Comme 90 p. 100 des fonds fédéraux pour le logement sont attribués aux programmes de logements sociaux, ce secteur sera le plus affecté par la réduction du soutien fédéral.

En 1999, un groupe de travail mis sur pied par le maire de Toronto arrivait à la conclusion que le retrait du fédéral a grandement contribué à la diminution progressive du nombre de logements abordables(1).  Bien que le manque de logements abordables ne soit pas l’unique cause de l’augmentation du nombre de sans-abri, il a néanmoins pour effet d’augmenter les risques associés à un passage dans le monde de l’itinérance.

Au cours de la même année, le gouvernement fédéral a présenté les éléments de sa nouvelle initiative pour les sans-abri.  L’initiative proposée est fondée sur une collaboration étroite avec les provinces, les territoires, les municipalités, les organismes sans but lucratif, le secteur privé et les citoyens.  Elle part du principe que les collectivités sont les mieux placées pour trouver des solutions aux problèmes des sans-abri.  Au total, l’initiative est dotée d’un budget de 753 millions de dollars sur trois ans.   De cette somme, le gouvernement prévoit affecter 305 millions de dollars aux villes qui éprouvent un sérieux problème d’itinérance.  Cette somme sera mise à leur disposition pour la planification et la mise en oeuvre de stratégies qui ont pour but de prévenir et de réduire l’itinérance.  Puisqu’elles présentent les problèmes les plus sérieux, les villes de Vancouver, Calgary, Edmonton, Winnipeg, Hamilton, Toronto, Ottawa, Montréal, Québec et Halifax recevront 80 p. 100 du montant prévu, alors qu’une cinquantaine d’autres villes se partageront le reste(2).  De plus, l’initiative prévoit 170 millions de dollars qui seront investis au cours des trois prochaines années afin d’élargir des programmes fédéraux déjà existants, dont le volet jeunes à risque de la Stratégie emploi jeunesse, la stratégie du gouvernement visant les Autochtones vivant en milieu urbain et le Programme d’amélioration des refuges.  En outre, 268 millions de dollars seront affectés au Programme d’aide à la remise en état des logements (PAREL).  Ce financement supplémentaire servira à la rénovation et à la remise en état de chambres et de logements occupés par des personnes à faible revenu.  Le reste du montant prévu, soit 10 millions de dollars, est réservé à la construction d’immeubles résidentiels sur des terrains fédéraux excédentaires afin de loger des sans-abri.

Chronologie

1935 – La Loi fédérale sur le logement, la première loi du genre, prévoit l’octroi de prêts d’une valeur de 20 millions de dollars et aide à financer 4 900 logements sur une période de trois ans.

1937 – Le Programme fédéral de réfection des maisons subventionne les taux d’intérêt sur les prêts accordés pour la rénovation de logements.

1938 – La Loi nationale sur l’habitation accorde une aide aux acheteurs de maison, aide à rendre salubres les logements à loyer modique et prévoit la modernisation du stock de logements existant.

1946 – L’actif de la Wartime Housing Limited est transféré à la Société centrale d’hypothèques et de logement (SCHL), qui deviendra plus tard la Société canadienne d’hypothèques et de logement, pour accorder aux propriétaires de maison des prêts hypothécaires à un taux avantageux.

1949 – La Loi nationale sur l’habitation est modifiée pour prévoir la construction de logements sociaux dans le cadre de programmes fédéraux-provinciaux.

1954 – Le gouvernement fédéral commence à assurer les prêts hypothécaires consentis par des investisseurs privés contre les défauts de paiement des emprunteurs et il modifie la Loi sur les banques pour permettre aux banques à charte d’accorder des prêts hypothécaires.

1964 – Le gouvernement fédéral fait adopter une loi lui permettant de consentir aux provinces des prêts jusqu’à concurrence de 90 p. 100 du coût de construction de logements sociaux leur appartenant.

1969 – Le Programme de supplément de loyer verse aux ménages à faible revenu qui se logent sur le marché locatif privé la différence entre le loyer du marché et 25 p. 100 de leur revenu.

1973 – La Loi nationale sur l’habitation est modifiée afin que soit accordée une aide financière pour l’achat de maisons neuves, des prêts pour les coopératives de logement et des prêts à faible intérêt pour les logements sans but lucratif construits par les municipalités et le secteur privé. Ces modifications visent notamment à intégrer différents niveaux de revenu dans les ensembles de logements sociaux.

1974 – Le Programme de logement pour les ruraux et les autochtones aide les Autochtones ayant un faible revenu et les ruraux non autochtones résidant dans des villages de 2 500 habitants et moins à acheter une maison ou à rénover leur logement.

1976 – Habitat, la Conférence des Nations Unies sur les établissements humains, a lieu à Vancouver. La communauté internationale s’engage, par le truchement des gouvernements des divers pays, à promouvoir des conditions de logement et d’existence décentes dans le monde entier.

1986 – Le gouvernement fédéral met en place sa nouvelle politique de logement qui, entre autres, oriente les programmes de logement social vers les ménages dans le besoin et confie la mise en oeuvre des programmes de logement aux provinces et aux territoires.

1987 – L’Année internationale du logement des sans-abri, proclamée par les Nations Unies, attire l’attention sur les sans-abri et sur la nécessité de déployer des efforts à l’échelle nationale et internationale pour améliorer le logement et le cadre de vie des pauvres du monde entier.

1989 – Le ministre fédéral du Logement annonce qu’il espère instaurer un programme pour aider les acheteurs d’une première maison, d’ici l’automne 1989. Ce programme réduirait à 5 p. 100 l’acompte de 10 p. 100 actuellement exigé pour acheter une maison avec l’aide de la SCHL.

1990 – Dans son budget de 1990, le gouvernement fédéral réduit de 51 millions de dollars sur deux ans le montant des nouveaux crédits promis pour le logement à coût modique.

1992 – Dans son budget de 1992, le gouvernement fédéral met fin à son programme de logement coopératif. Au cours de son existence, ce programme a permis la construction de près de 60 000 foyers destinés à des Canadiens à faible revenu et à revenu modéré.

1993 – Dans son budget d’avril 1993, le gouvernement fédéral annonce qu’il limite les fonds destinés au logement social au niveau actuel de deux milliards de dollars par an.

1995 – Le budget fédéral de 1995 propose une diminution de 6 p. 100 des dépenses de la SCHL, soit 128 millions de dollars, jusqu’à l’année financière 1997-1998.

1998 –    Dans une résolution adoptée en novembre 1998, les maires des plus grandes villes du Canada déclarent que la situation des sans-abri atteint les proportions d’une catastrophe nationale.

1999 –    Le 23 mars 1999, le premier ministre Jean Chrétien confie la coordination des activités reliées aux sans-abri à la ministre du Travail, l’honorable Claudette Bradshaw.

1999 –    En décembre 1999, le gouvernement fédéral annonce qu’il investira 753 millions de dollars au cours des trois prochaines années pour venir en aide aux personnes itinérantes, dont 268 millions de dollars pour le Programme d’aide à la remise en état des logements (PAREL).


(1) Mayor’s Homelessness Action Task Force, Taking Responsibility for Homelessness. An Action Plan for Toronto, Mayor’s Homelessness Action Task Force, Toronto, 1999.

(2) Pour plus d’informations sur les villes qui recevront une partie de ce montant, consulter le document intitulé Partenaires locaux à l’adresse Internet suivante : http://www.hrdc-drhc.gc.ca/nsh-snsa/cities/researchcity_f.html.


PERSPECTIVES INTERNATIONALES SUR LES FACTEURS
QUI CONTRIBUENT À L'ITINÉRANCE

Rédaction :
Jean Dupuis
Division de l'économie
Janvier 1999

Aperçu

Le phénomène de l’itinérance n’a rien de nouveau. Il existe depuis des siècles sous des formes variées. S’il retient plus l’attention et suscite davantage de préoccupations de nos jours, c’est que sa présence et ses effets se manifestent plus qu’avant en milieu urbain. Dans ce module, nous examinons le phénomène des sans-abri à l’étranger. Certes, les régimes économiques, juridiques et sociaux des divers pays sont parfois très différents, ce qui rend les comparaisons difficiles. Cependant, même limitées, celles-ci demeurent utiles, car elles permettent de mieux comprendre l’évolution du phénomène dans des contextes différents et pourraient de ce fait aider à cerner les principaux facteurs qui y contribuent. Les chercheurs américains étudient l’itinérance depuis le début du siècle et ont donc l’avantage de l’expérience. Leurs recherches, décrites ci-dessous, pourraient contenir des observations utiles pour le Canada.

L’expérience américaine

   A. Brève chronologie

À la fin du XIXe siècle et durant la première moitié du XXe, les sans-abri, constitués surtout de travailleurs itinérants célibataires, se retrouvaient dans les quartiers pauvres des villes américaines. Leur nombre a crû jusque dans les années 20 où la mécanisation a considérablement réduit la demande de main-d’oeuvre non qualifiée.

La Crise de 1929 a eu pour effet de gonfler considérablement la population des sans-abri. Les emplois étaient rares, voire inexistants, et un grand nombre d’hommes valides se sont retrouvés parmi une masse considérable de chômeurs menant une vie nomade. Leur nombre était si grand que les logements des quartiers pauvres ne suffisaient parfois plus. Beaucoup étaient logés dans des abris d’urgence, dans des camps spéciaux installés aux abords des villes. Lorsqu’il n’y avait plus de place dans les abris de fortune, ils étaient parfois simplement refoulés.

La Seconde Guerre mondiale a fait baisser substantiellement le nombre des sans-abri, car un bon nombre d’entre eux ont soit intégré les forces armées, soit trouvé du travail dans les industries de guerre naissantes. La population de sans-abri a donc beaucoup diminué, mais sans disparaître totalement.

Dans les années 50, les itinérants sans famille étaient généralement concentrés dans les quartiers pauvres des villes où se trouvaient hôtels et restaurants modiques, bistrots, missions religieuses et agences de placement. Ce que nous appelons maintenant la définition stricte du phénomène des sans-abri, où les gens n’ont littéralement pas d’endroit pour se loger, n’existait pas de la même manière à l’époque, car la plupart des pauvres pouvaient facilement trouver à s’héberger dans des maisons de chambres, des hôtels miteux ou autres galetas. En fait, une très petite minorité seulement des itinérants étaient forcés de passer la nuit dans la rue.

En outre, jusqu’à la fin des années 50, cette population était plus ou moins intégrée à l’économie urbaine. Comme les quartiers pauvres étaient souvent situés à proximité de centres de transport comme des gares de triage ou des gares routières de marchandises, les personnes seules et les travailleurs migrants pouvaient assez facilement trouver du travail, généralement du travail temporaire comme manoeuvre ou journalier.

Dans les années 60 et 70, la plupart des chercheurs pensaient que ces quartiers pauvres étaient voués à disparaître. D’après eux, la baisse substantielle du nombre des itinérants et les taux d’inoccupation élevés dans les hôtels à cubicules étaient les signes de la disparition imminente de ces quartiers. En outre, la mécanisation continue des tâches non spécialisées dans les années 60 et 70 a érodé davantage la fonction économique de ces quartiers comme source de main-d’oeuvre bon marché. Une enquête réalisée dans 41 villes américaines a montré que les populations des quartiers pauvres avaient baissé de 50 p. 100 entre 1950 et 1970. De plus, là où la demande de travailleurs non spécialisés avait chuté, la baisse de ces populations était relativement plus importante(1).

Cependant, l’annonce de la disparition prochaine des quartiers pauvres et des sans-abri était prématurée. Si la plupart des bouges et des hôtels miteux ont été démolis pour céder la place à des immeubles de rapport et à des tours à bureaux, les itinérants n’ont pas disparu, bien au contraire. Ils sont même devenus plus visibles du fait de la modification de leur composition à la fin des années 70 et dans les années 80.

   B.  Études américaines : explications possibles de l’augmentation du nombre des sans-abri

      1. La baisse du parc de logements à prix modique

Le sociologue américain Peter H. Rossi attribue l’augmentation récente du nombre des sans-abri aux États-Unis principalement à la disparition du paysage urbain des quartiers pauvres qui, de la fin du XIXe siècle au milieu du XXe étaient une source de logements à prix modique et d’emplois pour les travailleurs non qualifiés. Bien sûr, ces logements étaient pour la plupart insalubres, mais ils offraient néanmoins un abri pour la nuit aux vagabonds et aux migrants, dont une petite partie seulement se retrouvaient à la rue.

Selon Rossi, le renouveau urbain qui s’est produit de la fin des années 50 jusqu’au début des années 70 a fait disparaître les logements insalubres peu coûteux, mais sans les remplacer par des logements abordables.

Il importe de se rappeler que le phénomène des sans-abri est un problème de logement : l’ampleur actuelle du phénomène de l’itinérance est en grande partie la conséquence d’une pénurie de logements à prix modique pour les pauvres, pénurie qui est apparue dans les années 70 et s’est aggravée dans les années 80(2).

La progression du nombre des sans-abri est le produit de deux tendances opposées que l’on observe aux États-Unis ces dernières années : l’insuffisance du parc de logements à prix modique pour les pauvres et l’augmentation du nombre des ménages urbains qui vivent au seuil de pauvreté ou en dessous. D’après Rossi, la réduction du parc de logements à prix modique résulte, entre autres, du fait que les fonds fédéraux consacrés à la construction de logements sociaux ou au versement de subventions d’hébergement aux pauvres n’augmentent plus, voire diminuent.

À cause de la disparition des logements à prix modique, les pauvres sont forcés de consacrer une plus forte proportion de leurs revenus au logement ou, s’ils n’ont pas assez d’argent ou pas du tout, ils ne trouvent plus à se loger nulle part.

      2. La baisse du marché des emplois occasionnels

Les quartiers pauvres jouaient aussi un rôle important dans la mesure où ils étaient une source d’ouvriers non spécialisés pour les employeurs qui avaient besoin de travailleurs temporaires, généralement de façon saisonnière. La réduction du marché des emplois occasionnels dans les économies urbaines, observée dans l’ensemble des États-Unis entre les années 50 et les années 70, a grandement contribué au déclin des quartiers pauvres. Rossi cite une étude réalisée en 1980 par Barrett Lee qui portait sur les populations des quartiers pauvres de 41 villes américaines durant cette période. L’étude a montré une corrélation positive entre la baisse de la proportion de la main-d’oeuvre de chaque ville occupant des emplois non spécialisés ou des emplois du secteur des services et la diminution de la population des quartiers pauvres.

Durant la première décennie de la période observée, les employeurs des villes qui avaient besoin de bras pour assurer la manutention de leurs marchandises toléraient la faible productivité des hommes des quartiers pauvres parce qu’ils pouvaient les embaucher quand ils en avaient besoin et ne les payaient pas cher. Avec l’avènement des chariots élévateurs et autres machines efficaces de manutention, les travailleurs occasionnels n’étaient plus rentables et la baisse de la demande de travailleurs occasionnels a porté un dur coup aux itinérants. La faible demande de travailleurs non spécialisés continue de contribuer au phénomène actuel des sans-abri et explique en partie pourquoi ceux-ci trouvent peu à travailler et ont de très maigres ressources. Un autre facteur cependant entre en ligne de compte, qui aide aussi à comprendre la baisse de l’âge moyen des sans-abri. Durant la dernière décennie, la proportion des personnes de 25 à 35 ans a considérablement augmenté, résultat direct de l’explosion démographique de l’après-guerre. Cet « excès » de jeunes, en particulier de jeunes hommes, a fait baisser le niveau des gains des jeunes adultes et augmenter le taux de chômage(3).

Du milieu des années 60 au milieu des années 80, les gains et les perspectives d’emploi des travailleurs américains de moins de 35 ans se sont détériorés en même temps que progressait la population des sans-abri et que l’âge moyen des sans-abri diminuait. Ces tendances démographiques et du marché du travail ont eu d’importantes répercussions sur la formation des ménages et des familles. L’augmentation du nombre des ménages dirigés par un parent seul, souvent une femme, observée ces dernières décennies résulte en partie de la détérioration des perspectives économiques des jeunes hommes. Les jeunes hommes dont l’avenir financier est incertain sont moins susceptibles de se mettre en ménage et moins en mesure d’assumer des responsabilités conjugales et familiales.

     3. La désinstitutionnalisation

Une idée répandue veut que le phénomène des sans-abri se soit sensiblement aggravé ou soit devenu plus visible lorsque les institutions psychiatriques se sont mises à donner leur congé à des malades jusque là institutionnalisés pour des soins de longue durée, pratique que l’on a appelée la « désinstitutionnalisation ».

Or, la désinstitutionnalisation ne peut expliquer au mieux qu’une partie seulement du phénomène des sans-abri, car elle ne s’est pas produite du jour au lendemain, mais a commencé progressivement dans les années 40 jusqu’au début des années 50 pour culminer à la fin des années 70 et au début des années 80. Autrement dit, comment un phénomène qui a commencé il y quarante ans peut-il avoir contribué à une hausse de la population des sans-abri qui a été observée dans les années 80?

Dans son ouvrage The Homeless, Christopher Jencks affirme que la désinstitutionnalisation a effectivement contribué à augmenter l’itinérance aux États-Unis, mais seulement après 1975, lorsque les hôpitaux psychiatriques ont été forcés de donner leur congé à un grand nombre de malades assez perturbés qui, en d’autres temps, seraient demeurés hospitalisés. Dans le passé, les ex-malades psychiatriques étaient hébergés par leur famille ou vivaient dans des foyers ou des maisons de chambres à prix modique. Cependant, l’offre de ce type de logement a commencé à diminuer dans les années 60 et 70 pour finalement disparaître au début des années 80, au moment où la demande montait. Jencks va plus loin et affirme que si les personnes désinstitutionnalisées avant 1975 l’ont été pour des raisons scientifiques (par exemple, arrivée des médicaments psychotropes, psychiatrie communautaire, etc.), ceux qui l’ont été après l’ont été pour des raisons strictement financières(4).

Brendan O’Flaherty contredit pour sa part la théorie de Jencks et présente des données empiriques montrant que la désinstitutionnalisation, si elle a contribué au phénomène de l’itinérance, l’a fait de façon très marginale. Selon O’Flaherty, la désinstitutionnalisation des malades mentaux a eu lieu entre 1960 et 1975 et un grand nombre des anciens malades mentaux ont trouvé un logement privé. Après 1975, le mouvement de désinstitutionnalisation a été plus que compensé par les admissions de malades mentaux dans les maisons de repos et dans les prisons(5).

      4. L’alcoolisme, les toxicomanies et l’avènement du crack

L’alcoolisme et les toxicomanies sont une autre cause possible de l’itinérance. De multiples enquêtes statistiques sur la population des sans-abri indiquent qu’une minorité importante des sans-abri sont des alcooliques chroniques ou se droguent. Rossi affirme que les deux tiers des sans-abri ne sont pas des malades mentaux, les trois cinquièmes ne sont pas des alcooliques, les trois cinquièmes n’ont pas de handicap physique et 90 p. 100 ne sont pas des toxicomanes. Les alcooliques et les toxicomanes constituent une minorité non négligeable, certes, mais quand même une minorité, parmi les sans-abri.

Les avis sont très partagés sur l’importance des toxicomanies comme cause de l’itinérance. Il reste cependant que les toxicomanies semblent contribuer à maintenir les sans-abri dans la rue parce qu’ils sont encore moins employables, parce que les drogues grugent leurs maigres ressources et les détachent de leurs amis et de leur famille qui seraient peut-être autrement disposés à les accueillir et à les aider.

Dans The Homeless, Jencks impute en partie l’augmentation du nombre des adultes sans-abri dans les années 80 à une désinstitutionnalisation mal planifiée des malades psychiatriques et au crack. Étant donné qu’une bonne proportion des sans-abri boivent ou se droguent, Jencks affirme que « quelles que soient leurs ressources actuelles, force est de supposer qu’une bonne partie des sans-abri d’aujourd’hui achèteront de la drogue ou de l’alcool s’ils peuvent mettre la main sur de l’argent ».

O’Flaherty n’est pas de cet avis, convaincu que la désinstitutionnalisation et l’alcoolisme et les toxicomanies jouent un rôle probablement négligeable dans l’augmentation de l’itinérance. Selon lui, de 5 à 7 p. 100 des adultes célibataires des refuges sont des consommateurs « occasionnels » d’héroïne. L’apparition du crack, qui est relativement bon marché par rapport à l’héroïne, modifie la dynamique des choix et conséquences qui s’offrent aux toxicomanes.  À titre d’exemple, une personne qui consommerait du crack plutôt que de l’héroïne pourrait disposer de ressources financières plus importantes à consacrer au logement, ce qui, hypothétiquement, pourrait mener à une réduction du nombre de sans-abri.   Mais selon O’Flaherty, dans l’ensemble, la contribution des toxicomanies au phénomène de l’itinérance est fort probablement modeste sinon très faible.

      5. Les changements dans la distribution des revenus

Dans Making Room: The Economics of Homelessness, O’Flaherty attribue l’augmentation récente du nombre de sans-abri à l’évolution de la distribution du revenu des ménages et au prix du logement(6).

Après avoir analysé des données sur le revenu et le prix du logement dans trois villes américaines, O’Flaherty conclut que l’itinérance a augmenté le plus rapidement dans les villes où le revenu de la classe indigente et de la classe moyenne inférieure a le plus reculé.

O’Flaherty croit qu’une évolution défavorable de la distribution du revenu des ménages et du prix du logement a rendu inopérant le processus habituel selon lequel les nouvelles maisons sont achetées par les ménages à revenu moyen ou élevé, et le prix relatif des maisons existantes diminue, ce qui le rend intéressant pour les ménages dont le revenu est moins élevé(7). Or, le revenu de la classe moyenne n’a pas progressé dans les années 80, si bien que cette classe n’a pas eu les moyens d’emménager dans des maisons neuves et de libérer ainsi des logements au profit des classes moins fortunées.  Bref, la stagnation du revenu de la classe moyenne et l’augmentation du prix du logement ont empêché les moins fortunés de tirer parti des logements disponibles, ce qui a occasionné une pénurie de logements abordables.  Comme le dit O’Flaherty, la distribution des revenus a changé, ce qui a fait changer les prix des logements, ce qui a accru l’itinérance.  L’itinérance entraîne l'ouverture de refuges, qui à son tour entraîne davantage d’itinérance.


(1) Barrett A. Lee, « The Disappearance of Skid Row: Some Ecological Evidence », Urban Affairs Quarterly vol. 16, no 1, septembre 1980, p. 81-107.

(2) Peter H. Rossi, Without Shelter: Homelessness in the 1980’s, New York, Priority Press Publications, 1989, p. 31.

(3) Ibid., p. 35 (traduction).

(4) Christopher Jencks, The Homeless, Harvard University Press, 1994.

(5) Brendon O’Flaherty, Making Room: The Economics of Homelessness, Harvard University Press, 1996.

(6) O’Flaherty (1996).

(7)  George Fallis, « The Social Policy Challenge and Social Housing », dans John Richards (dir.), Home Remedies:  Rethinking Canadian Housing Policy, Vancouver, C.D. Howe Institute, 1995, p. 8.


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