Drapeau du Canada
Gouvernement du Canada Symbole du gouvernement du Canada
 
À notre sujet Services près de chez vous Politiques et Programmes Index A à Z Accueil
       
Services pour vous

La faim chez les enfants au Canada : étude de suivi - Juin 2001

   Quoi de neuf?  Nos ministres
 Salle de presse  Publications  Formulaires  Services en direct  Foire aux questions  Caractéristiques d'accessibilité

  Services pour les : particuliers entreprises organismes Services près de chez vous
 
Page précédente Table des matières Page suivante

5. Analyse

«L'ère de la mondialisation est arrivée » [traduction] (Anderson et Cavanagh, 2000). La mondialisation a supplanté les anciennes façons de faire du capitalisme à la Ford et l'importance qu'il a accordée, après la Seconde Guerre mondiale, à une production de masse pour une consommation de masse (Cox, 1987). Dans cette nouvelle ère de restructuration économique intensive à l'échelle mondiale, les entreprises ont dégraissé leurs effectifs, ont donné en sous-traitance des proportions importantes de leur production, et se sont réinstallées dans les 200 et quelque zones franches de transformation pour l'exportation qui existent autour du globe (Bernard, 1994).

L'ère de la mondialisation a appelé un nouveau cadre de politique publique partout dans le monde. Au coeur même de ce cadre stratégique pour la mondialisation — communément appelé « plan d'action stratégique néolibéral » ou « consensus de Washington » — on retrouve le principe des marchés libres, notamment les régimes de libre-échange, et des marchés du travail sans distorsion. Conformément au principe des marchés libres, l'État a privatisé les entreprises publiques, a éliminé les obstacles au commerce, a réduit l'impôt des sociétés et d'autres obstacles aux investissements, mais surtout, a réduit les mesures de soutien du revenu (par exemple, les programmes sociaux et la législation salariale) que certains considèrent comme des facteurs de distorsion des marchés du travail (Greider, 1997).

Dans la foulée de la mondialisation, le cadre de politique néolibéral est en train de prendre racine au Canada. L'État canadien ne se satisfait plus du cadre de politique keynésien — dépenses anticycliques, présence significative de l'État dans l'économie et transferts sociaux gouvernementaux — qui servait autrefois les gouvernements. L'Accord de libre-échange nord-américain est la pièce de résistance du plan d'action néolibéral au Canada. Des administrations fédérales et provinciales successives ont également réduit les dépenses consacrées aux programmes sociaux, particulièrement les services de bien-être social et l'assurance-emploi, réduit l'impôt des sociétés, adopté une taxe sur les biens et services (TPS) et une taxe de vente harmonisée (TVH), fait la promotion de l'entrepreneurship avec enthousiasme, se sont attaquées aux syndicats et à la législation ouvrière, ont privatisé des sociétés d'État et finalement, ont restructuré et rationalisé le gouvernement (Laxer, 1998). L'effet cumulatif de ces politiques a été de réduire le salaire social au Canada, et donc les coûts de production des entreprises transnationales (Campbell, Gutierrez Haces, Jackson, Larudee et Sanger, 1999).

La morgue que manifestent les entreprises en ce qui concerne la mondialisation se concilie mal à la culture d'austérité qu'ont épousée de nombreux Canadiens. En dépit des optimistes qui pensent que la croissance globale a un effet positif net sur le Canada, nous avons vu la pauvreté prendre de l'ampleur au pays, les salaires réels chuter et l'écart se creuser entre les revenus des segments les plus riches et les plus pauvres de la société canadienne (Yalnizyan, 2000).

C'est dans ce contexte de politique générique que nous allons maintenant examiner les résultats de notre étude et ses répercussions pour la politique sociale et la politique en matière de santé du Canada.

5.1 La faim chez les enfants au Canada

Selon les familles visées par l'ELNEJ, l'ampleur de la faim chez les enfants a peu changé entre 1994 et 1996. Même si le pourcentage tout comme le nombre des familles qui signalent connaître la faim ont augmenté, cette hausse n'était pas statistiquement significative. Le taux de 1,6 % des familles de l'ELNEJ qui signalent avoir connu la faim représente environ 25 % des taux rajustés en fonction de la population qu'on a observés aux États-Unis, et qui sont la seule source de comparaison disponible. Aux États-Unis, la troisième National Health and Nutrition Examination Survey (NHANES III), qui a été menée entre 1988 et 1994, avait pour objet de mesurer l'insuffisance alimentaire pour la première fois parmi un échantillon de la population représentatif à l'échelle nationale (Alaimo, Briefel, Frongillo et Olson, 1998). Les répondants étaient priés de dire si, oui ou non, il leur arrivait « parfois » ou « souvent » de ne pas manger à leur faim. Selon les résultats, 6,8 % des familles ayant des enfants âgés de 2 mois à 5 ans et 5,7 % des familles ayant des enfants de 6 à 11 ans ont signalé qu'il leur arrivait parfois ou souvent de ne pas manger à leur faim. Dans 2,7 % des familles sondées, des enfants de moins de 17 ans avaient dû manger moins ou sauter des repas au cours du mois précédent par manque de nourriture.

Toujours aux États-Unis, le Community Childhood Hunger Identification Project (CCHIP) classait les familles ayant des enfants dans la catégorie des familles ayant éprouvé la faim si les parents répondaient par l'affirmative à cinq des huit questions normalisées sur l'insuffisance alimentaire. Selon des données provenant de neuf États américains, 8 % des enfants de moins de 12 ans ont connu la faim (Wehler, Scott et Anderson, 1996.) Peu d'ouvrages ont été publiés sur l'insécurité alimentaire au Royaume-Uni, en Nouvelle-Zélande ou en Australie (Dobson, Beardsworth, Keil et Walker, 1994; Dowler et Calvert, 1995; Wilson, 1997; Lang, 1999; Uttley, 1997) et il y a très peu de publications sur ce sujet dans l'Union européenne. Ainsi, même si le taux canadien est meilleur que le taux américain, il est plausible que le taux canadien soit quand même bien au-dessus des taux européens, compte tenu que les seuils de pauvreté au Canada sont généralement beaucoup plus près des seuils américains que des seuils européens (Programme des Nations Unies pour le développement, 1999).

En fait, au Canada, le public s'imagine que le problème de la faim chez les enfants est beaucoup plus répandu que ne le révèlent les statistiques de l'ELNEJ. Une enquête nationale sur la faim chez les enfants (Thompson Lightstone and Co. Ltd, 1997), commandée par la Canadian Living Foundation et menée par un cabinet de consultants en 1997, a interrogé 2 000 adultes choisis au hasard. Les répondants pensaient que 42,2 % des enfants d'âge scolaire au Canada ne mangeaient pas de petit déjeuner adéquat. Lorsqu'on leur a demandé de classer la faim chez les enfants par rapport à d'autres enjeux d'envergure nationale comme la qualité de l'éducation, l'unité nationale, la qualité des soins de santé et le chômage/la création d'emplois, entre 85 % et 89 % ont déclaré qu'à leurs yeux, la faim chez les enfants était au moins aussi importante que ces autres questions.

Les Canadiens croient fermement que pauvreté est synonyme de faim chez les enfants, comme en témoigne l'enquête nationale sur la faim; l'idée qu'ils se font de la fréquence de la faim chez les enfants au Canada est donc exagérée. Selon l'ELNEJ, 24,6 % des enfants de 0 à 11 ans vivaient dans la pauvreté, c'est-à-dire que leurs familles se situaient en-dessous des seuils de faible revenu de Statistique Canada (Ross, Scott et Kelly, 1996). En 1996, moins du quinzième de ces familles ont signalé que leurs enfants connaissaient la faim parce qu'elles n'avaient pas de nourriture à la maison ou d'argent pour en acheter. Même si la fréquence de la faim chez les enfants est inquiétante et qu'elle appelle des solutions gouvernementales, cette étude et d'autres (Rose, 1999) montrent qu'elle ne va pas nécessairement de pair avec la pauvreté.

Rose fait valoir l'importance d'utiliser des mesures directes de la sécurité alimentaire, parce que les mesures indirectes du bien-être comme un revenu au seuil de pauvreté ne sont ni spécifiques, ni sensibles à la faim (Rose, 1999). Dans le cadre de l'ELNEJ, ce sont les parents qui signalent directement la faim. S'agissant de la question posée dans le cadre de l'ELNEJ, on demandait aux répondants si leurs enfants avaient DÉJÀ connu la faim; la faim était donc considérée comme un état susceptible de changer et en fait, la question était sensible au moins aux changements dans la faim qui s'étaient produits sur une période de deux ans.

Le taux de déclaration de la faim est-il valable? La réponse semble être « oui ». Rose et Oliveria (1997) ont signalé qu'aux États-Unis, du moins pour les adultes, les mesures autodéclarées de la faim étaient des mesures de substitution valables de faibles apports en éléments nutritifs essentiels. Leur étude renforce la crédibilité d'enquêtes nationales qui utilisent des mesures autodéclarées de la faim aux États-Unis, par exemple le Community Childhood Hunger Identification Project et le module sur la sécurité alimentaire/la faim de la Current Population Survey de 1995, dont les questions sont semblables à celles de l'ELNEJ (Sidel, 1997).

5.2 Qui commence à éprouver la faim?

Selon Campbell, l'insécurité alimentaire résulte de tout élément qui « limite les ressources du ménage (argent, temps, information, santé, etc.) ou la proportion de ces ressources qui peuvent être consacrées à l'achat de nourriture. Les facteurs de risque comprennent donc les facteurs qui limitent les possibilités d'emploi, l'échelle des salaires et des avantages sociaux et les prestations d'aide sociale, ou qui exercent une influence à la hausse sur les dépenses non discrétionnaires qui ne sont pas consacrées à la nourriture, par exemple le coût du logement et des services publics, les soins de santé, les impôts, la garde à l'enfance et la possibilité que surviennent des urgences » [traduction] (Campbell, 1991). Parmi les familles de l'ELNEJ, les prédicteurs indépendants de la faim étaient les ménages monoparentaux et les ménages autochtones, un faible revenu du ménage, un nombre plus élevé de frères et de soeurs, et la PCM qui signale un état de santé médiocre ou passable. Ces résultats ne sont pas surprenants quand on sait que le taux de pauvreté dans les ménages dirigés par la mère seule est de 61 % et que dans l'ensemble, 52 % des ménages autochtones sont classés parmi les ménages pauvres (CCDS, 1999).

Divers facteurs permettaient de prédire la faim fréquente, c'est-à-dire un faible revenu du ménage, un nombre plus élevé de frères et soeurs et un faible niveau de scolarité chez la mère. Dans l'étude de Tarsuk et Beaton (1999a) sur les bénéficiaires des banques d'alimentation, une seule variable sociodémographique avait un rapport avec la gravité de l'insécurité alimentaire, et il s'agissait d'un nombre plus élevé d'enfants dans le ménage. Si un nombre plus élevé de frères et soeurs se révèle un prédicteur de la faim fréquente et de la faim, quelle qu'elle soit, cela peut s'expliquer par le fardeau d'une « autre bouche à nourrir ». S'agissant du revenu, la principale caractéristique des ménages qui connaissaient fréquemment la faim était un revenu personnel annuel moyen très faible chez la PCM, revenu qui était en fait sensiblement plus faible que le revenu personnel moyen annuel déjà peu élevé de la PCM dans les familles qui connaissaient occasionnellement la faim.

Le revenu est nettement l'un des déterminants les plus importants de l'insécurité alimentaire et de la faim. Par exemple, aux États-Unis, la Current Population Survey (CPS) de 1995 a montré que 17 % des ménages dont les revenus étaient inférieurs à 50 % du seuil de pauvreté connaissaient la faim, par rapport à seulement 1,4 % des ménages dont le revenu était à 185 % ou plus au-dessus du seuil de pauvreté. On a également observé un lien direct entre l'augmentation des revenus et la diminution de l'insuffisance alimentaire entre 1988 et 1994 (Rose, 1999).

La relation claire entre le revenu d'une part et l'insécurité alimentaire et la faim d'autre part soulève des préoccupations au sujet de la baisse des salaires réels dans la société canadienne, et particulièrement au sujet de la stagnation et du recul du taux du salaire minimum réel dans toutes les provinces. Ainsi, entre 1976 et 1995, le taux du salaire minimum a chuté de plus de 25 % dans huit des dix provinces (Schellenberg et Ross, 1997). Dans notre étude, nous avons observé que 63 % des ménages qui connaissent la faim touchent un revenu tiré d'un emploi pendant toute l'année, et que le revenu tiré de l'emploi est la principale source de revenu de 54 % des ménages qui connaissent la faim. La baisse généralisée du taux du salaire minimum est l'un des principaux facteurs qui explique l'augmentation du nombre de petits salariés. La conclusion est simple : l'augmentation du nombre des petits salariés exacerbera vraisemblablement le problème de l'insécurité alimentaire et de la faim.

La situation n'était guère plus brillante chez les bénéficiaire de l'aide sociale ou des prestations de bien-être social; pour 41,9 % des familles qui ont signalé avoir connu la faim en 1996, l'aide sociale ou les prestations de bien-être social étaient la principale source de revenu; et parmi celles qui avaient fréquemment connu la faim, l'aide sociale était la principale source de revenu dans 61,0 % des cas (données non illustrées). Le rapport de l'Organisation nationale anti-pauvreté intitulé La pauvreté et l'État providence canadien : Bilan (ONAP, 1998) rend compte de l'érosion de l'État providence canadien entre 1990 et 1996, et notamment du resserrement des critères d'admissibilité à l'aide sociale et/ou de la diminution des prestations. C'est au cours de ces années que l'inégalité du revenu au Canada a atteint le niveau le plus élevé depuis 20 ans, la tranche des 20 % les plus pauvres de la population voyant son revenu moyen diminuer de 500 $ par suite de la réduction des transferts gouvernementaux et de la baisse des revenus réels sur le marché du travail. La création, en 1996, du Transfert canadien en matière de santé et de programmes sociaux, à l'issue de laquelle ont diminué les transferts fédéraux aux provinces et aux territoires dans le domaine de la santé, de l'éducation et des services sociaux, a probablement aggravé ces effets, car « il devint à peu près impossible pour les provinces et territoires d'apporter les améliorations tant attendues à leur régime d'aide sociale » (Conseil national du bien-être social, 1999-2000, p. 73). La conclusion en 1996 était que l'érosion incessante des taux de l'aide sociale avait occasionné de véritables souffrances et augmenté les difficultés pour les Canadiens à faible revenu.

Les taux de bien-être social tiennent compte de la présence d'enfants dans les ménages, même si les taux d'ensemble sont insuffisants et bien en-dessous du seuil de pauvreté. Par comparaison, les salaires au Canada ne tiennent pas compte de la taille de la famille ni du nombre d'enfants. Ce manque de rapport entre les salaires et le genre de famille — le nombre de bouches à nourrir, pour ne pas mâcher les mots — est un élément qui explique les faibles niveaux de revenu de nombreuses familles et, par conséquent, comme notre étude le confirme, est nécessairement l'un des éléments de l'insuffisance alimentaire.

Avec le deuxième cycle de l'ELNEJ, nous avons pu faire un suivi dans le temps des familles qui avaient connu la faim, soit en 1994 mais non en 1996, en 1996 mais non en 1994, ou autant en 1994 qu'en 1996 (faim persistante). Seulement 22,4 % des familles ont signalé qu'elles avaient connu une faim persistante. Ce sont ces familles qui affichaient le moins de changements au chapitre des variables sociodémographiques, c'est-à-dire la plus grande stabilité en ce qui a trait aux niveaux de scolarité, à la composition de la famille et à la situation d'emploi/de chômage, parmi les trois groupes. Les familles qui avaient connu la faim en 1994 mais qui ne la connaissaient plus en 1996 affichaient des améliorations importantes au chapitre de la suffisance du revenu, et les mères étaient plus nombreuses à avoir trouvé du travail à temps plein par rapport aux deux autres groupes.

Le risque de commencer à connaître la faim était de 5,75 fois plus élevé pour les familles lorsque le ménage comptait au moins un nouvel enfant et de 5,64 fois plus élevé lorsque le père avait perdu un emploi à temps plein que chez les familles qui avaient cessé de connaître la faim ou pour qui la faim avait persisté. Parmi les autres facteurs de risque, on retrouve l'arrivée d'un nouveau membre du ménage, l'amélioration du niveau de scolarité du père (peut-être parce que le père est retourné aux études après avoir perdu son emploi), et un changement dans la situation de chômage de la mère. Le revenu annuel moyen du ménage a également affiché une importante diminution (-2 690 $) dans les familles qui ont commencé à connaître la faim.

La fluidité des familles qui connaissent la faim correspond aux tendances récentes des politiques au sein de la société canadienne qui ont créé des dislocations dans le travail, ont resserré les critères d'admissibilité à l'aide sociale et à l'assurance-emploi, ont posé des obstacles plus importants qui empêchent les familles de « se débrouiller » en période de difficultés ou lorsque la famille subit le stress de l'intégration d'un nouveau membre. Notre conclusion au sujet de la relation entre la faim et une baisse abrupte du revenu est alarmante, étant donné les tendances des politiques publiques et de l'économie au cours des deux dernières décennies, tendances susceptibles d'entraîner de brusques pertes de revenu. Fait significatif, l'emploi saisonnier et la tendance à « l'occasionnalisation » du travail — travail à temps partiel et travail temporaire — continuent de se retrouver partout au Canada, particulièrement dans les Maritimes. Certaines études ont montré que les travailleurs saisonniers et temporaires peuvent subir d'importantes baisses de revenu au cours d'une année (L'Italien, LeBreton et Grignon, 1999). Plus généralement, le recul des « bons emplois » (travail stable à long terme) et la transition dont on attendait beaucoup en faveur du « travail flexible » sont susceptibles de provoquer de brusques pertes de revenu pendant la vie adulte (Rifkin, 1995).

5.3 La faim et la santé

En 1994 comme en 1996, l'état de santé de la PCM et de l'enfant était significativement corrélé à la faim, tout comme les limites d'activité et la présence d'une affection chronique. Les migraines, qui peuvent être exacerbées par le stress, et les lombalgies chroniques étaient sensiblement plus nombreuses chez les PCM qui connaissent la faim que chez les autres. Les PCM qui avaient commencé à connaître la faim étaient 3,5 fois plus susceptibles de voir leur santé se détériorer que celles qui continuaient de connaître la faim ou qui avaient cessé de la connaître.

La relation causale entre l'insuffisance alimentaire et la mauvaise santé des parents dans les ménages qui connaissent la faim n'est pas claire. Cristofar et Basiotis (1992) ont constaté un rapport entre des niveaux inférieurs d'apport alimentaire et l'insuffisance alimentaire signalée chez les femmes; ils ont également constaté une relation entre l'insuffisance alimentaire chez la femme par rapport aux autres membres du ménage d'une part et un ménage plus nombreux, des mères qui signalaient un mauvais état de santé, et des mères qui fumaient d'autre part.

La faim semble avoir des répercussions sur la santé des enfants. On a observé une relation négative entre l'état de santé des enfants et la faim, mais cette relation était influencée par le sexe. Chez les garçons, la détérioration de l'état de santé se produisait au moment de l'expérience de la faim; chez les filles, c'est l'expérience longitudinale de la faim sur les deux périodes de référence qui avait un impact négatif significatif sur la santé. Selon les ouvrages publiés sur la question, les enfants qui sont défavorisés sur le plan de la nutrition ont plus de problèmes de santé tels l'anémie, les pertes de poids, les infections et rhumes fréquents, que les autres enfants (Maxwell et Simkins, 1985; Shah, Kahan et Krauser, 1987; Miller et Korenman, 1994). L'apport nutritif global est lui aussi inadéquat et des carences spécifiques sont plus probables en cas d'insuffisance de l'apport diététique (Rose et Oliveira, 1997). Il y a un rapport entre l'insuffisance alimentaire et des retards au chapitre de la croissance et du développement intellectuel (Brown et Pollitt, 1996).

On reconnaît dorénavant qu'il y a un rapport entre l'asthme et un faible statut socioéconomique (Wissow, Gittelsohn, Szklo, Starfield et Mussman, 1988; Weitzman, Fortmaker, Walker et Sobol, 1989). Les enfants des familles qui connaissaient la faim affichaient non seulement des taux plus élevés d'asthme, mais également un asthme plus grave ou moins bien maîtrisé, comme en témoigne l'utilisation démesurément plus répandue de Ventolin chez les enfants asthmatiques qui connaissaient la faim que chez les enfants asthmatiques qui ne la connaissaient pas.

L'usage de la cigarette dans les ménages qui connaissaient la faim explique en partie les taux plus élevés d'asthme chez les enfants (Chen, Rennie et Dosman, 1996), mais témoigne également d'une dépendance à la nicotine chez les mères qui sont vraisemblablement stressées et qui connaissent peut-être la faim (Stewart, Brosky, Gillis, Jackson, Johnston, Kirkland et coll., 1996). Le tabac a des effets nocifs pour la santé et représente des coûts supplémentaires pour les ménages aux prises avec des difficultés financières (Mummery et Hagen, 1996). L'Enquête nationale de 1996-1997 sur la santé de la population, qui a notamment porté sur l'usage du tabac chez les Canadiens, a permis de constater que 26 % des femmes de plus de 15 ans fumaient (Faits saillants de l'ENSP, 1999). Avec un taux de tabagisme de 58 %, les mères qui connaissaient la faim faisaient clairement un usage du tabac qui allait au-delà des normes de la société.

Il est impossible d'évaluer le comportement et les résultats scolaires des enfants qui connaissaient la faim, parce qu'aucune question n'a été posée à ce sujet à l'ensemble de la cohorte. Il a été démontré que les enfants défavorisés sur le plan de la nutrition affichent un plus grand absentéisme à l'école et plus de problèmes d'apprentissage que les autres enfants (Wehler, Scott et Anderson, 1992; Skolnick, 1995). Il a été démontré que le comportement psychosocial est déficient chez les enfants de familles à faible revenu qui connaissent la faim, ce qui se manifeste par des problèmes de comportement et d'attention à l'école (Murphy, Wehler, Fagan et coll., 1998). Les études menées dans le cadre du Community Childhood Hunger Identification Project ont révélé que les enfants qui connaissaient la faim étaient plus susceptibles d'afficher des problèmes d'humeur et d'attention et de s'absenter de l'école que les autres enfants pauvres (Wehler et coll., 1996). En général, la croissance et le développement sains sont entravés par l'insuffisance alimentaire et par conséquent, les enfants sont moins susceptibles de devenir des adultes en santé à long terme (Wachs, 1995). À l'avenir, il sera peut-être possible d'établir un indice de l'apprentissage, du comportement ou de la vulnérabilité selon les cotes obtenues à divers âges à partir de telles variables, pour déterminer les résultats qu'obtiennent à long terme les enfants de l'échantillon de l'ELNEJ qui ont connu la faim.

Le poids et la taille des enfants ont été signalés par la PCM. D'après ces données, on a établi l'indice de masse corporelle des enfants de 10 ans et plus. Cet échantillon était limité, de sorte que les conclusions ont un caractère spéculatif. Les résultats longitudinaux montrent que les filles qui ont connu la faim affichent une surcharge pondérale lorsque la faim est persistante tandis que les garçons qui ont connu la faim affichent une insuffisance pondérale par rapport aux enfants qui n'ont pas connu la faim.

Une étude sur la faim menée auprès des enfants des quartiers défavorisés de certaines grandes villes du MidWest américain a comparé des indicateurs anthropométriques des enfants qui connaissaient la faim, des enfants qui présentaient des risques de connaître la faim et des enfants qui ne connaissaient pas la faim (Cutts, Pheley et Geppert, 1998). Aucune différence n'a été observée entre ces trois groupes en ce qui concerne les données normalisées de la croissance, y compris le poids par rapport à l'âge. L'étude montre que dans cette population, le poids moyen par rapport à la taille était plus élevé que prévu, et conforme aux poids plus élevés constatés dans les populations à faible revenu (Centers for Disease Control and Prevention, 1995). Les écarts de poids entre les garçons et les filles exposés à une faim persistante méritent d'être examinés de plus près.

5.4 Les mécanismes d'accommodation et l'utilisation des banques d'alimentation

On a relevé peu de différences dans les mécanismes d'adaptation au manque de nourriture et les stratégies d'accommodation entre 1994 et 1996. Comme on l'avait vu dans le passé, les privations chez les parents sont signalées environ six fois plus souvent que les privations chez les enfants. Ce phénomène a été bien étayé dans d'autres études (Radimer, Olson, Greene, Campbell et Habicht, 1992; Cristofar et Basiotis, 1992).

Les résultats du cycle de 1996 ont confirmé les différences observées en 1994 entre les répondants qui ont recours à des banques d'alimentation comme mécanisme d'adaptation à l'insuffisance alimentaire et ceux qui demandent l'aide de parents ou d'amis. Le recours à une banque d'alimentation semble un véritable marqueur de la privation d'aliments, une stratégie de dernier recours. Même si le recours aux banques d'alimentation n'est pas nécessairement un marqueur spécifique de l'insuffisance alimentaire (environ les deux tiers des répondants qui avaient connu la faim n'ont pas eu recours aux banques d'alimentation), il semble très sensible à la faim (c'est-à-dire que très peu de personnes qui ont recours à une banque d'alimentation ne souffrent pas véritablement de la faim) [Tarasuk et Beaton, 1999a].

Les bénéficiaires d'aide sociale ou de prestations de bien-être social, les familles monoparentales et les familles comptant un nombre plus élevé d'enfants étaient sensiblement plus susceptibles de recourir à une banque d'alimentation. Dans le cadre d'une étude sur les usagers des banques d'alimentation, les non-usagers et les anciens usagers parmi une population à faible revenu de mères seules, les principales différences entre les usagers et les non-usagers étaient la taille de la famille et la gravité de la faim (Smith et Hoerr, 1992). Les résidents de l'Ontario étaient sensiblement plus susceptibles de recourir à une banque d'alimentation en 1996, tout comme en 1994, même si cette variable n'est pas un prédicteur indépendant de l'utilisation des banques d'alimentation dans l'analyse de régression logistique.

Au départ, les banques d'alimentation étaient des mécanismes d'intervention d'urgence pour répondre à une crise perçue. Elles sont dorénavant reconnues comme faisant partie d'un réseau institutionnalisé, bien que bénévole, de distribution alimentaire (Campbell, 1991). Il est important de préciser que les banques d'alimentation n'ont pas été intégrées aux politiques publiques et qu'elles ne constituent pas une solution stratégique. L'insuffisance des banques d'alimentation comme source d'aide alimentaire de qualité a été illustrée par une étude récente de Teron et Tarasuk (1999), qui ont examiné les paniers d'aliments des utilisateurs de banques d'alimentation à Toronto en juin et en juillet 1998 : les quantités d'aliments étaient limitées; des produits endommagés ou dont la date de fraîcheur était expirée étaient fréquents; et la qualité des aliments était médiocre.

Étant donné les limites des banques d'alimentation, il faut s'inquiéter de la tendance croissante des gouvernements à laisser à d'autres le soin d'aider les personnes dans le besoin. Il semble que les politiques actuelles aient tendance à aggraver les problèmes sociaux et à encourager l'expansion des initiatives privées du secteur bénévole pour alléger la pauvreté. Nos préoccupations, qui sont doubles, n'ont évidemment rien à voir avec la générosité des innombrables personnes bien intentionnées qui offrent sans relâche des services aux personnes dans le besoin : a) il faut s'interroger sur la capacité de ces initiatives privées d'atteindre les normes nécessaires qui pourraient être respectées grâce à des programmes gouvernementaux dotés d'un financement approprié; et b) la question générale des oeuvres caritatives qui, sans que ce soit délibérément, prennent à leur compte la responsabilité que devrait assumer le gouvernement de fournir des services sociaux efficaces pour éliminer des problèmes comme la pauvreté et l'insuffisance alimentaire.

5.5 La faim et le dysfonctionnement familial

Comme des données ont maintenant été recueillies dans le cadre de deux cycles de l'ELNEJ, nous sommes en mesure de déterminer les effets longitudinaux de la faim sur le fonctionnement familial. On a observé un dysfonctionnement familial plus important comme résultat direct de la faim, de même que comme résultat à plus long terme de la faim qui persiste dans le temps. On peut en déduire que la faim, qu'elle soit ponctuelle ou persistante, est une source de stress au sein de la famille. Ce résultat est plus prononcé chez les familles qui ont des filles. Hamelin et coll. (Hamelin, Habicht et Beaudry, 1999) ont étudié les conséquences de l'insécurité alimentaire dans certains ménages à faible revenu au Québec en 1998. Selon leur étude, l'insécurité alimentaire provoque diverses perturbations sociofamiliales, des perturbations de la dynamique du ménage de même que des distorsions dans les moyens d'acquisition et de gestion de la nourriture. Ces constatations confirment nos résultats au sujet du dysfonctionnement familial qui seraient à la fois une conséquence directe et une conséquence à plus long terme de la faim.

Page précédente Table des matières Page suivante
     
   
Mise à jour :  2005-03-16 haut Avis importants