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Commentaire N° 6

Aspects historiques et culturels de la crise du golfe de 1990

Dr. W. Millward

Novembre 1990
Non classifié

Précis : L'auteur examine, dans un premier temps, les paramètres historiques et culturels qui ont conditionné le comportement des Irakiens et abouti à l'invasion du Koweït puis, dans un second temps, la réaction initiale du monde arabe. Novembre 1990. Auteur : M. W. Millward.

Note du rédacteur : Ce numéro de « Commentaire » fut rédigé par le Dr. W. Millward, analyste stratégique du Proche Orient au sein de la division d'analyse et production du SCRS. L'ouvrage tente de présenter les paramètres historiques et culturels qui forment la conduite irakienne, et a pour but de contribuer à la prise de décisions éclairées.

Avertissement : Le fait qu'un article soit publié dans Commentaire ne signifie pas que le SCRS a confirmé l'authenticité des informations qui y sont contenues ni qu'il appuie les opinions de l'auteur.



« Une fois tous les arguments contre la guerre sont présentés, nous restons quand même confrontés à une réalité inconfortable : le raid sur le Koweït est simplement une conquête territoriale. Jusqu'à ce qu'une autre méthode d'intervention prouve son efficacité, il faudra prévenir Saddam Hussein et ses partisans que l'emploi de la force provoque en retour le recours à la force. »

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UN NUAGE QUI NE S'EST PAS DISSIPÉ

Les tensions sans cesse croissantes qui ont assombri les relations entre l'Irak et le Koweït de mai à juillet découlent de désaccords économiques concernant les contingents de production de pétrole et le remboursement des sommes prêtées à l'Irak au cours de la guerre de huit ans qui l'a opposé à l'Iran. En outre, les conflits frontaliers et les querelles de compétences sur l'accès aux gisements pétrolifères appartenant aux deux nations n'ont fait qu'alourdir davantage l'atmosphère. Pas plus tard que le 21 juillet 1990, le cheik Sabah al-Ahmad al-Jabir, vice premier-ministre et ministre des Affaires étrangères du Koweït, déclarait à la presse que « le conflit qui oppose les frères de l'Irak et du Koweït n'est qu'un nuage qui se dissipera. » Dix jours plus tard, l'orage éclatait.

Le 2 août, les Irakiens n'ont rencontré que peu de résistance militaire lorsqu'ils ont envahi le Koweït. En effet, il n'aura fallu que quelques heures aux forces irakiennes pour prendre le contrôle de l'émirat. L'invasion du Koweït n'aura, dans le contexte du Moyen-Orient, pas été trop sanglante. En fait, l'opération fut si facile pour les Irakiens qu'il n'aura fallu que quelques jours avant qu'on annonce l'annexion de l'émirat du Koweït à titre de province la plus méridionale de l'Irak.

Du point de vue militaire, le Koweït ne faisait pas le poids devant l'Irak. Outre le déséquilibre flagrant entre les forces en présence, après huit ans de guerre avec l'Iran, qui s'est terminée dans l'impasse il y a deux ans, les commandants irakiens ont pris beaucoup d'expérience et, comparée à la guerre avec l'Iran, l'invasion du Koweït devenait un jeu d'enfant. Au niveau militaire, le Koweït était une proie facile, une gazelle attendant d'être dévorée par le lion irakien qui la guettait. Pas plus tard que trois semaines après la prise de contrôle, les dirigeants irakiens déclaraient publiquement que le Koweït était de l'histoire ancienne et qu'il faisait partie à tout jamais de la République d'Irak.

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La facilité relative de l'opération militaire a vivement contrasté avec la réaction massive que l'invasion a provoquée dans les milieux diplomatiques du monde entier. Les réactions d'opposition furent immédiates, totales et implacables. L'Est et l'Ouest, en dépit de leurs idéologies différentes, ont uni leurs forces afin de protester contre la violation, par l'Irak, de la dignité diplomatique et des conventions régionales de sécurité. Dans les 72 heures suivant l'attaque de l'Irak, le président américain Bush, usant de ses pouvoirs exécutifs puisque l'assemblée législative était en congé, a engagé son gouvernement à défendre l'Arabie saoudite et les autres émirats du golfe en envoyant des troupes, des bateaux et des avions en nombre suffisant pour dissuader le chef irakien d'aller plus de l'avant, en supposant qu'il nourrissait de telles intentions.

Nombre d'autres nations non alignées, entre autres certains pays arabes et islamiques, se sont rangées avec les États-Unis, l'Union soviétique et leurs alliés dans un mouvement d'opposition internationale générale rarement vu. Vers la neuvième semaine de crise, on ne comptait pas moins de huit résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies condamnant l'Irak, exigeant son retrait du Koweït et le retour à la normale.

La dernière résolution adoptée par le Conseil de Sécurité des Nations Unies autorisait un embargo complet des vols en provenance ou à destination du pays, et ce, jusqu'à ce que l'Irak obtempère. En août dernier, la ligue des États arabes a tenu deux réunions et s'est jointe au mouvement contre l'Irak, en invitant ses membres à trouver une solution au problème. Douze semaines après le début de la crise, le déploiement des forces américaines et internationales contre l'Irak en Arabie saoudite était impressionnant mais ne parvenait pas à intimider les chefs irakiens ni à les forcer au retrait.

Il semblerait que les chances de règlement de cette nouvelle crise internationale en adoptant les méthodes habituelles d'évitement, de soumission et de dissuasion ou de compromis n'aient que peu de chances de succès. Il ne reste donc que le recours à la force, qui prendra fin avec la victoire d'un des deux protagonistes. Les deux parties sont encore fermement ancrées dans leurs positions initiales et ne montrent aucune volonté de parvenir à un compromis. La menace d'un conflit armé est réelle et imminente.

L'annexion du Koweït par l'Irak illustre concrètement le fossé qui existe encore entre les valeurs et les perceptions des chefs des différentes parties de notre grand village planétaire. Certaines élites gouvernantes du Moyen-Orient ont décidé d'appliquer des politiques intérieures et étrangères qui reçoivent un appui populaire limité ou nul. Mette de l'avant des politiques de modernisation et d'expansion trop ambitieuses et trop rapidement, sans acceptation populaire adéquate, peut souvent avoir des conséquences désastreuses, comme l'a constaté à ses dépens le shah d'Iran — trop tard toutefois.

Les facteurs historiques et culturels sous-jacents aux récents événements joueront un rôle important dans le règlement de la crise.

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Les facteurs historiques et culturels sous-jacents aux récents événements qui ont secoué la région du golfe joueront un rôle important dans le règlement de la crise. De par son histoire unique, l'Irak, dont l'organisation sociale et politique compte parmi les plus anciennes du monde, est une nation exceptionnellement difficile à gouverner. Les attitudes, perceptions et valeurs des Irakiens et de leurs voisins du Moyen-Orient au sujet de leurs droits et du pouvoir, de la modernisation et de l'essor ainsi que du droit international passent actuellement par une phase de transition qui a des effets sur le tissu social. Une telle conjoncture peut rendre difficile, voire impossible, la résolution d'un différend à l'aide des seuls critères modernes.

La crise est plus qu'une dispute sur ce qui constitue un comportement acceptable entre deux États aux yeux de la communauté internationale : il s'agit d'un conflit de valeurs et de perceptions culturelles qu'il faudra harmoniser d'une façon ou d'une autre avant d'en arriver à un règlement et de pouvoir s'attaquer aux causes profondes. Sans quoi, les acteurs principaux du drame actuel devront peut-être bientôt reprendre la scène avec d'autres acteurs mais avec à peu près le même scénario.

Rares sont les autres endroits au monde où le poids de l'histoire et l'expérience accumulée exercent autant d'emprise sur la société moderne. À une époque où l'on peut mettre fin aux vieilles querelles et aux combats idéologiques de la Guerre froide, il est très frustrant de constater que les problèmes et les différends qui subsistent au Moyen-Orient ne peuvent être résolus aussi facilement. La culture et les traditions y demeurent une réalité quotidienne qui ne peut être reléguée par les observateurs occidentaux au simple rang de « grondement polémique. »

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RÉSUMÉ HISTORIQUE

À l'instar de nombreux peuples en transition au niveau du développement, les habitants de la Mésopotamie — le pays entre les fleuves — moderne sont prisonniers de leur propre histoire, une histoire longue et acharnée. Elle remonte à la période protohistorique il y a quelque cinq millénaires, après le déluge, lorsque la Mésopotamie est devenue le centre d'une série de royaumes anciens — Sumérie, ancienne Babylonie, Assyrie — s'inspirant de différentes principautés ou villes-États en concurrence — Ur, Kish, Uruk. Pendant une longue période de la Mésopotamie a conservé le statut de province et a été dominée par de nombreuses souverainetés impériales avoisinantes - Achéménides, Parthes, Sassanides, Bysantins, pour ensuite devenir le centre de dynasties de califats arabes des Abbassides et des Buwayhides. À l'époque médiévale, elle a été dévastée par les Mongols, puis a formé un nouvel empire — l'empire ottoman — jusqu'à la fin de la Première Guerre mondiale. Elle a amorcé l'ère moderne à titre de royaume britannique et elle a obtenu le statut de république indépendante en 1958.

En Mésopotamie, la royauté d'avant et d'après le déluge « était issue de ciel ». Gilgamesh, héros de légende épique, figure dans la liste semi-historique des rois assyriens comme étant le cinquième souverain de la première dynastie post-diluvienne d'Uruk. On le décrivait également comme étant deux tiers dieu et un tiers humain, et comme le frère et le consort possible d'autres dieux, par exemple Enkidu et Ishtar (N.K. Sandars, The Epic of Gilgamesh, Penguin Books, 1983). Les califes médiévaux étaient souvent qualifiés de « l'ombre de Dieu sur terre », et les gouverneurs ottomans régnaient en vertu d'une autorité déléguée similaire.

Au sein du monde arabe le concept d'État territorial est encore vague et beaucoup moins important qu'en Occident.

Selon les érudits, les hostilités immémoriales entre les habitants sédentaires des plaines et les tribus des montagnes ou des déserts adjacents ont des origines économiques. Les terres du sud de la Mésopotamie étaient jadis fertiles et productives lorsqu'on les asséchait, mais le bois d'oeuvre, les minerais et les autres matières premières y étaient rares. Afin de répondre aux besoins des colonisateurs en quête de telles ressources, on a dû établir des relations commerciales décentes, ou lorsque ces relations échouaient, on a dû envoyer des expéditions chargées d'extraire ces ressources. On sait que les débuts de la tradition militaire opposant les habitants du désert et agriculteurs sédentaires il y a trois millénaires résultent d'un bris des relations économiques.

Cette tradition a persisté jusqu'à nos jours et a provoqué chez les habitants de l'Irak une méfiance instinctive à l'égard des étrangers. Elle a également renforcé la volonté de s'en tenir à une seule source d'autorité responsable des questions militaires et politiques en temps de danger, et ce, afin d'assurer la sécurité et la survie du peuple. Une tradition similaire était fermement ancrée chez les habitants de la nation voisine, l'Iran. Si bon nombre d'Irakiens condamnent leurs dirigeants lorsqu'ils utilisent la répression contre eux, ils se rallient instinctivement à ces mêmes dirigeants lorsque la menace provient de l'extérieur.

Lors de la Conférence de la paix qui a eu lieu à Paris en 1919, le gouvernement civil de l'Irak a été soumis au contrôle britannique dans le cadre d'un mandat de catégorie A, conformément à l'article 22 de la convention de la Société des nations. Cet accord a été confirmé à la Conférence de San Remo en 1920; c'est au cours de la Conférence du Caire, en 1921, que la Grande-Bretagne décidait que l'Irak devait devenir une monarchie dirigée par Faisal, fils de Sharif Hussein de la Mecque. On avait aussi assisté en 1920 à un rébellion (ou la grande révolution irakienne) contre l'hégémonie de la Grande-Bretagne; il s'agissait là d'un événement clé dans le mouvement d'appartenance nationale en Irak. Pour la première fois se ralliaient autour d'une cause commune, bien que temporairement, des éléments opposés au sein de la société : les deux groupes religieux des sunnites et des chi'ites, les tribus et les villes riveraines qui se sont disputés le contrôle des basses terres productives de la vallée du Tigre et de l'Euphrates. Avant de créer un État moderne appelé Irak, il a d'abord fallu persuader ces éléments concurrents de concilier leurs intérêts.

En 1932, l'Irak est devenu un État indépendant et souverain, et a été admis directement dans la Société des Nations. Son cheminement en tant que monarchie a été marqué par un kaléidoscope continu de crises politiques, entre autres de plusieurs coups d'État militaire, et ce, jusqu'en 1958, moment où une insurrection militaire dirigée par Abd al-Karim Qasim et Abd al-Salam Arif a mené au renversement du gouvernement monarchique et à la création de la république. Par la suite, deux autres révolutions ont éclaté, l'une en 1963 et l'autre, en 1968; l'armée a joué un rôle de premier plan dans les deux cas, propulsant Saddam Hussein au sommet du pouvoir du régime républicain.

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INCIDENT INTERNATIONAL OU QUERELLE ENTRE ARABES?

Dans l'ensemble du monde occidental, les actes récents de l'Irak sont considérés comme une simple agression d'un État contre un autre et en contravention des règles et règlements de droit, lesquels régissent la conduite de toutes les nations du monde moderne. Du point de vue occidental, ces règles juridiques sont le fruit d'au moins deux siècles d'expériences européennes pénibles remontant au Congrès de Vienne, et plus loin encore. Certains dirigeants occidentaux ont crié au scandale, reflétant généralement — sinon exclusivement — les sentiments de la majorité des habitants de leur pays. Et ceci s'est avéré vrai même dans les États qui n'ont pas particulièrement besoin du pétrole du Koweït ni de celui du Moyen- Orient pour assurer leur approvisionnement énergétique.

Il semble que dans le présent système d'ordre international il soit dans l'intérêt de tous les États de protéger et de préserver le caractère sacré des frontières séparant les nations. Pour être efficace, tout code de conduite régissant les relations entre les États doit être respecté par tous ceux qui y adhèrent. Et, comme pour n'importe quelle loi, quiconque y déroge doit être puni ou condamné. Comme les États du monde entier deviennent de plus en plus interdépendants sur les plans économique et technologique, la nécessité de défendre et d'appliquer les lois et les règlements se fait de plus en plus interdépendants sur les plans économique et technologique, la nécessité de défendre et d'appliquer les lois et les règlements se fait de plus en plus pressante si on veut éviter les conflits permanents.

Aux yeux de certains occidentaux, la crise du Golfe constitue une menace non seulement au plan des normes du droit international, mais aussi du mode de vie occidental actuel. Selon cette perspective, en effet, un accès restreint au pétrole en tant que source première d'énergie, et ce, moyennant un prix prévisible, mettrait en péril ce mode de vie, du moins jusqu'à ce qu'on puisse trouver des sources d'énergie de rechange.

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Dans le présent conflit, le gouvernement américain s'est senti obligé d'intervenir pour protéger l'accès à ces ressources, sans doute parce que les Américains et leurs partenaires commerciaux occidentaux « veulent non seulement survivre mais réussir ». Plusieurs Américains critiquant la politique de leur pays estiment qu'il est important d'informer le public des vrais raisons du recours éventuel à la force pour résoudre la crise du Golfe persique. Cet argument récuse en lui-même toutes références à une gamme importante de facteur qui sont intrinsèques à l'équation à l'équation, telle l'inquiétude d'un accroissement de l'arsenal de destruction massive.

Par contre, au sein du monde arabe tout comme au sein de bien des parties du monde islamique et du Tiers monde, le concept d'État territorial est encore vague et beaucoup moins important qu'en Occident. Pour un grand nombre d'habitants du Moyen-Orient, il est rapidement impensable d'envisager d'établir des frontières permanentes, à partir de plans cadastraux ou géophysiques, afin de garder les habitants sur des territoires distincts et séparés les uns des autres. Encore aujourd'hui, les frontières séparant le royaume de l'Arabie saoudite, d'une part, et le Sultanat d'Oman ou la république de Yemen, d'autre part, ne sont pas encore clairement ni pleinement définies. En outre, la plupart des différends qui séparent les nations du Tiers monde, tant en Afrique qu'en Asie, sont actuellement liés aux frontières, dont la plupart ont été établies pendant le régime colonial.

Le problème principal de l'Irak depuis 1920 a été diagnostiqué comme l'inexistence d'un consensus national sur ce qui constitue l'autorité gouvernante centrale légitime.

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Par le passé, les territoires disputés dans le cadre de la crise actuelle servaient aux tribus comme entrepôts de commerce en bordure du golfe et ils étaient contrôlés, dépendant de qui détenait la balance du pouvoir, par les confédérations 'Utub, Al Khalifa et Al-Sa'ud, et contrôlés nominalement par l'autorité régionale déléguée par le pouvoir impérial ottoman par l'intermédiaire de sa garnison à Basra. Ahmad Abu Hakima a montré (History of Eastern Arabia, Beyrouth : Khayats, 1965) qu'au milieu du XVIIIe siècle, les tribus du nord-est de l'Arabie étaient effectivement indépendantes de la domination ottomane qui se prolongeait et ce, depuis le début de l'hégémonie d'Al-Sa'ud au Najd et de l'empire 'Utbi plus au nord.

Il n'y a pas longtemps encore, la plupart des chefs des territoires contestés dans la crise du Golfe se targuaient de leur héritage bédouin et de leurs traditions tribales. Il s'agit ici du contexte social par excellence, d'où les coutumes de la razzia ont pris naissance et se sont épanouies. Chez les bédouins du Sahara et du nord de l'Arabie, le ghazw était un raid ou une incursion menée par une petite force expéditionnaire afin de piller (ghanioma), généralement dans le but d'obtenir des chameaux.

Cette pratique, sanctionnée par les islamiques, a jadis été institutionnalisée chez les tribus du nord de l'Arabie élevant des chameaux et se poursuivait il n'y a pas si longtemps. Ce n'est que depuis l'émergence d'un pouvoir central relativement fort en Arabie il y a de cela 40 à 50 ans, que cette pratique a été découragée et pratiquement éliminée. Loin d'être considérés comme des actes criminels, ces raids étaient vus comme un comportement courant et acceptable pour redistribuer les ressources économiques, dans un milieu soumis à d'imprévisibles conditions climatiques et écologiques.

Il est difficile de déterminer de quelle façon le pillage du Koweït par Saddam Hussein et ses troupes d'élite est perçu là-bas compte tenu de cette tradition, mais cet élément pourrait influer sur les demandes de réparation après la crise.

Avant la mise en place de l'État moderne de l'Irak, le territoire méridional iraquien était constamment convoité et l'objet de différends intermittents entre plusieurs centres de pouvoirs : les tribus arabes indigènes, les Turcs ottomans et les dirigeants Zand, Quajar ou Pahlavi iraniens et les puissances européennes ayant des intérêts commerciaux dans la région. Après la chute de l'empire ottoman, à la suite de la Première Guerre mondiale, les Britanniques dominaient en Irak, et l'Irak et le Koweït d'aujourd'hui sont encore perçus par bien des arabes et des habitants de la région comme le sous-produit de décisions prises par des étrangers qui protégeaient leurs propres intérêts.

Le problème principal de l'Irak depuis 1920 a été diagnostiqué comme l'inexistence d'un consensus national sur ce qui constitue l'autorité gouvernante centrale légitime. Vu cette situation, quelques spécialistes ont été enclins à affirmer que l'Irak « n'était même pas un vrai pays ». F. W. Axelgard a soutenu avec vigueur que l'histoire moderne de l'Irak a été marquée par la division, par un sens d'appartenance incertain et par un isolement relatif sur le plan régional et international. (A New Iraq? The Gulf War and Implications for U.S. Policy, Washington, D.C. 1988)

Un indice du succès de Saddam Hussein en sa qualité de dirigeant d'un pays traditionnellement divisé a été sa capacité de mettre en place l'idéologie et l'appareil du parti Ba'as comme principaux outils de travail du gouvernement, éliminant ou réduisant au minimum les interventions militaires dans les affaires politiques. Il n'a cependant pas réussi à supprimer le vieux clivage socio-économique et psychologique entre les membres des tribus rurales du nord et du sud et les citadins. Mais, la guerre avec l'Iran a diminué les différences qui s'amenuisent encore davantage dans l'union contre la menace extérieure.

Bien que de nombreux dirigeants arabes, en particulier les présidents Assad et Mubarak, aient entériné la condamnation portée par les Nations unies et la Ligue arabe à l'endroit de l'Irak quant à l'annexion du Koweït, il faut garder à l'esprit que leur opinion est celle d'une classe dirigeante dont le pouvoir repose surtout sur la coercition militaire plutôt que sur l'assentiment des gouvernés. En dernière analyse, les intérêts qui dictent les vues des dirigeants actuels dans la région du Golfe sont fondés sur le maintien du système en place.

Dans les pays où la pauvreté et la privation sont présents il est probable que les questions internationales soient vues avec indifférence ou hostilité par les masses.

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Au cours de la période moderne post-coloniale, les chefs d'État traditionnels ou les autocrates militaires et leur régime ont généralement conservé le pouvoir en acceptant une forme ou une autre d'alliance avec des puissances étrangères de l'Est ou de l'Occident, selon les changements de situation dans l'alignement des puissances mondiales. L'autorité du roi Faysal d'Irak, de ses successeurs et de son conseiller, Nuri Al-Sa'ïd, a été renforcée par des alliances avec les Britanniques. En 1972, l'ex-président Sadate d'Égypte a décidé qu'il était temps de remplacer l'Est par l'Ouest pour obtenir l'aide militaire et diplomatique dont il avait besoin. Le président Assad de Syrie a récemment adopté une attitude favorable vis-à-vis l'Occident, puisque son ancien fournisseur de matériel militaire, l'Union soviétique, a décidé de ne plus l'approvisionner en armes.

L'opinion des masses des divers États arabes et islamiques du Moyen-Orient et d'ailleurs est difficile à évaluer avec certitude. Cependant, il semble qu'elle diffère énormément de celle de leurs dirigeants. Cette dichotomie n'a jamais dérangé les dirigeants occidentaux de l'époque coloniale et, même aujourd'hui, elle ne semble pas peser lourd dans la balance. L'importance de frontières clairement définies et délimitées entre États modernes n'est guère une priorité pour des populations dont les comportements sociaux et les engagements sont encore liés en grande partie à des systèmes de valeurs traditionnels. Ces populations, qui dans bien des cas vivaient encore en tribus il y a 60 ou 70 ans, voient une telle préoccupation comme le reflet des priorités des anciens maîtres coloniaux.

Nombre d'habitants analphabètes ou sans instruction du Tiers Monde ne peuvent imaginer le concept d'État territorial; même chez ceux qui possèdent une certaine instruction, ce concept n'est que peu compris. Dans un monde où les systèmes culturels, les valeurs traditionnelles et même les normes d'éducation modernes varient tellement, il n'est pas réaliste de s'attendre à une grande convergence d'opinion des dirigeants et de leur population sur l'importance des États nationaux et de l'organisation actuelle du monde. Une foule d'organisations islamiques et de chefs musulmans s'opposent en principe à cette organisation, basée essentiellement sur l'expérience nationale européenne.

Maurice Strong avait probablement raison de prétendre qu'un grand nombre d'habitants du monde ont appris à étendre, par l'entremise des institutions qui les gouvernent, leur fidélité et leur loyauté de la famille à la tribu, au village, à la ville, puis à l'État national. Mais ce processus ne fait que commencer dans un pays comme l'Irak. Il est donc clairement prématuré de croire que l'on puisse demander aux habitants de ces pays de « faire le dernier et ultime pas, du moins sur cette planète, sur le plan universel. » (State of the World - 1989, New York 1989,20).

Dans les pays où la pauvreté et la privation sont présentes et accompagnées à des degrés divers par la répression gouvernementale, il est probable que les questions internationales, quelle que soit la priorité que leur accordent les dirigeants, soient vues avec indifférence ou hostilité par les masses. La tenue récente de manifestations en Égypte, en Jordanie et en Syrie semble indiquer que la population de ces pays ne partage pas les vues de ses dirigeants et qu'elle ne veut pas que le sang arabe soit répandu pour protéger des valeurs et des intérêts considérés comme sacrés par des étrangers.

Pour les manifestants, la crise actuelle est essentiellement un conflit entre Arabes : un différend entre deux groupes d'intérêts régionaux qui devrait être réglé par les parties concernées et d'autres forces régionales. De nouvelles ingérences de puissances étrangères, et l'imposition de normes extérieures avec ou sans l'approbation des Nations unies, ne constitueraient qu'un retour aux politiques habituelles de l'époque coloniale. L'unique élément qui tend à produite la convergence des vues du public avec celles de leurs dirigeants est la perception commune d'une menace étrangère.

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GESTION DE LA CRISE PAR L'OCCIDENT - SANCTIONS OU GUERRE?

Pendant la sixième semaine de la crise, la position des deux camps paraissait inflexible. Au début de cette semaine, Tareq Aziz, ministre irakien des Affaires étrangères, a rencontré le Secrétaire général des Nations unies à 'Amman. Il n'a alors fourni aucune indication d'un changement de position du côté de son gouvernement. Les solutions proposées par des tiers parties indépendantes ou directement concernées n'ont retenu l'attention d'aucun des deux camps. Bien qu'il était possible d'affirmer que le président irakien et ses conseillers avaient mal évalué le degré d'opposition internationale à leur initiative, il n'ont laissé paraître aucun indice d'un changement de cap pour s'adapter à la situation.

Même si l'époque du réseau d'États nationaux n'est pas révolue, elle semble en voie d'être suivie d'une nouvelle période d'interdépendance économique et stratégique entre États régionaux.

Après avoir eu tendance à donner dans la rhétorique de la confrontation et à traiter du besoin d'attaquer l'Irak et de détruire la base de son pouvoir militaire et industriel, l'ensemble des Commentaires officiels ou non en provenance des États-Unis insiste maintenant sur la nécessité de consolider l'appui des Nations unies et d'épuiser tous les moyens diplomatiques pour régler le conflit, tout en continuant d'augmenter la force militaire en Arabie Saoudite. À la mi-janvier de 1991, quand la préparation militaire aura atteint son apogée, des pressions diplomatiques sont à prévoir. La question se posera alors : qu'est-ce qui se passe ensuite? Qui jouera le premier dans cette grande partie de bluff?

En présumant que les sanctions financières et économiques et l'interdiction de commerce n'aient pas affecté suffisamment l'Irak pour amener un changement d'orientation ou de position, quelles seront les mesures à prendre pour dénouer l'impasse ? Si on suppose aussi qu'aucun événement accidentel ne provoquera un conflit que les deux camps affirment vouloir éviter, restera-t-il un marge de manoeuvre suffisante pour rapprocher deux positions fondamentalement opposées et, en apparence, mutuellement exclusives?

Vers la fin de la dixième semaine de crise, les alliés occidentaux ont répété leurs demandes d'un retrait absolu du Koweït par l'Irak. Le 14 octobre, le ministre des Affaires étrangères de Grande-Bretagne a affirmé au Caire que la patience des membres de l'alliance anti-irakienne avait des limites. La nature intransigeante des conditions alors offertes à l'Irak et à ses dirigeant a été mise en lumière par le Commentaire mentionnant que le seul choix des Irakiens était de quitter le Koweït de leur propre chef ou à la pointe des fusils. « Si (le président irakien) Saddam Hussein ne part pas de lui-même, nous devrons le sortir par la force. Il n'y a pas d'autre solution. » Les dirigeants américains, britanniques et canadiens ont, chacun leur tour, souligné cette position aux irakiens pour tenter de les convaincre du sérieux de la possibilité d'une guerre.

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CONSÉQUENCES

Le dilemme de l'alliance anti-irakienne vient du fait que sortir les Irakiens du Koweït n'est pas qu'une mince tâche; et les coûts associés pourraient devenir exorbitants. Une action militaire contre l'Irak exacerberait les tensions et l'animosité existantes au Moyen-Orient et augmenterait l'hostilité des Irakiens envers les Occidentaux et les étrangers en général. Dans une allocution prononcée plus tôt, le président américain George Bush affirmé qu'il n'y avait pas de conflit entre l'alliance occidentale et le peuple de l'Irak. La cause des préoccupations actuelles était les politiques et les dirigeants de ce pays. Pris sous l'angle de la non-ingérence dans les affaires internes d'autres États, un tel Commentaire était tout à fait approprié et attendu; mais il était aussi vrai qu'une grande partie du conflit tire son origine du patrimoine historique et de l'attitude des Irakiens. Cependant, on peut difficilement les en tenir comme seuls responsables.

Les dictatures ne se créent pas dans le vide. L'écrivain irakien Samir al-Khalil, expatrié de son pays et auteur du livre Republic of Fear : The Inside Story of Saddam's Iraq, croit que tout bien considéré, les Irakiens ont délibérément été complices des nombreux actes ignobles qui ont tracé leur destin. Dans le cadre de la crise actuelle dans le Golfe, il est difficile de blâmer le peuple irakien pour les déprédations de ses dirigeants. Il a souffert autant que n'importe qui sous la gouverne de ceux-ci, et il essuiera le plus fort d'attaques éventuelles. Il est victime de son histoire et de ses traditions. Il faut plus que trois ou quatre générations pour qu'une société traditionnellement fragmentée devienne un État national moderne.

Des analystes comme Sulayman Hazin nous ont rappelé que l'Irak ne bénéficie pas des avantages de la cohésion ethnique ou d'une relative uniformité religieuse, comme l'Égypte ou l'Iran, pour l'aider à faire face aux exigences de la vie moderne (al-Ahram al-Duwali, 21 octobre 1990, p. 7). Depuis 1920, les Irakiens ont en général bien réagi vis-à-vis les pressions accrues en faveur du développement et du changement. Mais il n'existe aucune formule magique pour faciliter la mise en oeuvre de normes et de procédures démocratiques dans un milieu où se produisent d'importants changements sociaux et psychologiques. L'incertitude alors présente est facilement exploitée par d'impitoyables autocrates comme Saddam Hussein.

Mais voici le dilemme. Comment le peuple irakien peut-il réussir à se libérer de son passé pour choisir une nouvelle voie de développement politique sans un soutien marqué, pour ne pas dire une ingérence, extérieur. L'histoire se répète. Après Nuri al-Sa'ïd, 'Abd al-Karim Kassem et Saddam Hussein, il y aura un autre Irakien qui se sentira appelé à exercer une autorité politique et administrative reposant en grande partie sur les mêmes valeurs traditionnelles. À moins qu'une nouvelle génération puisse être instruite et socialisée conformément à des valeurs modernes, laïques et démocratiques, les chances de voir diminuer la menace que représente l'Irak restent faibles. La possibilité de raser le pays, comme le proposent certains, n'allégera pas les facteurs qui ont fait de l'Irak un État autoritaire.

À l'instar d'autres États du Moyen-Orient, l'Irak moderne est prise dans une phase de transition. Des valeurs traditionnelles influent encore sur sa culture politique, mais cette dernière est dominée par la nécessité d'avoir un État national fort et unifié; un homme prend les décisions importantes, négocie des alliances pour se maintenir au pouvoir et ne tolère pas l'opposition ou la déloyauté. Les successeurs potentiels sont rapidement identifiés et éliminés. Les procédures et structures gouvernementales modernes (élections, parlement, responsabilité ministérielle) servent à renforcer et à consolider la position du chef d'État.

Une intervention militaire pour provoquer le retrait de l'Irak du Koweït n'aidera pas le peuple irakien à acquérir les attitudes et les valeurs nouvelles nécessaires pour soutenir un système de gouvernement moderne et démocratique, intégré au groupe des États nationaux. Des décennies de conflit entre Israël et ses voisins arabes et palestiniens ont prouvé que les bombardements s'avèrent infructueux. En Irak, ils ne feraient qu'accroître la rancune et la méfiance de la population à l'endroit des étrangers et l'encourageraient à se replier sur elle-même dans sa recherche de moyens d'affirmation et de survie. Cette situation est diamétralement opposée à celle voulue pour favoriser la modernisation politique de l'Irak et diminuerait pendant des années à venir l'espoir que ce pays puisse évoluer et prospérer sans constituer une menace pour ses voisins. Il y a toutefois une raison d'être optimiste, car même si l'époque du réseau d'États nationaux n'est pas révolue, elle semble en voie d'être suivie d'une nouvelle période d'interdépendance économique et stratégique entre États régionaux.

Néanmoins, une fois tous les problèmes et coûts associés avec la guerre sont présentés, nous restons quand même confrontés à une réalité inconfortable : le raid sur le Koweït n'était pas qu'une simple razzia (ghazw) pour s'accaparer un butin des temps modernes. Il s'agissait plutôt d'une conquête territoriale (fath; manakh), dont il existe de nombreux précédents dans la tradition arabe. Traditionnellement, l'Est du monde arabe et l'Occident ont répondu de façon semblable à la question fondamentale des rapports entre humains : comment réagir face à des personnes ou des groupes qui utilisent la force pour réaliser leurs objectifs? Jusqu'à ce qu'une autre méthode d'intervention prouve son efficacité, il faudra prévenir Saddam Hussein et ses partisans que l'emploi de la force provoque en retour le recours à la force.

On peut encore espérer qu'une menace convaincante au sujet du recours à la force contre les troupes irakiennes au Koweït et contre des cibles militaires en Irak incitera le peuple de ce pays à prendre la situation en main et a s'occuper de Saddam Hussein et de sa clique. Il s'agirait de loin du meilleur dénouement à l'impasse actuelle dans le Golfe. Toutefois, la détermination des moyens à prendre par d'autres ne nous laisse qu'avec des hypothèses.

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Date de modification : 2005-11-14

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