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Commentaire N° 31

La montée de l'intégrisme islamique (II)

M. W. Millward

Avril 1993
Non classifié

Précis : Dans son deuxième et dernier article sur ce sujet, l'auteur s'interroge sur la nature de la menace que représente le renouveau islamique à partir de trois aspects : les succès politiques des éléments du courant principal, la radicalisation entraînée par la répression et le «réseau iranien». Avril 1993. Auteur : M. W. Millward.

Note du rédacteur : Dans ce numéro de Commentaire, M. William Millward présente son deuxième et dernier article sur l'intégrisme islamique, dans lequel il s'intéresse à la nature de la peur engendrée par ce phénomène complexe et à la menace qu'il représente.

Son analyse est axée sur les trois grandes tendances du mouvement islamiste, à savoir les succès politiques des éléments du courant principal, la radicalisation qui résulte de la répression et le «réseau iranien».

Dans sa conclusion, l'auteur examine l'avenir de l'islamisme au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, où il sera en vive concurrence avec d'autres forces, dont la moindre n'est pas la demande croissante de démocratisation.

M. Millward est analyste stratégique à la Direction de l'analyse et de la production du SCRS.

Avertissement : Le fait qu'un article soit publié dans Commentaire ne signifie pas que le SCRS a confirmé l'authenticité des informations qui y sont contenues ni qu'il appuie les opinions de l'auteur.


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La cause de la peur?

Il est de plus en plus évident que l'«intégrisme islamique» suscite la peur, en Occident, à divers niveaux, y compris les médias, les gouvernements et les organismes de sécurité. Selon certains rapports, l'islam est devenu, sous sa forme intégriste, la nouvelle bête noire de l'Occident, «le grand dragon vert» du croissant de la crise prêt à semer la destruction sur son passage. Des observateurs et commentateurs occidentaux, habituellement sérieux, décrivent le phénomène intégriste islamique, surtout au Moyen-Orient, comme la plus grave menace qui pèse sur la paix et la sécurité mondiales, et sur les intérêts occidentaux en général, depuis la disparition du spectre du communisme et de la menace soviétique.

Cette peur est, dans l'ensemble, exagérée et injustifiée. Elle est due surtout à plusieurs fausses idées de base sur la nature du phénomène appelé «intégrisme islamique», les sources de sa force, son degré d'unité et de cohésion et ses objectifs. Bien que ce mouvement représente aujourd'hui une force sociale et politique importante sur la scène mondiale, il faut le comprendre dans ses contextes propres et à l'échelle internationale pour évaluer et traiter correctement la menace qu'il représente.

La crainte que ressent l'Occident face à l'intégrisme islamique est, d'une certaine façon, la peur de l'inconnu. Les images des manifestations violentes des musulmans radicaux contre les Américains, représentants de la domination occidentale, lors de la révolution iranienne de 1978-1979, exercent toujours une forte influence sur les esprits et les idées de nombreux Occidentaux qui ont vu les reportages télévisés sur la crise des otages. Faute d'expérience de première main de la religion appelée «islam» ou de relations directes avec des musulmans, les gens ont malheureusement tendance à supposer qu'il doit y avoir dans la nature même de cette foi, ou dans sa construction intégriste, quelque chose d'hostile aux étrangers.

Au milieu du 20e siècle, l'Occident en était arrivé à trop bien connaître ses ennemis, parmi lesquels ni l'islam ni les musulmans ne figuraient. L'opposition, les affrontements, les agressions, sauf dans des cas isolés, n'étaient pas le fait de forces religieuses organisées ou ne prenaient pas la forme de symboles religieux. Les menaces réelles qui pesaient sur l'Ouest et sur ses intérêts commerciaux en expansion, y compris l'accès aux approvisionnements énergétiques et la constitution d'un système mondial fondé sur des règles du jeu essentiellement occidentales, étaient perçues à l'extrême droite et à l'extrême gauche du spectre politique. Le nationalisme xénophobe extrême ou les forces idéologiques de la gauche sous diverses formes de socialisme et de communisme étaient les ennemis nettement identifiés.

Lorsque l'échec des priorités et des systèmes économiques importés et un empiétement culturel progressif ont suscité au Moyen-Orient une colère qui se sont manifestés par le biais de la religion, ce fut inattendu et déconcertant. Mais il n'aurait pas dû en être ainsi, car l'islam n'a jamais cessé d'être, depuis ses débuts, une théologie et une idéologie, une croyance et un système de comportement.

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La nature de la menace

Aujourd'hui, le mouvement islamique au Moyen-Orient est une menace non pas parce qu'il est islamique ou intégriste, mais parce que certains de ses membres sont militants et enclins à utiliser des tactiques violentes pour atteindre ses buts. Ceux-ci sont l'établissement, dans la plupart des États de la région, de nouveaux gouvernements d'orientation islamique qui appliqueront la loi (la charia) et des pratiques administratives islamiques, puis la formation d'un bloc d'États qui sera en mesure de changer les règles des relations internationales et du commerce extérieur et, donc, de modifier l'équilibre actuel du pouvoir économique et politique partout dans le monde.

En mettant l'islam de l'avant en tant que mode de vie global, à la fois système de valeurs morales et spirituelles et méthode d'administration publique, les islamistes utilisent le potentiel idéologique de leur foi et présentent celle-ci comme une alternative aux idéologies importées de l'Est et de l'Ouest qui ont échoué. «(traduction) Autant que tout autre élément, c'est la détermination des intégristes à éliminer les élites au pouvoir dans le monde musulman qui fait de ce dernier une menace pour les intérêts occidentaux, et non son «intégrisme» littéral ou son orthodoxie liée aux questions de foi.» (Shireen Hunter, SAIS Review, 6:1 (1986), p. 191) Les islamistes pensent que les dirigeants actuels de la majorité des pays de la région doivent être déposés pour l'une ou l'autre des raisons suivantes, ou pour toutes : 1) ces dirigeants n'appliquent pas la charia ou ne l'appliquent pas assez strictement; 2) ils sont cupides, corrompus et enclins à la débauche, ce qui contrevient au sens islamique de la justice sociale; 3) ils sont perçus comme des clients des puissances occidentales, surtout de la superpuissance hégémonique.

Le point de vue des intégristes islamiques vient de la perception selon laquelle, après la dissolution de l'Union soviétique et la fin de la deuxième guerre du Golfe, l'ordre du monde actuel est en soi favorable aux États-Unis et à d'autres puissances occidentales. D'après ce point de vue, les problèmes intérieurs auxquels font face les États musulmans du Moyen-Orient et les pays du tiers-monde sont le résultat des pressions et de l'exploitation économiques, ainsi que de la domination culturelle et politique, qui sont le fait des puissances occidentales, directement ou par le biais d'organisations internationales, par exemple les Nations Unies et leurs organismes, qu'elles ont tendance à monopoliser et à utiliser à leurs propres fins. Cette idée est exprimée avec éclat par Kalim Siddiqui, porte-parole islamiste en vue : «(traduction) À peu près personne ne mentionne le fait que les «progrès» réalisés en Europe et en Amérique du Nord sont dus dans une large mesure, bien que non seulement, à un seul facteur, le pillage. (Crescent International, décembre 16-31, 1992. p. 7)

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Le mouvement islamiste et la crise du Golfe

La situation découlant de la récente guerre du Golfe a en outre placé les dirigeants du mouvement islamique, partout dans le monde musulman, devant un dilemme : comment réconcilier les sentiments manifestement anti-occidentaux et pro-Saddam de la majorité de leurs membres et le fait que bon nombre de leurs organisations recevaient des fonds des États du Golfe, surtout du Koweït et de l'Arabie Saoudite.

Au tout début de l'invasion irakienne, Saddam a été appuyé avec enthousiasme par les nationalistes arabes et les Palestiniens de la Jordanie et des Territoires occupés, qui ont vu en lui le dirigeant révolutionnaire qui allait enfin redresser les torts et leur rendre leurs terres. Lorsqu'il a demandé des appuis en termes islamiques, appelant à une jihad contre les forces qui se rassemblaient contre lui en Arabie Saoudite, de nombreux militants et sympathisants musulmans ont réagi de façon positive, malgré l'absence totale de références islamiques légitimes du dirigeant irakien et sa répression brutale de la communauté chiite d'Irak.

Même si de nombreux gouvernements arabes et musulmans ont envoyé des troupes joindre la coalition formée contre Saddam, l'appui que la «rue» musulmane a accordé à celui-ci reposait sur au moins trois bonnes raisons. La première était la combinaison de conditions économiques et sociales lamentables dans plusieurs pays, auxquelles s'ajoutaient soit la répression politique, soit les restrictions à une participation totale. Les Algériens, les Jordaniens et les musulmans des Territoires occupés étaient particulièrement enclins à voir en Saddam le libérateur qui pourrait mettre fin à leurs tribulations. La deuxième raison était un facteur qui a eu beaucoup de poids auprès de nombreux musulmans, à savoir le comportement anti-islamique des régimes arabes du Golfe et l'étalage de leur richesse due aux pétrodollars. Et la troisième raison était la méfiance générale face aux intentions de l'Occident dans la région, suscitée par divers éléments : souvenirs populaires encore vifs de l'ère impérialiste; résistance et ressentiment manifestes des Occidentaux face aux aspirations nationalistes arabes; apparition de l'État d'Israël et appui continu apporté à celui-ci; antipathie envers la révolution islamique en Iran.

Cependant, les réactions des divers groupes et dirigeants islamistes face à la crise du Golfe ont été plus équivoques. Un membre des Frères musulmans d'Égypte a participé à une délégation composée de treize personnes, qui représentait des mouvements islamiques partout dans le monde islamique et qui s'est rendue en Jordanie, en Arabie Saoudite, en Irak et en Iran pour demander le retrait de l'Irak du Koweït. Cette délégation n'a pas eu plus de succès que la Ligue arabe et d'autres médiateurs internationaux. Dans l'ensemble, les groupes islamistes ont préféré ne pas compromettre leurs sources d'aide financière dans le Golfe et ont donc évité les déclarations catégoriques d'appui à Saddam et à son agression au Koweït. Le FIS algérien a toutefois fait exception et, lors d'une manifestation tenue à Alger le 31 janvier, ses partisans ont souhaité la «victoire de l'islam et des musulmans». Les dirigeants islamistes ne pouvaient pas, par ailleurs, se permettre d'ignorer les sentiments de leurs partisans, ni les réalités de la concurrence politique chez eux et à l'étranger, et ils ont trouvé, petit à petit, des moyens d'exprimer leur opposition à la guerre contre l'Irak.

En général, le résultat de la crise du Golfe a probablement été un recul pour le mouvement. Les dirigeants des divers groupes intégristes se sont révélés beaucoup plus hésitants et divisés que leurs discours ne l'indiquaient, et ils se sont préoccupés davantage de leur milieu politique local et de leur position vis-à-vis des forces auxquelles ils faisaient face sur la scène nationale. L'expérience n'a cependant pas été totalement négative. «(traduction) En servant de médiateurs entre trois forces, soit l'État dont ils espèrent s'emparer, le sentiment populaire musulman qu'ils ne contrôlent pas toujours, et les mécènes musulmans dont ils dépendent souvent, les intégristes musulmans doivent faire des compromis avec chacune d'elles.» (James Piscatori, Islamic Fundamentalisms and the Gulf Crisis, Chicago : The American Academy of Arts and Sciences 1991, p. 18) La préoccupation islamiste dans la plupart des pays pourrait donc à court terme être davantage axée sur le milieu local que sur la promotion d'une organisation internationale.

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Les grandes tendances au sein du mouvement Islamiste

1) L'action au sein du système

Dans la plupart des pays, les dirigeants islamistes, qu'ils soient du courant principal ou du courant extrémiste, ont essayé de tirer profit de la confusion politique générale qui a régné dans le monde arabe après la guerre du Golfe et l'effondrement de l'Union soviétique, en intensifiant leurs activités sur tous les fronts. Des éléments du courant principal ont remporté des succès considérables lors de diverses élections : syndicats, associations professionnelles, conseils municipaux et parlements nationaux. En Algérie, en 1991, le FIS a bénéficié dans une certaine mesure de l'apathie des votants et est passé de ses succès antérieurs au niveau municipal à la perspective d'une victoire certaine aux élections nationales, qui lui aurait donné le contrôle du parlement national. Privé des fruits de sa victoire, même s'il s'était conformé aux règles de la politique électorale, le FIS a cessé d'être une faction intégriste «modérée» pour devenir un groupe «extrémiste», qui a été légalement dispersé par décret et fragmenté par les contre-mesures de plus en plus dures prises par le régime. Ses éléments les plus radicaux mènent actuellement une guerre d'usure clandestine contre les autorités algériennes qu'ils considèrent, non sans raison, illégales et inconstitutionnelles.

Le FIS et ses dirigeants, dont la plupart sont maintenant en prison, considèrent que le silence relatif de la plupart des gouvernements occidentaux devant les mesures arbitraires prises par l'armée et le Haut Comité d'État pour annuler les élections algériennes et rejeter les résultats de l'expression démocratique de la volonté populaire est une preuve de la mauvaise foi de l'Occident, de son inconsistance morale et de son animosité excessive envers les musulmans.

Alors que le sort du FIS en Algérie était un recul pour d'autres groupes islamistes sunnites en Afrique du Nord, au cours de l'été 1992, au Liban, le Hezbollah jusqu'alors très radical, participait à la première élection nationale tenue depuis vingt ans et gagnait quatre sièges. Soutenu et influencé par l'Iran, le Hezbollah, dont les membres ont prêté serment au parlement libanais, est maintenant un corps légalement reconnu par le gouvernement.

Le Hezbollah est normalement un groupe musulman, actif et militant, qui est engagé dans une guérilla contre les Israéliens et leurs milices alliées libanaises (l'armée du Sud-Liban) dans la soi-disant «zone de sécurité» au Sud-Liban. Il faudra voir quelles répercussions aura sur cette force paramilitaire et sur les intérêts qu'elle représente sa participation au parlement libanais. Bien qu'elle ne l'amènera peut-être pas à renoncer à son opposition militante à l'occupation israélienne au Liban, elle pourra contribuer à renforcer ou à confirmer la position de certains dirigeants chiites et du Hezbollah qui s'opposent à l'objectif d'un État islamique au Liban en raison de la composition sociale et religieuse très sectaire et pluraliste de la population de ce pays.

En Jordanie, les Frères musulmans sont, depuis plusieurs années, actifs dans le processus électoral et présents au parlement. Contrairement à son équivalent syrien, la section jordanienne des Frères musulmans a évité la violence et préféré recourir à des méthodes établies et pacifiques pour élargir son rôle, qui semble augmenter avec le temps. Cette voie pacifique est également celle que préfèrent les Frères musulmans d'Égypte, bien que les autorités égyptiennes ne les autorisent pas à participer à la vie politique sous leur nom véritable. Selon certaines rumeurs, des plans sont en cours d'élaboration pour déclarer l'organisation illégale et l'éliminer.

Dans les années 80, en Égypte, les associations de médecins et d'ingénieurs étaient dominées dans une large mesure par la tendance islamiste. En septembre 1992, des candidats appuyés par les Frères musulmans ont remporté la majorité des sièges au conseil d'administration de l'Association du barreau. Les associations professionnelles, qui sont les secteurs les plus modernisés et les plus avancés de la vie publique égyptienne, jouissent d'un statut élevé, d'une quasi-autonomie et d'un degré de respect populaire qui dépasse celui dont bénéficient les fonctionnaires et les politiciens. L'association des avocats a été particulièrement active dans le domaine de la promotion des droits de la personne et de la primauté du droit. Si les autorités égyptiennes dressent d'autres obstacles juridiques pour empêcher les professionnels islamistes de participer à la vie publique de leur propre chef, l'affrontement entre le régime et le courant islamiste s'intensifiera, et les extrémistes gagneront d'autres recrues.

2) L'augmentation de la radicalisation due à la répression par l'État

En général, les groupes islamistes radicaux pensent que l'initiative est déjà dans leur camp. En recourant à des tactiques de choc et à la violence, les «extrémistes» ont retenu davantage l'attention des médias occidentaux et fait augmenter la peur qu'ils suscitent. On cite régulièrement des dirigeants religieux iraniens qui disent qu'il y a une crainte généralisée de l'islam en Occident et que celui-ci a raison de redouter le pouvoir croissant de l'islam. Les dirigeants laïcs de divers États du Moyen-Orient renforcent cette peur lorsqu'ils déclarent la «guerre totale» aux intégristes, mais semblent de plus en plus impuissants à régler le problème et à contrer la menace posée par les intégristes qui se présentent comme une alternative indigène à leurs régimes souvent corrompus et inefficaces. Même Hafez el-Assad, le président de la Syrie qui gouverne le pays d'une main de fer et qui, en 1982, a envoyé ses forces de sécurité attaquer le fort des Frères musulmans à Hama, où il y a eu environ 20 000 morts, accorde maintenant plus de temps pour les émissions religieuses à la télévision syrienne, construit de nouvelles mosquées pour renforcer sa légitimité et ressasse le déclin du nationalisme arabe et la montée de la renaissance islamique qui est en train de changer le Moyen-Orient. (Robert Fisk, The Independent, octobre 1992, p. 10)

En Algérie et en Égypte, tout comme dans les Territoires occupés de Cisjordanie et de Gaza, les activistes relancent leur affrontement avec les autorités. Le Hamas et le Jihad islamique de Palestine se font concurrence et sont aussi en compétition avec l'OLP, lorsqu'ils ciblent les militaires israéliens et même le service de renseignement de sécurité dans leur effort pour se gagner davantage d'appuis palestiniens dans leur campagne contre les autorités israéliennes. En Algérie, dans la longue lutte qui les opposent au Haut Comité d'État (HCE), les militants islamiques ont tué plus de 230 policiers et militaires depuis que le FIS a été dépossédé de son droit de gouverner en janvier dernier. En Égypte, depuis octobre 1992, les cellules militantes des organisations islamiques ciblent maintenant des touristes étrangers, espérant miner ainsi le gouvernement et nuire à l'industrie du tourisme, qui représente trois milliards de dollars américains par an.

Devant le problème croissant que posent les musulmans militants, les autorités en place ont toutes réagi en déclarant qu'elles étaient déterminées à écraser ces mouvements par tous les moyens redoutables dont disposent la plupart des gouvernements. Tous les gouvernements qui affrontent ce problème ont fait part de leur intention d'appliquer des mesures énergiques contre les terroristes religieux. En Égypte, des porte-parole ont menacé de prendre des «mesures de répression», en Algérie, c'est la «guerre totale», et en Israël, le premier ministre a annoncé que les militants du Hamas et du JIP allaient être traités sans pitié. Tout en exprimant publiquement leur détermination absolue et inflexible d'enrayer le terrorisme d'inspiration religieuse, la plupart des dirigeants, qu'ils soient arabes ou juifs, savent bien que ce n'est pas là la meilleure façon de s'attaquer aux problèmes complexes posées par ces groupes. Cependant, tant que les conditions économiques et sociales ne s'amélioreront pas, ils n'auront guère d'autre choix que de jouer les durs. Dans la majorité des cas toutefois, l'hypothèse est implicite qu'une répression trop sévère ne servirait qu'à radicaliser davantage les moins engagés.

Il a été question d'extrémisme religieux au Conseil des ministres de l'Intérieur de la Ligue arabe, en janvier 1993. Dans le communiqué publié à la fin de la rencontre, l'accent était mis sur l'importance de la coordination interarabe pour affronter l'«infiltration étrangère» et «le terrorisme, la violence et le sabotage». Des représentants de l'armée et de la sécurité de l'Égypte, de l'Algérie et de la Tunisie coopèrent déjà pour lutter contre ce qu'ils considèrent comme une menace commune pour leurs régimes. Les gouvernements de l'Égypte, de l'Algérie et de la Tunisie reprochent à l'Iran de fomenter des troubles sur leurs territoires. Même si la plupart de ces pays avaient leurs propres mouvements d'opposition islamistes bien avant la prise du pouvoir en Iran par un gouvernement islamique, il est commode, et peut-être en partie justifiable, de reprocher à l'Iran d'encourager et d'exacerber leurs problèmes internes.

3) Un réseau islamiste iranien en expansion?

Pendant les dix premières années de son existence (1979-1989), la République islamique d'Iran s'est considérée comme le seul État véritablement islamique au monde, le seul régime dont on pouvait dire qu'il reflétait les objectifs révolutionnaires d'intégristes islamiques radicaux. Elle a toujours souhaité établir un réseau alternatif d'États islamiques, qui pourrait vraiment représenter et défendre l'islam dans ses affrontements avec des non-musulmans. À la fin de 1992, le fait que le Soudan appuie maintenant la cause islamiste a été généralement reconnu. Dictature militaire de nom, le gouvernement du général Omar Hassan el-Bechir est depuis 1989 influencé de façon spectaculaire par son éminence grise islamiste radicale, Hassan Al-Tourabi.

La coordination et la coopération entre l'Iran et le Soudan sont à la hausse dans divers domaines, y compris les visites et les échanges officiels, les exercices de formation militaire et paramilitaire dans des camps soudanais, et le commerce. Le président Rafsandjani s'est rendu en visite officielle au Soudan en décembre 1991 et, à la fin de 1992, l'ayatollah Mohammad Yazdi, chef de la section judiciaire de la République islamique, est allé à Khartoum et aurait remis un don considérable en espèces au Front national islamique. Le Soudan permet aux islamistes de Téhéran de prendre de l'importance en Afrique et d'exporter l'influence iranienne en Afrique noire et dans le Maghreb. Grâce à la médiation du Soudan, l'Iran a pu accroître ses contacts avec le mouvement islamiste tunisien Ennadha. De plus, il est maintenant manifeste que l'Iran et le Soudan ont de plus en plus de contacts communs avec des militants islamiques en Somalie.

Les relations de l'Iran avec le Soudan sont un point central des plans d'expansion stratégique du réseau islamiste alternatif que favorise Téhéran. Les deux camps engagés dans ces relations représentent des versions sectaires différentes de la mission islamique, soit les sunnites et les chiites, mais ceci ne les empêchera pas de collaborer dans de nombreux secteurs d'intérêts communs, tout comme la coopération entre l'Iran et d'autres groupes musulmans sunnites, tels que le Hamas à Gaza et en Cisjordanie, et le Mouvement d'unification islamique au Liban, n'est pas touchée, lorsque les intérêts anti-impérialistes et anti-sionistes convergent. Vis-à-vis du Soudan et des groupes sunnites des Territoires occupés, Téhéran se trouve dans une position relativement forte. Il peut en effet leur fournir les fonds, l'équipement et le personnel de formation dont ils ont absolument besoin.

Les autorités iraniennes soutiennent le réseau musulman militant alternatif des islamistes par le biais de deux autres véhicules d'influence : les missions diplomatiques iraniennes à l'étranger; les communautés d'expatriés musulmans chiites en Europe et dans les Amériques et les sympathisants musulmans sunnites. Le gouvernement iranien utilise ses postes diplomatiques pour surveiller des groupes islamiques à l'étranger et pour accroître son influence en offrant à des musulmans sympathiques à sa cause des subventions pour se rendre à des assemblées islamistes. Grâce à sa richesse, l'Iran peut subventionner des mouvements islamistes dans d'autres pays. Des groupes comme le Hezbollah ont des sections dans de nombreux pays en Occident, dont le Canada. Ces groupes s'occupent surtout de recueillir des fonds, d'organiser des conférences et des assemblées de prières, et de surveiller les communautés et les étudiants musulmans à l'étranger.

Malgré ces signes de croissance de l'organisation et de la structure du mouvement islamiste, l'actuel réseau des alliances tactiques et stratégiques que les autorités iraniennes ont conclues avec des communautés et des groupes musulmans de même opinion, sunnites ou chiites, n'a rien à voir avec une «internationale intégriste». Les déclarations alarmistes qui affirment le contraire risquent de concrétiser les espoirs et les ambitions des planificateurs et des décideurs, surtout les inconditionnels, de Téhéran. Il existe un réseau, rudimentaire, qui sera sans doute renforcé et élargi lorsque l'occasion se présentera. À l'heure actuelle, les musulmans qui poursuivent activement des objectifs islamistes sont fort peu nombreux, mais leur cause peut susciter davantage de sympathies dans plusieurs États du Moyen-Orient. Plus cette cause et les intérêts des musulmans seront perçus comme menaçants, plus ces sympathies seront nombreuses.

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L'avenir de l'islamisme au Moyen-Orient

Si les grands pays musulmans que sont l'Algérie et l'Égypte sont éventuellement dirigés par des gouvernements islamistes, ce sera gênant, mais pas catastrophique, pour les intérêts du monde occidental. Les gouvernements d'inspiration religieuse dans la région sont dans le vent. L'intégrisme est non pas une mode, mais l'option préférée de toute une génération qui craint d'être perdante. Témoins du succès avec lequel quelques millions de juifs ont établi un État fondé sur leur religion, les musulmans ne peuvent imaginer pourquoi plus de 150 millions d'arabes n'auraient pas le droit, à l'étape actuelle de leur évolution, d'installer des gouvernements sanctionnés par l'islam.

Quel que soit son avenir au Moyen-Orient et en Afrique du Nord au cours des dix prochaines années, l'islamisme fera face à la vive concurrence d'autres forces. Dans toute la région, le public réclame à cor et à cris des systèmes plus démocratiques. En réponse à cette demande de structures plus démocratiques et de participation, plusieurs gouvernements et dirigeants ont entamé un timide processus de démocratisation, qui est précaire et fragile et qui peut être lancé ou interrompu à volonté. Certains gouvernements semblent aller de l'avant, mais seulement pour reculer ensuite et amener le public à se demander s'ils sont sérieux. Leurs appareils de renseignements et de sécurité sont omniprésents et répriment efficacement toute dissidence.

L'absence de démocratie dans la région ne peut être mise sur le compte de l'islam. En effet, même s'il écarte de nombreux groupes de la scène politique et semble appliquer la loi islamique, qui n'accorde pas un statut égal aux non-musulmans, le gouvernement islamique d'Iran est plus proche de la démocratie que bien d'autres régimes du Moyen-Orient. Nombre d'islamistes se demandent quelle est la logique de ces gouvernements occidentaux qui insistent tant sur les droits de la personne mais appuient néanmoins au Moyen-Orient des régimes, tel celui de l'Arabie Saoudite, qui n'ont pas la moindre trace d'institution démocratique occidentale.

Il existe de nombreux genres théoriques de gouvernement islamique, qui vont de la théocratie à l'invocation symbolique de l'islam comme raison d'être d'un État, comme ce fut le cas pour le Pakistan en 1947. Les autorités de la République islamique d'Iran affirme que leur système est théocratique, mais l'appareil de l'État et l'institution religieuse ne coïncident pas exactement l'un avec l'autre en Iran. La théocratie, ou gouvernement d'inspiration religieuse, n'est pas encore enracinée dans les centres importants de l'islam. Elle en est encore au stade expérimental. Ni le public en général, ni même les oulémas n'ont rendu un verdict final. Pour les masses musulmanes des États du Moyen-Orient, qu'ils soient ou non arabes, la question de l'heure est de savoir si un gouvernement islamiste peut assurer à tous une plus grande justice sociale et économique. Beaucoup ont de bonnes raisons d'en douter, même si jusqu'ici, le dossier est mince.

La menace que l'islam politique fait peser sur la sécurité et la stabilité de la région et sur les intérêts occidentaux, là ou ailleurs dans le monde, a été exagérée. Des responsables de la République islamique d'Iran dénoncent régulièrement les États-Unis comme étant l'incarnation de l'arrogance mondiale, mais les deux États continuent de commercer. Toute nouvelle direction islamiste qui viendrait au pouvoir dans d'autres États à majorité musulmane se développerait probablement selon la même orientation. Les dirigeants iraniens critiquent régulièrement le système international, mais participent à la plupart de ses organismes et de ses activités, bien qu'avec un enthousiasme limité et parfois en protestant. Les pays islamiques utiliseront vraisemblablement toutes les influences qu'ils pourront rassembler, seuls ou en s'alliant avec d'autres pays du tiers-monde et non alignés, pour modifier à leur avantage le système international. Leurs ressources pour mener une action concertée efficace sont maigres et surtout limitées à des alliances stratégiques. À moins de pouvoir se trouver davantage d'intérêts communs dans un cadre de référence islamique et de réunir efficacement leurs forces pour y arriver, ces pays auront peu de chances d'exercer une influence internationale considérable.

Le réveil de l'islam est un phénomène qui s'inscrit dans le processus mondial de l'évolution culturelle et sociale et qui embrasse tout le spectre de la société traditionnelle édifiée sur la religion. S'intéresser surtout aux extrémistes qui sont à la périphérie de la communauté islamique, c'est fausser l'importance d'une entreprise beaucoup plus vaste. Le renouveau et la reconstitution de la pensée et de la pratique religieuses dans le monde islamique et leur adaptation à la modernité constituent un grand projet, dynamique et prudemment progressif.

Le réveil de l'islam est en effet une tentative d'adaptation aux besoins locaux et aux normes qui découlent des progrès sociaux et technologiques faits en Europe et ailleurs pendant une longue période d'évolution fondamentale, qui va de la Renaissance et de la Réforme à l'explosion scientifique du 20e siècle, en passant par la révolution industrielle et le Siècle des lumières, et ce, en à peine plus d'un siècle. Les radicaux représentent le point de vue d'une minorité dans le cadre de référence du réveil islamique global.

Les musulmans du monde entier, et non seulement ceux du Moyen-Orient, trouveront leur propre mode d'adaptation à la modernité. Beaucoup d'entre eux ont déjà géré la transition sans qu'il y ait de graves bouleversements individuels ou collectifs. Cependant, le processus prend du temps et n'est pas toujours harmonieux. Les intérêts et les normes suscitent souvent des conflits. Le meilleur exemple des risques d'affrontement entre les droits de la personne et les droits collectifs est l'affaire des Versets sataniques, de Salman Rushdie, dont on a beaucoup parlé et qui n'est toujours pas réglée. Le recours à la force pour s'emparer des structures actuelles de gouvernement et pour prendre le contrôle social dès les premières étapes de ce processus, avant que certains des ajustements des valeurs de base soient faits, est une source d'irritation et de distorsion qui retardera probablement l'adaptation du sous-système islamique au nouvel ordre international.

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Commentaire est publié régulièrement par la Direction de l'analyse et de la production du SCRS. Si vous avez des questions sur la teneur du document, veuillez vous adresser au Comité de rédaction à l'adresse suivante:

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Date de modification : 2005-11-14

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