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Commentaire N° 57

Contrebande de matières nucléaires spéciales

Mai 1995
Non classifié

Précis : Depuis l'effondrement de l'ex-URSS, des rapports à l'effet que des tentatives répétées de contrebande des programmes civils et militaires nucléaires de ce pays ont circulé. L'augmentation de la contrebande occasionne nécessairement de l'inquiétude. Les auteurs en parlent dans l'introduction. Le danger est la possibilité que ces matériaux se retrouvent dans les mains d'États proliférateurs ou encore de groupes de terroristes. - Mai 1995. Auteur: Messieurs A. Robitaille et R. Purver.

Note du rédacteur : Depuis l'effondrement de l'ex-URSS, des rapports à l'effet que des tentatives répétées de contrebande des programmes civils et militaires nucléaires de ce pays ont circulé. L'augmentation de la contrebande occasionne nécessairement de l'inquiétude. Les auteurs en parlent dans l'introduction. Le danger est la possibilité que ces matériaux se retrouvent dans les mains d'États proliférateurs ou encore de groupes de terroristes.

Ce numéro de Commentaire a été écrit conjointement par messieurs A. Robitaille qui jusqu'à tout récemment était Directeur des renseignements techniques et scientifiques au ministère de la Défense et R. Purver autrefois Directeur de la recherche au Centre Canadien pour le contrôle des armes et le désarmement qui est maintenant un analyste stratégique au service du SCRS.

Avertissement : Le fait qu'un article soit publié dans Commentaire ne signifie pas que le SCRS a confirmé l'authenticité des informations qui y sont contenues ni qu'il appuie les opinions de l'auteur.


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Introduction

La contrebande de matières nucléaires spéciales (c'est-à-dire celles qui peuvent servir à un programme d'armement nucléaire) ne cesse de s'intensifier dans toute l'Europe orientale. Naturellement, les chiffres qui apparaissent ici représentent, en plus, uniquement les tentatives de contrebande interceptées par les autorités concernées. Des questions troublantes restent donc sans réponse. Combien d'autres activités de contrebande dont on n'entend pas parler réussissent? Dans quels pays ces matières sont-elles expédiées? Pourquoi des matières aussi inhabituelles se retrouvent-elles sur le marché? Le risque couru par les pays occidentaux est-il réel et sérieux ou peut-on le réduire à un simple irritant dans les relations internationales? Est-ce que la police a elle-même créé une demande artificielle par des efforts pour le prévenir? Est-il vraiment possible qu'un pays dévoyé comme l'Iran réussisse à construire une arme nucléaire clandestine? Ou, pire encore, une organisation terroriste comme le Hamas? Quelques unes de ces questions demeurent sans réponse un pour l'instant, mais en revanche, d'autres méritent notre attention immédiate et c'est de celles-ci qu'on traite dans le présent Commentaire.

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Importance des matières passées en contrebande

Depuis des années, des rapports dénoncent le trafic du mercure rouge (dont la composition serait Hg2Sb2O7). Au départ, le mercure était vendu pour ses qualités de médiateur dans la fabrication des armes nucléaires et passait même pour un ingrédient essentiel dans la fabrication d'armes à fusion pure. C'est ce qu'en dit, notamment, F. Barnaby, ancien directeur du Stockholm International Peace Research Institute, dans un article paru récemment dans la Revue internationale de défense (6/94). Ce que l'on sait de l'appellation « mercure rouge », c'est qu'il s'agit d'un nom de code soviétique pour désigner la production de (Li 6D), une composante légitime des armes thermonucléaires et non un ingrédient mystérieux ou magique susceptible de servir à d'autres fins. Ces dernières années, le mercure rouge a beaucoup perdu de sa popularité. Il est largement discrédité et son marché semble rétrécir.

Des quelque mille incidents de contrebande connus, à part quelques-uns seulement, tous portaient sur des isotopes ou des matières complètement inutiles à la fabrication d'armes nucléaires ce qui montre l'ignorance technologique tant du côté fournisseur que du côté client du «marché». Il y a eu quatre exceptions importantes cependant, où il y avait vraiment des matières nucléaires spéciales, qui se sont produites au cours des huit derniers mois de 1994. En mai 1994, six grammes de plutonium (Pu239) (99,57 % pur) ont été trouvés dans le garage d'un homme d'affaires, Adolf Jaekle, dans le village de Tengen au sud de l'Allemagne. Dans un autre cas, on a arrêté six personnes en juin 1994 dans le village bavarois de Landshut qui avaient 0,8 gramme d'(U235) de qualité militaire à vendre. Bien que ces isotopes aient certainement été de qualité militaire, les quantités en cause étaient heureusement minuscules. En août 1994, on a découvert, à l'aéroport de Munich, 350 grammes de (Pu239) pur à (87%), à bord d'un avion en provenance de Moscou, et trois messagers ont été arrêtés. On a aussi confisqué 200 grammes de lithium (Li6)par la même occasion. Ces deux matières servent à la construction des armes thermonucléaires et les quantités sont importantes. Dans le cas du plutonium, cela représente presque 10 % du matériau fissible nécessaire (en principe) pour une arme efficace. Enfin, en décembre 1994, les autorités tchèques ont effectué la plus grande saisie jusque là en confisquant à Prague 2,722 kilogrammes d'(U235) enrichi à (87,5 %). Elles ont arrêté trois hommes qui ont été par la suite identifiés comme des «travailleurs nucléaires». Comme dans le cas des saisies antérieures en Allemagne, on pense que les matériaux proviennent de l'ancienne Union soviétique bien que les autorités russes nient catégoriquement qu'il leur manque des matériaux de qualité militaire.

Les statistiques sur les répercussions générales de la contrebande de matières nucléaires varient selon les sources. Certaines tiennent compte des canulars confirmés ou des cas de produits qui ne sont pas considérés comme dangereux en général. Quoiqu'il en soit, toutes semblent s'entendre pour dire que le nombre des incidents augmente et qu'il s'agit là d'une tendance gênante, en particulier du point de vue qualitatif. Ainsi, en février 1995, le New York Times citait «un rapport de renseignement de l'Europe de l'Ouest» selon lequel le nombre d'incidents de contrebande de matières nucléaires, qu'il s'agisse de cas réels ou de tentatives, qui ont pour origine les anciens pays communistes et qui ont été signalés aux gouvernements de l'Ouest, ont plus que doublé en (1994) et sont passés de 56 à 124 alors qu'il n'y en avait que 53 (en 1992). De plus, parmi ces cas, 77 comportaient de l'uranium ou du plutonium plutôt que des «matériaux plus inoffensifs». Pour sa part, la police criminelle fédérale allemande (BKA) a récemment indiqué qu'elle avait enquêté sur pas moins de 267 cas de «trafic illicite de matières nucléaires ou radioactives» en (1994), sur 158 en (1992) et sur seulement 41 en (1991). Bref, la menace est devenue trop grave pour être ignorée ou minimisée.

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Sources et itinéraires de contrebande

Depuis l'éclatement de l'URSS, les États étrangers s'inquiètent de ce que les matières fissiles de ses programmes militaires nucléaires et civils ne se retrouvent sur le marché noir, à la disposition d'États ou même de groupes terroristes qui pourraient contribuer à la prolifération des armes nucléaires. Or, à mesure que la situation économique dans l'ex-Union soviétique empire, que le moral des troupes s'effondre à l'égal des salaires des travailleurs dans les industries et les installations importantes, tandis qu'on assiste à une remontée spectaculaire du crime organisé, ce risque devient plus préoccupant que jamais.

Les autorités russes continuent de nier que les matières saisies en Occident et susceptibles de servir à des fins militaires viennent de leur pays. Elles ont pourtant reconnu le vol de quantités appréciables d'uranium enrichi à l'intérieur de leurs frontières. Par exemple, d'après des rapports présentés à une réunion d'Interpol en mai 1994, les autorités russes auraient, au mois de mars de la même année, arrêté, à Saint-Petersbourg, deux personnes en possession de 2 kg de (U235) enrichi à (98 %), supposément originaire d'une «usine nucléaire» à l'Est de l'Oural. Le ministre russe de l'Intérieur, Viktor Yerin, a affirmé, lors d'une conférence sur le crime international à Naples en novembre 1994, qu'au cours des deux années précédentes, les autorités russes avaient recensé 80 infractions relatives au trafic illégal de substances radioactives dont 32 vols, mais qu'aucune des matières récupérées ne se prêtait à la fabrication d'armes et qu'aucun des vols n'avait été commis à partir d'un «complexe militaire». Selon d'autres sources, les chiffres seraient en vérité beaucoup plus élevés, mais tous s'entendent à peu près pour dire qu'effectivement, la plupart, sinon la totalité des vols, mettaient en cause des installations civiles plutôt que militaires. Enfin, selon un reportage présenté par la télévision britannique en février 1995, des sources russes auraient affirmé que leur service fédéral de contre-espionnage (FSK) avait saisi au total (en 1994), 212 kg de combustible d'uranium volés à des usines nucléaires et 8 kg d'uranium pouvant servir à la fabrication d'armes.

Un spécialiste a estimé à 950 le nombre de sites entreposant de l'uranium et du plutonium enrichis dans l'ex-Union soviétique. Au nombre de ces sites figurent des instituts de recherche, des laboratoires d'armements, des usines d'assemblage, des usines électriques, des sites de stockage des déchets nucléaires et des entrepôts de combustible naval. Bien souvent, les mesures de sécurité matérielles sont, paraît-il, dangereusement inadéquates et les mécanismes de reddition de comptes trop insuffisants, de sorte que les autorités ne connaissent même pas précisément la quantité et la nature des matières en leur possession. Par exemple, jusqu'à récemment, l'institut Kurchatov de l'énergie atomique, à Moscou, qui entrepose des centaines de kilogrammes de matières nucléaires, n'avait pas de dispositif de contrôle du stock, de système de surveillance des portes ou même de clôture acceptable. Selon un haut responsable américain, «rien n'empêchait les voleurs de reculer un camion à la porte et de le charger à volonté». En novembre 1993, un officier naval russe accusé d'avoir volé 4 kg d'(U235) enrichi à (20 %) a décrit, à son procès, à quel point il lui avait été facile de pénétrer dans une aire de stockage mal gardée de Severomosk (état-major de la flotte russe du nord), de forcer le cadenas qui verrouillait la porte et de repartir avec plusieurs contenants de barres de combustible nucléaire. Tous ces comptes rendus rendent vraiment peu crédibles les protestations des hauts responsables russes qui affirment avoir la situation en main.

Il est intéressant de noter que toutes sauf une des saisies de matières propres à la fabrication d'armes qui ont eu lieu en Europe occidentale ont été effectuées en Allemagne. C'est aussi là qu'on enregistre le nombre le plus élevé d'autres incidents criminels en comparaison des autres pays. Devant ces chiffres, on peut se demander pourquoi les contrebandiers choisissent de passer par l'Allemagne alors que c'est le pays doté de la meilleure police criminelle. Ce pourrait être, entre autres, qu'ils y trouvent les importantes sommes qu'ils exigent. En fait, cette question a suscité quelques remous durant les élections fédérales allemandes de l'automne 1994. L'Opposition a accusé le gouvernement d'avoir exagéré le problème et d'avoir en réalité forgé les incidents de toute pièce pour rehausser son image et lui permettre de faire adopter des règlements plus stricts en matière de sécurité.

Des saisies de matières nucléaires illicites ont aussi été signalées dans plusieurs autres pays, comme la Suisse, la Pologne, la Turquie, la Roumanie, la République tchèque, la Hongrie, la Bulgarie, l'Autriche, l'Italie, la Belgique, la Suède, l'Inde et l'ex-Union soviétique. Les États baltes, dont les contrôles frontaliers sont très laxistes, semblent être privilégiés par les contrebandiers. De nombreux observateurs ont fait remarquer que les frontières du sud de l'ex-URSS sont encore plus poreuses et, dans certains cas, carrément adjacentes aux États possiblement acheteurs. Selon eux, les activités de contrebande en Asie centrale seraient donc beaucoup plus intenses qu'on ne le dit.

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Acheteurs potentiels

Jusqu'à présent, on a toujours pensé que la construction clandestine d'armes nucléaires dépassait les capacités des simples particuliers, des organisations terroristes ou même des petits États. Depuis la Deuxième Guerre mondiale, cette idée s'est trouvée en grande partie renforcée par l'effort énorme que les États-Unis ont dû produire pour fabriquer un dispositif nucléaire non livrable (Gadget) et deux armes nucléaires (Little Boy et Fat Man), un effort qui a exigé la participation de dizaines de milliers de travailleurs dévoués, un investissement de plusieurs milliards de dollars et la construction de deux très gros centres de recherche (Oak Ridge et Los Alamos) et de quelques autres plus petits, tout cela sur une période de quatre ans.

Si nous devons tirer des leçons de la récente expérience sud-africaine, toutefois, c'est que cette idée n'a maintenant plus de fondement, si elle en a jamais eu. Le programme de l'Afrique du Sud, s'il était d'ampleur modeste, n'en reposait pas moins sur une ténacité, une patience et des compétences techniques appréciables. Au début, il n'employait qu'une centaine de personnes, dont 40 travaillaient directement au projet et 20 seulement à la construction des armes. Même à la fin (en 1989), l'effectif n'atteignait pas 300 personnes. Le programme avait été conçu pour que sa capacité de production ne dépasse pas deux armes par année pour ne pas mettre la puce à l'oreille des autres États. Soucieuse de préserver le secret, l'Afrique du Sud avait choisi de concevoir un programme aussi autonome que possible et qui ne dépendait guère des importations. Dans l'ensemble, l'équipement qui devait être importé n'allait pas à l'encontre des mesures internationales de contrôle des exportations nucléaires, mais violait bien souvent les sanctions imposées par la communauté internationale en réaction à la politique d'apartheid. Ce dont l'Afrique du Sud avait besoin était d'obtenir de l'étranger l'«infrastructure intellectuelle» fondamentale. Elle a donc envoyé un grand nombre de ses scientifiques de haut calibre dans d'autres pays (aux États-Unis et en Europe) où ils ont suivi des études dans les disciplines scientifiques pertinentes. (L'Irak a procédé de la même façon, de même que, malheureusement, d'autres pays qui essaient de fabriquer des armes de destruction massive.)

Les acheteurs de matières nucléaires en contrebande peuvent être soit des États qui cherchent des raccourcis pour se bâtir une capacité nucléaire (ou augmenter leurs stocks existants), soit des groupes terroristes. Étant donné les difficultés techniques rencontrées en général par les États qui ont fait l'acquisition d'armes nucléaires, même s'ils disposaient de budgets et de ressources relativement décents, et compte tenu des prix extrêmement élevés des matières nucléaires sur le marché noir, nombreux sont les observateurs qui accueillent avec un certain scepticisme l'idée que des groupes terroristes puissent acquérir une capacité explosive nucléaire. Par contre, il n'est pas impossible que ces groupes obtiennent des matières radioactives en quantités beaucoup plus réduites, mais suffisantes pour contaminer une source d'approvisionnement en eau et rendre inutilisable une certaine région ou installation. Bien que certains types de contamination plus difficile à réaliser qu'on n'a tendance à le penser, les analystes conviennent que la véritable «allergie» populaire aux matières nucléaires, sous quelque forme que ce soit, fait que la simple menace d'utilisation de matières radioactives peut devenir un instrument terroriste puissant.

Néanmoins, selon les experts, les États-nations qui ont des programmes d'armements demeurent les cibles privilégiées de la contrebande de matières nucléaires. L'approvisionnement en matières fissiles en quantité suffisante est généralement perçu comme le principal obstacle qu'un État doive franchir pour acquérir des armes nucléaires. En outre, l'acquisition de matières en contrebande peut aussi permettre à un État de sauter l'étape de construction des installations de production, de retraitement ou d'enrichissement du plutonium, et donc de mieux cacher son programme et renforcer l'effet de surprise stratégique. Enfin, l'acquisition et le transport de matières hautement radioactives par des contrebandiers non formés ou mal équipés présente un sérieux risque pour la santé publique, comme celui que la récente controverse qui a entouré la saisie effectuée à l'aéroport de Munich a mis au jour.

Des sources en Russie et en Occident maintiennent que, malgré l'apparente abondance de «vendeurs» sur le marché noir du nucléaire, il y a relativement peu d'acheteurs pour le moment (autres que les journalistes à la recherche d'un sujet à sensation ou des agents secrets qui essaient de mesurer l'ampleur du problème et d'y mettre un frein). On a reproché aux autorités allemandes, dans le zèle qu'elles ont mis à découvrir les contrebandiers, d'avoir créé artificiellement un marché là où il n'y en avait pas. Les procureurs allemands ont nié les reportages parus dans les journaux selon lesquels les Espagnols arrêtés à Munich étaient soupçonnés d'avoir des liens avec le groupe séparatiste basque ETA. D'autres rapports ont persisté et signalé, entre autres, les démarches de Saddam Hussein pour tenter d'acheter des matières propres à la fabrication d'armes sur le marché noir européen et une supposée expédition de plutonium de contrebande au Pakistan. Les autorités allemandes auraient aussi désigné parmi les acheteurs éventuels l'Iran, la Libye et la Corée du Nord. Toutefois, le compte rendu des services de renseignements d'Europe occidentale et les récents Commentaires publics adressés par de hauts responsables américains laissent penser qu'on ne dispose pas actuellement de preuves suffisantes pour affirmer que des États étrangers participent à ce commerce.

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Efforts internationaux en vue de réduire la contrebande nucléaire

Les saisies effectuées en Allemagne en (1994) ont entraîné une intensification de l'activité diplomatique dans l'espoir que les États arrivent à prendre en main le problème de la contrebande dans le domaine nucléaire. Au début, ces saisies ont aussi suscité une certaine acrimonie entre les États occidentaux et la Russie. Moscou accusait ses partenaires de l'Ouest de trouver là une excuse pour placer les programmes et les installations nucléaires russes sous le contrôle d'un organisme supranational ou, tout au moins, pour se positionner plus avantageusement sur le marché international du nucléaire. Néanmoins, le 22 août 1994, l'Allemagne et la Russie ont signé un protocole d'entente afin d'améliorer la coopération bilatérale entre elles et de prévenir la contrebande de matières nucléaires. Parmi les mesures envisagées, on a donc installé une «ligne d'urgence» entre les autorités pertinentes de part et d'autre, on a décidé d'échanger de l'information sur les affaires de contrebande nucléaire, on a examiné la possibilité d'une participation conjointe à l'analyse des matières saisies et on s'est engagé à faire la promotion d'une éventuelle entente internationale pour la prompte notification des affaires de contrebande dans ce domaine. Cette question a fait, par la suite, l'objet de négociations bilatérales entre divers États occidentaux et d'anciennes républiques de l'Union soviétique, ainsi qu'à l'occasion de différentes rencontres de haut niveau, dont les réunions des ministres de l'Intérieur et des Affaires étrangères de l'Union européenne (UE), de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), d'Interpol et de la nouvelle agence policière européenne, Europol.

Le président Eltsine a voulu souligner le sérieux des efforts déployés par son gouvernement pour régler le problème en annonçant, à la fin août 1994, l'établissement d'une commission interinstitutions dirigée par Sergei Stepashin, directeur du Service de contre-espionnage. En outre, le 15 septembre 1994, Eltsine a émis un décret afin d'améliorer le «système d'enregistrement, de conservation et de surveillance des matières nucléaires». Entre autres, il a demandé un rapide examen des mécanismes de reddition de comptes et de sécurité. Il a nommé Gosatomnadzor (GAN), la Commission de contrôle nucléaire, responsable suprême dans ce domaine. Cette commission relève directement du président. Il a aussi demandé qu'on accorde la priorité au financement de ces activités dans le budget de 1995. Malgré tout, il semble que la bureaucratie russe reste divisée au sujet de l'ampleur du problème et de l'importance qu'il faut reconnaître aux préoccupations des Occidentaux. On a dit de l'intervenant le plus puissant dans ce domaine, le ministère de l'Énergie atomique (Minatom), qu'«il ne manifestait aucun désir de coopérer». En fait, le problème tient en partie à la quantité innombrable d'organismes russes qui exercent un contrôle sur les matières fissiles (contrairement à ce qui se fait en Occident), dont Minatom, le ministère de la Défense et même le ministère de la Construction navale (pour le combustible de réacteurs navals). On soupçonne aussi une corruption à grande échelle dans les rangs de l'administration publique russe et une participation active, même aux plus hauts niveaux, à la contrebande.

Lors de leur conférence générale tenue en septembre 1994, les membres de l'AIEA ont exprimé une «préoccupation profonde» à l'égard de ce problème et demandé au directeur général de l'Agence, Hans Blix, de renforcer le rôle de l'AIEA dans cette région. L'Agence a organisé une réunion où elle a accueilli 96 experts de 46 États et de trois organisations internationales, en novembre 1994. Ceux-ci ont approuvé l'idée d'une intervention plus soutenue de l'AIEA à différents niveaux, par exemple, pour aider les États à renforcer leurs systèmes nationaux de reddition de comptes et de surveillance, et à assurer une meilleure protection matérielle des matières, de même que pour créer une base de données fiable sur les incidents survenus dans ce domaine afin de guider les décideurs et de mieux informer le public. En revanche, il reste à trouver des fonds pour financer ce projet.

Les États-Unis, qui voient dans ce problème une grave menace contre leur propre sécurité (en plus de la sécurité internationale), ont été parmi les premiers à attirer l'attention du monde sur ce problème. Pourtant, jusqu'à récemment, en raison des désaccords entre le gouvernement américain et l'ex-URSS, le programme assez vaste de Nunn-Lugar qui visait la «dénucléarisation» des États de l'ex-Union soviétique n'a pas permis de renforcer efficacement la protection des matières fissiles, leur contrôle ou les mécanismes pertinents de reddition de comptes en Russie. Un programme entre laboratoires, administré par le département américain de l'Énergie en (1994), a remporté plus de succès et a permis à l'Institut Kurchatov de Moscou d'améliorer ses méthodes dans les mois qui ont suivi. Le 20 janvier 1995, Minatom a accepté de collaborer pour la première fois avec les États-Unis à la protection matérielle et à la consignation des matières nucléaires. Elle a commencé par six installations. Toutefois, devant la gravité du problème, les critiques se plaignent que cet effort «est trop limité» et qu'il «arrive trop tard».

Parmi les autres efforts déployés par les États-Unis ou leurs alliés pour prévenir au moins partiellement la contrebande figurent la création d'un Centres internationaux des sciences et de la technologie (ISTC) à Moscou et Kiev afin de donner un soutien aux anciens scientifiques spécialisés dans la fabrication d'armes, et le «Projet Saphir» qui devait consister à assurer le transfert, en novembre 1994, du Kazakhstan aux États-Unis de 600 kg d'uranium enrichi et mal gardé. Un critique a cependant signalé, à propos de cette initiative, que la quantité déplacée ne représentait pas plus de (0,05 %) de la quantité totale de matière propre à la fabrication d'armes aux mains de l'ex-Union soviétique!

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Élimination à long terme des matières fissiles

À la suite des diverses ententes de réduction des armements mises en oeuvre actuellement dans l'ex-Union soviétique, il y a environ 500 tonnes métriques d'(U235) et 300 tonnes de (Pu239) en provenance d'armes démantelées et d'autres sources dont on doit se défaire. Ces matières présentent un risque de prolifération évalué à quelque 60 000 armes nucléaires.

Dans l'examen des options qui s'offrent en réponse à ce problème, il convient de clairement expliquer ce qui distingue techniquement l'uranium du plutonium. Le premier est l'élément que l'on retrouve le plus couramment dans la croûte terrestre. Il alimente les quelque 450 usines de production nucléaire actuellement actives dans le monde. Il existe déjà un marché international bien établi et légitime pour cette matière. En principe, il est possible de mélanger l'isotope fissible (U235) avec de l'uranium naturel ou appauvri (U238) pour l'enrichir et s'en servir comme combustible dans les usines nucléaires. Une fois diluée de cette façon, la matière ne présente pas davantage de risque de prolifération que l'uranium naturel, car l'enrichissement isotopique est un processus extraordinairement difficile.

En revanche, le plutonium n'existe pas comme tel à l'état naturel et l'on ne peut simplement diluer le (Pu239) avec d'autres isotopes pour lui faire perdre son attrait sur le plan militaire. Le mélanger avec d'autres éléments n'est pas non plus une solution car la séparation du plutonium d'origine exige une réaction chimique, et non pas physique, qu'il est beaucoup plus facile, du moins en principe, de provoquer. Enfin, et ce n'est pas la moindre des raisons, le terme «plutonium» lui-même est devenu si chargé de sens que rares sont les États occidentaux prêts à même discuter d'une éventuelle participation à son élimination, ne serait-ce que pour des raisons purement politiques. Pourtant, la matière est là, elle menace le monde entier et il faut s'en occuper.

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L'uranium

Le 28 août 1992, la Russie et les États-Unis se sont entendus pour permettre le transfert des stocks russes de 500 tonnes métriques d'uranium propre à la fabrication d'armes vers les États-Unis en vue de sa dilution pour le convertir en combustible de réacteur au cours des 20 prochaines années. Durant les deux ans qui ont suivi, les deux pays ont franchi des étapes importantes dans la résolution des problèmes associés à ce transfert et surtout sur le plan de la «transparence», c'est-à-dire qu'ils ont adopté des méthodes et des procédures afin de garantir qu'aucun des deux États n'allait subrepticement retirer une partie de la matière pour la destiner à nouveau à l'armement. (On peut d'ailleurs se demander pourquoi ces États agiraient de la sorte puisque l'un comme l'autre sont aux prises avec le même problème d'élimination et ont une nette surabondance d'armes nucléaires.) Quoi qu'il en soit, les présidents Clinton et Eltsine ont signé le contrat final de mise en oeuvre le 1er janvier 1994, à Moscou. Ce contrat, conclu entre la United States Enrichment Corporation et Techsnabexport, est d'une valeur de 12 milliards de dollars US. Dès la fin de 1994, la Russie devait envoyer régulièrement ses expéditions aux États-Unis, même si celles-ci avaient débuté un peu avant pour permettre aux parties de mettre au point et de vérifier les procédures de manutention. On peut donc supposer raisonnablement que, sauf en cas de vol, le stock russe d'(U235) finira par être éliminé de manière ordonnée, selon des méthodes de contrôle et des dispositifs de reddition de comptes satisfaisants, et qu'il n'y a rien d'autre à faire en attendant.

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Le plutonium

Il reste le problème beaucoup plus frustrant du plutonium. Qu'allons-nous faire de 300 tonnes de cette matière hautement radioactive et extrêmement toxique, qui ne présente aucune valeur commerciale (légitime) et qui ne peut guère servir à d'autre chose qu'à la production de 50 000 armes nucléaires? Il y a maintenant trois ans que cette question se pose et, jusqu'ici, il semble qu'on n'ait pas fait grand chose pour y répondre. Comme on l'a vu, un marché clandestin est en train d'émerger pour combler le vide laissé par l'inaction et l'inaptitude gouvernementale. La communauté internationale commence à perdre patience. Presque tous les chefs politiques ont dernièrement insisté sur la nécessité de trouver rapidement une solution à ce problème pour éviter les conséquences possiblement désastreuses qu'il menace d'entraîner, mais cela s'est borné à une simple gesticulation politique. En partie en raison de la récente controverse soulevée par la saisie de matière illicite en Allemagne, les politiciens, à la plus grande consternation des autorités allemandes de contrôle des armements qui s'étaient vigoureusement prononcées en faveur de cette option, ont littéralement démoli politiquement le projet de Siemens, en Allemagne, en vue de construire en Russie une usine de combustible MOX (afin de brûler du combustible de réacteur nucléaire à base de [Pu]).

Sur un plan beaucoup plus rationnel, le gouvernement des États-Unis a confié à la National Academy of Sciences (NAS) d'examiner les options stratégiques en ce qui concerne la question de l'élimination du plutonium. La NAS a présenté son rapport final le 24 janvier 1994 et a fait beaucoup pour replacer la question dans son contexte. Alors que l'opinion publique se concentre surtout sur l'éventuel destin de la matière, la NAS a plutôt choisi de s'intéresser principalement aux questions à court terme auxquelles on doit s'efforcer de trouver rapidement une solution si l'on veut éviter une concrétisation de la menace. La NAS a remarqué que la technologie de l'arme nucléaire est maintenant si répandue que l'accès à l'information ne représente plus un obstacle à la prolifération de ce genre d'armement. En revanche, ce qui demeure un obstacle technique de taille est l'accès à la matière fissile elle-même (une conclusion renforcée par l'expérience sud-africaine dont on a discuté précédemment). Dans ses recommandations, la NAS suggérait :

(1) la mise en oeuvre d'un régime réciproque de réductions nettes surveillées des stocks de matière explosive nucléaire;

(2) la négociation d'un accord sur les méthodes et les sites d'entreposage provisoires de la matière explosive nucléaire en provenance des armes nucléaires démantelées;

(3) le remplacement, dès que possible, des moyens d'entreposage provisoires par des mesures visant à réduire au maximum l'accessibilité du plutonium en vue d'une éventuelle réutilisation dans la fabrication d'armes et l'imposition d'obstacles radiologiques, chimiques et logistiques importants.

Pour ce qui est de l'élimination du plutonium, la NAS a envisagé deux options prédominantes qu'on pourrait mettre en oeuvre rapidement pour réduire le plus possible les dangers qu'il présente actuellement pour la sécurité (elle en a écarté de nombreuses autres qui exigeraient une préparation technologique trop importante et entraîneraient des délais inacceptables). Les deux options qui sont apparues comme les plus faisables à court terme, sur le plan pratique et celui du commerce, de la fiabilité et de la sécurité, étaient donc les suivantes :

(1) Utiliser un mélange à partir d'uranium et de plutonium dans les réacteurs nucléaires partout dans le monde. (Pour toutes sortes de raisons technologiques, le CANDU est le réacteur qui, de par sa conception, convient le mieux à la combustion du plutonium, comme l'ont déjà prouvé les expériences réalisées dans les Laboratoires nucléaires de Chalk River d'EACL);

(2) le mélange et la vitrification du plutonium au moyen de déchets fortement radioactifs déjà traités.

Les défenseurs de la première option font valoir, d'une part, que cette solution permettrait de récupérer une partie de l'importante quantité d'énergie déjà consommée pour la production de la matière à l'origine, et, d'autre part, que l'on n'a pas encore prouvé de manière satisfaisante la possibilité d'entreposer à long terme des déchets nucléaires vitrifiés. Les tenants de la vitrification indiquent que cela limiterait autant l'accès à la matière qu'au plutonium déjà présent dans le combustible de réacteur épuisé et s'insurgent contre toute utilisation commerciale du plutonium qui, selon eux, aurait pour effet à plus ou moins long terme de légitimer le recyclage du plutonium et de mener à une «économie du plutonium» durable. Néanmoins, les deux options demeurent possibles et se prêteraient à une mise en oeuvre très rapide s'il y avait volonté politique de le faire.

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Conclusions

Il existe actuellement une quantité dangereuse de matière fissile plus ou moins accessible pour la construction d'armes nucléaires. Il y a peu de chance que les conditions économiques et sociales sous-jacentes qui font de l'ex-Union soviétique un endroit particulièrement menaçant à cet égard s'améliorent à court ou même à moyen terme. On dit que des éléments importants de l'infrastructure nucléaire russe résistent à l'imposition de contrôles plus stricts que ceux qui existent déjà et que l'on considère généralement comme étant gravement inadéquats. A mesure que le nombre d'armes démantelées augmente aux termes des ententes déjà négociées de contrôle des armements (et des programmes de réductions unilatéraux), des centaines de tonnes supplémentaires de matière fissile vont devenir disponibles et pourront être transportées (étape pendant laquelle elles sont le plus susceptibles d'être interceptées).

Le seul obstacle technologique réel à la construction clandestine d'armes nucléaires est justement l'accès à cette matière fissile qui suscite de plus en plus d'intérêt sur le marché noir. Il est clair que, si la communauté internationale persiste dans l'inaction, la demande fera qu'éventuellement des acheteurs non encore identifiés pourront se procurer suffisamment de la matière en question pour fabriquer des armes nucléaires. En attendant, les menaces terroristes de contamination au moyen de substances radioactives gagnent en crédibilité à mesure que se multiplient les incidents relatifs à la contrebande. Il sera difficile d'éliminer la menace, surtout sur le plan politique, mais il faut agir sans tarder si l'on veut réduire le plus possible la menace à court terme. Enfin, le Canada est particulièrement bien placé, au moins technologiquement, pour contribuer de manière appréciable et durable à la paix mondiale dans ce domaine s'il

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Date de modification : 2005-11-14

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