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Commentaire N° 64

Vers la phase finale du conflit bosniaque

M. Mihailo Crnobrnja

Décembre 1995
Non classifié

Précis : Malgré que l'accord de Dayton pourrait sembler marquer un jalon sur le chemin de la paix et malgré que la première réaction des factions bosniaques ait été un compromis classique le trajet risque d'être long. Est-ce que Dayton est un simple arrêt sur la route vers une «Grande Serbie» ou une «Grande Croatie» avec un destin imprévisible pour les musulmans? Ou bien conduira-t'il à la société dont la Bosnie a déjà connu? Ces questions et des «réalités sur le terrain» sous-jacentes seront examinées dans ce numéro de Commentaire. - Décembre 1995. Auteur : M. Mihailo Crnobrnja.

Note du rédacteur : Malgré que l'accord de Dayton pourrait sembler marquer un jalon sur le chemin de la paix et malgré que la première réaction des factions bosniaques ait été un compromis classique le trajet risque d'être long. Est-ce que Dayton est un simple arrêt sur la route vers une «Grande Serbie» ou une «Grande Croatie» avec un destin imprévisible pour les musulmans? Ou bien conduira-t'il à la société dont la Bosnie a déjà connu? Ces questions et des «réalités sur le terrain» sous-jacentes seront examinées dans ce numéro de Commentaire par M. Mihailo Crnobrnja.

Ex-ambassadeur Yougoslav à l'Union Européenne, M. Crnobrnja enseigne à l'université McGill. Il est l'auteur de The Yugoslav Drama, publié en 1994 sur la presse de l'université McGill-Queen. Il a contribuer pour la première fois à notre journal en mars 1993 et le titre était Le tortueux chemin de la paix dans les Balkans.

Avertissement : Le fait qu'un article soit publié dans Commentaire ne signifie pas que le SCRS a confirmé l'authenticité des informations qui y sont contenues ni qu'il appuie les opinions de l'auteur.


Pour la seconde fois en un siècle, le territoire accidenté, surtout montagneux, connu sous le nom de Bosnie¹ est une source de turbulence sur la scène politique mondiale. Même si les conséquences des événements qui s'y sont déroulés n'ont pas été aussi tragiques que lors de la Première Guerre mondiale, les ondes de choc venant de ce pays au cours des dernières années se sont répercutées fort loin.

Depuis 1991, la Bosnie a contrarié les ambitions territoriales de la Serbie (ou ce qui reste de la «Yougoslavie») et de la Croatie, deux États voisins qui revendiquent ouvertement leur groupe ethnique respectif en Bosnie et, un peu moins manifestement, le territoire et l'allégeance de la population musulmane bosniaque. La crise bosniaque a durement mis à l'épreuve l'objectif de la politique étrangère commune que poursuit l'Union européenne; elle a accru les tensions entre le président américain et le Congrès, et entraîné une modification de leurs pouvoirs en matière de politique étrangère; elle a amené l'Union européenne et les États-Unis à critiquer leurs démarches respectives face à ce problème; elle a incité l'OTAN à s'engager dans de réelles actions militaires pour la première fois de son existence; elle a contribué au refroidissement des relations entre les États-Unis et la Russie, en raison notamment du bombardements par l'OTAN de positions bosno-serbes.

Pas mal, pour un pays qui a en gros la superficie de la Nouvelle-Écosse et dont la population avant la guerre était de 4,3 millions d'habitants! A l'intérieur de ses frontières, la Bosnie a subi plus de mille jours de guerre; près de 100 000 personnes ont été tuées² et environ 200 000 blessées, dont un grand nombre resteront handicapées toute leur vie; et plus de deux millions et demi de Bosniaques ont été déplacés.

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L'accord de Dayton

Pour la première fois depuis longtemps, nous sommes face à une possibilité de paix réelle, qui est cependant loin d'être certaine. L'accord auquel les parties en guerre sont arrivées n'est pas le résultat de leurs efforts. Nul n'a l'impression qu'un équilibre stratégique a été atteint et qu'il serait inutile de poursuivre la lutte. S'il y a eu accord, c'est que les Américains ont lentement mais fermement transformé la médiation du conflit en l'imposition d'une solution.

Cet accord est manifestement un compromis qui a été obtenu grâce à l'exercice de fortes pressions. Mélange éclectique de principes internationaux et moraux, il défend l'intégrité de l'État bosniaque et les droits de ses citoyens, tout en acceptant et en appuyant les concepts de l'identité ethnique, de la partition ethnique et, par extension, de l'atroce «purification ethnique», devenue un legs de cette guerre.

L'accord décrète qu'il y aura deux entités appelées Bosnie-Herzégovine : la république actuelle connue sous ce nom continuera d'exister et d'être mondialement reconnue à l'intérieur de ses frontières actuelles, mais elle comprendra la Fédération de Bosnie-Herzégovine, créée par l'accord de Washington de 1994 (qui réunit les Croates et tout le territoire actuellement détenu par le gouvernement bosniaque) et la Republika Srpska.

Cette situation suscite déjà de l'incertitude et de la confusion. Le gouvernement central se verra confier certaines responsabilités, par exemple la surveillance des relations avec l'étranger et l'administration de la politique monétaire. Reste à savoir si cela suffira pour maintenir l'État à la longue. De même, la signification de la déclaration suivante n'est pas évidente (quoique non tout à fait inconnue) : «Les États-Unis contribueront à établir l'équilibre militaire dans la région en armant le camp bosniaque.» Quel camp bosniaque? La partie dominée par les Musulmans, la fédération bosno-croate ou (ce qui est fort improbable) l'ensemble de la Bosnie? Ou de cette autre déclaration : «La communauté internationale consacrera environ six milliards de dollars américains à la reconstruction économique de la Bosnie.» Encore une fois, de quelle Bosnie s'agit-il?

Après bien des pressions directes, les parties ont accepté une division de 51 et 49 (en faveur de la fédération croato-musulmane), qui sanctionne en fait la création d'un État en fonction des ethnies et, inévitablement, la «purification ethnique». Selon cette partition, une large parcelle de sol serbe (où se trouve Banja Luka) pénètre dans l'ouest de la Bosnie, et une parcelle de sol musulman (Gorazde), similaire mais plus petite, s'enfonce profondément dans le territoire sous contrôle serbe. La question de Sarajevo a été «réglée» d'une façon qui soulève déjà de nombreux problèmes et qui continuera de le faire pendant l'application du plan de paix.

Les trois camps se disent tous satisfaits de l'accord, et chacun revendique la «victoire» pour un motif différent : pour les Croates, l'accord fait de la Croatie un territoire unique et les options futures des Bosno-Croates sont incontestées et restent donc manifestement ouvertes; pour les Musulmans, il marque la fin du projet de la «Grande Serbie» — du moins selon l'interprétation qu'en fait le gouvernement bosniaque dirigé par les Musulmans; pour les Serbes, il reconnaît l'existence d'une Republika Srpska souveraine, tout en préservant l'espoir que les territoires sous contrôle serbe pourront, avec le temps et de la patience, être rattachés à la Serbie pour réaliser l'objectif de la «Grande Serbie», bien qu'en plus petit que ce qui était souhaité à l'origine.

En conséquence, quoique les réactions publiques immédiates des trois camps puissent être considérées comme l'aboutissement heureux d'un compromis classique et que l'accord puisse être annoncé comme un jalon important sur le trajet qui mène à une paix durable, il semble probable, à y regarder de plus près, que ce trajet couvrira de nombreux milles et durera plusieurs années. L'avenir est encore trop incertain pour que les habitants de la Bosnie se prononcent de façon définitive sur ce à quoi le pays ressemblera dans cinq ans.

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Quel chemin mène à la paix en Bosnie?

Maintenant que nous y sommes engagés, comment nous assurer que nous avons pris le bon chemin? La paix découlera-t-elle du principe énoncé par Henry Kissinger selon lequel la Bosnie ne peut pas fonctionner comme un État moderne, car elle n'a jamais été une nation ou un groupe ethnique et n'a jamais eu d'identité culturelle précise? Si tel est le cas, l'accord actuel ne serait qu'un relais commode et temporaire sur le trajet qui mène à une scission définitive et à la création d'une «Grande Serbie» et d'une «Grande Croatie», le sort de la partie sous contrôle musulman étant indéterminé. Il ne serait alors guère possible d'éviter un nouvel affrontement.

Ou la paix viendra-t-elle du rétablissement d'une certaine intégrité et d'une certaine substance en Bosnie, de la reprise de la coexistence multiethnique qui y a déjà existé et de la mise en place graduelle d'une société civile, libérale et démocratique qui remplacera l'exclusivité ethnonationaliste? Suivant ce scénario, l'accord actuel peut également être considéré comme un simple relais sur le chemin qui mène à un objectif éloigné, mais réalisable.

Quelle option risque le moins de créer des précédents négatifs et la possibilité d'affrontements ethniques ailleurs dans le monde, les forces centrifuges de la passion et de l'ethno-extrémisme ou les forces centripètes de la raison et du compromis?

Pour bien saisir ces options, il faut comprendre ce qu'est la Bosnie et ce qu'elle n'est pas, et donc, les raisons de la guerre et les chances de la paix.

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Le caractère multiethnique de la Bosnie

A diverses époques au cours des 900 dernières années, le territoire de la Bosnie a été État féodal médiéval et partie du royaume féodal de la Croatie; une partie a appartenu au royaume féodal de la Serbie, a été territoire constituant de l'Empire ottoman, puis protectorat — et plus tard composante annexée — de l'Empire austro-hongrois, ainsi que partie du royaume des Serbes, Croates et Slovènes (rebaptisé plus tard Yougoslavie) et république membre de la République socialiste fédérative de Yougoslavie.

Pendant tout ce temps, la Bosnie avait une population multiethnique. Le caractère pluraliste de ses peuples a en fait augmenté au cours des années, avec l'arrivée de nouveaux contingents de Serbes, de Croates et de juifs qui s'y sont installés. A compter du 15e siècle, un très grand nombre de Bosniaques (mais non la majorité) ont été Musulmans. Compte tenu de sa nature multiethnique et de la perception de cette multiethnicité comme une caractéristique permanente, qui s'est consolidée avec les siècles, la Bosnie a souvent été appelée, au cours des 40 dernières années, la «petite Yougoslavie».

Pendant plus de 400 ans, les Turcs ont dominé ce territoire, se fiant beaucoup pour la gouvernance aux musulmans d'origine slave de la région. De 1919 à 1940, les Serbes ont dominé le Royaume de Yougoslavie, et donc, la Bosnie. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, l'Allemagne nazie a cédé la plus grande partie de la Bosnie à l'État indépendant de Croatie, pro-nazi.

A chaque étape de son histoire, la Bosnie a vu la puissance extérieure dominante favoriser un de ses groupes ethniques; les autres groupes devaient alors se plier aux exigences du «groupe maître» ou être persécutés. Les situations de ce genre ont exacerbé les différences communautaires et favorisé les conflits ethniques; de temps à autre - plus particulièrement tout de suite avant la Première Guerre mondiale et pendant la Deuxième - elles ont abouti à des affrontements et à des massacres. Ces époques ont toutefois été l'exception plutôt que la règle. Dans l'ensemble, les trois communautés ethniques ont adopté un comportement axé sur la tolérance et la coexistence ethniques et religieuses et se sont mélangées de façon à créer une culture et un mode de vie typiquement bosniaques, à défaut d'une nation homogène.

Les trois ethnies étaient réparties dans l'ensemble de la Bosnie de telle manière que, dans plus de 30 des 102 opstinas, aucun groupe ne représentait à lui seul la majorité absolue de la population. Dans les centres où vivaient des populations très mélangées, tels que Sarajevo, Tuzla, Mostar ou Travnik, les différentes communautés ethniques coexistaient pacifiquement, les mariages mixtes étaient aussi courants que les mariages mono-ethniques, et les mosquées et les églises catholiques orthodoxes et romaines se dressaient les unes à côté des autres sur une même rue. Les Bosniaques de tous les groupes parlaient, et parlent toujours, une langue commune.

Ces quelques exemples témoignent de façon frappante de l'acceptation facile de la co-existence par le Bosniaque moyen. Cette tolérance et ce mélange des cultures auraient fort probablement pu survivre à la transformation de la Bosnie en un État démocratique, sans le nationalisme agressif qui s'est déversé sur le nouvel État, en provenance d'abord de la Serbie, puis peu après, et avec autant de force, de la Croatie.

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Les raisons de la guerre

La Bosnie est ainsi devenue la cible des aspirations chauvinistes d'étrangers qui étaient résolus à créer une «Grande Serbie» ou une «Grande Croatie». Même si le nouvel État a pu aussi être attaqué de l'extérieur dès le début, le fond du problème est le fait que les communautés ethniques de la Bosnie ont été visées par des campagnes nationalistes délibérées qui avaient pour but de supprimer leur identité bosniaque collective et de glorifier leurs différences. Cet objectif a été atteint par le biais de campagnes organisées qui soulignaient les différences et entretenaient une mentalité du «eux» contre «nous», favorable à la haine plutôt qu'au respect et à la tolérance.

La guerre en Bosnie ne devrait donc pas être considérée comme le produit inévitable de siècles de haine ethnique, comme on le dit souvent (à tort) en Occident. Elle est plutôt le résultat d'ambitions politiques qui se sont concrétisées dans le vide créé par un contexte de peur, non démocratique et postcommuniste, et d'une mauvaise gestion de la crise par les intervenants nationaux et internationaux.

Si la guerre en Bosnie était vraiment la conséquence d'«animosités ethniques millénaires», comme le veut l'assertion populaire, elle aurait commencé en Bosnie avant d'éclater en Slovénie et en Croatie. Or, il a fallu beaucoup de temps et d'efforts aux fanatiques nationalistes pour exploiter les différences ethniques de la Bosnie.

Après tout, il n'était pas de persuader la majorité des gens ordinaires que l'islam était engagé dans une démarche intégriste et agressive, que tous les Serbes étaient des Tchetniks assassins, que tous les Croates étaient la réincarnation des redoutables Oustachi. Dans une grande partie de la Bosnie, il fallait «convaincre» les gens que leurs amis, leurs voisins et même leurs conjoints en qui ils avaient confiance étaient en fait des ennemis diaboliques. La propagande a été si intense, si implacable et si impitoyable que beaucoup ont fini par croire qu'elle était vraie. Le réconfort qu'ils ont trouvé dans une identité nationale collective les a aidés à faire taire leur conscience, leur permettant d'haïr l'autre camp et de participer à une guerre atroce.

Tragiquement, ces campagnes de propagande ont été extrêmement efficaces et ont donné lieu à une polarisation tendue et apparemment irréversible. Au moins jusqu'à l'accord de Dayton, les dirigeants politiques et militaires ont continué d'essayer de faire croire aux gens qu'il n'y avait aucune possibilité d'entente à cause de «l'autre camp». Face à l'impossibilité de mettre fin au conflit, la conclusion inévitable était qu'il fallait faire la guerre, que les territoires devaient être débarrassés de l'ennemi haï et, ce qui était la suite logique, que le blâme pouvait toujours être commodément rejeté sur «l'autre camp».

La guerre civile actuelle en Bosnie est une lutte entre des peuples qui ont un passé slave communs et une même langue, et dont les principales différences ne sont ni raciales ni ethniques, mais religieuses. Néanmoins, les religions ont été non pas la cause de la guerre, mais simplement un puissant outil de manipulation politique. Au début des années 90, le communisme a cédé devant une autre idéologie, tout aussi totalitaire mais fondée sur le nationalisme, qui a été propagée par des dirigeants prêts à continuer d'exploiter les peuples de la Bosnie sans leur donner une véritable chance d'exprimer leur volonté démocratiquement.

En termes de guerre, le conflit bosniaque est particulier, car il défie toute définition facile, en combinant curieusement la brutalité primitive des bandes armées médiévales et un jeu diplomatique complexe, qui n'est pas sans ressembler à ceux que jouaient les monarques et leurs cours au 18e siècle pour équilibrer le rapport des forces en Europe. Le conflit a été en grande partie mené par des forces paramilitaires qui ont frappé des cibles surtout civiles plutôt que de se livrer à une guerre classique, où des armées officielles poursuivent des objectifs militaires définis. Il s'agissait manifestement moins de gagner des batailles que de provoquer des perturbations et d'amener des segments de la population à partir (la soi-disant «purification ethnique»), afin de pouvoir revendiquer des territoires. Les actions militaires propres à la guerre ont été l'exception plutôt que la règle.

L'idée de la partition, toujours dans l'esprit des instigateurs de ces campagnes, est apparue comme une prophétie qui se réalise. Pour beaucoup, à l'intérieur comme à l'extérieur de la Bosnie, elle est maintenant la seule politique disponible et réaliste. Leur raisonnement est le suivant : même si la tolérance interethnique existait en Bosnie avant le conflit, la guerre a ouvert une multitude de blessures et en a infligé tellement de nouvelles qu'il est tout simplement impossible de revenir à la situation d'autrefois.

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«La réalité sur le terrain»

Cette phrase branchée renforce grandement les politiques qui sous-tendent l'actuelle initiative de paix. Il serait peu judicieux de méconnaître les «réalités sur le terrain» dans cette situation ou dans d'autres situations comparables, mais il serait tout aussi malavisé de choisir un point arbitraire dans le temps pour leur interprétation. Et ce serait en outre dangereux.

Une des réalités fondamentales sur le terrain est le fait que les trois parties ont des intérêts territoriaux incompatibles. Ce qui explique pourquoi les négociations sur la partition du territoire ont été si difficiles. A la longue, la question territoriale pourrait saboter l'accord de Dayton et, ce faisant, défaire la confédération croato-musulmane en Bosnie et provoquer un nouvel affrontement avec les Serbes. Les deux parcelles de territoire dont il a été question précédemment offrent bien des occasions de reprendre les combats.

L'idée que nous avons affaire à des blocs ethniques solides et à des dirigeants pleinement représentatifs des trois camps en guerre ne reflète pas correctement la réalité sur le terrain. Il y a, dans ces trois groupes ethniques, des gens qui sont prêts à se battre et à tuer pour arriver à la séparation finale entre «nous» et «eux». Jusqu'à maintenant, ils ont occupé le centre de la scène, dominant les classes dirigeantes, commettant des actes de guerre et exerçant le pouvoir sur leur groupe ethnique respectif.

Mais il y a aussi bien des gens qui seraient heureux de voir renaître une Bosnie multiethnique, organisée en société civile plutôt qu'ethnico-religieuse, sans parler de tous ceux, parmi plus de deux millions de réfugiés, dont l'idéologie est fondée surtout sur le simple désir de rentrer chez eux.

Dans l'optique des trois dernières années et dans la perspective des trois prochaines années, la partition peut sembler la seule solution possible en Bosnie. Les défenseurs de ce point de vue estiment que la communauté internationale ne devrait pas gaspiller d'énergie à «recoller les morceaux», car c'est là une tâche impossible. Il faudrait plutôt s'efforcer de procéder au replacement des populations, par voie cette fois de «regroupement ethnique méthodique» plutôt que de «purification ethnique».

Ce seul point de vue n'est naturellement pas le seul à considérer pour trouver une solution au problème bosniaque. Dans une perspective historique à plus long terme et compte tenu de répercussions futures plus vastes, cette méthode de règlement du conflit actuel soulèverait plus de problèmes qu'elle n'en a «réglés» jusqu'ici.

La guerre a retracé la carte démographique de la Bosnie. Le chauvinisme, la xénophobie, les luttes armées, la peur et la terreur ont provoqué le déplacement de plus de deux millions et demi de personnes. Les territoires sont devenus ethniquement homogènes. Et tout ceci s'est déroulé pendant que la communauté internationale condamnait la guerre et ses objectifs, mais était loin de faire ce qu'il fallait pour les contrer. A l'exception notable de l'aide humanitaire qu'elle a apportée, la communauté internationale n'a pas fait grand-chose pendant plus de quatre années d'efforts de médiation, depuis juin 1991.

Dans sa recherche d'une solution politique, la communauté internationale est devenue un élément du problème au lieu d'en être la solution. Pendant toute cette période, une vision claire et unifiée du conflit manquait manifestement, tout comme l'intérêt pour trouver une solution et l'unité d'action requise pour ce faire. Il en est résulté une crise de leadership et l'acceptation du plus petit dénominateur commun comme base d'une politique reposant sur le concept du moindre engagement possible compatible avec l'assertion qu'on faisait quelque chose. Il n'y a eu notamment aucune empressement à fournir ce qui était nécessaire (sur les plans économique, politique et militaire) pour régler le problème.

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Qui choisit la musique...

Les dirigeants locaux (Milosevic, Tudjman, Izet-begovic, Karadzic) se sont fait experts en exploitation de l'insuccès de la communauté internationale d'en arriver à une entente politique, tirant dans leur direction respective, rendant la solution plus évasive et entraînant la communauté internationale de plus en plus profondément dans le conflit. La guerre a traîné en longueur, infligeant à la population civile des souffrances jamais racontées, parce qu'il y avait toujours un ou plusieurs des camps dans ce conflit tripartite qui avaient l'impression de pouvoir retirer davantage de la poursuite des combats que du règlement du conflit.

Maintenant que les parties en guerre ont finalement accepté l'accord de paix élaboré sous l'égide des États-Unis, certains affirment que tout ceci aurait pu se faire il y a plus de trois ans. C'est peut-être vrai en théorie, mais il n'y avait guère de chances qu'il en soit ainsi, compte tenu des circonstances à l'époque. Ces déclarations font penser aux réorganisations rétrospectives que l'on fait, le lundi matin, de la stratégie de la partie du week-end.

La position internationale (lire dirigée par les États-Unis) d'aujourd'hui, qui n'est guère solide comme le roc, avait besoin de temps pour mûrir. Tout comme la situation sur le terrain. La communauté internationale, surtout les États-Unis et l'Union européenne, ne s'accordait guère sur ces deux points : qui devait diriger le processus et que devait-on faire pour régler la crise. Plus tard, les Russes sont entrés en lice avec leurs idées, leurs points de vue et leurs recommandations pratiques. Toutefois, peu importe le temps qu'il a fallu pour agir ensemble, ce qui compte maintenant, c'est d'offrir une solution qui rendra possibles une paix et une stabilité durables.

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...paie les violons

En s'imposant à nouveau comme le principal intervenant politique et la force d'inspiration derrière la tactique utilisée contre les Bosno-Serbes, les États-Unis ont assumé une lourde responsabilité. Les dirigeants européens, qui ont d'abord échoué à régler la crise, puis se sont plaints du manque de leadership américain lorsqu'ils ont fini par se rendre compte de leur incapacité à trouver eux-mêmes une solution, ne peuvent guère aujourd'hui reprocher aux Américains de faire enfin sentir leur présence.

Les États-Unis ont décidé d'accepter la réalité sur le terrain, la réalité de la division ethnique, et ils ont proposé un plan qui la reconnaît. Même si cette réalité n'a pas été prise en compte antérieurement en raison de l'indignation morale et des principes de déontologie reconnus à l'échelle internationale, le risque existe maintenant que cette réalité écrase tout vestige de cette indignation ou de ces principes.

Il faudra donc éviter les extrêmes et trouver un juste milieu entre les deux. L'objectif d'un État unitaire bosniaque, du genre de celui qui existait avant la guerre, a été exclus dans un avenir prévisible, peut-être sagement, car il est manifestement impossible à réaliser, et le poursuivre n'entraînerait que la prolongation de la guerre ou sa reprise plus tard.

Pour maintenir la paix dans la région, la nouvelle initiative doit surtout offrir une substance plus durable à l'État et aux citoyens bosniaques en tant que société civile reposant, par nécessité et pour un certain temps, sur des divisions ethniques. Il ne faudrait cependant pas renoncer à la notion d'un État bosniaque intégré. La division du territoire ne doit être qu'un compromis de départ. Elle est manifestement purement arbitraire et imposée par la force internationale. Aucun critère ethnique ou autre, d'avant-guerre ou d'après-guerre, ne donne un sens à la division de 51 et 49 et ne garantit la paix.

L'histoire autorise à penser que la solution de la guerre en Bosnie ne se trouve pas dans la balkanisation, une notion qui correspond à un morcellement ethnique plus marqué. La balkanisation a toujours abouti à la guerre, et elle le continuera de le faire dans l'avenir. Il faudrait au contraire s'appliquer à promouvoir diverses formes de coopération et de tolérance ethniques. Ce qui ne sera naturellement ni facile, ni rapide. Les événements des quatre dernières années ont laissé des cicatrices et des blessures profondes chez tous les groupes ethniques, et il sera infiniment plus difficile d'obtenir la coopération nécessaire aujourd'hui qu'au moment de la dislocation politique de la Yougoslavie.

Le compromis d'une Bosnie unique mais ethniquement divisée, compte tenu des pressions exercées pour le faire accepter, devrait être considéré non pas comme une fin en soi, mais seulement comme un point de départ vers une paix et une stabilité (précaire) relatives en Bosnie. Cette paix et cette stabilité, appuyées, assurées et financièrement aidées par la communauté mondiale, doivent servir de base pour restaurer la structure communautaire ethnique qui caractérisait la Bosnie avant cette guerre et pour gérer le conflit ethnique par le biais des institutions civiles et démocratiques plutôt que par la violence et la «purification ethnique».

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Chèque...

Pour qu'apparaissent une paix et une stabilité durables et réelles, la communauté internationale devra maintenir une forte présence en Bosnie pendant longtemps. Ce qui signifie qu'elle devra aider la Bosnie sur le plan financier, dans les secteurs de l'administration, de l'exercice de la justice et du maintien d'une sécurité fragile dans une nation déchirée par la guerre. Elle ne peut faire la paix, mais son engagement peut contribuer grandement à la mise en place des conditions qui permettront éventuellement aux citoyens bosniaques de surmonter leurs haines et leurs divisions meurtrières. Ce sera sans aucun doute un projet de longue durée. S'entendre sur les divisions territoriales, par comparaison, pourrait paraître un jeu d'enfants. Par ailleurs, en raison des pressions exercées pour les obtenir, les ententes territoriales offrent moins de sécurité et de certitude quant à leur permanence.

Cet objectif est difficile à atteindre et, avant de le réaliser, de nombreux obstacles devront être franchis, dont il est impossible de parler plus longuement, faute d'espace. Un des arguments en faveur de cette option est le fait que toutes les autres options sont pires et, à long terme, plus coûteuses. En effet, elles mèneraient soit à une lutte perpétuelle, du genre de celle qui existe au Liban ou en Irlande, soit à la poursuite de la «purification ethnique» et à la création en fin de compte d'États ethniquement purs, et pas seulement en Bosnie. Une fois qu'une Croatie ethniquement pure et une Serbie ethniquement pure auraient été créées, il faudrait en effet déterminer l'appartenance des Musulmans (et de leur territoire), puisque ceux-ci, aux yeux tant des Serbes que des Croates, ne constituent pas une ethnie. Il s'agit là d'une possibilité et d'un danger réels, qui ne sont pas clairement compris en ce moment.

Le principal sujet d'inquiétude suscité par cette approche à longue distance est lié à la capacité des États-Unis d'aller jusqu'au bout et à la durée de leur engagement actuel sur le territoire bosniaque, qui est d'au plus un an. Washington a en effet un passé récent d'interventions musclées dans des situations complexes, suivies d'un retrait précipité lorsqu'une solution rapide semble impossible. Le fait que ce sera une année d'élections aux États-Unis renforce d'autant cette inquiétude. Limiter à une année la présence militaire, et donc politique, des intervenants étrangers encouragera les parties en Bosnie à recourir aux atermoiements et à d'autres tactiques pour faire traîner les choses en longueur. Le problème en cause ne peut tout simplement pas être réglé en un an. Néanmoins, les dernières déclarations de l'administration Clinton et les premiers signaux du Congrès permettent un certain optimisme, du moins à court terme.

Un autre sujet d'inquiétude est le fait que les politiques américaines puissent être perçues comme trop partisanes, ce qui leur ferait perdre l'appui et le soutien des alliés et accroîtrait encore le mécontentement de la Russie concernant la façon dont elle a été négligée en tant qu'intervenant international susceptible de contribuer à la solution du conflit dans les Balkans. De tels désaccords pourraient rapidement mener à une reprise de l'exploitation des différences par les intervenants sur le terrain, qui rendrait plus difficile l'exécution du plan de paix et donc rappellerait le principal sujet d'inquiétude susmentionné.

Un troisième sujet d'inquiétude a trait au contenu du plan de paix et à la façon dont ce schéma directeur se transformera en une réalité ferme, globale et concrète. Il conviendrait ici de travailler patiemment à obtenir des gains tactiques plutôt qu'une percée stratégique. Il faut rappeler que les aspects militaires et de sécurité sont beaucoup plus élaborés que les questions économiques, les droits de la personne et d'autres préoccupations d'ordre civil. Au cours des prochains mois, l'aide financière, politique et administrative de la communauté internationale devra succéder aux actions menées pour séparer les armées des parties en guerre. Et elle devra être apportée à l'ensemble de la Bosnie, et non à la seule fédération croato-musulmane.

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...ou échec?

La phase finale en Bosnie présente aux puissances extérieures d'autres choix déchirants. Autoriser le recours à la force militaire pour arriver à des solutions politiques aura probablement des conséquences moins dramatiques aujourd'hui que par le passé (aux 18e et 19e siècles et pendant les deux guerres mondiales). Mais un tel écart des normes de déontologie internationale acceptées récemment (du moins en Europe) aurait néanmoins des répercussions importantes non seulement sur l'Europe mais sur le monde dans son ensemble.

Premièrement, le risque existe toujours que la guerre s'étende dans les Balkans. Même s'il pourrait être réduit par une présence de l'OTAN en Macédoine, il ne disparaîtra pas. Le démembrement de fait de l'État bosniaque par la force militaire augmentera considérablement ce risque dans le sud de l'ex- Yougoslavie.

Deuxièmement, ce démembrement créera un précédent dangereux pour la Transcaucasie et d'autres régions en proie à des conflits ethniques. Le retour de la guerre et de la logique des divisions territoriales fondées sur la seule force militaire au coeur de l'Europe pourrait réveiller, et réveillerait probablement, de dangereuses croyances dans le nationalisme et dans l'idée que l'intérêt national devrait être poursuivi de façon unilatérale et chauviniste.

Troisièmement, de façon plus insidieuse, l'acceptation de solutions militaires en général et la partition de la Bosnie en particulier auront un effet corrosif sur l'Alliance atlantique, le mouvement vers l'unité européenne, la dignité individuelle et nationale, et le respect des valeurs établies chères aux sociétés démocratiques.

Toutes ces considérations, sans compter les souffrances de la population généralement innocente de la Bosnie, devraient mener à une pause et à une profonde réflexion sur le choix du chemin à suivre pour faire progresser l'actuelle initiative de paix afin qu'elle ne reste pas une simple étape.


¹ Dans le présent document, à des fins de concision, le mot «Bosnie» désigne l'entité appelée «Bosnie-Herzégovine», qui correspond au territoire de l'ex-république yougoslave qui portait ce nom.

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² Il n'existe actuellement aucune donnée précise. Le chiffre de 200 000 a continué de circuler, même après que le gouvernement bosniaque l'eut ramené à 140 000 en avril dernier.

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Commentaire est publié régulièrement par la Direction de l'analyse et de la production du SCRS. Si vous avez des questions sur la teneur du document, veuillez vous adresser au Comité de rédaction à l'adresse suivante:

Les opinions susmentionnées sont celles de l'auteur qui peut être joint en écrivant à l'adresse suivante:

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Date de modification : 2005-11-14

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