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Tendances en terrorisme

L’islam et la démocratie

Volume 2006-1

Cet article a été rédigé par le Canadian Centre for Intelligence and Security Studies, The Norman Paterson School of International Affairs, Carleton University.

La publication de cet article ne signifie pas que son contenu a été authentifié par le Centre intégré d’évaluation des menaces (CIEM), ni que le CIEM partage les opinions de l’auteur.

« En vérité, on a dit que la démocratie est la pire forme de gouvernement, exception faite des autres formes que l’on a essayées de temps à autre. » (Winston S. Churchill)

Le présent document vise à répondre à deux grandes questions :

« L’islam est-il compatible avec la démocratie? », et

« Si l’on devait introduire la démocratie et les institutions démocratiques dans le monde musulman, cela réduirait-il l’extrémisme religieux? »

La réponse simple aux deux questions est « oui », parce que la démocratie apporterait d’autres solutions que celles de l’extrémisme et de la violence aux personnes qui contestent les politiques et pratiques du gouvernement au pouvoir. Mais il est moins simple d’expliquer cette réponse et, même si les deux questions sont liées, chacune doit être abordée séparément.

Qu’entend-on par le mot démocratie?

Il est peut-être préférable de commencer par la signification du mot proprement dit, car on ne s’entend pas sur sa définition à titre de système politique. Le Dictionnaire anglais Oxford donne la définition suivante :

Gouvernement exercé par le peuple; forme de gouvernement où le pouvoir souverain est exercé par l’ensemble du peuple, soit directement par celui-ci (comme dans les petites républiques de l’Antiquité), soit par ses représentants élus. Dans l’usage moderne, le terme désigne souvent plus vaguement un État social où tous bénéficient de droits égaux, sans différences héréditaires ou arbitraires ni de rang ni d’importance. Un État ou une communauté où le gouvernement est dévolu à l’ensemble du peuple.

D’autres tentent d’aborder la question en exposant les éléments d’une démocratie. Les principaux seraient les suivants :

  • un gouvernement responsable,
  • la primauté du droit, et
  • la liberté de dissension politique.

Selon Robert Dahl, avant d’affirmer que des citoyens vivent dans une démocratie, il faut constater la présence de garanties institutionnelles :

  • liberté de former des organisations et de s’y affilier,
  • liberté d’expression,
  • droit de vote,
  • admissibilité à une charge publique,
  • droit des leaders politiques de se faire concurrence pour obtenir un soutien et des votes,
  • autres sources d’information,
  • élections libres et justes, et
  • institutions servant à élaborer des politiques gouvernementales et dépendant de votes et d’autres expressions de préférence.

Il faut noter que de nombreux commentateurs assimilent les mots liberté et démocratie et ont tendance à considérer ces termes comme interchangeables. Par exemple, le président G.W. Bush, s’adressant à la National Endowment for Democracy, a déclaré : « En un peu plus d’une génération, la liberté a progressé plus rapidement que jamais au cours des 2 500 ans d’existence de la démocratie. »

L’islam est-il compatible avec la démocratie?

Si on lit les journaux ou qu’on écoute les commentateurs au sujet des affaires internationales, on entend souvent – et on sous-entend plus souvent encore – que ce n’est pas le cas. Dans les années 90, Samuel Huntington a déclenché un tollé en publiant The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order, où il présente ses prévisions pour le monde, avec véhémence. Dans le domaine politique, il fait observer que, même si la Turquie et le Pakistan peuvent prétendre quelque peu à une légitimité démocratique, tous les autres pays musulmans sont majoritairement non démocratiques : monarchies, systèmes à parti unique, régimes militaires, dictatures personnelles ou une certaine combinaison de tous ces éléments, le tout reposant généralement sur une base limitée (liens familiaux, de clan ou tribaux). Il fonde son argumentation sur le fait que, non seulement ces gens « ne nous ressemblent pas », mais ils s’opposent même à nos valeurs démocratiques essentielles. Comme d’autres, il constate que le concept de démocratie à l’occidentale suscite une résistance dans d’autres parties du monde et que la confrontation est la plus manifeste dans les régions d’obédience islamique.

On constate la même attitude de l’autre côté de la médaille. Un érudit religieux iranien, réfléchissant sur une crise constitutionnelle survenue au début du XXe siècle dans son pays, déclarait que l’islam et la démocratie ne sont pas compatibles car les gens ne sont pas égaux, et qu’un corps législatif est inutile à cause de la nature inclusive de la loi religieuse islamique. Une opinion semblable a été tout récemment exprimée par Ali Belhadj, professeur algérien dans une école secondaire, ainsi que prédicateur et (dans ce contexte) un dirigeant du Front islamique du salut (FIS), lorsqu’il a déclaré que la démocratie n’était pas un concept islamique. L’affirmation qui est peut-être la plus percutante à ce sujet est attribuable à Abou Moussab al-Zarkaoui, chef des insurgés sunnites en Irak qui, devant la possibilité d’une élection, a dénoncé la démocratie comme étant « un principe du mal ».

Toutefois, selon certains érudits musulmans, la démocratie demeure un idéal important de l’islam, sous réserve qu’elle soit toujours assujettie à la loi religieuse. L’insistance sur la prépondérance de la charia figure dans presque tous les commentaires islamiques, modérés ou extrémistes, sur la gouvernance. Il ne faut obéir à un dirigeant, qui reçoit son autorité de Dieu, que s’il limite ses actions à la supervision de l’administration de la charia. S’il agit autrement, il est un non-croyant et les musulmans convaincus doivent se révolter contre lui. Voilà la justification à l’origine d’une bonne partie de la violence qui afflige le monde musulman et qui s’est manifestée, par exemple, en Algérie pendant les années 90.

On s’entend généralement (malgré quelques dissensions) pour considérer qu’un État islamique comprend nécessairement trois volets : la communauté des musulmans, la règle de la loi islamique (charia) et une personne pour diriger la communauté et appliquer la loi, souvent appelée le calife. Mais il y a de profondes différences entre la conception d’un État islamique chez les penseurs islamiques et le concept standard d’un État démocratique en Occident.

La souveraineté et l’autorité finales sont ultimement détenues par Dieu, et non par « le peuple » ni « la nation ». Un processus législatif ne fait pas partie du système, car toutes les lois possibles et nécessaires ont déjà été créées par Dieu et transmises à l’homme par le Prophète sous la forme du Coran. L’idée « d’élire » la ou les personnes chargée(s) d’exercer le pouvoir est considérée comme subsumée ou réglée convenablement par la choura, terme habituellement traduit par « consultation », un concept aux références des plus impeccables. L’idée de « consultation » provient du Coran même :

« … se concertent pour leurs affaires... » (42:38)

« … consulte-les avant d’ordonner. Quand tu seras résolu, abandonne-toi à Allah. Voici, Allah aime les tout-abandonnés. » (3:159)

Les actions du Prophète, qui est la deuxième grande source de compréhension de l’application de la loi, ne précisent pas clairement quel système de gouvernement il préférait. Ce n’était pas vraiment un souci. à l’image de son époque, Mahomet gouvernait comme un autocrate. Certains commentateurs ont toutefois allégué que la charte de Médine – un traité qu’il aurait conclu avec quatorze groupes non musulmans vivant à Médine – contiendrait « tous les aspects du pluralisme » et exposerait les principes de « l’égalité dans les questions temporelles ». D’autres doutent à la fois de l’existence de la charte et de son utilisation.

Ces principes plutôt sommaires ont pourtant donné lieu à ce qui est peut-être le concept le plus moderne et le plus rigoureux d’un État islamique; Sayyid Qutb a formulé ses objections au concept de la souveraineté populaire en affirmant que Dieu est souverain. Même s’il soutenait que les musulmans doivent participer à la gestion de leurs propres affaires, il ne prônait aucune méthode particulière pour appliquer le principe. Il croyait qu’une nation islamique serait essentiellement démocratique à cause du principe de la choura. En ce qui concerne la consultation, la façon de l’entreprendre et avec qui, il est resté très vague. Qutb et d’autres penseurs comme lui rejetaient l’idée d’un droit de vote général, car cela sous-entendait que la souveraineté divine ne serait pas absolue et que le peuple serait l’autorité suprême.

L’interprétation de Qutb de la règle islamique trouve des échos, tempérés par les diverses caractérisations individuelles, chez d’autres érudits comme son contemporain, al-Maududi. Ce dernier insistait beaucoup sur le concept de la souveraineté de Dieu, allant jusqu’à dire que l’État lui-même est le calife ou, selon ses termes, le « vice-régent » de Dieu. Il croyait que l’islam triompherait progressivement. Un État islamique serait construit grâce aux efforts de pieuses personnes qui transformeraient le régime de l’intérieur. Elles créeraient des communautés de foi qui donneraient lieu à un mouvement idéologique devenant assez influent pour susciter des changements sociaux par des voies pacifiques.

Cependant, même si tous les extrémistes accepteraient les principes ci-dessus, certains d’entre eux interprètent leur application en des termes plus proches de notre compréhension et ne nient pas au départ les mérites d’un système démocratique.

L’ayatollah Khomeiny de l’Iran, qui n’était sûrement pas un partisan de la démocratie libérale occidentale, n’a pas jugé bon d’abandonner l’institution de l’assemblée législative ni des élections, y compris le droit de vote pour les deux sexes.

Le Grand Ayatollah Sistani, le religieux chiite le plus influent de l’Irak, a appelé à plusieurs reprises les gens à tenir des élections libres et démocratiques, sur le principe « d’une personne, un vote » et d’une constitution rédigée par des représentants élus et approuvée par un référendum populaire, le tout considéré comme la première étape de l’expulsion de la coalition occidentale de son pays.

Malgré une tendance manifeste à la violence par le passé, les Frères musulmans (en Égypte et en Jordanie) et leur organisme dérivé en Palestine, le Hamas, ont également utilisé des processus démocratiques. Il reste à déterminer à quel point ils sont sincères dans leur attachement à la démocratie. On craint qu’il s’agisse d’une ruse pour arriver au pouvoir et que cela ne change pas leur politique fondamentale. S’ils étaient sincères, cela indiquerait une nouvelle conception du Coran et une interprétation plus modérée de ses directives.

Même Oussama ben Laden, trop souvent présenté comme le plus rigide de tous, a adressé une lettre ouverte au peuple américain dans laquelle il mentionnait les événements en Algérie, où le parti islamique avait été privé d’une élection « libre et juste », ce qui sous-entendait que la démocratie et les élections sont acceptables. Il n’attaquait pas l’effort déployé pour pratiquer la démocratie, mais plutôt la réaction de ceux qui s’opposaient au peuple.

Si tout cela est alors une question d’interprétation, pourquoi n’avons-nous pas de démocraties musulmanes? Eh bien, il y en a! La Turquie a porté au pouvoir, en 2002, un parti orienté vers l’islam, l’AKP. Celui-ci se présente comme formé de conservateurs modérés de droite et compte combiner les éléments de l’islam avec les valeurs séculières de la démocratie traditionnelle en Turquie. Sur le plan de son application de la démocratie, l’Iran surpasse tous ses voisins sauf la Turquie, même s’il subit encore les affres d’une lutte entre les conservateurs et les réformistes, impose des limites aux candidats, est en proie à la corruption et à des abus contre les droits de la personne, et suspend bon nombre des libertés qui caractérisent une société démocratique.

Ce n’est pas l’islam qui limite le développement des libertés démocratiques dans les pays à majorité musulmane, mais plutôt des facteurs purement politiques, directement liés au désir de n’importe quel régime autoritaire de rester au pouvoir et à sa crainte de le perdre.

Dans la plupart des pays musulmans, la politique est une affaire personnelle selon le principe suivant : je suis au pouvoir et je dois y rester pour me protéger et protéger ma famille, mon clan, ma tribu, mon groupe ethnique, mon parti, mon groupe de pairs, ma fortune personnelle et ma capacité d’en amasser davantage. C’est une situation gagnant-perdant. Si vous gagnez, je perds tout! Alors, je ne peux pas vous laisser gagner, même un peu, car j’en serai diminué d’autant et vous pourriez exploiter cette faiblesse.

Le concept d’une opposition « loyale » n’existe pas et n’est pas compris. Cette lacune explique à elle seule pourquoi, le plus souvent, la répression est la réponse d’un régime aux idées contestataires, et pourquoi un changement de régime n’est possible qu’à la mort d’un chef ou à l’occasion d’un coup d’État.

Ce ne sont pas les restrictions de l’islam qui limitent la pratique de la démocratie dans le monde musulman. Comparons les éléments essentiels exposés ci-dessous et les garanties institutionnelles indispensables exposées par M. Dahl :

1. Gouvernement responsable

Théoriquement, même si le systême islamique n’a pas besoin d’une assemblée législative, il comprend bel et bien un dirigeant et les personnes qu’il consulte. Étant donné que la tâche du dirigeant consiste à superviser l’application de la loi religieuse et que toute souveraineté est détenue par Dieu, ce dirigeant est responsable envers Dieu. En pratique, il existe bel et bien des assemblées législatives dans des États islamiques comme l’Iran, la Turquie et le Pakistan, et les législateurs acceptent d’être responsables aux yeux du peuple, car ils se soumettent à une réélection à des intervalles déterminés.

2. La primauté du droit

Étant donné que l’application de la loi religieuse est la tâche d’un gouvernement islamique, cet élément est manifestement présent.

3. Liberté de dissension politique

Cet élément est plutôt difficile à appliquer, mais la collectivité est invitée à réagir si le dirigeant n’exerce pas sa tâche, qui consiste à se limiter à l’administration de la loi religieuse. Il existe aussi un hadith – le compte rendu des paroles du Prophète Mahomet – selon lequel dire la vérité à un dirigeant injuste est la plus haute forme de jihad. Même s’il s’agit peut-être d’un faux, ce hadith a largement circulé. Ainsi, on pourrait dire que cet élément est présent.

Même si l’on peut soutenir la présence des trois éléments d’une démocratie exposés ci-dessus, il en va tout autrement à l’égard des points (les garanties institutionnelles cruciales) exposés par Robert Dahl : la liberté de former des organisations et de s’y affilier, la liberté d’expression, le droit de vote, etc.

On aurait beaucoup de mal à trouver l’une ou l’autre de ces libertés dans n’importe quel pays à majorité musulmane. Même dans ceux qui sont déclarés « libres », certains ou la totalité de ces principes sont limités dans leur application ou l’ont été jusqu’à tout récemment. Aucun d’eux n’est profondément enraciné au point de résister à un régime actuel ou futur, si celui-ci estime qu’il y va de sa survie.

Ces éléments critiques n’ont cependant rien à voir avec l’islam; ce sont des libertés spécifiques – les attributs d’une société démocratique – et ils dépendent du contrôle exercé par le dirigeant. Si un leader politique ou un régime souhaite permettre à ces libertés d’exister « en fait » plutôt que « sur le papier », il peut le faire, mais il placerait son propre poste d’autorité à risque. Le dirigeant ou le régime deviendrait alors assujetti à des processus qui pourraient l’amener à céder sa place et peu de leaders politiques dans les pays à majorité musulmane ont jamais été disposés à le faire.

« Si la démocratie et les institutions démocratiques devaient être introduites dans le monde musulman, cela réduirait-il l’extrémisme religieux? »

C’est certainement l’opinion de nombreux leaders politiques occidentaux et cela étaye une bonne partie de leur politique à l’égard du monde musulman. Avec l’effondrement de l’Union soviétique, la promotion de la démocratie est devenue un thème majeur, voire une mission importante, à la fois pour l’ancien président Bush et le président Clinton. Mais c’était dans le contexte des nouvelles républiques en Europe de l’Est. Sous le régime de l’actuel président G. W. Bush et à la suite des événements du 11 septembre 2001, la promotion de la démocratie et des droits de la personne – une stratégie progressive de liberté – a été déclarée pilier central de la politique américaine au Moyen-Orient. Dans un discours prononcé en Égypte vers la moitié de 2005, la secrétaire d’État Condoleezza Rice disait :

Depuis 60 ans, mon pays, les États-Unis, a cherché la stabilité aux dépens de la démocratie dans cette région, ici au Moyen-Orient, et nous n’avons atteint ni l’une ni l’autre. Maintenant, nous procédons différemment. Nous favorisons les aspirations démocratiques de tous les gens.

Même au Canada, l’Énoncé de politique internationale du Canada de 2005 stipulait que la meilleure arme de notre arsenal pour combattre le terrorisme est la promotion de la démocratie et le respect des droits de la personne.

Si l’on peut accepter cela, quel est le problème?

Tel qu’indiqué ci-dessus, la plupart des régimes musulmans ne sont pas des démocraties, même au sens le plus libéral du terme. Et, quel que soit le « visage » positif qu’on applique à ce concept, il est des plus improbable qu’une nation musulmane commence à adopter un système de gouvernement démocratique, à court ou à moyen terme. Même les États considérés comme « libres » par Freedom House (Indonésie, Sénégal, Mali) sont dépourvus de certains des attributs que nous, en Occident, jugeons indispensables à un État démocratique.

Il faut souligner que les citoyens des pays à majorité musulmane croient jouir d’une liberté considérable, au moins en ce qui concerne les questions individuelles ou personnelles comme la liberté de mouvement, de mariage et de propriété, ainsi que la liberté pour les groupes « minoritaires » de pratiquer leur culture.

Simultanément, tous les sondages déclarent que les citoyens de tout le monde musulman veulent la démocratie. Le Pew Research Center for the People and the Press fait état d’un soutien considérable à de plus grandes libertés démocratiques (à savoir la liberté de parole et de presse, des élections justes et un système judiciaire équitable). Dans les quatorze pays visés par le sondage (respectivement d’obédience musulmane majoritaire ou minoritaire), les répondants souhaitaient aussi un plus grand rôle pour la religion dans la vie politique du pays. (Au Pakistan, on a même constaté que 75 p. cent des personnes interrogées souhaitaient que l’islam joue un très grand rôle.)

Un sondage World Values Survey mené de 1999 à 2002 en Algérie, en Égypte, en Jordanie et au Maroc (ce qui regroupe les trois pays arabes les plus populeux, deux monarchies et deux républiques) a révélé que de 93 p. cent (Algérie) à 98 p. cent (Égypte) des répondants étaient d’accord pour affirmer que la démocratie était un moyen « très bon » ou « assez bon » de gouverner leur pays. Dans chaque cas, un assez grand nombre d’entre eux étaient d’avis que la démocratie serait « très » plutôt qu’« assez » bonne. Lorsque le sondage a été élargi à 75 nations pour comparer les données recueillies, d’une part dans les pays à majorité musulmane, d’autre part dans les autres pays de l’échantillon, on a découvert que l’un des meilleurs prédicteurs du niveau global de soutien envers la démocratie consistait à déterminer si le pays en question était ou non à prédominance musulmane, et que le soutien envers la démocratie n’était pas une question de sexe, d’éducation ni d’âge. Simplement, les musulmans veulent la démocratie et, peut-être en raison d’un sentiment de frustration, ils la veulent davantage que d’autres!

Cependant, dans tout le monde musulman, trop de gens font face à un milieu politique répressif, de sorte que l’islam est alors leur refuge. Ils ont été élevés dans une culture imprégnée des valeurs de l’islam. Très souvent, leur première (et souvent leur seule) éducation a été dispensée par un instructeur religieux dans une mosquée locale ou une madrassa. L’islam est un élément inhérent à leur vie, une valeur incontestable impossible à nier ni à mettre de côté. Même ceux qui ne sont pas pratiquants, ne prient pas, n’observent pas le jeûne, etc., sont probablement plus consciemment influencés par leur religion dans leurs activités quotidiennes que les habitants de l’Europe occidentale ou de l’Amérique du Nord depuis les 200 dernières années.

À cause de la place qu’occupe l’islam dans l’âme de la population et parce que la plupart des nations à majorité musulmane l’ont officiellement déclarée « religion d’État », il est très difficile pour un régime quelconque d’affronter l’islam à titre de force politique. Par conséquent, lorsque l’opposition est centrée sur la mosquée, la madrassa ou le groupe de prière, les forces de sécurité du régime se trouvent devant un dilemme. Faut-il attaquer les manifestations visibles de la religion? Faut-il employer les pouvoirs plus intrusifs des forces de sécurité et infiltrer les groupes considérés comme déloyaux? Faut-il au contraire demeurer dans l’expectative? Dans notre terminologie, nous dirions que les régimes sont placés devant une situation de double contrainte.

Quelle que soit la réaction, l’opposition musulmane obtient soit a) la preuve que le régime persécute manifestement un élément fondamental de la société, ce qui a pour effet d’intensifier le recrutement, soit b) le temps de s’organiser et de se renforcer. Généralement, surtout au début, l’opposition musulmane s’aperçoit qu’elle a le temps et l’espace dont elle a besoin.

Certes, les groupes musulmans se heurtent à une dure réaction, mais c’est habituellement après avoir franchi une limite respectée jusque-là par les deux côtés. Par exemple, au cours des années 1970 et 1980 en Égypte, des petits groupes de ce qu’on appelait alors des « fondamentalistes » ont commencé à se consolider. Mais les observateurs étrangers semblaient percevoir une entente entre les « fondamentalistes » et les autorités chargées de la sécurité. Bien que les groupes fussent observés (et probablement infiltrés et, dans une certaine mesure, harcelés) par les forces de l’ordre, ils n’étaient pas attaqués à moins de critiquer publiquement le président ou de commencer à prêcher le recours à la violence pour appuyer leur désir de réforme. Le gouvernement réagissait alors avec autorité, rapidité et brusquerie. Et, même si l’intervention produisait des résultats, elle avait des effets secondaires déplaisants : les éléments extrémistes du mouvement islamique entraient dans la clandestinité ou quittaient le pays, ce qui n’atténuait pas le problême.

Dans le milieu politique moderne, l’islam offre une solution simple et compréhensible aux problèmes éprouvés par les musulmans. Le citoyen moyen se considère trop souvent comme opprimé ou réprimé, ou est horrifié devant la corruption apparemment prédominante du pouvoir. (À nos yeux, la corruption peut n’être guère plus qu’une modernisation ou une occidentalisation de la culture, mais bon nombre de ses éléments contredisent les valeurs islamiques traditionnelles.)

L’islam donne une réponse. En fait, « l’islam est la solution » : ce slogan politique est employé par les activistes musulmans organisés dans tout le monde islamique, depuis son invention par les Frères musulmans de l’Égypte au milieu du XXe siècle. Dans certaines circonstances, il constitue la plate-forme d’un parti et il est répété, sans détail, quand on demande des précisions sur la politique financière ou sociale d’un groupe. Aux yeux des adeptes du bon sens politique, cette phrase paraît simpliste et le slogan semble n’avoir que peu à offrir. Mais il trouve écho chez bon nombre de gens qui croient que, si l’on obéissait aux restrictions de la foi et que l’on honorait ses valeurs, alors les taxes baisseraient, les limites imposées aux activités personnelles seraient supprimées et les tentations qui corrompent les jeunes et les faibles disparaîtraient.

L’islam ne donne pas d’instructions ni de plans détaillés sur la façon d’édifier et de maintenir un État moderne, efficace et démocratique, mais il expose bel et bien, grâce à l’interprétation des érudits et aux leçons de l’histoire, des principes capables de faire naître et de maintenir les éléments d’une bonne gouvernance, ceux que nous considérons propices à un système démocratique, notamment la primauté du droit, la liberté d’expression et la nécessité pour les dirigeants d’être imputables à l’égard de ceux qu’ils dirigent.

Ces principes seraient compris et accueillis par tous. Ils fournissent les éléments nécessaires d’une bonne gouvernance qui soulageraient de la frustration et de la peur, trop répandues chez les musulmans moyens. Même si un système basé sur ces valeurs ne ressemblerait pas forcément à une démocratie libérale occidentale, il limiterait le besoin populaire de recourir à l’islam. Les activistes et même les extrémistes musulmans n’auraient pas besoin de prendre les armes, mais pourraient être assimilés dans le système de gouvernement. L’islam constituerait ainsi un élément positif de la société, plutôt qu’un élément externe ayant pour seule option le recours à la violence.

Qu’en est-il du « piège de l’élection libre unique »?

On croit généralement qu’à l’heure actuelle, dans la plupart des pays à majorité musulmane, ce sont les partis islamiques qui tentent de miser sur les libertés ou, comme M. Dahl les appelait, les « garanties institutionnelles ». Il n’est pas non plus exagéré de dire que, dans chaque pays à majorité musulmane, les partis religieux forment la seule opposition crédible au régime au pouvoir. Ils sont habituellement actifs, bien organisés et populaires.

Toutefois, on allègue souvent – ou l’on craint constamment – qu’une victoire de ces partis signalerait la fin de ces libertés, concrétisant ainsi le « piège de l’élection libre ». Une fois au pouvoir, les musulmans modifieraient les règles au point où aucun autre parti ni aucune autre faction ne pourrait les chasser démocratiquement du pouvoir. En Égypte, les ouvrages et les sermons des Frères musulmans prêchent contre la démocratie qu’ils considèrent comme un système électoral occidental et corrompu, mais dans certains cas, ils ajoutent qu’elle pourrait être « temporairement tolérée comme moyen de parvenir à une fin ». Malgré tout, les Frères musulmans présentent et font élire des candidats au Parlement. Cette contradiction ne contribue guère à dissiper les craintes que ces gens et leurs semblables ne soient pas sincères lorsqu’ils affirment avoir accepté la nécessité de « suivre les règles du jeu ».

Les preuves sont minces, mais elles semblent indiquer que les activistes musulmans pourraient être sérieux lorsqu’ils soutiennent qu’ils se conformeront aux processus légaux de leur pays pour arriver au pouvoir. En Turquie, où un parti islamique a été librement élu en 2002, personne n’a tenté de changer la Constitution. En Iran, où un monarque autocrate a été renversé en 1979 par un coup d’État, encouragé et dirigé par des chefs religieux, et a été remplacé par une théocratie, la population bénéficie de libertés et de privilèges politiques surpassés seulement par ceux des citoyens de l’Indonésie et de la Turquie parmi les pays à majorité musulmane. Le Hamas et les Frères musulmans ont obtenu des succès impressionnants, malgré une obstruction souvent presque désespérée de la part du régime. Seul le Hamas a vraiment été victorieux et est prêt à former un gouvernement, mais, au moment d’écrire ces lignes, les deux groupes sont tous deux restés fidèles aux principes de la démocratie.

James Gould
Université Carleton, Ottawa

Autres lectures

Depuis quelques décennies, il semble être à la mode d’écrire sur la relation entre l’islam et la démocratie. Une recherche de l’expression « Islam and democracy » dans « Google » produit environ 234 000 résultats. Si l’on inscrit « Islamic democracy », le total atteint 76 000. Bon nombre, sinon la totalité, de ces sites prétendent détenir la « vérité », mais il faut se montrer prudent. Certes, Internet peut donner accès à des ouvrages, à des déclarations, à des discours, à des publications et à des feuilles d’information difficiles à obtenir par d’autres moyens, mais il ne faut pas perdre de vue les réserves d’usage. Un sujet délicat et qui soulève les passions comme celui-ci peut susciter des arguments plausibles et bien exprimés qui ne résistent pas à un examen approfondi.

Aussi, dans les médias imprimés, on trouve une grande diversité de documents favorisant l’un et l’autre aspects de la question. Pour une étude beaucoup plus approfondie de la conception musulmane de la démocratie, on peut commencer par l’ouvrage de Larbi Sadiki, The Search for Arab Democracy: Discourses and Counter-discourses, 2004. Pour comprendre les réflexions de divers penseurs politiques musulmans : sous la direction de John L. Esposito, Voices of Resurgent Islam, 1983; cet ouvrage, bien que quelque peu désuet, constitue néanmoins une excellente introduction. Des revues spécialisées comme The Middle East Journal et le Journal of Democracy, de même que des périodiques de haut calibre comme Foreign Affairs, ont souvent des articles sur ces domaines.

Il convient de signaler que le Journal of Democracy a publié deux ouvrages d’intérêt particulier, tous deux de Larry Diamond, Marc F. Plattner et Daniel Brumberg. Le premier, Islam and Democracy in the Middle East, 2003, est un excellent recueil d’écrits qui est à recommander. Le second, World Religions and Democracy, 2005, reprend, dans sa section sur l’islam, des articles parus dans le premier tome. Cependant, le premier article, « Religion, Democracy, and the ”Twin Tolerations” », d’Alfred Stepan, est une lecture intéressante pour les profanes qui abordent à peine la question de la religion et de la démocratie.

 

 

 

 


Date de modification : 2006-07-10

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