Service Canadien du Renseignement de Sécurité, Gouvernement du Canada, Canadian Security Intelligence Service, Government of Canada
Éviter tous les menus * * * * *
* English * Contactez-nous * Aide * Recherche * Site du Canada
*
* Le SCRS * Priorités * Publications * Salle de presse * SPPCC
*
* Page d'accueil * FAQ * Index A à Z * Plan du site * Carrières
*
* Un monde de défis
*

Page d'accueil
du CIEM

*
Print ViewPrint View

* * ITAC / CIEM Logo

CIEM présente

Tendances en terrorisme

Le financement du terrorisme et les points vulnérables du système financier : problèmes et défis

Volume 2006-3

Cet article a été rédigé par le Canadian Centre for Intelligence and Security Studies, The Norman Paterson School of International Affairs, Carleton University.

La publication de cet article ne signifie pas que son contenu a été authentifié par le Centre intégré d’évaluation des menaces (CIEM), ni que le CIEM partage les opinions de l’auteur.

Résumé

Les activités terroristes exigent l’accès à un financement à toutes les étapes de la planification d’une attaque. Le présent document examine l’acquisition frauduleuse de fonds par les terroristes et les points vulnérables potentiels de notre système financier.

Introduction

Les transactions qui se font avec le change étranger s’élèvent maintenant à plus d’un billion de dollars par jour. Non seulement ce mouvement de fonds est financièrement avantageux pour ceux qui l’exécutent, mais il aide aussi à financer des transactions internationales et à fournir un capital aux fins d’investissement. Dans quelle mesure faut-il autoriser le libre déplacement du capital? Cette question fait l’objet d’un débat entre les économistes, surtout aprês la crise financière asiatique de 1997-1998; par exemple, Bhagwati (1998), l’un des plus éminents théoriciens du commerce international de sa génération, fait valoir que la libre mobilité du capital est moins justifiée que le libre-échange1. Pourtant, bon nombre de pays en développement continuent à s’en servir en encourageant l’investissement étranger sur les marchés des actions et des obligations. Même si des doutes subsistent à cet égard, le monde libéralise de plus en plus le transfert de capitaux entre les pays, caractéristique manifeste de la mondialisation de l’économie.

La structure actuelle du système financier mondial reflète en partie le désir des intervenants de maintenir la réglementation au minimum (ou de s’en passer carrément), afin d’attribuer le plus efficacement possible les ressources du marché. De plus, un certain nombre d’études confirment l’existence d’un rapport direct entre le niveau de développement du secteur financier et la croissance économique. Dans une étude souvent citée, King et Levine (1993) utilisent des données sur 80 pays, recueillies de 1960 à 1989, et confirment l’opinion de Joseph Schumpeter selon laquelle le système financier peut favoriser la croissance économique2. Il est donc important de s’intéresser aux conséquences des nouveaux règlements sur ce système, ainsi que d’évaluer et de corriger les points vulnérables de ce dernier.

Certains des fonds qui se transigent sur des marchés mondiaux de capitaux interdépendants sont inévitablement liés à des activités illégales comme l’évasion fiscale, le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. Nous nous penchons ici sur ce dernier élément. Plus particulièrement, étant donné que le terrorisme exige un financement à toutes les étapes de la planification d’une attaque, nous examinerons l’acquisition frauduleuse de fonds par les terroristes et la vulnérabilité potentielle de notre système financier. Il devient clair, cependant, qu’en raison de plusieurs facteurs (l’envergure des mouvements de capitaux, l’intégration croissante des systèmes financiers et la vitesse des virements internationaux facilités par une technologie de l’information améliorée), il est très difficile, voire extrêmement coûteux, de suivre à la trace les fonds affectés au terrorisme.

Les sceptiques allégueront que les mesures destinées à entraver ou à couper les mouvements de capitaux destinés aux activités terroristes coûtent trop cher et qu’une réglementation excessive pourrait nuire au fonctionnement normal du système financier3. En effet, nous ne saurons peut-être jamais quelle proportion de ces fonds nous pourrons retracer ou perturber, et la guerre contre le financement du terrorisme ne sera peut-être jamais complètement gagnée, mais il faut consentir l’effort nécessaire pour plusieurs raisons : d’abord, pour tenter d’empcher de futures attaques et sauver des vies, en détruisant ou en réduisant les capacités opérationnelles des terroristes, quels que soient les résultats des analyses de rentabilité sur la réglementation; ensuite, pour perturber autant que possible leurs capacités d’organisation et les empêcher ainsi de former de futures alliances, de construire une infrastructure de recrutement et d’entraînement, ainsi que d’acheter ou de mettre au point des armes mortelles; en troisième lieu, même si les fonds coupés ou les biens saisis semblent insignifiants, l’information accompagnant les mouvements de capitaux est parfois plus importante que les fonds proprement dits, et digne d’intérêt surtout lorsqu’elle n’est pas disponible auprès d’autres sources. La possibilité de remonter la piste de l’argent constitue alors un outil d’enquête d’une importance critique dans la guerre contre le terrorisme, et les efforts déployés contre ce financement devraient viser à mieux faire comprendre le fonctionnement des activités terroristes, afin que l’on puisse entraver ou prévenir les projets de leurs auteurs (et des organisations auxquelles ils appartiennent).

Le reste du document se divise comme suit : La section 2 définit les principaux termes employés ici et les intervenants majeurs dans la lutte contre le financement du terrorisme. La section 3 examine la relation entre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme ainsi que l’acquisition frauduleuse de fonds par les terroristes. La section 4 analyse les points vulnérables du système financier, et la section 5 conclut en exposant certaines conséquences en matière de politiques.

Terminologie et principaux intervenants

Il importe de préciser quelques-uns des termes et expressions que nous utiliserons ici, de même que certains des principaux intervenants et leurs rôles de chefs de file dans le combat contre le financement du terrorisme. Le système financier, au sens où nous l’entendons ici, regroupe des institutions officielles (comme les banques, les compagnies d’assurance, le marché boursier et les services financiers de l’étranger) et officieuses (comme les systèmes parallèles de remise de fonds) qui permettent le mouvement des capitaux, au Canada et à l’étranger.

La collectivité internationale a essayé en vain de s’entendre sur la définition du terrorisme durant plusieurs années, et l’usage du terme demeure controversé, à tel point que certains préfèrent utiliser d’autres expressions comme « poseur de bombe » ou « tueur ». La différence entre le terrorisme et un combat de libération ou de résistance demeure un point de discorde (on entend souvent dire qu’une personne considérée comme terroriste par certains est plutôt un combattant de la liberté aux yeux d’autres gens). Même si je ne prétends pas poursuivre ce débat plus avant, étant donné les nombreuses définitions qui existent, le mot « terrorisme » s’appliquera ici à des actes calculés de violence contre des cibles civiles, perpétrés pour des raisons politiques, religieuses ou idéologiques, afin d’intimider et de forcer des particuliers et des sociétés.

Le financement du terrorisme désignera toute forme de soutien financier aux actes définis dans la phrase précédente. Avant les attaques du 11 septembre 2001 contre les États-Unis, l’Organisation des Nations Unies (ONU) avait tenté plusieurs fois de combattre le terrorisme et son financement, par des traités internationaux. Par exemple, l’article 2 de la Convention internationale pour la répression du financement du terrorisme (1999) stipule :

« Commet une infraction au sens de la présente Convention toute personne qui, par quelque moyen que ce soit, directement ou indirectement, illicitement et délibérément, fournit ou réunit des fonds dans l’intention de les voir utilisés ou en sachant qu’ils seront utilisés, en tout ou partie, en vue de commettre :

a) un acte qui constitue une infraction au regard et selon la définition de l’un des traités énumérés en annexe;

b) tout autre acte destiné à tuer ou blesser grièvement un civil, ou toute autre personne qui ne participe pas directement aux hostilités dans une situation de conflit armé, lorsque, par sa nature ou son contexte, cet acte vise à intimider une population ou à contraindre un gouvernement ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque.4»

Le problème, c’est qu’en pratique, il est difficile pour des pays d’adapter leurs structures légales et de réglementation actuelles à des conventions de ce genre, de sorte que la signature et la ratification de celles-ci ont une valeur plus symbolique que concrète. Nous y reviendrons plus tard. Quelques jours après les attaques, le Conseil de sécurité de l’ONU a adopté la Résolution 1373 pour restreindre le financement des activités terroristes, et l’on a constitué un Comité spécial pour surveiller dans quelle mesure les pays s’y conforment.

Depuis les attaques du 11 septembre 2001, le Groupe d’action financière (GAFI), une organisation intergouvernementale, joue également un grand rôle dans la lutte contre le financement du terrorisme5. Il a été constitué à l’occasion du Sommet du G7 tenu à Paris en 1989, pour combattre le blanchiment d’argent, en réaction aux préoccupations croissantes suscitées par la baisse des revenus d’impôt à mesure que des fonds sont transférés vers des paradis fiscaux ou affectés à des utilisations clandestines, et en reconnaissance du fait que de gros montants, dont une bonne partie provient des crimes liés à la drogue, étaient blanchis (le Fonds monétaire international (FMI) considère qu’ils représentent de 2 à 5 p. cent du produit intérieur brut6 mondial ce qui peut se traduire par plus de 1,5 billion de dollars par année).

Le GAFI compte actuellement 31 pays (dont le Canada) et deux organisations régionales (la Commission européenne et le Conseil de coopération des États arabes du Golfe). Il a émis 40 recommandations sur le blanchiment d’argent en 1990 (révisées en 1996) qui portent sur tous les aspects pertinents de la lutte contre le blanchiment d’argent, et que tous les pays sont encouragés à adopter. Ces recommandations, bien que non légalement exécutoires pour les pays, sont maintenant considérées comme la norme internationale en matière de lutte contre le blanchiment d’argent. Le GAFI a étendu son mandat en ajoutant huit recommandations spéciales en octobre 2001 et une neuvième en octobre 2004.

Les recommandations spéciales invitent les pays à ratifier et à mettre en oeuvre les instruments de l’ONU contre le financement du terrorisme, à criminaliser ce délit et le blanchiment d’argent, à geler et à confisquer les biens des terroristes, à signaler les transactions suspectes relatives au terrorisme, à coopérer avec d’autres pays dans la lutte contre le terrorisme, à réglementer les systèmes parallèles de remise de fonds, à tenir des registres plus détaillés sur les virements télégraphiques, à examiner les lois et règlements applicables aux entités (surtout les organismes sans but lucratif) dont il est possible d’abuser pour financer le terrorisme, et à prendre des mesures pour repérer et arrêter les convoyeurs de fonds7. Malgré certaines ressemblances entre les recommandations du GAFI et les résolutions de l’ONU, l’insistance sur les systèmes parallèles de remise de fonds et les virements télégraphiques était une nouveauté. Le GAFI a également établi un plan d’action exigeant que ses membres effectuent une auto-évaluation avant la fin de 2001, et il a donné d’autres conseils pour aider les institutions financières à déceler le financement terroriste; il a aussi prôné une publication régulière des biens terroristes gelés ainsi que l’apport d’une aide technique aux non-membres du GAFI8.

Le GAFI travaille en collaboration étroite avec d’autres grands organismes internationaux comme le FMI, la Banque mondiale et l’ONU. Les deux premiers ont lancé le Programme d’évaluation du secteur financier (PESF) en 1999, et le FMI, auquel presque tous les pays sont affiliés, participe aux efforts internationaux en vue de combattre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme en partageant l’information, en apportant une aide technique au secteur financier et, depuis mars 2004, en intégrant régulièrement à son travail les dispositions contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme, dans le cadre desquelles on vérifie la conformité aux recommandations du GAFI (40+9).

Un autre intervenant majeur est le Groupe Egmont9, constitué en 1995 par un regroupement informel des cellules de renseignements financiers (CRF), qui sont des organismes nationaux chargés de recueillir des renseignements sur les activités suspectes ou inhabituelles, d’analyser les données et de les communiquer aux autorités nationales pour combattre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. Il faut également souligner que le GAFI a créé des CRF nationales, ainsi que des organismes régionaux qui lui ressemblent comme le GAFI du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord. Le Groupe se réunit une fois par année essentiellement pour promouvoir la coopération internationale entre les CRF pour le partage de l’information importante aux fins d’enquête. La CRF au Canada s’appelle le Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada (CANAFE), créé en juillet 2000 dans le cadre de la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité10. Actuellement, 101 pays possèdent des CRF et, une fois encore, il importe de se rappeler que celles-ci ont été initialement créées pour s’occuper du blanchiment d’argent et d’autres crimes financiers.

Bien que la liste des intervenants susmentionnés ne soit pas complète, il faut préciser que bon nombre des mesures prises à l’échelle régionale, nationale et internationale pour combattre le financement du terrorisme ne se complètent pas forcément, car elles sont indépendantes les unes des autres (malgré un certain partage de l’information); au pire, certaines peuvent se nuire mutuellement, et le temps est peut-être venu de créer une « organisation mondiale anti-terrorisme (OMAT) » qui s’attaquerait surtout au financement du terrorisme en favorisant et en coordonnant les différents efforts déployés par l’ONU, le GAFI, le Groupe Egmont, le FMI et les CRF.

Acquisition frauduleuse de fonds

Même si la section précédente montre clairement que les efforts actuellement déployés pour combattre le financement du terrorisme découlent de la lutte contre le blanchiment d’argent, il importe de faire la distinction entre les deux concepts. Un récent article publié dans The Economist concluait en disant: « Il n’y a pas grand risque à éliminer les règles spécifiques liées au financement du terrorisme. On recueillera quand même de nombreux renseignements car, parallèlement, la lutte contre le blanchiment d’argent se poursuivra (avec plus d’efficacité de toute façon)11. » Cet argument donne l’impression que les deux concepts sont les mêmes. Or, malgré certaines ressemblances, ils diffèrent bel et bien.

Le terrorisme est généralement mû par des motifs idéologiques, religieux ou politiques, tandis que le crime organisé (et le blanchiment d’argent qui lui est associé) recherche le profit. Dans la mesure où les fonds destinés au financement du terrorisme proviennent de sources illégales (par exemple, le trafic de drogues ou le commerce illégal des armes) et où les terroristes s’engagent dans le blanchiment d’argent conventionnel pour transférer les fonds nécessaires à leurs activités, les techniques employées pour combattre le financement du crime organisé peuvent également s’appliquer contre le financement du terrorisme. Cependant, une partie de l’argent ainsi détourné provient de sources légitimes, par exemple, des collectes de fonds, des dons privés ou des contributions à des organismes de bienfaisance, ce qui permet d’échapper aux lois sur le blanchiment d’argent, lesquelles présument que les fonds en question sont illégaux.

La question est d’autant plus compliquée lorsqu’un État favorise et commandite le terrorisme en fournissant non seulement un soutien financier, mais aussi un entraînement et la logistique. En outre, les opérations terroristes peuvent être relativement peu coûteuses (par exemple, on croit que les attaques contre le World Trade Center et le Pentagone ont coûté un demi-million de dollars), ce qui signifie qu’il peut être assez facile de les dissimuler en comparaison avec le blanchiment d’argent conventionnel.

On peut comprendre davantage les ressemblances et différences en examinant les processus adoptés dans l’un et l’autre cas. Le blanchiment d’argent consiste à cacher ou à transformer les produits illicites du crime afin de les réutiliser ou de les réinvestir dans une organisation criminelle. Ce procédé comprend différentes étapes : le placement, la multiplication des niveaux et l’intégration12. Dans le placement, on dépose les revenus illégaux dans le système financier, habituellement une institution financière, par exemple dans un compte bancaire. La multiplication des niveaux consiste à séparer les dépôts par des transactions répétées et complexes, et à transférer des fonds vers d’autres institutions pour masquer leur origine. Finalement, l’intégration comprend le retour des fonds à l’économie légitime par l’achat de biens ou le financement de nouvelles entreprises criminelles. La plupart des techniques de lutte contre le blanchiment d’argent tentent de déceler les fonds douteux à l’étape du placement; par exemple, on demande aux banques de signaler les transactions anormales ou suspectes.

Le financement du terrorisme comprend aussi le blanchiment d’argent sous forme de placement, de multiplication des niveaux et d’intégration, de manière à utiliser les fonds sans attirer l’attention des responsables de l’application de la loi. La différence toutefois, c’est que le placement, comme nous l’avons expliqué tout à l’heure, peut comprendre des revenus légitimes ou d’origine criminelle, et que l’intégration finance des activités terroristes aux ramifications plus mortelles. Gillespie (2002) signale une dernière différence qui présente d’intéressantes répercussions sur les politiques : les biens terroristes pénètrent habituellement dans le système financier à l’étranger, surtout dans les pays à la réglementation laxiste13. Par conséquent, les méthodes employées pour combattre le blanchiment d’argent traditionnel, à l’étape du placement, peuvent ne pas porter fruit. Il faut plutôt déterminer les destinataires à l’étape d’intégration, puis remonter la piste pour repérer le donateur. Voilà qui renforce l’argument exposé plus haut, c’est-à-dire que l’information accompagnant les mouvements de capitaux est parfois plus importante que les fonds proprement dits.

Même si l’on s’attend à ce que la plupart des terroristes passent par le système bancaire officiel (par exemple, par des virements télégraphiques) à cause de son envergure internationale, particulièrement dans les pays où les règlements sont mal appliqués, il existe d’autres moyens de transférer des fonds destinés au terrorisme : notamment les systèmes parallèles de remise de fonds, habituellement appelés hawalas, le blanchiment d’argent par des voies commerciales et le recours à des convoyeurs de fonds14. Le hawala est un ancien système bancaire issu du Moyen-Orient et de l’Asie du Sud, mal connu à l’extérieur des collectivités qui l’utilisent. À cause de la migration internationale et de l’usage d’Internet, son usage s’est répandu dans le monde entier, et il est devenu plus rapide et plus efficace. Il est populaire au Moyen-Orient, en Asie et dans les collectivités immigrantes du monde occidental.

Le hawala transfère de l’argent d’un pays à un autre sans réellement le déplacer, et le système se base sur la confiance, afin d’affecter des fonds et de régler des comptes en ne laissant presque aucune piste de papier. Voici comment se déroule le transfert. La personne A du pays X désire envoyer de l’argent à la personne B du pays Y. Elle le remet à un courtier (hawaladar) du pays X, qui lui réclame un prix relativement faible assorti d’un taux de change plus favorable que celui de la banque. Le courtier communique alors avec un autre courtier du pays Y par téléphone, par télécopieur ou par courriel, et celui-ci remet l’argent à la personne B en se basant sur un mot de code ou un numéro convenu au préalable. Pour apurer leurs comptes mutuels, ils peuvent procéder ainsi : le courtier du pays X réduit le montant que lui doit celui du pays Y, ou encore s’attend à une remise ultérieure de sa part. En ce qui concerne le blanchiment d’argent à caractère commercial, il se fonde sur le commerce de produits (comme l’or et les diamants) de grande valeur et faciles à transporter et à vendre contre paiement en espèces, de même que sur une fausse facturation pour transférer des fonds.

Après avoir identifié certains des principaux moyens employés pour transférer des montants destinés au terrorisme15, il est tout aussi important de se concentrer sur les sources des fonds. Il y en a deux principales : les entités d’État et les activités privées à revenus16. Le terrorisme commandité par un État est illustré par des cas notables comme l’implication de la Libye dans l’attentat à la bombe de Lockerbie, et l’asile accordé par le régime des taliban en Afghanistan à al-Qaïda (même si les preuves montrent que les taliban n’ont pas fourni de soutien financier). Selon certains spécialistes, ce type d’aide a diminué depuis quelques années, ce qui peut refléter un désir des États d’échapper à l’isolement international17. D’ailleurs, le gouvernement libyen a récemment admis sa responsabilité à l’égard de l’attentat de Lockerbie et a accepté d’indemniser les familles des victimes, pourvu que l’ONU et les États-Unis lèvent les sanctions économiques prises à son endroit.

Le revenu provenant d’activités privées peut être légal ou illégal. Au nombre des sources de financement légitimes, mentionnons les dons personnels et les bénéfices d’entreprises et d’organismes de charité. Par contre, les sources criminelles comprennent le trafic de drogues, la contrebande d’armes et d’autres biens, la fraude par cartes de crédit, les enlèvements et l’extorsion18. Il est difficile de déterminer les proportions respectives des revenus légaux et illégaux dans le financement du terrorisme, mais il n’en demeure pas moins que les fonds recueillis auprès de sources légitimes sont plus difficiles à déceler, surtout lorsqu’il s’agit de petits montants et que les personnes ou organisations en question n’ont aucun antécédent répréhensible. Les spécialistes du GAFI ont décelé des sources légales : collecte de cotisations de membre et (ou) abonnement; vente de publications; séries de conférences; activités socio-culturelles; collecte de fonds de porte en porte dans la collectivité; appels à des membres riches de la collectivité; et dons d’une partie des gains personnels19.

Les dons et les organismes de charité revêtent une grande importance, surtout dans le monde islamique, où Zakat (la charité) est l’un des cinq piliers de l’islam. Rudner (2006) déclare que : « La plus grande source individuelle de revenu est le détournement, au bénéfice des organismes militants, des contributions de charité (Zakat) que l’islam ordonne aux fidèles de verser... » 20. Des milliers de banques islamiques du monde entier alimentent le Zakat, conformément à la charia (loi islamique) sans faire l’objet d’une supervision quelconque, et ces transactions ne sont ni enregistrées ni décelables21.

Points vulnérables du système financier

Dans cette section, nous examinons les points vulnérables du système financier, qui comprend à la fois des institutions officielles et informelles, et notamment, nous examinons les différents moyens par lesquels les terroristes peuvent s’engager dans le blanchiment d’argent pour financer leurs activités.

Les marchés financiers se caractérisent par une information asymétrique, où l’un des participants à une transaction a plus de connaissances que l’autre. Par exemple, il n’est pas rare chez les emprunteurs potentiels de connaître davantage les risques et les bénéfices d’un projet que les prêteurs. Ce problème mène à un risque moral (où les emprunteurs se comportent différemment après avoir obtenu un prêt) et à une antisélection (où la plupart des emprunteurs sont à risque), de sorte que les marchés financiers ne peuvent attribuer efficacement les ressources. Cette situation augmente la probabilité que les terroristes exploitent le système financier. Plus particulièrement, le manque d’information peut empêcher les banques de faire la distinction entre un revenu légal et illégal, de sorte qu’elles peuvent participer à leur insu au blanchiment d’argent.

Pour limiter les problèmes causés par cette asymétrie, les autorités (organismes de réglementation) imposent des règles de diligence raisonnable aux banques, qui deviennent ainsi les agents d’information des gouvernements. De toute évidence, laissées à elles-mêmes, les banques privées ne sont nullement enclines à chercher cette information, car, une fois mise au jour, celle-ci devient du domaine public (un marché non réglementé aura donc tendance à ne pas faire de zèle dans ce domaine). Lorsque les règles sont imposées par les autorités, les banques déploient certains efforts selon les coûts de la réglementation (dont la totalité ou une partie peut être transmise aux clients) et l’effet que pourrait avoir sur leur réputation la diffusion de renseignements sur leurs clients. L’asymétrie de l’information entre les banques et les autorités complique aussi la tâche des organismes de réglementation, car ceux-ci ne peuvent vérifier complètement dans quelle mesure les banques s’efforcent de déceler un comportement suspect. Ainsi, en concevant des cadres de réglementation, les autorités doivent connaître les stimulants auxquels font face les agents, et les facteurs qui pourraient les amener à déroger aux directives.

Tel que mentionné précédemment, les terroristes recueillent des fonds dans d’autres pays que ceux où ils comptent effectuer leurs opérations, et doivent profiter de systèmes plus faibles qui leur permettent de transférer de l’argent d’un pays à l’autre. Un deuxième point faible dans le système financier est l’existence à l’étranger de paradis fiscaux à la réglementation laxiste, qui présentent un plus grand risque de dissimuler des transactions liées au terrorisme, et qui facilitent le déplacement transfrontalier de l’argent. Il faut noter que ces endroits font l’objet d’une surveillance, car ils représentent une perte de revenu d’impôt pour les pays du monde entier; en effet, des particuliers et des entreprises y cachent leurs revenus. Ces paradis fiscaux offrent des services financiers (par les banques et d’autres agents) aux non-résidents, et sont attrayants pour les terroristes et les criminels à cause d’un taux d’imposition très faible (ou nul), d’une faible réglementation financière, ainsi que du secret et de l’anonymat bancaires. Ici encore, l’information asymétrique caractérise ces endroits et peut être exploitée par des terroristes pour financer leurs activités. Tout comme les adeptes du blanchiment d’argent, ils peuvent mettre à profit le laxisme de ces emplacements.

Examinez l’exemple suivant. Des terroristes constituent à l’étranger une banque-écran (institution n’ayant aucune présence réelle), qui fait affaire avec des banques sur le territoire national au moyen de comptes avec des correspondants bancaires (qui permettent à une banque d’un pays d’ouvrir un compte dans une banque à l’étranger), pour faciliter l’accès aux devises étrangères et aux transferts d’argent, en d’autres termes pour infiltrer le système bancaire du pays visé. Après avoir ouvert un compte du correspondant bancaire, la banque légitime du pays visé ne sera pas forcément capable de retracer l’origine des fonds en question, à cause de l’absence de réglementation relative à la banque-écran. Cela semble tiré par les cheveux? Pas vraiment. Ces banques étrangères (ou banques-écrans) ont la capacité de convoyer de « l’argent sale » pour le sortir d’un pays ou l’y faire entrer, à cause du manque de réglementation. Un particulier peut aussi envoyer son argent à l’étranger pour le confier à des « fiducies » assujetties à des règles privées strictes, afin de le protéger contre les autorités locales.

Il est important de comprendre pourquoi les paradis fiscaux maintiennent une réglementation laxiste. La plupart d’entre eux sont situés dans des pays dépourvus d’abondantes ressources naturelles et incapables de produire des revenus à partir de services non financiers; il est intéressant de constater qu’un certain nombre d’entre eux sont de petits États insulaires en développement, considérés comme économiquement vulnérables. Les avantages des transactions commerciales avec l’étranger, favorisées par une réglementation laxiste, surpassent de loin les coûts qu’ils doivent acquitter (puisqu’ils ne sentiront pas directement les effets de l’activité terroriste ou du crime organisé). En outre, la réglementation internationale destinée à intensifier la transparence de leurs activités est déficiente et considérée comme un empiètement sur la souveraineté nationale par ces pays. Tant que l’on ne s’attaquera pas convenablement aux causes de la réglementation laxiste, ces endroits demeureront une destination attrayante pour le financement du terrorisme et le blanchiment d’argent.

La vulnérabilité du système financier au financement du terrorisme ne se limite pas aux institutions officielles, mais concerne aussi les systèmes parallèles de remise de fonds (ou hawala) mentionnés tout à l’heure. Dans de nombreux pays en développement, les systèmes financiers font l’objet d’une répression : les remises sont lourdement taxées; les transactions avec le change étranger sont limitées; et les plafonds artificiels imposés aux intérêts entraînent des pénuries, de sorte que les banques doivent rationner le crédit limité entre les investisseurs. Tous ces facteurs se combinent pour inciter les gens à se tourner vers les systèmes parallèles de remise de fonds, lesquels, dans certains cas, sont la seule option qu’il leur reste. Par exemple, il est possible pour les enquêteurs de suivre les relevés bancaires des hawaladar (puisqu’à un certain point, il faut convertir les fonds en question), mais cela requiert d’énormes ressources. Même si certains pays ont adopté des lois exigeant que les hawala s’inscrivent officiellement et tiennent des registres (conformément à l’une des neuf recommandations spéciales du GAFI), cette mesure ne fonctionnera que si les hawaladar s’y conforment.

Certains proposent d’éliminer carrément les hawala 22. à mon avis, ce n’est pas une stratégie viable, car cela pousserait ce système encore plus dans la clandestinité, rendant les activités suspectes encore plus difficiles à déceler, à mesure que les gens réagiraient aux nouvelles conditions et tenteraient de dissimuler davantage leurs activités ou de recourir à d’autres moyens illégaux (par analogie, mentionnons que, dans certains pays, l’interdiction complète du travail des enfants a mené à la prostitution infantile). Plus important encore, cela pourrait empêcher les fonds destinés à un usage légitime d’atteindre leur but, nuisant aux destinataires qui dépendent de ces revenus pour vivre et n’ont aucun autre moyen de subsistance. Il est préférable de trouver des solutions de rechange aux systèmes parallèles de remise de fonds, ce qui pourrait rendre la situation plus concurrentielle. Voilà un grand défi pour les rédacteurs de politiques! À long terme, on pourrait aussi concevoir des moyens de rendre le système financier officiel dans certains pays du monde plus attrayant que les hawala, en libéralisant les marchés financiers, en abaissant les taxes sur les mouvements des remises qui passent par le marché officiel, et en supprimant les restrictions sur les taux d’intérêt et les mouvements de devises étrangères.

Conclusions et effets en matière de politiques

Depuis les attaques du 11 septembre 2001 contre les États-Unis, l’un des objectifs explicites de la guerre contre le terrorisme consiste à perturber les réseaux financiers à la base des organisations terroristes. On a saisi des millions de dollars, fermé les portes d’organismes de bienfaisance appuyant des organisations terroristes et gelé des actifs, mais il est encore difficile d’établir si l’on est en train de remporter la victoire. Le présent document reconnaît la difficulté de retracer et d’intercepter les fonds destinés à des activités terroristes, étant donné l’envergure des mouvements de capitaux, l’interconnexion des marchés financiers et les montants relativement faibles requis pour mener des opérations terroristes mortelles. Cependant, l’analyse de la piste de l’argent peut produire des renseignements utiles qui peuvent servir à perturber les activités terroristes.

Nous avons analysé ici l’acquisition frauduleuse de fonds par des terroristes ainsi que certains des points vulnérables du système financier. Cette analyse montre clairement que les banques et les institutions financières doivent instaurer des cadres de réglementation efficaces pour déceler et déclarer les transactions suspectes. Même si l’on a beaucoup progressé dans les pays en développement à cet égard, ceux dont les régimes n’ont pas les moyens de combattre efficacement le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme doivent recevoir une aide technique et financière de la part des organisations internationales et de donateurs bilatéraux, sans quoi ils risquent d’être exclus des marchés financiers. Rien n’empêche, par exemple, de consacrer une partie de l’aide étrangère à l’amélioration de ces régimes, et de faire en sorte que les pays qui se conforment aux normes du GAFI puissent même être récompensés par des donateurs (après tout, l’histoire de l’aide étrangère est pleine d’exemples où des pays ont été récompensés pour des raisons de sécurité pendant la guerre froide).

À cause de l’asymétrie mentionnée dans la section précédente, la solution consiste à recueillir des renseignements pertinents. Ceux-ci atteindront un nombre optimal lorsque les agents seront suffisamment stimulés pour les recueillir; l’information doit être facilement accessible et pouvoir être partagée avec les organismes de renseignement; de plus, une coopération internationale est indispensable à cause de l’interdépendance des marchés mondiaux de capitaux. L’application des recommandations spécifiques du GAFI dans plusieurs pays, et des sanctions pour ceux qui ne les respectent pas, apporteront le « muscle » nécessaire aux recommandations de la GAFI ainsi qu’aux résolutions et aux conventions de l’ONU; il faudra aussi surveiller de plus près les paradis fiscaux.

Nous analysons ici « l’aspect offre », c’est-à-dire la nécessité de couper les vivres aux opérations terroristes. Une simple compréhension de la microéconomie invite à nous inquiéter autant de la demande que de l’offre : limiter l’une et l’autre fera diminuer le terrorisme. Par conséquent, il ne faut pas se concentrer uniquement sur les mouvements de fonds, mais étudier la demande qui est à l’origine de ceux-ci. Même si cet aspect dépasse les limites de notre étude, précisons néanmoins que la victoire ne sera acquise que si l’on tient compte aussi de la demande! En fait, dans la mesure où le terrorisme est une réponse systémique à des problèmes politiques et socio-économiques, il faut établir des stratégies relatives à la demande pour aborder les causes profondes de ces problèmes. La difficulté consiste à veiller à ce que les politiques et les règlements (ou sanctions) appliqués contre le terrorisme ne nuisent pas à des innocents, et qu’ils tiennent compte de la protection des libertés civiles offertes par les démocraties à leurs citoyens.

Yiagadeesen Samy
Université Carleton, Ottawa

Notes en fin de texte

  1. Jagdish Bhagwati, « The Capital Myth », Foreign Affairs, mai-juin 1998.
  2. Robert G. King et Ross Levine, « Finance and Growth: Schumpeter Might Be Right », Quarterly Journal of Economics, 108, 718 à 737, 1993.
  3. « Looking in the Wrong Places », The Economist, 20 octobre 2005.
  4. Le texte complet de la convention figure sur le site http://untreaty.un.org/French/Terrorism/Conv12.pdf
  5. http://www.fatf-gafi.org
  6. http://www.imf.org/external/np/speeches/1998/021098.htm
  7. « Looking in the Wrong Places », The Economist, 20 octobre 2005.
  8. Groupe d’action financière sur le blanchiment des capitaux, Guidance for Financial Institutions in Detecting Terrorist Financing, le 24 avril 2002, disponible sur le site http://www.oecd.org.proxy.library.carleton.ca/fatf/TerFinance_en.htm.
  9. http://www.egmontgroup.org
  10. http://www.fintrac.gc.ca
  11. The Economist, « The Lost Trail: Efforts to Combat the Financing of Terrorism are Costly and Effective », le 22 octobre 2005.
  12. Secrétariat pour les pays du Commonwealth, « Combating Money Laundering: A Model of Best Practice For the Financial Sector », Londres, 2000.
  13. James Gillespie, « Follow the Money: Tracing Terrorist Assets », colloque sur les finances internationales, Harvard Law School, avril 2002.
  14. Martin Rudner, « Using Financial Intelligence Against the Funding of Terrorism », International Journal of Intelligence and Counterintelligence, 19, 2006, p. 43.
  15. Voir Simona Sapienza, « The Financing of Islamic Terrorism », disponible sur le site http://www.zone-h.org/files/82/FIT.doc, pour d’autres moyens de transfert.
  16. Groupe d’action financière sur le blanchiment des capitaux, op. cit., p. 4.
  17. Ilias Banketas, « The International Law of Terrorist Financing », American Journal of International Law, avril 2003.
  18. Groupe d’action financière sur le blanchiment des capitaux, op. cit., p. 4.
  19. Groupe d’action financière, Rapport sur les typologies du blanchiment de capitaux (2001-2002), disponible sur le site http://www.fatf-gafi.org/dataoecd/32/34/35396636.pdf.
  20. Martin Rudner, op. cit., p. 42.
  21. Simona Sapienza, op. cit., p. 9.
  22. James Gillespie, op. cit., p. 60.

 


Date de modification : 2006-07-12

Haut

Avis importants