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Tendances en terrorisme

Le terrorisme et la criminalité : Liens réels et potentiels

Volume 2006-5

Cet article a été rédigé par le Canadian Centre for Intelligence and Security Studies, The Norman Paterson School of International Affairs, Carleton University.

La publication de cet article ne signifie pas que son contenu a été authentifié par le Centre intégré d’évaluation des menaces (CIEM), ni que le CIEM partage les opinions de l’auteur.

SOMMAIRE

•   La lutte mondiale contre le terrorisme fait diminuer le soutien financier que     reçoivent les groupes terroristes, ce qui les pousse à recourir davantage     aux activités criminelles.

•   En général, les groupes terroristes mènent des activités criminelles     proportionnelles à leurs moyens et à leurs besoins.

  • Les opérations uniques à petite échelle sont peu coûteuses et ne nécessitent pratiquement aucun revenu du crime.

  • Par contre, les groupes plus importants qui planifient continuellement des activités terroristes ont besoin d’un revenu plus constant et plus élevé, qu’ils peuvent générer au moyen d’activités criminelles organisées, dont la complexité et l’ampleur sont comparables à celles du milieu du crime organisé.

•   Les alliances entre les groupes criminels et les groupes terroristes sont     rares. En général, les groupes criminels organisés sont nationalistes,     jaloux de leur territoire et réticents à courir le risque d’attirer l’attention des     autorités en collaborant avec des groupes terroristes. Par ailleurs :

  • Les groupes terroristes qui empiètent sur les activités et les profits des organisations criminelles risquent d’être perçus comme des rivaux.

  • De nombreux groupes criminels organisés sont bien implantés et très nationalistes (ils ont notamment un lien étroit avec l’économie nationale). Ils n’ont donc pas intérêt à collaborer avec des terroristes qui menacent la stabilité du pays ou de son marché.

  • Les terroristes qui s’allient au milieu du crime organisé s’exposent aussi à des risques. Comme le crime organisé est axé sur la recherche du profit, il est vulnérable aux problèmes de loyauté, contrairement au terrorisme.

  • À l’inverse de la plupart des groupes terroristes, les groupes criminels fuient l’attention des médias, du public et du gouvernement. Les terroristes veulent occuper une place légitime sur la scène politique ou même la dominer, tandis que les groupes criminels recherchent des « milieux d’affaires » optimaux.

•   En dépit de ces conclusions générales, il y a lieu de penser qu’une     collaboration existe dans certains contextes, dont les suivants :

  • les régions gouvernées avec peu de fermeté par un État « faible » ou « provisoire » (à savoir, qui a une emprise fragile sur la société, l’économie et la politique);

  • les marchés illicites compétitifs qui sont principalement ou totalement dirigés par des groupes criminels organisés;

  • le milieux comprenant de nouvelles organisations terroristes et criminelles « transnationales ».

•   Plutôt que de chercher à savoir dans quelle mesure les groupes terroristes     sont prêts à collaborer avec le milieu du crime organisé (une situation très     improbable), il y a lieu de se demander s’ils sont prêts à collaborer entre     eux pour se financer au moyen d’activités criminelles et dans quelle     mesure.

Introduction

La lutte mondiale contre le terrorisme fait diminuer le soutien financier que reçoivent les groupes terroristes, ce qui les pousse à recourir davantage aux activités criminelles. Certains groupes ont développé leurs propres compétences criminelles, comme les FARC, al-Qaïda et les Tigres tamouls. Même ceux qui peuvent se flatter d’être soutenus par l’État (comme le Hezbollah soutenu par l’Iran) dépendent de plus en plus du crime pour financer leurs activités et améliorer leurs moyens opérationnels. Le présent document vise à prévoir l’évolution que pourraient suivre les activités criminelles des terroristes et la collaboration entre organisations terroristes et criminelles, d’après les connaissances actuelles en la matière.

Certains affirment que, dans le contexte actuel, la « mutation » des activités des groupes terroristes amènera ceux-ci soit à imiter les groupes criminels organisés qui ont une grande expérience des activités illicites, soit à s’unir à eux1. D’autres avancent que le fossé idéologique qui sépare les groupes terroristes des groupes criminels les empèchera de collaborer2. Les faits donnent raison à ces derniers. Nous proposons en outre que des conditions particulières dans certaines parties du monde pourraient donner naissance à des relations inédites entres des groupes terroristes et des groupes criminels. Nous ajoutons que l’infrastructure des groupes terroristes et les besoins qui leur sont propres sont les meilleurs prédicteurs des types d’activités criminelles qu’ils auront tendance à mener. Seuls les groupes qui ont une structure semblable à celle des groupes criminels organisés et qui nécessitent un revenu élevé constant participeront aux formes d’activités criminelles traditionnellement associées au crime organisé. Les autres groupes terroristes seront davantage enclines à se livrer uniquement à des activités criminelles courtes et sporadiques.

Connaissances actuelles sur les activités criminelles des terroristes

Le trafic de stupéfiants est maintenant la plus grande source de revenu des groupes criminels organisés et des terroristes internationaux3. Par exemple, des rapports indiquent que pendant le conflit au Kosovo, l’Armée de libération du Kosovo (UCK) faisait le trafic d’héroïne pour financer ses opérations. Des guérillas en Espagne, au Sri Lanka, en Turquie et au Liban ainsi que le Mouvement islamique d’Ouzbékistan (MIO), le Hezbollah et le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) se livrent aussi au trafic de stupéfiants, tout comme le font depuis longtemps les taliban en Afghanistan pour se financer4.

  1. Dans les années 90, le milieu du crime organisé a considérablement augmenté son trafic d’immigrants clandestins, en partie à cause des gains importants qu’il pouvait générer et des risques de détection et de poursuite plus faibles que ceux du narcotrafic5. Des groupes crimi-nels organisés de Russie, de Chine, d’Asie centrale et d’Inde font immigrer clandestinement de vastes nombres de personnes, un commerce dont les profits sont estimés à des millards de dollars6. En plus des recettes importantes qu’elle génère, cette activité peut servir aux terroristes de plusieurs manières. En particulier, elle peut dissimuler les mouvements des membres d’une organisation terroriste ou criminelle. Il existe des preuves substantielles que les Tigres tamouls ont fait le trafic d’immigrants clandestins sri-lankais et que le déplacement d’Afghans et de Pakistanais au Moyen-Orient a masqué le passage d’au moins un agent d’al-Qaïda7.

  2. Les enlèvements contre rançon sont devenus un outil de financement important pour les terroristes. Entre autres, des membres du groupe Abu Sayyaf, qui auraient partie liée avec al-Qaïda, et du Front Moro islamique de libération ont enlevé des travailleurs humanitaires et des touristes étrangers pour de l’argent8.

  3. Le trafic de tabac est une autre source de revenu pour les groupes terroristes, notamment en Caroline du Nord, où des cigarettes ont été acheminées vers d’autres États qui perçoivent des taxes plus élevées, comme le Michigan. Les profits de ce trafic ont servi à financer le Hezbollah au Liban.

  4. Les groupes terroristes mènent d’autres activités de financement illicites telles que le vol, l’extorsion, les enlèvements et le commerce et le trafic d’armes9. Des délits mineurs servent aussi à financer les activités de certains groupes ou personnes. Les Tigres tamouls et al-Qaïda font la contrefaçon de cartes de crédit et se livrent à la fraude par cartes de crédit. Les terroristes qui ont mené les attentats à la bombe contre les trains de Madrid en mars 2004 se procuraient aussi des fonds grâce à des délits mineurs. Diverses organisations terroristes ont financé leurs activités grâce à des rackets de protection, plus particulièrement dans les communautés d’émigrés. Les Tigres tamouls ont été reliés à plusieurs rackets au Canada et à l’étranger, y compris à l’extorsion d’environ un million de dollars canadiens par mois dans la diaspora tamoule à Toronto.

Une telle variété d’activités criminelles conduit de nombreux commentateurs à affirmer que les groupes terroristes sont en train d’accroître et de diversifier leurs sources de revenu. Bien qu’il s’agisse d’une information importante, assez peu de conclusions peuvent en être tirées quant à l’avenir, car il est probable que ces groupes adoptent presque toute forme d’activité lucrative qui répond à leurs besoins.

Il y a de fortes chances que les caractéristiques organisationnelles des groupes terroristes déterminent leur capacité de mener des activités criminelles et les limites de ces activités. Autrement dit, les groupes terroristes se tournent naturellement vers les formes d’activités criminelles qui correspondent à leurs moyens organisationnels. Cela explique en partie pourquoi les rebelles terroristes (qui organisent des attentats terroristes sur une longue période, dirigent un territoire, gouvernent des gens et maintiennent de puissantes forces armées) semblent se livrer davantage à des activités criminelles organisées, comme le trafic de stupéfiants, tandis que les groupes terroristes islamistes dispersés semblent mener des activités criminelles plus sporadiques, voire aucune.

Groupes terroristes aux activités éphémères et sporadiques

Les groupes et les cellules terroristes aux activités éphémères et sporadiques peuvent très facilement mener des activités criminelles épisodiques à petite échelle. En effet, ce type d’activité exige généralement peu de compétences spéciales, de ressources, et de frais initiaux; une répartition des tâches élémentaire; et pratiquement aucun recours à des techniques de stabilisation comme la corruption. Bien qu’on puisse s’attendre à une certaine violence de la part de ces groupes, qui ont somme toute une vocation terroriste, il serait logique que la violence employée en fonction soit atténuée en fonction du crime commis pour éviter d’attirer l’attention (des forces de l’ordre, des médias, etc.), étant donné qu’en général, ces groupes n’ont ni la sophistication ni les ressources qu’il leur faudrait pour se dérober aux autorités.

Les moyens dont un groupe dispose pour organiser ses activités et faire un profit déterminent le type de crime qu’il peut commettre. Les activités criminelles plus lucratives exigent toutefois des moyens organisationnels plus importants et demeureront l’apanage des groupes terroristes mieux organisés. Une cellule ou une personne peut se livrer à une activité criminelle uniquement le temps d’accumuler suffisamment de ressources (monétaires ou autres) pour perpétrer un attentat ou une série d’attentats donnés. À la base, un groupe terroriste aux activités éphémères et sporadiques peut avoir besoin de très peu d’argent, peut-être au plus quelques milliers de dollars, pour commettre un attentat précis. On estime que l’attentat à la bombe perpétré contre le USS Cole en 2000 aurait coûté aussi peu que 5 000 $, et ceux menés contre les trains de Madrid, aussi peu que 10 000 $10. Les auteurs des attentats à la bombe de Londres en juillet 2005 pourraient avoir dépensé à peine 5 000 $. Il n’est ni nécessaire ni désirable pour ces groupes d’accumuler des fonds au-delà de leurs besoins immédiats, car ils augmenteraient les risques de détection et de capture avant l’attentat.

Les groupes terroristes aux activités sporadiques peuvent générer eux-mêmes une bonne partie de l’équipement, des ressources et même du financement dont ils ont besoin. La bombe utilisée dans l’attentat contre le World Trade Center en 1993 était composée de matériaux commerciaux ordinaires (comme de l’engrais à gazon et du carburant diesel) et a coûté moins de 400 $ à fabriquer11. Compte tenu de ces raisons et de ce que nous savons des activités criminelles auxquelles se livrent les groupes terroristes aux activités éphémères et sporadiques, il semble très probable que ceux qui optent pour le crime commettent des fraudes mineures à faibles risques et à faible rendement, par exemple la falsification de chèque, la fraude postale, l’utilisation frauduleuse de numéros d’assurance sociale, les petits vols et le trafic de la drogue à petite échelle.

D’ordinaire, les attentats uniques – souvent des attentats suicide – sont planifiés et exécutés par un très petit nombre de personnes. Ils ne nécessitent donc pas des sources de revenu stables. Cela est d’autant plus vrai lorsque les membres du groupe ou de la cellule terroriste occupent un emploi rémunéré légitime ou ont accès à d’autres ressources. Les terroristes nés ou recrutés dans les pays cibles échappent à bon nombre des risques associés à la préparation d’activités coûteuses. Comme ils sont plus difficiles à repérer pour les forces de l’ordre nationales et internationales et qu’ils n’ont pas àcourir les risques élevés liés aux voyages internationaux, ils n’ont pas autant besoin de se financer au moyen d’activités criminelles hasardeuses. Peut-être les meilleurs exemples sont les auteurs des attentats de l’été 2005 à Londres, qui n’avaient encore jamais commis de crime et qui avaient pu facilement se dérober au regard des forces de l’ordre. Citons en outre des personnes recrutées par al-Qaïda telles que les ressortissants américains Jose Padilla et John Walker Lindh, le Britannique Richard Reid (« l’homme à la chaussure piégée ») et, plus récemment, le Français Lionel Dumont.

Tout ce qui précède nous permet de conclure que, compte tenu de leurs besoins financiers habituellement faibles, en général, les groupes terroristes aux activités sporadiques ou à mission unique ne sont pas prêts à courir les risques associés mème aux infractions simples comme les vols avec ou sans agression, le trafic de drogue ou la fraude par cartes de crédit.

Groupes terroristes organisés et enracinés

Deux caractéristiques étroitement liées permettent de mieux comprendre le crime organisé : 1) sa pérénnité et 2) son besoin et sa production concomitants d’un revenu constant. En raison de son illégalité, un groupe criminel organisé doit se munir de « pratiques de perpétuation » comprenant quatre techniques fondamentales qui répondent à quatre besoins essentiels.

  1. La capacité de proférer des menaces et d’user de violence pour soumettre les éléments intérieurs et extérieurs, pusqu’il est impossible de recourir aux forces de l’ordre pour faire respecter les « contrats ».

  2. La mise en oeuvre et l’encouragement d’une politique de corruption systématique pour neutraliser les forces de l’ordre et (dans l’idéal) créer un milieu judiciaire favorable à ses activités.

  3. L’élaboration de techniques pour s’assurer la loyauté continue de ses membres.

  4. L’exécution répétée d’activités criminelles pour se constituer une source de revenu sûre et constante afin de financer les pratiques de perpétuation et de générer un profit.

Le troisième facteur, à savoir la loyauté des membres, est un problème épineux pour les organisations criminelles. En effet, comme leurs membres recherchent essentiellement le profit, ils risquent fort de trahir leur organisation devant un pot-de-vin, une occasion subversive de s’enrichir ou une menace de violence. La confiance constitue donc un souci permanent pour les groupes criminels organisés. Une caractéristique commune à ces groupes, soit le recours aux liens internes comme l’inclusion des membres de la famille et la création d’autres liens sociaux « primaires », est principalement associée à l’accroissement de la confiance.

Ces caractéristiques du crime organisé éclaircissent certains points au sujet des possibilités que les organisations terroristes se lancent dans des activités criminelles.

  • Un groupe terroriste organisé a lui aussi besoin d’un revenu sûr et constant pour poursuivre ses opérations. S’il n’a pas toujours de pots-de-vin à payer, il doit néanmoins exploiter une organisation clandestine, recueillir des renseignements, réaliser ses propres recherches, obtenir du matériel et coordonner l’usage de ses compétences spécialisées.

  • Le problème lié à la loyauté est beaucoup moins grave pour l’organisation terroriste que pour l’organisation criminelle, pour autant que ses membres soient unis par un attachement profond à une cause politique ou religieuse précise. Il en résulte des frais d’exploitation plus faibles, car les membres de l’organisation terroriste n’exigent pas de prime en échange de leur loyauté ou des risques qu’ils prennent et ils ne se laissent pas facilement séduire par les occasions de trahison motivées par le gain (ou la violence).

  • Un groupe terroriste a vraisemblablement les moyens d’intimider par la violence tant ses propres membres que les personnes qu’il lui faut assujettir. Ces moyens lui confèrent en plus une férocité qui pourrait l’aider à s’introduire dans les milieux criminels et à s’en rendre maître.

  • Les questions liées à la loyauté des membres s’appliquent aussi aux mesures de protection extérieures : le groupe terroriste formera volontiers des alliances avec les forces de l’ordre et d’autres institutions favorables à sa cause politique – que ce soit par infiltration, par la menace ou par des liens de loyauté existants.

Ces caractéristiques montrent que les groupes terroristes organisés sont biens placés sur les plans fonctionnel et organisationnel pour se livrer au crime organisé. Autrement dit, grâce à leur structure, ils peuvent se livrer àdes activités de financement qui font appel à des attributs et à des moyens qu’ils possèdent déjà. Comme il a été suggéré, à certains égards, les organisations terroristes pourraient mener des activités criminelles plus efficacement que les organisations criminelles « ordinaires ». Un excellent exemple est le groupe des Tigres libérateurs de l’Eelam tamoul (TLET), qui a implanté des cellules criminelles dans 38 pays d’Europe, de l’Amérique du Nord et du Moyen-Orient. Ces cellules amassent des fonds pour l’organisation grâce à l’extorsion, au trafic de stupéfiants, à la fraude par cartes de crédit, à l’utilisation frauduleuse du système de sécurité sociale, à l’écoulement de fausse monnaie sur le marché des changes, à la piraterie, au trafic d’immigrants clandestins et au trafic d’armes12. Toutes ces activités, qui rapportent au groupe des sommes considérables, sont réalisées à l’échelle locale par des cellules spéciales qui s’y consacrent totalement.

Obstacles à la collaboration entre les groupes terroristes et les groupes criminels

Malgré les ressemblances entre les deux types d’organisation, plusieurs obstacles nuisent à la collaboration entre les terroristes et les criminels13. Les faits portent à croire que les terroristes font rarement alliance avec les criminels, qu’il s’agisse de groupes terroristes aux activités éphémères et sporadiques ou de groupes plus organisés.

  • Très souvent, les groupes criminels organisés voient les terroristes organisés qui mènent les mêmes activités comme des rivaux qui font dimiuer leur revenu – et il y a de fortes chances que les terroristes ne sortent pas gagnants de cette rivalité. La plupart du temps, les groupes du crime organisé connaissent mieux les méthodes et les techniques utilisées pour tirer un revenu constant d’une activité illicite, par exemple la mono-polisation du marché noir, la création d’une économie parallèle ou l’exploitation des infrastructures de l’État. En Turquie, le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) aurait prise sur environ 30 p. cent des laboratoires où l’on raffine l’héroïne et la mafia turque dirigerait le reste14.

  • Or, les groupes terroristes organisés ne recherchent pas de telles alliances, dont ils ont rarement besoin – ils peuvent même chercher à les dissoudre. Ces alliances font courir autant de risques aux terroristes qu’aux groupes criminels organisés. Comme il a déjà été mentionné, puisque le crime organisé est axé sur la recherche du profit, il est particulièrement vulnérable aux problèmes de loyauté, contrairement au terrorisme. Peu de raisons pousseraient un groupes terroriste organisé à établir des relations aussi périlleuses.

  • Les faits portent aussi à croire que les groupes terroristes aux activités éphémères et sporadiques ne sont pas enclins à s’allier aux groupes criminels existants, en partie à cause de la nature temporaire et épisodique de leurs activités : ils n’ont pas besoin de nouer des relations durables avec des groupes ou des personnes « de l’extérieur » ni de s’assurer un revenu constant. Il est même possible qu’ils ne créent pas de liens avec d’autres terroristes. Certains groupes amorphes, provisoires et dépourvus du modus operandi qu’ont les véritables organisations terroristes ne font que se rapprocher les uns des autres le temps d’une opération ou d’une attaque donnée. Citons comme exemple les quatre auteurs de l’attentat de 1993 contre le World Trade Center. Ceux-ci ont conjugué leurs forces parce qu’ils fréquentaient tous la même mosquée au New Jersey, mais ils n’avaient aucune intention de mener d’autres activités terroristes ou criminelles ensemble après l’attentat15.

  • Il semble tout aussi improbable que les groupes criminels – axés sur le profit plutôt que sur la politique – aient une raison de collaborer avec les terroristes. Même une courte association avec des terroristes risque d’attirer le regard des forces de l’ordre. Contrairement à la plupart des groupes terroristes, les groupes criminels fuient l’attention des médias, du public et du gouvernement. Et aussi contrairement aux terroristes, qui cherchent à se tailler une place légitime sur la scène politique ou à dominer celle-ci, les criminels recherchent les « milieux d’affaires » optimaux. En général, les risques pour la sécurité de leurs opérations l’emportent sur les bénéfices qu’ils tireraient d’une collaboration.

  • De nombreux groupes criminels bien implantés sont extrèmement nationalistes, comme les Yakuza, au Japon, qui servaient l’empereur en éliminant ses adversaires politiques; et la mafia américaine, qui a défendu les fronts de mer du pays pendant la Deuxième Guerre mondiale pour empêcher tout sabotage de la part des Allemands16. Souvent, ils coupent les ponts avec ceux qu’ils soupçonnent de préférer le terrorisme au profit17. Par exemple, dans les années 80, le cartel de Medellin a refusé de poursuivre les communications et la collaboration avec les FARC et l’Armée de libération nationale (ELN). Pour ces groupes, la prospérité du pays est primordiale, puisqu’ils exploitent les institutions économiques et financières de l’État et qu’ils ont souvent des parents ou des relations dans les communautés où ils mènent leurs activités. La présence de groupes terroristes aux visées subversives gênerait la symbiose entre les groupes criminels implantés et l’État hôte. Par exemple, la mafia russe et l’EZLN ont refusé des partenariats, principalement parce que leurs buts et leurs motifs divergeaient de ceux de leurs partenaires éventuels18. Ils ont tous deux choisi de poursuivre respectivement leurs objectifs criminels (mafia) ou politiques (EZLN).

Compte tenu des connaissances actuelles et des obstacles à la collaboration, dont ceux que nous venons d’examiner, il est très improbable que le milieu du crime organisé s’allie aux groupes terroristes. La conclusion peut-être la plus importante à tirer est que les groupes terroristes organisés ont déjà tous les moyens nécessaires pour mener leurs propres activités criminelles organisées.

Exceptions : États faibles, monopoles et groupes criminels « transnationaux»

En dépit de la conclusion générale ci-dessus, il y a lieu de penser qu’une collaboration existe dans certains contextes.

  1. Dans les régions gouvernées avec peu de fermeté par un État « faible » ou « provisoire » (à savoir, qui a une emprise fragile sur la société, l’économie et la politique)

Des indications portent à croire que le « Sentier lumineux » péruvien et les guérillas colombiennes des FARC protègent la production et le trafic de stupéfiants des cartels de la drogue en Amérique du Sud. Il y a aussi de fortes indications que le FPLP-CG, en Palestine, s’est servi de sa propre infrastructure de sécurité, y compris ses installations de production et ses terrains d’atterrissage protégés, pour appuyer le narcotrafic de groupes criminels organisés au Liban. En échange d’une protection armée et d’une sécurité accrue, les cartels offrent de vastes sommes d’argent qui peuvent servir à financer le terrorisme. Les Tigres tamouls au Sri Lanka et le groupe de gauche M19 en Colombie ont participé à des associations semblables. Ils ont notamment été déployés comme éléments protecteurs (écrans) pour faire échec à la détection et aux raids du gouvernement. Dans d’autres cas, les organisations criminelles font passer leurs marchandises par les territoires de groupes révolutionnaires ou terroristes pour en assurer la sécurité. En règle générale, les groupes criminels organisés utilisent les groupes terroristes d’une façon ou d’une autre pour atteindre leurs propres objectifs financiers.

  1. Dans les marchés illicites compétitifs principalement ou totalement dirigés par des groupes criminels organisés

Les groupes terroristes organisés qui désirent percer les marchés illicites totalement sous l’emprise d’organisations criminelles n’ont d’autre choix que de former des alliances avec elles, plus particulièrement dans les régions de l’Afrique, de l’Asie centrale, de l’ex-Union soviétique et des Balkans. Tel est aussi le cas dans les pays comme l’Afghanistan, le Myanmar et la Colombie, où quelques groupes criminels organisés exercent un pouvoir considérable ou absolu sur les marchés illicites comme le trafic de la drogue et les enlèvements. Il se peut que des mouvements terroristes ou révolutionnaires « se gangstérisent »19, c’est-à-dire qu’ils accordent graduellement la priorité aux activités lucratives (le processus inverse, la « politisation », se produit lorsqu’un groupe criminel finit par placer la politique au premier rang de ses préoccupations). Par exemple, l’Armée unie shan du Myanmar est devenue à la fois un mouvement révolutionnaire (terroriste) et un narcotrafiquant, et le SL et les FARC seraient sur la même voie20.

  1. Dans les milieux comprenant des organisations terroristes et criminelles « transnationales »

Les organisations criminelles qui sont implantées depuis longtemps dans un État et qui ont évolué avec lui dépendent des structures institutionnelles et financières de ce dernier pour générer un profit. Comme nous l’avons mentionné, ces organisations s’associent rarement à des groupes terroristes, car leurs intérêts financiers à long terme dépendent de la sécurité et de la stabilité relative des structures de l’État. En revanche, les nouveaux groupes criminels transnationaux se forment généralement dans des régions qui sortent d’un conflit et dans des États chancelants, où ils peuvent profiter de la confusion et des querelles persistantes. Les États en transition sont particulièrement vulnérables au crime organisé national et transnational, étant donné les défaillances de leurs organismes, l’érosion de leur économie légitime et la réorientation de leurs relations avec les autres pays, qui comprend généralement une ouverture de l’économie et de la société même. Il existe souvent déjà des groupes terroristes ou révolutionnaires dans les États en transition, comme dans les États faibles en général. En conséquence, l’afflux d’organisations criminelles transnationales dans ces pays peut pousser à la coopération.

Certains groupes criminels transnationaux ont déjà financé des rébellions et des actes de terrorisme nationaux, comme dans l’Afghanistan moderne et au Caucase, pour exploiter le climat d’instabilité ainsi créé. Cela dit, il existe probablement un seuil d’instabilité que les organisations criminelles n’oseront pas dépasser, car une dégradation excessive de la société pourrait nuire aux marchés nationaux. De toute évidence, il en a été ainsi en Somalie, où le désordre et les guerres claniques ont empêché d’importantes organisations criminelles transnationales de s’implanter. On peut donc affirmer que les terroristes et les groupes criminels transnationaux risquent de s’allier dans les régions suivantes : l’Amérique latine, les Balkans, le Caucase, les zones de conflit en Afrique occidentale, l’Asie centrale, l’ex-Union soviétique, les Balkans et les pays comme l’Afghanistan, l’Irak et le Myanmar.

Des alliances entre terroristes?

Selon ce qui précède, plutôt que d’évaluer dans quelle mesure les groupes terroristes s’allieront aux groupes criminels organisés, nous devrions peut-être nous pencher sur la possibilité qu’ils s’allient entre eux à des fins criminelles. Il a récemment été proposé que des organisations islamistes militantes comme al-Qaïda et le Hamas entretiennent des relations et se soutiennent mutuellement grâce à un réseau international de logistique, de financement et parfois même d’activités opérationnelles21. Ainsi, bien qu’il n’existe pas de liens connus entre les dirigeants d’al-Qaïda et du Hezbollah, on croit que les deux groupes ont organisé des réunions entre membres haut placés au cours de la dernière décennie et qu’ils entretiennent des rapports ad hoc, de personne à personne, dans les domaines de l’entraînement et de la logistique22. De récents attentats commis par des terroristes qui semblaient avoir vaguement partie liée, comme à Istanbul et à Casablanca, montrent que ce type de relation a sans doute autant d’importance que les liens qui unissent les membres d’un groupe particulier. Les agents d’al-Qaïda n’ont pas tous prêté bayat (serment d’allégeance) à Oussama ben Laden. Également, des rapports signalent que, des deux hommes qui ont joué un rôle primordial dans l’entraînement et le financement de la cellule de Portland du groupe Musulmans américains, l’un était lié au terrorisme palestinien et l’autre, à al-Qaïda. De même, Mohammed Ali Hasan al-Moayad, un représentant yéménite de la Fondation internationale al-Aqsa, a été arrêté pour avoir financé le Hamas et fourni des fonds, des armes, de la technologie et des recrues à al-Qaïda.

Des obstacles de taille continuent de nuire à la collaboration entre les groupes terroristes, notamment leurs divergences en matière d’objectifs, d’échéanciers et de convictions religieuses. Toutefois, il semble que certains groupes islamistes mènent des activités de financement et de logistique communes ou qui se recouvrent partiellement, et rien ne permet encore d’affirmer que ce chevauchement ne s’étend pas, ou ne s’étendra pas un jour, à leurs activités criminelles. Comme les terroristes sont exposés à des risques croissants et qu’ils sont peu susceptibles de collaborer avec des groupes purement criminels, il semble important de se demander si des groupes terroristes sont prêts à collaborer entre eux pour se financer au moyen d’activités criminelles, dans quelle mesure et de quelle façon.

Conclusions

L’examen des faits qui concernent les activités criminelles des terroristes et la collaboration entre terroristes et criminels nous permet d’émettre plusieurs hypothèses. Normalement, les groupes terroristes isolés, plus particulièrement ceux qui planifient un attentat unique, n’ont besoin de mener aucune activité criminelle, ou effectuent tout au plus des activités ponctuelles ou sporadiques. Les crimes que ces groupes ont tendance à commettre comportent peu de risque et rapportent peu de profits, ce qui atténue les risques de détection avant l’attentat. Les groupes terroristes mieux organisés et dotés d’un programme politique à long terme sont plus susceptibles de mener des activités criminelles organisées, étant donné qu’ils ont besoin d’un revenu constant. Lorsqu’ils limitent ces activités à l’échelle locale, ils diminuent les risques liés à la collaboration avec des groupes idéologiquement différents comme les associations de malfaiteurs. Les groupes terroristes organisés ont déjà la structure nécessaire pour se livrer au crime organisé. Ils pourraient reproduire les « meilleures pratiques » des groupes criminels organisés sans se donner la peine de collaborer avec eux. Il y a donc lieu de se demander si les groupes terroristes formeront des liens entre eux, et dans quelle mesure, pour se financer au moyen d’activités criminelles, plutôt que d’examiner dans quelle mesure ils collaboreront avec le milieu du crime organisé, ce qui est une faible possibilité, comme nous l’avons vu.

Les indications que des groupes criminels organisés et des groupes terroristes se sont alliés proviennent généralement d’États faibles et provisoires, particulièrement lorsque l’économie et le marché noir sont dirigés entièrement ou en grande partie par des groupes criminels organisés, ou encore lorsqu’une nouvelle organisation criminelle transnationale noue des relations de travail avec des terroristes. Le plus souvent, de telles alliances sont temporaires et parasitaires (où l’un vit aux dépens de l’autre) plutôt que symbiotiques (où les deux sont interdépendants), et sont changeantes et de courte durée plutôt qu’officielles et à long terme. De tels liens ne donnent pas lieu à la création de liens systématiques entre le terrorisme et le crime organisé. Il arrive que des groupes criminels utilisent les tactiques des terroristes pour obtenir le profit voulu. De même, des organisations terroristes emploient des techniques et mènent des activités du crime organisé pour financer leurs campagnes politiques et militaires. Cependant, il n’en découle pas un rapprochement du terrorisme et du crime organisé. La distinction entre les deux demeure cruciale.

 

Pat O’Malley
Steven Hutchinson
Université Carleton, Ottawa

 

Notes en fin de texte

  1. Dishman, C. « The Leaderless Nexus: When Crime and Terror Converge », Studies in Conflict and Terrorism 28, p. 237-252, 2005.
  2. Schmid, A. « The Links Between Transnational Organized Crime and Terrorism Crimes », Transnational Organized Crime, vol. 2, no 4, 1996.
  3. Shelley, L. et J. Picarelli. « Methods Not Motives: Implications of the Convergence of International Organized Crime and Terrorism », Police Practice and Research 3/4, p.305-318, 2002.
  4. Labrousse, A. « The FARC and the Taliban’s Connection to Drugs », Journal of Drug Issues 35/1, p. 169-184, 2005.
  5. Shelley, L. et J. Picarelli. loc. cit.
  6. Ibid.
  7. Ibid.
  8. Sanderson, T. « Transnational Terror and Organized Crime: Blurring the Lines », SAIS Review, vol. XXIV, no 1, p. 49-61, 2004.
  9. Mylonaki, E. « The Manipulation of Organized Crime by Terrorists: Legal and Factual Perspectives », International Criminal Law Review 2, 2002.
  10. Brisard, Jean-Charles. « Terrorism Financing: Roots and Trends of Saudi Terrorism Financing », A Report Prepared for the President of the Security Council of the United Nations, New York (É.-U.), 19 décembre 2002.
  11. Barnes, E. et coll. « The $400 Bomb », Time, 22 mars 1993.
  12. Williams, P. « Transnational Criminal Enterprises, Conflict, and Instability », dans C. Crocker, F.O. Hampson & P. Aall (éd.), Turbulent Peace: Challenges of Managing International Conflict, Washington, US Institute of Peace Press, 2001.
  13. Pour un examen détaillé de la question, voir Schmid, A. loc. cit.
  14. Ventura, M. « It is the PKK that Brings Heroin to Italy », Il Giornale, Milan, 15 décembre 1998.
  15. Hoffman, B. « Terrorism Trends and Prospects », Countering the New Terrorism, RAND, 1999.
  16. Shelley, L. « The Unholy Trinity: Transnational Crime, Corruption, and Terrorism », Brown Journal of World Affairs, vol. XI, no 2, 2005.
  17. Dishman, C. « Terrorism, Crime, and Transformation », Studies in Conflict & Terrorism 24, 2001.
  18. Ibid.
  19. Schmid, A. loc. cit.
  20. Voir, entre autres, Godson, R. et W. Olson. « International Organized Crime », Society 32, p. 18-29, 1995; Sanderson, T. « Transnational Terror and Organized Crime: Blurring the Lines », SAIS Review, vol. XXIV no 1, 2004.
  21. Levitt, M. « Untangling the Terror Web: Identifying and Counteracting the Phenomenon of Crossover Between Terrorist Groups », SAIS Review, vol. XXIV, no 1 (hiver-printemps), p.33-48, 2004.
  22. Ibid.

 


Date de modification : 2006-07-12

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