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Vie saine

Argumentation écrite du procureur général du Canada devant la Cour supérieure du Canada

Partie IV - LA CONTESTATION RELATIVE À LA LIBERTÉ D'EXPRESSION

Le texte de l'article premier

  1. Le Procureur général du Canada admet que les articles 19, 20, 21, 22, 24, 25, 26(2), 27, 28 et 31 de la Loi sur le tabac portent atteinte au droit à la liberté d'expression énoncés à l'article 2 de la Charte.
  2. Le Procureur général du Canada soutient que ces restrictions sont justifiées au sens de l'article premier de la Charte.
  3. A) Le test de l'article premier

  4. L'article premier de la Charte prévoit ce qui suit:
  5. « 1. La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés; ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique. »

  6. Les principes généraux régissant l'analyse fondée sur l'article premier ont été exposés à maintes reprises depuis l'arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103. Dans RJR MacDonald c. Canada, [1995] 3 R.C.S. 199, notamment, le juge McLachlin résume l'état de la question aux p. 329-30 du jugement :
  7. « Les facteurs énoncés dans l'arrêt Oakes demeurent les facteurs généralement pertinents pour déterminer si une limite prévue dans une loi est une limite raisonnable dont la justification peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique. Premièrement, l'objectif de la loi qui restreint un droit ou une liberté garantis par la Charte doit être suffisamment important pour justifier sa suppression. Deuxièmement, les moyens choisis pour atteindre cet objectif doivent être proportionnels à l'objectif et à l'effet de la loi -- en bref, proportionnels au bien qu'elle vise. Dans la détermination de la proportionnalité, il faut tenir compte de trois points: les mesures choisies doivent avoir un lien rationnel avec l'objectif; elles doivent restreindre aussi peu que cela est raisonnablement possible le droit ou la liberté garantis (atteinte minimale), et il doit exister une proportionnalité globale entre les effets préjudiciables des mesures et les effets salutaires de la loi. »

    1) L'objectif suffisamment important

  8. Selon l'arrêt Oakes, pour pouvoir constituer une limite justifiable à un droit, la loi contestée doit viser un objectif considéré urgent et réel dans une société libre et démocratique.
  9. L'objectif de la Loi sur le tabac est exposé à son article 4:
  10. « Art. 4: La présente loi a pour objet de s'attaquer, sur le plan législatif, à un problème qui, dans le domaine de la santé publique, est grave et d'envergure nationale et, plus particulièrement :

    a) de protéger la santé des Canadiennes et des Canadiens compte tenu des preuves établissant, de façon indiscutable, un lien entre l'usage du tabac et de nombreuses maladies débilitantes ou mortelles;

    b) de préserver notamment les jeunes des incitations à l'usage du tabac et du tabagisme qui peut en résulter;

    c) de protéger la santé des jeunes par la limitation de l'accès au tabac;

    d) de mieux sensibiliser la population aux dangers que l'usage du tabac présente pour la santé. »

  11. Les demanderesses ont également reconnu que cet objectif était suffisamment urgent et réel pour justifier la limitation d'un droit garanti par la Charte.192
  12. L'ensemble des faits exposés à la Cour démontre amplement l'urgence de l'objectif et sa réalité.
  13. Les demanderesses ont reconnu que le premier de ces objectifs, soit de faire diminuer la consommation des produits du tabac était suffisamment urgent et réel pour justifier la limitation d'un droit garanti par la Charte (voir liste des admissions des demanderesses, 13 juin 1997, par. 6 à 11 (ii)(b)).
  14. La validité de cet objectif a d'ailleurs été reconnu par la Cour suprême dans le jugement de 1995.
  15. Le second objectif, est celui de protéger les jeunes des incitations à consommer les produits du tabac.
  16. Les jeunes forment un groupe particulièrement vulnérable de la société. Ils sont influençables et se laissent aisément convaincre par les techniques manipulatrices de la publicité :
  17. «Le déséquilibre des forces entre le publicitaire et le consommateur est encore plus marqué dans le cas des enfants qui, comme l'a affirmé notre Cour dans l'arrêt Irwin Toy, à la p. 987, sont «particulièrement vulnérable[s] aux nombreuses techniques de séduction et de manipulation de la publicité»193;

  18. Dans l'affaire Irwin Toy c. Québec (P.G.), [1989] 1 R.C.S. 927, la Cour suprême a reconnu que protéger les jeunes contre l'exposition à la publicité était un objectif permettant de restreindre un droit de la Charte.:
  19. À notre avis, le procureur général du Québec a fait la preuve que la préoccupation qui a abouti à l'adoption de la loi contestée était urgente et réelle et que l'objet de la loi était d'une très grande importance. La préoccupation est de protéger un groupe qui est particulièrement vulnérable aux nombreuses techniques de séduction et de manipulation de la publicité. Selon les termes mêmes du procureur général du Québec, "Ce sont eux qui vivent le plus manifestement cette situation d'infériorité et de déséquilibre entre producteurs et consommateurs que le législateur a voulu corriger".

  20. Dans Irwin Toy, l'interdiction ne visait pas que le tabac ou d'autres produits nocifs pour la santé. Elle visait la publicité concernant tout produit. L'objectif n'était pas de protéger les jeunes contre certains produits, mais plutôt de protéger les jeunes contre la manipulation provenant de la publicité en tant que telle.
  21. L'objectif de protéger les jeunes de l'exposition à certains phénomènes a également été reconnu dans le Renvoi sur la Prostitution (Renvoi concernant les art. .193 et 195.1(1)(c) du Code Criminel (Man.), [1990] 1 R.C.S. 1123.
  22. Dans cette affaire, l'objectif de la loi a été identifié comme étant la protection contre la nuisance sociale associée au commerce de service sexuels en public. Le juge Lamer, dans une opinion concurrente, a indiqué ce qui suit (p. 1195):
  23. [J]e conclus que l'al. 195.1(1)c) du Code vise des préoccupations urgentes et réelles, et plus précisément qu'il vise à réduire les nuisances causées par la sollicitation en public à des fins de prostitution, les activités criminelles connexes, comme la possession et le trafic de stupéfiants, la violence et les activités des souteneurs, à éviter aux passants et aux propriétaires d'être exposés à la sollicitation de rue et enfin à empêcher que des jeunes personnes vraisemblablement vulnérables et impressionnables soient exposées à une activité qui constitue à plusieurs égards une exploitation dégradante et, dans certains cas, dangereuse.

  24. Mentionnons enfin que la Cour suprême dans le jugement RJR-MacDonald de 1995 a mentionné que d'interdire la publicité destinée vers les adolescents serait une mesure valide dans le cadre de l'article premier (par. 164, j. McLachlin (et j. Sopinka et J. Major); par. 191, j. Iacobucci (et j. Lamer) ; par. 119 (j. La Forest (et j. L'Heureux-Dubé, j. Gonthier et j. Cory))
  25. Le troisième objectif mentionné à l'article 4 de la loi est de protéger la santé des jeunes par la limitation de l'accès au tabac. Cet objectif a toute son importance.
  26. Le quatrième objectif mentionné à l'article 4 est de mieux sensibiliser la population aux dangers que l'usage du tabac présente pour la santé. Cet objectif se rapporte au pouvoir octroyé par la loi d'adopter des règlements prévoyant l'apposition d'informations de santé sur les paquets de cigarettes. Ce pouvoir a été exercé et a mené à l'adoption du Règlement sur l'information.
  27. Les quatre objectifs de la Loi conjugués aux autres dispositions agissent en synergie et constituent globalement un ensemble de mesures visant la lutte au tabagisme.
  28. 2) Le principe de proportionnalité

  29. Ce deuxième critère comporte trois exigences, à savoir:
    1. la mesure législative doit avoir un lien rationnel avec l'objectif de la loi;
    2. cette mesure doit porter atteinte le moins possible au droit ou à la liberté; et
    3. il doit y avoir équilibre entre les effets bénéfiques de la loi et ses effets sur le droit ou la liberté en cause.

    (i). Le lien rationnel

  30. Pour que ce critère soit respecté, il faut déterminer s'il existe un lien rationnel entre, d'une part, les moyens utilisés par la Loi sur le tabac, et, d'autre part, l'objectif visé c'est-à-dire réduire les méfaits du tabac.
  31. La norme de preuve à cette étape peut être basée sur la logique et la raison et l'effet de la loi n'a pas à être démontré scientifiquement.
  32. Dans l'affaire RJR-MacDonald, précitée, le juge Iacobucci (avec l'appui du juge en chef Lamer) écrit à la p. 352:
  33. « Le lien rationnel doit être établi, selon la norme de preuve en matière civile, par la raison, la logique ou le simple bon sens. L'existence d'une preuve scientifique n'a une valeur probante que lorsqu'il s'agit d'établir la raison, la logique ou le bon sens. Elle n'est en aucune façon déterminante. »

  34. Le juge McLachlin (avec l'appui du juge Sopinka) écrit pour sa part à la p. 154 du même jugement:
  35. « Le lien causal entre l'atteinte aux droits et l'avantage recherché peut parfois être établi par une preuve scientifique démontrant à la suite d'une observation répétée que l'un influe sur l'autre. Par contre, dans les cas où une loi vise une modification du comportement humain, comme dans le cas de la Loi réglementant les produits du tabac, le lien causal pourrait bien ne pas être mesurable du point de vue scientifique. Dans ces cas, notre Cour s'est montrée disposée à reconnaître l'existence d'un lien causal entre la violation et l'avantage recherché sur le fondement de la raison ou de la logique, sans insister sur la nécessité d'une preuve directe de lien entre la mesure attentatoire et l'objectif législatif[.] »

  36. Pour sa part, le juge La Forest (avec l'appui des juges Cory, Gonthier et L'Heureux-Dubé) écrit, aux p. 290-91:
  37. « [I]l n'est pas nécessaire en l'espèce que le gouvernement fasse la preuve d'un lien rationnel selon les règles de preuve en matière civile. Il lui suffit plutôt de démontrer qu'il avait des motifs raisonnables de croire à l'existence d'un tel lien; [...]

    [...] Bien que jusqu'à maintenant, comme le font remarquer avec raison les appelantes, il n'y ait jamais eu d'étude concluante sur le lien entre la publicité des produits du tabac et leur usage, je crois qu'on a présenté suffisamment d'éléments de preuve au procès pour conclure que la Loi sert logiquement l'objectif de réduire l'usage des produits du tabac par la prohibition tant de la publicité que de la promotion. »

  38. Cette approche basée sur la logique et la raison fut confirmée dans plusieurs autres décisions subséquentes de la Cour suprême.194:
  39. Étant donné que dans l'arrêt RJR-MacDonald, précité, la Cour suprême a reconnu à l'unanimité un lien rationnel entre l'objectif de la LRPT et l'interdiction de la publicité, le Procureur général du Canada soutient que les dispositions contestées en l'espèce ont un lien rationnel avec l'objectif de la loi, tel qu'il est énoncé à l'article 4.
  40. (ii). L'atteinte minimale

  41. Selon l'arrêt Oakes, la disposition contestée doit porter atteinte le moins possible aux droits garantis par la Charte.
  42. La Cour suprême a exprimé sa réticence à substituer son opinion à celle du législateur dans le choix des moyens retenus pour atteindre l'objectif:
  43. R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713195: ,

    « Les tribunaux ne sont pas appelés à substituer des opinions judiciaires à celles du législateur quant à l'endroit où tracer une ligne de démarcation . »

    R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697,196

    « [L]'article premier ne doit pas jouer dans tous les cas de manière à contraindre le gouvernement à n'intervenir que de la manière qui porte le moins possible atteinte à un droit ou à une liberté garantie par la Charte. Il se peut en effet qu'il y ait plusieurs moyens d'atteindre un objectif urgent et réel, dont chacun impose un degré plus ou moins grand de restriction à un droit ou à une liberté.

    Black c. Law Society of Alberta, [1989] 1 R.C.S. 591197

    « [...] « le législateur doit disposer d'une marge de manoeuvre raisonnable... » lorsqu'il affronte des questions de politique sociale et tente de répondre aux pressions opposées. L'expression « limites raisonnables » est utilisée à l'article premier et il faut lui donner un sens. La notion de souplesse est inhérente au terme « raisonnables ». L'article premier n'exige pas la perfection. »

    RJR-MacDonald, précité, aux p. 342-43198

    « Le processus d'adaptation est rarement parfait et les tribunaux doivent accorder une certaine latitude au législateur. Si la loi se situe à l'intérieur d'une gamme de mesures raisonnables, les tribunaux ne concluront pas qu'elle a une portée trop générale simplement parce qu'ils peuvent envisager une solution de rechange qui pourrait être mieux adaptée à l'objectif et à la violation. »

  44. En conclusion, le Procureur général du Canada soutient que les articles 19, 20, 21, 22, 24, 25, 26(2), 27, 28 et 31 de la Loi sur le tabac sont raisonnables et portent atteinte le moins possible à la liberté d'expression, étant donné l'objectif réel et urgent que constitue la lutte contre les méfaits du tabagisme.
  45. (iii). Les effets bénéfiques de la loi par rapport à ses inconvénients

  46. La troisième exigence rattachée à l'analyse de la proportionnalité implique qu'il y ait équilibre entre l'effet de la mesure et son objectif, de sorte que l'atteinte au droit garanti ne l'emporte pas sur la réalisation de l'objectif législatif. (Oakes, précité).
  47. Le Procureur général du Canada soutient que les restrictions à la promotion commerciale ne sont pas démesurées comparativement à l'objectif réel et urgent que représente la lutte contre les méfaits du tabagisme.

192  Voir la liste des admissions des demanderesses en date du 13 juin 1997, par. 6 à 11 (ii)b)

193  RJR-MacDonald Inc. c. Canada (P.G.), [1995] 3 R.C.S. 199, M. le j. La Forest, par. 76

194  Voir notamment :

  • Ross c. Conseil scolaire du district no 15 du Nouveau-Brunswick, [1996] 1 R.C.S. 825, p. 881
  • Radio-Canada c. Nouveau-Brunswick (P.G.), [1996], 3 R.C.S. 480, p. 506-507
  • R. c. Lucas, [1998] 1 R.C.S. 439, p. 465
  • R. c. Sharpe, [2001] 1 R.C.S. 45, p. 96-101

195  M. le j. en chef Dickson (avec l'appui des juges Chouinard et Le Dain), en p. 782

196  M. le j. en chef Dickson (appuyé par la majorité), en p. 784-785

197  M. le j. La Forest (appuyé par la majorité), en p. 627-628

198  Mme le j. McLachlin (appuyé par la majorité), en p. 342-343


Mise à jour : 2005-05-01 Haut de la page