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Vie saine

Argumentation écrite du procureur général du Canada devant la Cour supérieure du Canada

Partie IV - LA CONTESTATION RELATIVE À LA LIBERTÉ D'EXPRESSION

La nécessité d'une approche souple et adaptée au contexte

  1. Les critères de l'arrêt Oakes ont été nuancés depuis 1986 afin qu'ils puissent s'adapter au contexte particulier de chaque contestation. La Cour suprême a souligné à quel point il était important de tenir compte des circonstances factuelles de chaque espèce et de ne pas appliquer l'article premier de façon rigide et mécanique:
  2. R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713:

    « [...] la nature du critère de proportionnalité pourrait varier en fonction des circonstances. Tant dans son élaboration de la norme de preuve que dans la description des critères qui comprennent l'exigence de proportionnalité, la Cour a pris soin d'éviter de fixer des normes strictes et rigides. »199

    ...

    « Permettez-moi tout d'abord de souligner, comme le mentionne l'avis du juge en chef, qu'en décrivant les critères circonscrivant l'exigence de proportionnalité, la Cour a pris soin d'éviter de fixer des normes strictes et rigides. Étant donné que l'objectif est de répondre à une préoccupation urgente et réelle, il faut accorder au législateur suffisamment de latitude pour lui permettre de l'atteindre. Il faut se rappeler que la tâche de gouverner revêt un caractère pratique. L'application de la Constitution doit se faire de manière réaliste en tenant compte de la nature du domaine particulier qu'on veut réglementer et ne pas être une affaire de théorie abstraite.

    [...] Donc, en cherchant à atteindre un objectif dont il est démontré qu'il est justifié dans le cadre d'une société libre et démocratique, le législateur doit disposer d'une marge de manoeuvre raisonnable pour répondre à ces pressions opposées. Bien entendu, ce qui est raisonnable variera avec le contexte. On doit tenir compte de la nature de l'intérêt brimé et du régime législatif qu'on veut implanter. » 200

    États-Unis d'Amérique c. Cotroni, [1989] 1 R.C.S. 1469201

    « Il me semble qu'en effectuant cette évaluation en vertu de l'article premier il faut éviter de recourir à une méthode mécaniste. Bien qu'il faille accorder priorité dans l'équation aux droits garantis par la Charte, les valeurs sous-jacentes doivent être, dans un contexte particulier, évaluées délicatement en fonction d'autres valeurs propres ont une société libre et démocratique que le législateur cherche à promouvoir. »

  3. D'autres jugements abondent dans le même sens :
  4. Ross c. Conseil scolaire du district no 15 du Nouveau-Brunswick, [1996] 1 R.C.S. 825, p. 871-872 :

    « Il faut se rappeler que tous les droits protégés par la Charte sont garantis par l'article premier sous réserve des restrictions qui y sont prévues. Ce qui importe, c'est que les valeurs opposées d'une société libre et démocratique soient bien soupesées dans le contexte approprié. Je n'ai pas à examiner davantage les circonstances dans lesquelles un processus plus péremptoire peut être justifiable»

    R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697, p. 737, le juge en chef Dickson au nom de la majorité:

    « Il est important de na pas perdre de vue les circonstances factuelles quand on entreprend l'analyse fondée sur l'article premier, car elles modèlent l'opinion que se fait un tribunal tant du droit ou de la liberté en cause que de la restriction proposée par l'État : ni l'un ni l'autre ne peuvent être examinés dans l'abstrait...

    J'ose espérer qu'il ressort clairement de l'analyse qui précède que la rigidité et le formalisme sont à éviter dans l'application de l'article premier. La possibilité d'utiliser l'article premier comme une jauge s'adaptant aux valeurs et circonstances propres à un appel a été reconnue comme primordiale dans la jurisprudence [...]. »

  5. Les tribunaux feront preuve d'une retenue à l'égard du choix du législateur à la lumière :
    • De la faible valeur de l'expression utilisée;
    • De la vulnérabilité du groupe que la loi cherche à protéger;
    • Des intérêts divergents que l'État doit arbitrer et concilier dans un domaine complexe.

    1) La liberté d'expression dans le domaine commercial : une valeur éloignée des valeurs fondamentales

  6. Même si la Charte, en son article 2b), protège la liberté d'expression, toutes les « expressions » n'ont pas le même poids ni la même valeur.
  7. Au coeur des valeurs protégées par l'art. 2b) de la Charte se retrouvent :
    • La recherche de la vérité;
    • La participation à la prise de décisions d'intérêt social et politique;
    • La diversité des formes d'enrichissement et d'épanouissement personnels;

    Irwing Toy Limited c. P.G. du Québec, [1989] 1 R.C.S. 927:

    En page 976:

    «Nous avons déjà parlé de la nature des principes et des valeurs qui sous-tendent la protection vigilante de la liberté d'expression dans une société comme la nôtre. Cette Cour les a également examinés dans l'arrêt Ford (aux. pp. 765 à 767) et ils peuvent se résumer ainsi : (1) la recherche de la vérité estune activité qui est bonne en soi; (2) la participation à la prise de décisions d'intérêt social et politique doit être encouragée et favorisée; et (3) la diversité des formes d'enrichissement et d'épanouissement personnels doit être encouragée dans une société qui est essentiellement tolérante, même accueillante, non seulement à l'égard de ceux qui transmettent un message, mais aussi à l'égard de ceux à qui il est destinée. »

    En page 977:

    «Mais la demanderesse doit au moins décrire le message transmis et son rapport avec la recherché de la vérité, la participation au sein de la société ou l'enrichissement et l'épanouissement personnels.»

  8. Il est manifeste que le message transmis par les demanderesses par leur publicité se retrouve à l'opposé de cette recherche de la vérité, de la participation au sein de la société ou l'enrichissement personnels :
  9. « À mon avis, le préjudice engendré par le tabac, et la volonté de faire des profits qui en sous-tend la promotion, placent cette forme d'expression aussi loin du « coeur » des valeurs de la liberté d'expression que la prostitution, la fomentation de la haine ou la pornographie, ce qui fait qu'elle n'a droit qu'à une faible protection en vertu de l'article premier. Il faut se rappeler que la publicité du tabac ne sert aucune fin politique, scientifique ou artistique et qu'elle ne favorise pas la participation au processus politique. Son seul but est plutôt de renseigner les consommateurs sur un produit qui est nocif, voire souvent fatal, pour ceux qui en font usage, et d'en faire la promotion. Le principal, sinon le seul motif de la publicité est, bien entendu, le profit. ... » 202

  10. Lorsque la loi n'affecte pas le « coeur » du droit protégé par la Charte, la restriction d'un tel droit est plus facile à justifier.203
  11. La protection prévue par la Charte s'applique différemment selon le type d'activité en cause. La restriction de la liberté d'expression peut ainsi être plus facile à démontrer dans certains cas que dans d'autres, selon que l'activité en question se situe ou non au coeur du droit garanti à l'alinéa 2(b). La restriction de la liberté d'expression est plus difficile à justifier si elle s'applique à des activités de nature politique, par exemple, plutôt qu'à des activités de nature commerciale, pornographique, ou diffamatoire :
  12. SRC c. Nouveau-Brunswick (P.G.), [1996] 3 R.C.S. 480 :204,

    « Il importe de souligner que l'activité d'expression particulière qui est restreinte dans un cas donné peut influer sur la mise en équilibre des intérêts faits sous le régime de l'article premier. Dans RJR-MacDonald, précité, j'ai souligné que les exigences en matière de preuve dans le cadre de l'analyse fondée sur l'article premier varient considérablement en fonction de la nature du droit en cause. Dans le cas de la liberté d'expression, notre Cour a constamment affirmé que le degré de protection constitutionnelle dont bénéficie une activité d'expression varie selon la nature de cette activité. Plus précisément, la protection accordée à la liberté d'expression dépend du lien entre l'expression et les valeurs fondamentales que notre Cour a identifiées comme étant les valeurs sous-jacentes au «coeur» de l'al. 2b). Voici en quels termes j'ai formulé cette idée dans RJR-MacDonald, au par. 72:

    Bien que la liberté d'expression constitue indubitablement une valeur fondamentale, il existe d'autres valeurs fondamentales qui méritent aussi d'être protégées et examinées par les tribunaux. En cas de conflit entre ces valeurs, comme cela se produit souvent, les tribunaux sont appelés à faire des choix fondés non pas sur une analyse abstraite, platonicienne, mais sur une appréciation concrète de l'importance relative de chacune des valeurs pertinentes dans notre collectivité dans le contexte en question. C'est ce que notre Cour a fait en examinant les demandes touchant le droit à la liberté d'expression en fonction du lien relatif qu'elles ont avec des valeurs encore plus fondamentales. Dans l'arrêt Keegstra, précité, aux pp. 762 et 763, le juge en chef Dickson a identifié ces valeurs fondamentales ou se trouvant au «coeur» d'une garantie comme incluant la découverte de la vérité dans les affaires politiques et dans les entreprises scientifiques et artistiques, la protection de l'autonomie et de l'enrichissement personnels et la promotion de la participation du public au processus démocratique. [soulignement du juge La Forest dans SRC]

    Notre Cour a fait «un examen rigoureux» des mesures étatiques qui menacent ces valeurs «fondamentales». En revanche, lorsque l'activité d'expression en question s'écarte beaucoup de l'«esprit même» de l'al. 2b), les mesures étatiques restreignant cette expression sont moins difficiles à justifier. »

  13. À l'étape de l'analyse sous l'article 1 de la Charte, il est important d'examiner en quoi l'expression commerciale que les demanderesses tentent de protéger rejoint les valeurs de recherche de la vérité, de participation au sein de la société ou d'enrichissement personnels qui sont au coeur de la liberté d'expression.
  14. Selon la preuve en l'instance, les demanderesses font la promotion d'un produit nocif à la santé humaine dans le seul but d'en retirer un profit.
  15. Bien qu'il soit important pour les consommateurs d'obtenir de l'information leur permettant de faire des choix économiques éclairés favorisant leur autonomie et leur épanouissement, il faut se rappeler que dans le contexte spécifique du tabagisme, la Cour suprême a déclaré que:
  16. « Le préjudice causé par le tabac ajouté aux visées mercantiles qui en sous-tendent la promotion placent la publicité pour le tabac aussi loin du « coeur » des valeurs fondamentales protégées par la Charte que peuvent l'être la prostitution, la fomentation de la haine ou la pornographie, ce qui fait qu'elle n'a droit qu'à une faible protection en vertu de l'article premier. Il faut se rappeler que la publicité du tabac ne sert aucune fin politique, scientifique ou artistique et qu'elle ne favorise pas la participation au processus politique. Son seul but est plutôt de renseigner les consommateurs sur un produit qui est nocif, voire souvent fatal, pour ceux qui en font usage, et d'en faire la promotion. »

  17. Du point de vue du public, la seule utilité que puisse avoir la publicité pour le tabac est de renseigner les consommateurs. C'est pourquoi la Cour suprême a indiqué au Parlement que la publicité informative et préférentielle de marque devait être permise.
  18. 2) La vulnérabilité du groupe que la loi vise à protéger

  19. Au nombre des facteurs susceptibles de favoriser le respect des choix du Parlement figure la vulnérabilité du groupe que la loi vise à protéger.205.
  20. Les jeunes et les fumeurs issus en majorité de milieux socio-économiques défavorisés forment un groupe vulnérable par rapport aux demanderesses.
  21. Les demanderesses, toutes trois d'importantes multinationales, dépensent des millions de dollars chaque année pour faire la promotion de leurs produits. En 1996, le total des sommes ainsi dépensées s'élevait à plus de 158 000 000$206.
  22. Les sommes importantes qu'elles consacrent à la publicité leur permettent en outre d'établir leurs activités promotionnelles à partir des découvertes les plus récentes dans les domaines du marketing et des sciences psychosociales.
  23. Ces campagnes publicitaires créent par conséquent un important déséquilibre des forces entre les fabricants de tabac et les consommateurs :
  24. « 76. Les appelantes, toutes deux d'importantes multinationales, dépenses des millions de dollars chaque année pour faire la promotion de leurs produits (en 1987 seulement, RJR et Imperial ont dépensé plus de 75 millions de dollars au titre de la publicité et de la promotion); voir RJR-MacDonald Inc., « Advertising and Promotion Spending CND$ » (1976-1987); Imperial Tobacco Ltd., « Domestic Advertising Expense Summary » (1982-1987). Vu les sommes importantes que ces compagnies consacrent à la publicité, elles sont en mesure de recourir aux techniques les plus avancées dans le domaine de la publicité et des sciences psychosociales pour convaincre d'éventuels acheteurs. À mon avis, la complexité même des campagnes publicitaires menées par ces compagnies ne les aide pas lorsqu'elles demandent que soit protégée leur liberté d'expression, du fait que ces campagnes créent un important déséquilibre des forces entre ces sociétés et les consommateurs des produits du tabac dans le « marché des idées ». Comme l'a fait remarquer M. L. Rotchschild dans Advertising : From Fundamentals to Strategis (1987), à la p. 8, et cité dans l'ouvrage de Richard W. Pollay, « The Functions and Management of Cigarette Advertising », Rapport, 27 juillet 1989, à la p. 2 :

    [TRADUCTION] La publicité est l'art de vendre; elle est financée par une firme, une personne ou un groupe ayant un point de vue particulier. Le message prône ce point de vue et son objectif est de sensibiliser, de créer un intérêt ou d'établir un comportement qui est favorable à la position avancée. Le message tente d'informer et de persuader, il est intentionnellement partial; il ne s'agit aucunement de présenter un point de vue équilibré.

    Le déséquilibre des forces entre le publicitaire et le consommateur est encore plus marqué dans le cas des enfants qui, comme l'a affirmé notre Cour dans l'arrêt Irwin Toy, à la p. 987, sont « particulièrement vulnérable[s] aux nombreuses techniques de séduction et de manipulation de la publicité »; voir le rapport d'expert de Michael J. Chandler, « A Report on the Special Vulnerabilities of Children and Adolescents » (1989), à la p. 19; le rapport d'expert de Simon Chapman et Bill Fitzgerald, « Brand Preference and Advertising Recall in Adolescent Smokers : Some Implicaitons for Health Promotion » (1982), 72 Am. J. Pub. Health 491, et Gerald J. Gorn et Renée Florsheim, «The Effects of Commercials for Adult Products on Children» (1985), 11 J. Consumer Res. 962. À cet égard, il est essentiel de se rappeler la mise en garde du juge en chef Dickson dans Edwards Books, précité, à la p. 779 :

    « Je crois que lorsqu'ils interprètent et appliquent la Charte, les tribunaux doivent veiller à ce qu'elle ne devienne pas simplement l'instrument dont se serviront les plus favorisés pour écarter des lois dont l'objet est d'améliorer le sort des moins favorisés. »

    77. Par conséquent, je conclus qu'il convient en l'espèce de faire preuve de souplesse dans la justification au regard de l'article premier. »207

  25. Ce déséquilibre est encore plus marqué dans le cas des jeunes qui, comme l'a affirmé la Cour suprême dans l'arrêt Irwin Toy, précité, à la page 987, sont « particulièrement vulnérable [s] aux nombreuses techniques de séduction et de manipulation de la publicité. »
  26. 3) L'État : arbitre d'intérêts divergents

  27. Le fait que l'État a agi comme arbitre pour concilier des intérêts divergents constitue un autre facteur de nature contextuelle qui prouve le bien fondé de cette Cour à faire preuve de retenue à l'égard du choix du Parlement.
  28. Les lois à caractère social qui réglementent les droits divergents de divers secteurs de diverses entités sociales et groupes méritent une certaine retenue judiciaire.208
  29. En l'espèce, le gouvernement est aux prises avec une situation dans laquelle des intérêts socio-économiques opposés doivent être conciliés.
  30. Le gouvernement a dû concilier les intérêts notamment des jeunes, des fumeurs, des non-fumeurs, des différents membres de l'industrie du tabac, des acteurs du domaine de la publicité, des organismes culturels et sportifs commandités par l'industrie du tabac, de l'impact sur l'emploi, de l'industrie touristique, des groupes de protection des droits des non-fumeurs, et des groupes de santé.
  31. Lorsque le législateur arbitre entre les revendications divergentes de différents groupes de la collectivité, il doit tracer une ligne de démarcation sans être en mesure de savoir exactement où cette ligne se trouve.
  32. Par conséquent, les facteurs mentionnés précédemment doivent inciter cette Cour à faire preuve d'une retenue vis-à-vis de la Loi sur le tabac et faciliter la justification de l'atteinte à l'alinéa 2(b) de la Charte.

199  M. le j. Dickson, p. 768-769

200  M. le j. La Forest, p. 794-795

201  M. le j. La Forest, au nom de la majorité de la Cour, p. 1489-1490

202  RJR-MacDonald Inc. c. Canada (P.G.), [1995] 3 R.C.S. 1999, M. le j. La Forest, par. 75

203  R. c. Schwartz, [1988] 2 R.C.S. 443, p. 491

Rocket c. Collège Royal des Chirurgiens Dentistes de l'Ontario, [1990] 2 R.C.S. 232, p. 247

États-Unis c. Cotroni, [1989] 1 R.C.S. 1469, p. 1490

R. c. Keegstra, [1990] 3 R.C.S. 697, p. 785-86

Libman c. P.G. Québec, [1997] 3 R.C.S. 569, p. 606

R. c. Lucas, [1998] 1 R.C.S. 439, par. 57

Thomson Newspapers c. P.G. Canada, [1998] 1 R.C.S. 877, par. 91-92

204  M. le j. La Forest, au nom de la Cour, en p. 513

205   Irwin Toy c. P.G. Québec, [1989] 1 R.C.S. 927, p. 993

Rocket c. Collège Royal des Chirurgiens Dentistes de l'Ontario, [1990] 2 R.C.S. 232, p. 248-49

R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 452, p. 505

Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513, p. 573

Thomson Newspapers c. Canada (P.G.), [1998] 1 R.C.S. 877, p. 955-56

206  Voir D-239

207  RJR-MacDonald Inc. c. Canada (P.G.), [1995] 3 R.C.S. 1999, M. le j. La Forest, par. 76 à 77

208  Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 927, p. 993-994


Mise à jour : 2005-05-01 Haut de la page