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Vie saine

Argumentation écrite du procureur général du Canada devant la Cour supérieure du Canada

Partie V - LA CONTESTATION RELATIVE À L'ARTICLE 7 DE LA CHARTE

L'imprécision législative

  1. Les demanderesses allèguent que les articles 18 (définition du terme « promotion »), 20 (promotion trompeuse), 22(3) (publicité « attrayante pour les jeunes ») et 22(4) (publicité de « style de vie ») de la loi sur le tabac (supprimer ital.) sont imprécis au point de porter atteinte aux « principes de justice fondamentale » prévus à l'article 7.
  2. « Advenant le cas où l'article 7 s'appliquerait et que l'analyse serait portée jusqu'à l'examen des « principes de justice fondamentale », nous affirmons que les articles mentionnés ci-dessus sont suffisamment précis et constitutionnels. »

  3. La précision des lois est un « principe de justice fondamentale » prévu à l'article 7 de la Charte.
  4. La Cour suprême a statué, dans l'affaire R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 R.C.S. 606, p. 626, que «le critère selon lequel une loi sera jugée imprécise est assez exigeant». Le juge Gonthier a noté, au nom de la Cour, à la page 627:
  5. «Les facteurs dont il faut tenir compte pour déterminer si une loi est trop imprécise comprennent: a) la nécessité de la souplesse et le rôle des tribunaux en matière d'interprétation; b) l'impossibilité de la précision absolue, une norme d'intelligibilité étant préférable; c) la possibilité qu'une disposition donnée soit susceptible de nombreuses interprétations qui peuvent même coexister.» [Références omises].

    p. 639 :

    « On ne saurait vraiment pas exiger davantage de certitude de la loi dans notre État moderne. Les arguments sémantiques, fondés sur une conception du langage en tant que moyen d'expression sans équivoque, ne sont pas réalistes. Le langage n'est pas l'instrument exact que d'aucuns pensent qu'il est. On ne peut pas soutenir qu'un texte de loi peut et doit fournir suffisamment d'indications pour qu'il soit possible de prédire les conséquences juridiques d'une conduite donnée. Tout ce qu'il peut faire, c'est énoncer certaines limites, qui tracent le contour d'une sphère de risque. Mais c'est une caractéristique inhérente de notre système juridique que certains actes seront aux limites de la ligne de démarcation de la sphère de risque; il est alors impossible de prédire avec certitude. Guider, plutôt que diriger, la conduite est un objectif plus réaliste. »

    p. 639-640 :

    «Une disposition imprécise ne constitue pas un fondement adéquat pour un débat judiciaire, c'est-à-dire pour trancher quant à sa signification à la suite d'une analyse raisonnée appliquant des critères juridiques. Elle ne délimite pas suffisamment une sphère de risque et ne peut donc fournir ni d'avertissement raisonnable aux citoyens ni de limitation du pouvoir discrétionnaire dans l'application de la loi. Une telle disposition n'est pas intelligible, pour reprendre la terminologie de la jurisprudence de notre Cour, et ne donne par conséquent pas suffisamment d'indication susceptible d'alimenter un débat judiciaire. Elle ne donne aucune prise au pouvoir judiciaire. C'est là une norme exigeante, qui va au-delà de la sémantique».

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  6. La Cour suprême préconise toujours une approche empreinte de retenue en matière d'imprécision :
  7. Dans Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), précité, il était allégué que les articles 248 et 249 de la Loi sur la protection du consommateur interdisant la publicité commerciale destinée à des personnes de moins de 13 ans étaient «confus et contradictoires» et ne fournissaient pas d'indications suffisantes pour permettre aux tribunaux de déterminer si la publicité était destinée aux enfants ou non. L'opinion de la majorité, rédigée conjointement par le juge en chef Dickson et les juges Lamer et Wilson, indique à la p. 983 :

    «En droit, la précision absolue est rare, voire inexistante. La question est de savoir si le législateur a formulé une norme intelligible sur laquelle le pouvoir judiciaire doit se fonder pour exécuter ses fonctions. L'interprétation de la manière d'appliquer une norme dans des cas particuliers comporte toujours un élément discrétionnaire parce que la norme ne peut jamais préciser tous les cas d'application.»

    Dans le Renvoi relatif à l'art. 193 et à l'al. 195.1(1)c) du Code criminel, précité, il était question de l'imprécision des infractions reliées à la prostitution et aux maisons de débauche. À cet égard, le juge Lamer souligne que « [l]e fait qu'un terme législatif particulier soit susceptible de diverses interprétations par les tribunaux n'est pas fatal » (p. 1157).

    Dans Osborne c. Canada (Conseil du trésor), [1991] 2 R.C.S. 69, on prétendait que le terme « travailler » (« engage in work »), utilisé à l'article 33 de la Loi sur la fonction publique fédérale, était trop imprécis. Le juge Sopinka écrit, au nom de la Cour, aux p. 96-97 que « [l]'application de ces mots à un cas particulier est certes fort difficile [...]mais la difficulté d'interprétation n'emporte pas absence de norme intelligible ».

    Dans l'affaire R. c. Finta, [1994] 1 R.C.S. 701, le juge Cory, avec l'appui des juges Gonthier et Major, écrit ce qui suit à propos des notions de crime de guerre et de crime contre l'humanité contenues dans le Code criminel, aux p. 867-868:

    «À mon avis, le fait que l'ensemble du droit international ne soit pas codifié et qu'il faille recourir aux opinions des experts et à la doctrine pour l'interpréter ne rend pas en soi la disposition législative imprécise ou incertaine. Ces outils sont souvent utiles pour interpréter correctement une loi. En outre, le fait qu'il puisse y avoir des divergences d'opinion entre les experts en droit international ne rend pas nécessairement la disposition imprécise. Il appartient en dernier lieu au tribunal d'interpréter la loi. Les questions de droit et de fait qui se posent dans l'interprétation de ces dispositions et dans leur application dans des circonstances précises ne les rend ni imprécises ni incertaines.»

    Dans Young c. Young, [1993] 4 R.C.S. 3, le juge l'Heureux-Dubé écrit ce qui suit à propos de la notion d'« intérêt de l'enfant » incluse dans la Loi sur le divorce, en p. 74:

    «Il n'est pas nécessaire qu'il se dégage de cette disposition un sens technique précis ou une certitude quant au résultat (R. c. Butler; Osborne c. Canada (Conseil du Trésor) et R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, précités). La norme exige plutôt que les dispositions permettent la tenue d'un débat judiciaire intelligible eu égard aux objectifs visés par la loi.»

    Dans l'affaire R. c. Lucas, [1998] 1 R.C.S. 439, p. 460, le juge Cory a noté, à propos des infractions pour motif de « diffamation » prévues au Code criminel :

    « Même s'il se peut que les articles en question ne soient pas parfaits sur le plan de la rédaction, il faut se rappeler que les mots et groupes de mots ne peuvent pas toujours être évalués avec une précision scientifique ».

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  8. Jusqu'à maintenant, une seule loi a été invalidée par la Cour suprême pour cause d'imprécision.
  9. Dans R. c. Morales, [1992] 3 R.C.S. 711, la Cour a invalidé une disposition du Code Criminel qui permettait à un juge de refuser d'accorder une mise en liberté provisoire à un accusé en attente de procès s'il était dans « l'intérêt public » qu'il le fasse.
  10. En 1993 (soit un an après l'affaire Morales), la Cour d'appel de l'Ontario a statué, dans l'affaire R. c. Farinacci, (1993) 86 C.C.C. (3d) 32, que l'expression « intérêt public » n'était pas invalide lorsqu'elle était utilisée dans le contexte de l'article 679(3) du Code criminel.
  11. L'article 679(3) permettait la détention préventive d'un accusé qui en appelait d'une condamnation, du moment qu'il était dans « l'intérêt public » de détenir cet accusé. Dans Farinacci, l'objectif visé par l'article 679(3) a permis aux tribunaux de donner un sens à la notion d'« intérêt public » telle qu'elle est utilisée à l'article 673(3) du Code. La juge Arbour (alors à la Cour d'appel de l'Ontario) se prononce sur la question à la p. 46:
  12. « I can find nothing suggesting that « public interest » will be unconstitutionally vague every time it appears in a statute conferring discretion, nor can I find anything to suggest that « public interest » has no workable meaning in the constitutional context governing s. 679 of the Criminal Code.»

  13. La précision d'une disposition législative est déterminée par son contexte.
  14. Dans Ontario c. Canadien Pacifique, [1995] 2 R.C.S. 1031, il était question de la validité, pour cause d'imprécision, d'une loi provinciale qui érigeait en infraction le fait d'avoir « causé une dégradation de la qualité de l'environnement naturel relativement à tout usage qui peut en être fait ».
  15. La Cour jugea qu'il ne fallait pas examiner la disposition dans l'absolu pour juger de sa validité constitutionnelle. Elle s'inspira du contexte de la disposition en cause, de considérations d'ordre pragmatique, de la jurisprudence (p. 1085-1086) et des définitions données aux termes contestés par des sources externes (p. 1081) et a conclu que la disposition de la loi était suffisamment intelligible.
  16. Certains facteurs peuvent inciter les tribunaux à faire preuve de davantage de souplesse quant à la précision des termes utilisés. Quatre facteurs sont à retenir.
  17. 1) Les objectifs de la loi

  18. De nombreux cas peuvent se présenter où l'objectif législatif se prête mal à une codification précise.
  19. Dans Canadien Pacifique, la Cour souligna le fait que l'objet de la législation, soit la protection de l'environnement, se prêtait difficilement à une codification précise. Les comportements susceptibles de détériorer l'environnement peuvent être variés et, surtout, imprévisibles. Une codification plus précise aurait compromis les objectifs poursuivis par la loi (p. 1070-1072).
  20. La codification des « infractions tendant à corrompre les moeurs » prévus aux articles 163 et suivants du Code Criminel constituent de bons exemples de dispositions dont la formulation large est rendue nécessaire par le type d'objectifs poursuivis.
  21. Les comportements visés peuvent être tellement variés et imprévisibles qu'il est difficile, voire impossible, pour le législateur, de rédiger des lois détaillées qui couvriraient tous les comportements qu'il souhaite interdire.
  22. La Loi sur le tabac, ses dispositions et règlements traitent d'un sujet qui ne se prêtent pas une codification précise : le marketing qui est en constante évolution.
  23. Les demanderesses et les autres fabricants de tabac utilisent une multitude de techniques promotionnelles en constante évolution pour mousser la vente de leurs produits, et disposent de moyens financiers considérables pour ce faire.
  24. Une codification trop étroite serait inefficace car elle risquerait d'être contournée par des techniques de promotion de plus en plus subtiles.
  25. 2) Le caractère réglementaire de la loi

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  26. Les lois de nature réglementaire doivent faire l'objet d'un examen judiciaire moins rigoureux237 et cela pour trois raisons.
  27. Premièrement, on estime qu'une personne qui choisit d'exercer une activité réglementée accepte également certains risques liés à la réglementation.
  28. Deuxièmement, l'objet des lois réglementaires est de protéger les personnes vulnérables dans les sociétés industrielles modernes.
  29. Troisièmement, les conséquences sociales découlant d'une condamnation en vertu d'une loi réglementaire sont moins importantes que dans le cas d'une condamnation criminelle.
  30. La Loi sur le tabac est une loi réglementaire. La demanderesse JTI MacDonald a d'ailleurs admis ce fait devant le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles le 1er avril 1997 (voir les délibérations du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles - Fascicule 52 - Témoignage de Me Collin Irving) [p. 20 de 45] : « ... lorsqu'il s'agit d'infractions aux textes réglementaires -- et je conviens que cela en est une.. ».
  31. 3) Les valeurs de la société

  32. Le fait que les citoyens soient conscients ou non qu'une conduite particulière entraîne sanction de la loi est inextricablement lié aux valeurs de la société.
  33. Dans Canadien Pacifique, ce facteur a joué pour atténuer l'exigence de précision, étant donné que la loi était liée aux valeurs de la société : la protection de l'environnement (p. 1075).
  34. La Loi sur le tabac fait appel aux valeurs fondamentales de la société, la protection de la santé publique, la protection des jeunes contre les incitations à fumer.
  35. Les demanderesses sont fort conscientes de l'existence de ces valeurs fondamentales.
  36. Elles ont admis l'objectif urgent et réel décrit à l'article 4 de la loi sur le tabac.
  37. Elles ont admis devant la Cour d'appel que la publicité de style de vie pourrait constituer une incitation pour les jeunes à devenir consommateurs.
  38. Elles ont admis en l'instance l'importance de minimiser l'exposition de leur promotion auprès des jeunes : 238
  39. «[W]e want to minimize whenever possible the exposure of these ads to underage smokers. Again I reiterate, this is a very important thing for us, we take this very seriously ...

    To the extent that an underage person sees that image ... we do everything we can do to minimize that.» (nos soulignements)

  40. Bien qu'elles continuent de nier l'existence d'un lien rationnel entre la promotion des produits du tabac et la consommation, elles se sont dotées d'un code volontaire qui est censé encadrer leurs activités de promotion.
  41. Leurs sociétés mères se sont dotées également d'un code volontaire qui prévoit que la promotion des produits du tabac ne doit pas être attrayante pour les jeunes.
  42. Le représentant du Conseil canadien des manufacturiers de tabac, M. Robert Parker a déclaré devant le comité sénatorial le 29 octobre 1998239 :
  43. «Given the known and inherent risks of tobacco consumption, the industry agrees that the product as well as its marketing, promotion and sale are legitimate subjects for government regulation. Those risks also justify continuing programs by government to persuade Canadians not to use the product.»

  44. Étant fort conscientes de l'existence de ces valeurs fondamentales, les demanderesses peuvent évoluer dans la « sphère de risque » décrite dans la Loi sur le tabac. Les demanderesses comprennent bien les enjeux dont il est question et ont suffisamment d'expertise pour se guider à travers ce qui est permis et ce qui est interdit.
  45. 4) La limitation du pouvoir discrétionnaire dans l'application de la loi

  46. Une loi ne doit pas être dénuée de précision au point d'entraîner automatiquement la déclaration de culpabilité dès lors que la décision de poursuivre a été prise (Nova Scotia Pharmaceutical, précité, p. 636).
  47. Une poursuite intentée en vertu de la Loi sur le tabac ne risque aucunement d'entraîner automatiquement une déclaration de culpabilité.

237  R. c. Wholesale Travel Group, [1991] 3 R.C.S. 154, p. 227 et suivantes et Canadien Pacifique, p. 1077

238  Lance Newman: March 14, 2000 (pm), pp.108-109

239  ED-90 Standing Committee on Health - Bill C-42 - 1998-10-29 p. 48


Mise à jour : 2005-05-01 Haut de la page