Santé Canada - Gouvernement du Canada
Sautez à la barre de navigation de gaucheSautez des barres de navigation au contenu
Vie saine

Argumentation écrite du procureur général du Canada devant la Cour supérieure du Canada

Partie V - LA CONTESTATION RELATIVE À L'ARTICLE 7 DE LA CHARTE

La prétendue portée excessive des articles 58 et 59f) de la Loi sur le tabac

  1. Les articles 58 et 59f) de la Loi sur le tabac se lisent comme suit :
  2. «58. Le tribunal saisi d'une poursuite pour infraction à la présente loi peut, s'il constate que le contrevenant a tiré des avantages financiers de la perpétration de celle-ci, lui infliger, en sus du maximum prévu, une amende supplémentaire du montant qu'il juge égal à ces avantages.

    59. En sus de toute peine prévue par la présente loi et compte tenu de la nature de l'infraction et des circonstances de sa perpétration, le tribunal peut, lors du prononcé de la sentence, rendre une ordonnance imposant au contrevenant déclaré coupable tout ou partie des obligations suivantes : [...] f) verser une somme d'argent destinée à permettre les recherches sur les produits du tabac qu'il estime indiquées. »

  3. La demanderesse Imperial Tobacco prétend que les articles 58 et 59f) ont une « portée excessive », et de ce fait portent atteinte à l'article 7 de la Charte.
  4. Cette théorie de la «portée excessive», esquissée dans R. c. Heywood, [1994] 3 R.C.S. 761 voudrait que les « principes de justice fondamentale » garantis à l'article 7 englobent une protection contre les lois de portée excessive.
  5. Dans R. c. Heywood la contestation portait sur l'alinéa 179(1)(b) du Code Criminel, qui interdisait à une personne déclarée coupable d'agression sexuelle de flâner sur un terrain d'école, un terrain de jeu, un parc public ou une zone publique où on peut se baigner, ou à proximité de ces endroits.
  6. La majorité de la Cour, dans l'arrêt rédigé par le juge Cory (avec l'appui des juges Sopinka, Iacobucci, Major et du juge en chef Lamer), jugea que la disposition allait trop loin pour atteindre son objectif car elle visait trop d'endroits, trop de personnes et était d'une durée indéterminée.
  7. Les motifs du juge Gonthier (dissident), motifs auxquels ont souscrit les juges La Forest, L'Heureux-Dubé et McLachlin, permettent d'arriver à une tout autre conclusion. En interprétant la disposition en cause de manière moins rigide et en désignant un objectif législatif différent de celui de la majorité, les juges ont conclu que la loi n'avait pas de portée excessive.
  8. Il importe de noter que les juges dissidents n'ont pas considéré que la portée excessive pouvait constituer un principe de justice fondamentale indépendant. En effet, le juge Gonthier écrit au par. 100:
  9. «Le juge Cory prétend toutefois que la portée de l'interdiction créée par l'al. 179(1)b) est excessive du point de vue des personnes, des endroits et de la période qu'elle vise. Pour ma part, je ne me prononce pas sur le bien-fondé de cette analyse de la liberté parce que la question n'a pas à être tranchée en l'espèce. L'interprétation que je préconise écarte la crainte du juge Cory que la portée de l'interdiction ne soit excessive.» [Nous soulignons].

  10. Donc, le juge Gonthier, avec l'appui de trois autres juges, n'a pas considéré la portée excessive comme un principe de justice fondamentale. Il s'est contenté de conclure que dans l'hypothèse où ce principe aurait été reconnu, la loi ne l'aurait pas enfreint en l'espèce.
  11. Depuis Heywood, la jurisprudence s'est montrée hésitante à confirmer la validité de la notion de portée excessive.
  12. Dans Ontario c. Canadien Pacifique Ltée, [1995] 2 R.C.S. 1031, une disposition de la Loi sur la protection de l'environnement de l'Ontario était contestée au regard de l'article 7.
  13. L'alinéa 13(1)a) de la loi interdisait, sous peine d'amende ou d'emprisonnement, de polluer « l'environnement naturel relativement à tout usage qui peut en être fait ».
  14. Il était allégué que cette disposition était d'une portée excessive, en plus d'être exagérément vague.
  15. Les juges furent unanimes à conclure que la disposition était constitutionnelle. Cependant, deux opinions distinctes furent rédigées.
  16. L'opinion du juge en chef Lamer (avec l'appui des juges Sopinka et Cory), confirma l'existence de la portée excessive comme principe de justice fondamentale. Après avoir interprété la loi cependant, les juges conclurent que celle-ci n'était ni imprécise ni de portée excessive.
  17. Le juge Gonthier (avec l'appui des juges La Forest, L'Heureux-Dubé, McLachlin, Iacobucci et Major) en vînt à conclure lui aussi que la loi était constitutionnelle. sans reconnaître que la notion de portée excessive constitue un principe de justice fondamentale protégé par l'article 7, par. 86:
  18. « Avant de conclure, je tiens à ajouter une mise en garde à mon analyse de la portée excessive. Je ne voudrais pas que l'on interprète mes motifs comme reconnaissant que l'appelante peut, dans les circonstances de l'espèce, invoquer le critère autonome de portée excessive, esquissé dans l'arrêt Heywood, précité. J'estime tout simplement que l'al. 13(1)a) n'a de toute évidence aucune portée excessive. Puisque ni CP ni l'intimée n'étaient au courant de la décision de notre Cour dans Heywood, la question n'a pas été débattue. En conséquence, je préfère reporter l'examen du principe formulé dans l'arrêt Heywood lorsque la solution d'un litige l'exigera. »

  19. Alors que la notion de portée excessive avait été reconnue par la majorité (5 juges contre 4) dans Heywood, dans Canadien Pacifique, 6 juges contre 3 ne se sont pas déclarés convaincus que la portée excessive devait être reconnue comme un principe de justice fondamentale.
  20. De surcroît, le fait de considérer la notion de portée excessive comme principe de justice fondamentale a été critiqué en doctrine :
  21. voir J. Ross, « R. v. Heywood :Overbreadth in the Law or in the Judgement ?», (1995) 6 Forum Constitutionnel 88;

    D. Stuart «Annotation R. v. Heywood» (1995) 34 C.R. (4th) 135;

    P.W. Hogg, Constitutional Law of Canada, 4th ed. (Totonto; Carswell, 1997), p. 1102-1106. Hogg, notamment, écrit que l'application de la théorie dans le cadre de l'article 7 «raises serious practical and theoretical difficulties, and confers an exceedingly discretionary power of review on the Court » (p. 1103). Plus loin, il ajoute : «a judge who disapproves of a law will always be able to find that it is overbroad» (p.1104).

  22. Les tribunaux devraient faire preuve de retenue dans l'application de cette théorie de notion excessive comme le reconnaissait M. le juge Cory dans l'affaire Heywood, précitée, au par. 51:
  23. « Lorsqu'on analyse une disposition législative pour déterminer si elle a une portée excessive, il y a lieu de faire preuve de retenue à l'égard des moyens choisis par le législateur. Bien que les tribunaux aient l'obligation constitutionnelle de veiller à ce qu'une loi soit compatible avec la Charte, le législateur doit avoir le pouvoir de faire des choix de principe. Un tribunal ne devrait pas intervenir simplement parce que le juge aurait peut-être choisi des moyens différents d'atteindre l'objectif s'il avait été législateur. »

  24. Le pouvoir accordé aux juges, aux articles 58 et 59f) de la Loi sur le tabac, d'imposer des sanctions monétaires supplémentaires en cas de violation de la loi n'est pas excessif.
  25. L'article 58 prévoit que le juge peut imposer une amende supplémentaire au contrevenant lorsque celui-ci a tiré des avantages financiers de la perpétration de l'infraction, amende correspondant au montant estimé des avantages dont le contrevenant a bénéficié.
  26. Cette disposition est raisonnable et loin d'être excessive. L'article 58 est un outil que le Parlement fournit au juge afin que la peine soit proportionnelle à l'infraction commise et à ses effets évitant ainsi qu'un fabricant de tabac tire avantage d'une violation de la loi. Sans cette disposition, un fabricant pourrait décider de violer sciemment la loi s'il estimait que les avantages financiers tirés de la violation outrepasseraient les pénalités fixées par la loi.
  27. L'article 59f) prévoit que le juge peut, en sus de toute peine prévue par la loi et lorsque la nature et les circonstances de l'infraction le justifient, ordonner au contrevenant de verser une somme d'argent destinée à la recherche sur les produits du tabac.
  28. L'argent serait alors utilisé pour servir les objectifs de la loi. Ainsi, une somme versée en vertu de cette disposition contribuerait à améliorer l'état des connaissances sur le tabac, ce qui ne pourrait qu'être bénéfique à long terme pour réduire les méfaits de cette substance. L'effet de l'article 59f) n'est donc pas seulement dissuasif, il est également préventif.
  29. Le juge doit faire preuve de souplesse dans le prononcé de la peine afin de s'assurer que la sanction soit bien adaptée aux circonstances de l'espèce.
  30. C'est plutôt le manque de souplesse qui risque de poser des problèmes constitutionnels, comme ce fut le cas lors de l'imposition, par voie législative, de peines minimum.244.
  31. Les demanderesses ne citent aucune cause dans le cadre de laquelle une disposition aurait été déclarée inconstitutionnelle parce que les peines prévues n'étaient pas assorties d'un maximum.
  32. Dans la logique des demanderesses, n'importe quelle disposition qui laisse au juge une marge de manoeuvre dans l'imposition de la peine serait vulnérable sur le plan constitutionnel.
  33. Il est manifeste que des dispositions qui laissent une marge de manoeuvre à la Cour ne peuvent être déclarées inconstitutionnelles pour ce seul motif. L'alinéa 59(f) ne porte pas atteinte à la Charte.

244  Voir R. c. Smith, [1987] 1 R.C.S. 1045


Mise à jour : 2005-05-01 Haut de la page