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La violence au sein
des collectivités autochtones

Emma D. LaRocque*

La reproduction non commerciale de cette publication est autorisée à des fins didactiques ou cliniques.

Prière de citer la source.

Les conclusions et opinions exprimées dans ce document sont celles de l'auteur et ne représentent pas nécessairement celles du Ministère.

Cat. H72-21/100-1994-F
ISBN 0-662-98963-5

INTRODUCTION

Le problème de la violence familiale au sein des collectivités des premières nations et des Métis exige une attention et une action immédiates. Tout porte à croire qu'il s'est considérablement aggravé. Chez les Indiens, par exemple, des études ont montré que le dossier le plus important, sur le plan de la mortalité autant que de la morbidité, est celui des accidents et de la violence1. Le présent mémoire n'est pas consacré à la violence familiale en général, même s'il s'agit là d'un problème qu'il conviendrait d'étudier plus attentivement, mais plutôt aux effets de la violence familiale sur les femmes, les adolescentes et les enfants autochtones. En outre, comme une bonne partie de la violence familiale se manifeste par l'agression sexuelle, je m'attarderai à la violence sexuelle dans les collectivités autochtones.

La violence conjugale ou familiale a certes des répercussions sur tous les membres de la famille, mais ses victimes les plus immédiates sont évidemment les femmes et les enfants. Selon une étude réalisée en 1989 par l'Ontario Native Women's Association, huit femmes autochtones sur dix sont victimes de violence. Bien que cette étude ait porté seulement sur le nord de l'Ontario, ses résultats statistiques sont représentatifs des autres collectivités autochtones du pays. Un nombre croissant de données confirment que les femmes autochtones (adultes, adolescentes ou enfants) sont aux prises avec un problème stupéfiant de violence physique et sexuelle. Selon un rapport publié en 1987 par le Child Protection Centre de Winnipeg, il y a apparemment dans les réserves une épidémie de violence sexuelle à l'égard des enfants. Récemment, la presse rapportait que 30 adultes d'une même réserve du Manitoba venaient d'être accusés d'agressions sexuelles sur 50 personnes, dont bon nombre d'enfants.

* Professeur au département d'études autochtones, Université du Manitoba.

Comme il est beaucoup plus difficile d'obtenir des statistiques précises sur les Métis, il est quasiment impossible de mesurer avec précision l'ampleur de la violence sexuelle dans leurs familles ou collectivités. Cela dit, à en juger d'après le nombre croissant de victimes qui portent plainte, tout permet de penser que la violence, y compris la violence sexuelle, y constitue un problème aussi grave que dans les réserves. En novembre 1992, les Women of the Métis Nation of Alberta ont organisé près d'Edmonton une conférence historique qui étaitprécisément consacrée à la violence sexuelle infligée aux femmes métisses. Cette conférence a suscité un intérêt extraordinaire chez les Métisses du Canada. Les faits relatés par les participantes, qui étaient près de 150, ont montré que les femmes métisses souffrent tout autant que les femmes indiennes des réserves - et en silence - d'un problème énorme de violence, y compris le viol et les agressions sexuelles sur les enfants.

Conformément à ce que demandait la Commission royale, ce document de réflexion est consacré à deux dimensions du problème : le point de vue des femmes sur les facteurs qui engendrent et perpétuent la violence familiale, et les stratégies susceptibles de réduire et d'éliminer la violence. Il sera en même temps question des obstacles à la mise en oeuvre de ces stratégies.

Bien que la Commission royale souhaite des recommandations concrètes plutôt qu'une analyse exhaustive du problème de la violence, il y a lieu d'examiner brièvement les facteurs qui sont à l'origine de la violence faite aux femmes. En effet, l'analyse est non seulement un outil indispensable à l'élaboration de solutions, mais aussi un outil pédagogique dont nous avons tous besoin pour aborder cet horrible problème avec compassion.

je ne peux évidemment pas examiner en détail dans ce rapport tous les facteurs qui peuvent expliquer la violence familiale ou sexuelle. De nombreux ouvrages utiles sont consacrés au problème, mais on y propose généralement une analyse relativement conformiste de la violence sexuelle, notamment en ce qui concerne le traitement et les agresseurs2. Je m'efforcerai donc ici d'examiner le problème sous un jour différent, ce qui pourrait remettre en question plusieurs idées reçues sur la nature de la violence sexuelle et sur la réaction de la société envers les agresseurs.

La colonisation

La colonisation, c'est la tutelle qui a été imposée aux peuples autochtones depuis l'arrivée des Européens. Les autochtones lui attribuent la perte de leurs territoires, de leurs ressources et de leur autonomie, ainsi qu'une perturbation profonde de leur mode de vie et de leurs valeurs culturelles. La colonisation a fait du tort à tous les autochtones, mais peut-être encore plus aux femmes. Avant la colonisation, celles-ci bénéficiaient d'un degré de respect, d'égalité et de pouvoir politique que n'auraient jamais pu espérer les Européennes de la même époque. On peut relier la dégradation progressive du statut des femmes autochtones dans leurs collectivités à la progression du colonialisme. À l'origine, bon nombre de sociétés autochtones, voire la grande majorité, étaient matriarcales ou semi-matriarcales. C'est par le truchement du commerce des fourrures, des missions chrétiennes et des politiques gouvernementales que le patriarcat européen s'est peu à peu imposé aux sociétés autochtones du Canada. L'intrusion des Blancs a profondément transformé le caractère matriarcal des institutions spirituelles, économiques, familiales et politiques des autochtones.

Le racisme, le sexisme et le problème de l'intériorisation

Colonialisme et racisme vont de pair. Le racisme a servi de justification à la soumission des peuples autochtones. Si le racisme est le lot de tous les autochtones, les femmes doivent en outre faire face au sexisme. Le racisme engendre la haine de l'autochtone; le sexisme, la haine de la femme. Pour la femme autochtone, racisme et sexisme procèdent d'une même problématique. On ne peut parler de violence sexuelle sans parler en même temps des répercussions du racisme et du sexisme. La violence sexuelle est reliée au racisme dans la mesure où celui-ci engendre ou exacerbe une situation dans laquelle la femme autochtone est considérée et traitée comme un objet sexuel. La réification de la femme perpétue la violence sexuelle. La femme autochtone a étéréifiée non seulement en tant que femme mais aussi en tant que femme indienne, et c'est cette double réification que traduit le mot squaw.

On trouve dans la littérature et la culture populaires tout un faisceau de mythes culturels de l'Amérique du Nord blanche qui ont permis de perpétuer les stéréotypes racistes et sexistes au sujet de la femme autochtone. On décèle par exemple un lien direct entre les stéréotypes racistes ou sexistes et la violence dans la représentation déshumanisante de la squaw, qui rend toute femme autochtone vulnérable à la violence physique, verbale et sexuelle.

L'une des nombreuses conséquences du racisme, c'est que le groupe colonisé finit par intérioriser les stéréotypes raciaux et son rejet par la société. Ce processus d'intériorisation est l'une des séquelles les plus préjudiciables, à long terme, de la colonisation. C'est un phénomène qui reste mal compris, mais on en trouve des indices incontestables chez plusieurs groupes opprimés ou minoritaires d'Amérique du Nord. Bon nombre d'auteurs noirs, chicanos et autochtones l'ont clairement défini. La compréhension de ce complexe processus d'intériorisation est peut-être un préalable pour commencer à comprendre les comportements respectifs des opprimés et des oppresseurs dans nos collectivités.

Quand Howard Adams parlait du problème de l'intériorisation dans son ouvrage Prison of Grass (1975), il soutenait que les mécanismes de désintégration inhérents à la colonisation ont amené les autochtones à se juger de manière subconsciente par rapport à la société blanche, en adoptant souvent ce qu'il appelait l'«idéal blanc». Ce processus se manifeste notamment par l'intériorisation, c'est-à-dire par l'acceptation et l'intégration des normes, jugements, attentes et représentations de la société blanche dominante. Bon nombre d'auteurs autochtones ont fait ressortir les causes et les conséquences de la lutte qu'ils ont dû mener contre une image d'eux-mêmes qui leur était imposée de l'extérieur et contre les politiques ainsi engendrées. L'aboutissement de ce processus est souvent la honte et le rejet non seulement de soi-même mais aussi de ses semblables, c'est-à-dire des autres autochtones.

Beaucoup de choses ont changé au sein de la société autochtone depuis Prison ofGrass. Aujourd'hui, beaucoup plus d'autochtones comprennent les tenants et aboutissants de leur position dans la société canadienne. Plus ils se politisent, moins ils sont enclins à se juger ou à agir en fonction de normes externes. Cela dit, comme les dégâts ont été considérables et que le problème de l'intériorisation existe encore, il me paraît opportun d'étudier comment l'intériorisation autochtone des stéréotypes racistes et sexistes se manifeste dans la violence.

L'une des principales questions qu'il faut se poser est celle-ci : nous savons que des hommes blancs ont infligé des sévices à des femmes autochtones, mais que dire de la violence que des hommes autochtones ont infligée à des femmes et à des enfants autochtones?

La réponse typique à cette question est trop souvent que les agresseurs autochtones ont eux-mêmes été exploités et sont des victimes de la société. Il est incontestable que cette réponse explique en partie le comportement de certains des agresseurs, surtout les jeunes, mais c'est loin d'être une réponse complète et il ne faudrait certainement pas voir là une réponse unique ou définitive à la question.

Nous savons que les femmes des sociétés autochtones subissaient certaines formes de violence avant l'arrivée des Européens. C'est du moins ce qu'indiquent plusieurs observations des premiers Européens ainsi que certaines légendes indiennes (p. ex. les légendes wehsehkehcha). Il ne faudrait d'ailleurs pas croire que le matriarcat empêchait automatiquement les hommes d'avoir un comportement tyrannique envers les femmes; des individus pouvaient faire fi des valeurs les plus fondamentales de leur culture. Aujourd'hui encore, malgré tout le discours sur la Mère nature, les femmes n'ont qu'une égalité et une sécurité toutes relatives.

Il est cependant manifeste que l'invasion européenne a exacerbé la violence, réelle ou potentielle, des sociétés d'origine. Il est tout aussi certain que les hommes autochtones ont intériorisé la dévalorisation des femmes par les hommes blancs. Comme l'affirme un universitaire :

Privés de leurs rôles ancestraux [...] les hommes ont commencé à envahir des domaines qui étaient auparavant la prérogative des femmes, en adoptant certaines des attitudes blanches envers les femmes et en traitant celles-ci comme des inférieures plutôt que comme des égales3. [traduction]Comment se manifeste ce phénomène d'intériorisation dans le contexte de la violence en général et de la violence sexuelle en particulier? Demandons-nous ce qui peut se passer chez un homme autochtone qui est exposé non seulement à la pornographie, mais aussi à une imagerie raciste et sexiste qui présente l'Indien comme un «sauvage» violent et la femme autochtone comme une squaw avilie et libertine?

La pornographie influe sur les attitudes et le comportement sexuels des autochtones. Considérant par ailleurs que les médias ne se sont jamais gênés pour projeter des Indiens l'image de brutes invétérées, le problème de l'intériorisation n'a rien d'étonnant.

Il n'en est pas moins troublant. L'intériorisation autochtone de l'image raciste et machiste des hommes et des femmes autochtones a contribué à la violence en général et à la violence sexuelle en particulier.

Défendre les agresseurs perpétue la violence

Il est difficile de dire s'il y a plus de violence sexuelle dans les collectivités autochtones que dans les collectivités blanches, car nous savons que ce phénomène est aussi très répandu dans les foyers et quartiers blancs, mais il n'y a, à mon avis, aucune raison de se porter à la défense de l'une ou l'autre communauté. Nous devrions plutôt nous employer à réprouver ce genre de crime et à chercher des solutions à une situation intolérable.

Plusieurs choses sont troublantes quand on analyse la violence sexuelle. Il est navrant de constater l'apathie des autochtones aussi bien que des non-autochtones face à ce fléau. S'il faut obliger les dirigeants autochtones à faire face au problème, il est essentiel aussi d'empêcher la population et les gouvernements de s'en laver les mains. On ne saurait s'en remettre aux seuls autochtones pour changer la situation. Les Blancs qui détiennent des postes de pouvoir doivent eux aussi trouver. des solutions, car ils ont contribué au problème.

Il est aussi troublant de voir avec quelle facilité on tente d'expliquer la violence sexuelle par les prétendues différences culturelles. Quand on a appris le sort horrible qui avait été fait à une adolescente du lac Brochet, à la fin des années 80, j'ai entendu dans mon entourage des tentatives d'explication et des commentaires qui m'ont stupéfiée. Des gens se portaient à la défense des hommes qui avaient attaqué cette jeune fille de 14 ans (précédemment rapatriée contre son gré au nom de la «culture») en dénaturant la culture autochtone.

De telles faussetés ont suscité énormément de confusion dans beaucoup d'esprits et sur beaucoup de questions. On a non seulement stéréotypé les cultures autochtones en les réduisant à une liste figée de traits de caractère, on a aussi blanchi 500 ans de colonialisme en parlant de simples différences culturelles. On a justifié des phénomènes sociaux issus de la négligence et des politiques sociétales en en faisant des phénomènes culturels. Des problèmes reliés au racisme et au sexisme ont été imputés à la culture autochtone. Quand on invoque des justifications culturelles pour défendre les agresseurs sexuels, on dénature grossièrement la notion de culture et de peuples autochtones. Ce sont les hommes qui agressent, pas les cultures. Dans les sociétés traditionnelles, le viol et la violence faite aux femmes étaient rapidement punis. S'il existait aujourd'hui une seule culture tolérant l'oppression de la femme, il faudrait l'obliger à changer. Mais la violence sexuelle ne devrait jamais être associée à la culture autochtone! C'est une insulte à tout ce qu'il y a de noble et de beau dans les cultures autochtones! Accepterait-on d'invoquer les différences raciales pour expliquer l'agression sexuelle? Est-il moins raciste d'invoquer les différences culturelles?

Tant qu'on se portera à la défense des agresseurs au nom de la culture, ceux-ci continueront d'échapper à la culpabilité et cela ne fera que perpétuer le problème.

Un autre argument, fort troublant lui aussi, est souvent invoqué pour défendre les agresseurs, à savoir que les hommes commettent des viols ou des agressions parce qu'ils ont été eux-mêmes agressés dans leur jeunesse ou qu'ils ont été victimes de la société. Si l'on poursuit ce raisonnement, les violeurs de femmes et d'enfants ne sont pas responsables de leurs actes puisque ce sont eux aussi des victimes; il ne faut donc pas les punir, ou, s'ils sont punis, la nécessité de rééduquer ces «victimes de la société» devrait peser plus fort dans la balance que le préjudice subi par les véritables victimes! L'oppression politique ne décharge personne de ses responsabilités personnelles et morales au sein de la société. Si des individus sont incapables d'assumer leurs responsabilités personnelles et de faire des choix moraux (facteurs qui fondent notre humanité), ils ne sont pas aptes à vivre en société et il faut les traiter en conséquence.

Les obstacles auxquels font face les vraies victimes

Quelle est la situation des victimes d'agression sexuelle dans les collectivités autochtones et dans la sociétés dominante? En voici un aperçu bref mais réaliste. Les victimes autochtones font face à certains obstacles qui sont inhérents à toute petite collectivité : manque d'intimité, crainte d'être à nouveau humiliées par les commérages, peur d'être exclues et intimidées par les amis de l'agresseur. Il n'est pas rare que les victimes aient à faire face à l'incrédulité, à la colère ou à la trahison de leur famille. La règle du secret est implicite et jalousement observée. De fait, quiconque voudrait signaler un cas d'agression sexuelle ou un acte de violence s'exposerait à la censure.

Si une victime persiste à vouloir signaler le problème, qui voudra l'écouter? Si elle sort de sa collectivité, elle fait face au racisme et au sexisme qui se manifestent par les reproches, l'indifférence ou l'incrédulité. Les non-autochtones qui oeuvrent dans les services sociaux ou occupent des postes de pouvoir connaissent souvent mal le milieu de la victime ou sont portés à ne pas prendre sa plainte au sérieux. Le stéréotype de la promiscuité sexuelle des femmes autochtones est encore largement répandu. En outre, dans beaucoup de collectivités, les femmes ne peuvent faire confiance aux policiers, certains d'entre eux ayant été aussi des agresseurs, surtout dans les générations passées! Finalement, le processus judiciaire constitue en soi un obstacle extraordinaire.

Si la victime réussit à porter son affaire devant un tribunal, elle fait face à une série de nouvelles difficultés. Tout le monde sait que les procès pour viol sont très pénibles, même pour les femmes blanches de la classe moyenne, et qu'il n'y a strictement aucune garantie de justice en bout de ligne. S'il est vrai que seulement 10 % des femmes blanches signalent les cas d'agression sexuelle, la proportion est considérablement moins élevée chez les victimes autochtones. Et il va sans dire que le pourcentage de condamnations est lamentable.

La clémence éhontée des tribunaux est un autre facteur qui perpétue la violence sexuelle. En règle générale, les voleurs et les petits trafiquants de drogue reçoivent des peines beaucoup plus lourdes que les agresseurs d'enfants, les violeurs ou même les violeurs assassins! C'est là un message déconcertant de notre société sur le peu d'importance qu'elle accorde à la dignité humaine. Bon nombre de communautés autochtones reprochent aux tribunaux d'être particulièrement indulgents à l'égard des autochtones qui s'attaquent à d'autres autochtones. Conjuguées à la facilité avec laquelle on obtient des libérations conditionnelles, ces peines dérisoires sont un nouveau coup porté aux victimes autochtones.

Si la victime parvient à envoyer son agresseur en prison, les représailles ne sauraient tarder. L'agresseur peut sortir de prison en trois semaines ou en six mois, mais il retournera en général directement dans son milieu où il s'adonnera de nouveau à la violence et à l'intimidation.

Que devient la victime dans tout ce système? À qui peut-elle demander de l'aide? Qui se préoccupe de sa réadaptation à elle?

La justice dans son ensemble reproduit dans ses définitions et dans son fonctionnement la situation privilégiée des hommes blancs. Elle est aussi le reflet d'une extraordinaire naïveté, celle qu'on trouve souvent chez les travailleurs sociaux, criminologues et juges libéraux de la société blanche. L'indulgence des juges s'inscrit dans la tendance croissante qui consiste à faire des violeurs et des agresseurs d'enfants des victimes héroïques. On prend davantage en pitié les agresseurs sexuels que leurs victimes. Quel paradoxe!

Les causes de la violence sexuelle

Étant donné cette tendance à représenter les violeurs comme des victimes - attitude qui ne résout en rien le problème de la violence sexuelle et qui contribue peut-être même à le perpétuer -, n'est-il pas temps de se requestionner? S'il est sociologiquement évident que pauvreté et marginalisation peuvent causer des ravages dans une communauté, il est difficile d'accepter béatement l'idée que la victime d'hier sera l'agresseur de demain. Si c'était vrai, des millions de femmes commettraient elles aussi des agressions. De plus, si de piètres conditions sociales contribuent nécessairement à façonner des agresseurs, ce phénomène suscite plus de questions que de réponses. Comment explique-t-on en effet que ce soient les hommes qui agressent les femmes et les enfants? Qu'est-ce que cela révèle sur la nature de l'homme? Et sur l'homme autochtone? Qu'il est incapable de penser à autre chose, s'il vit en situation d'oppression, de pauvreté ou d'exploitation, qu'à agresser des femmes et des enfants innocents? Et que cela devrait nous interpeller? Que faire alors des autres statistiques? Que dire de tous ces hommes pauvres et de tous ces hommes agressés qui ne se tournent pas vers la violence?

La violence sexuelle est un phénomène universel qui n'a rien à voir avec l'origine, la culture, la couche sociale ou les moyens financiers. De fait, l'histoire abonde en exemples d'hommes riches, puissants et privilégiés qui ont agressé des femmes et des enfants. Cela porte à croire que l'origine de la violence sexuelle est beaucoup plus troublante qu'on voudrait le croire, mais le phénomène n'est peut-être pas aussi mystérieux qu'on le prétend.

La plupart des adultes qui se livrent à des agressions sont parfaitement conscients de ce qu'ils font, et ils ont choisi de le faire. Comme l'affirmait un groupe de femmes autochtones dans un article consacré aux agressions sexuelles sur les enfants, «les agresseurs savent parfaitement ce qu'ils font, et ils savent que c'est mal4». À mon avis, ce sont le sexisme et la misogynie qu'entretient notre société qui expliquent le mieux la violence sexuelle. La culture populaire nord-américaine se nourrit de la réification et de l'avilissement de la femme. Celle-ci est présentée comme un jouet sexuel qui doit se prêter aux désirs de l'homme. On invente des stéréotypes sur la sexualité féminine pour rationaliser la violence. Ils visent en fait à préserver le pouvoir masculin, mais il s'agit d'une forme de pouvoir qui est consciente et délibérée, et qui n'a pas nécessairement été provoquée par des traumatismes antérieurs. Evidemment, détenir le pouvoir procure toutes sortes d'avantages et il a toujours été dans l'intérêt des hommes d'assujettir les femmes. La société n'y voit rien à redire. Quant au système de justice pénale, les lois et les jugements nous montrent qu'il a lui aussi ses partis pris.

Violer, dans n'importe quelle culture et selon n'importe quelle morale, c'est faire la guerre aux femmes. Et toute société qui tolère la violence sexuelle consent à cette guerre.

Nous ne saurons peut-être jamais quelles sont les causes exactes de la violence sexuelle mais, quoi qu'il en soit, nous ne devrions jamais excuser l'agresseur en faisant intervenir des raisons psychologiques, personnelles ou politiques. Nous ne devrions jamais justifier ni tolérer la violence sexuelle. Que la justice fasse son devoir et qu'elle «se montre juste», pas seulement parce que c'est essentiel pour la guérison de la victime mais aussi pour proclamer haut et fort que la violence sexuelle est inadmissible. justice et souci de réadaptation ne sont pas des objectifs qui s'excluent l'un l'autre.

Je ferai une autre remarque, peut-être plus pertinente encore : pourquoi tient-on tant à trouver des raisons ou des explications au fait que des hommes violent des femmes et agressent des enfants? Puisque nous ne le saurons peut-être jamais, n'est-il pas temps d'accorder notre attention aux vraies victimes?

Recommandations

Toute stratégie visant à réduire ou à éliminer la violence doit bien sûr être axée sur les facteurs susmentionnés. La meilleure solution consiste peut-être à envisager trois types de stratégies : la prévention, l'aide aux victimes, et l'intervention de la justice.

La prévention

J'estime qu'une oeuvre de prévention s'impose. Sinon, comment pourrons-nous jamais endiguer toute cette vague de violence?  Certes, cela ne se fera pas du jour au lendemain, mais il faut commencer par les jeunes. Si nous pouvons atteindre les jeunes autochtones, nous constaterons peut-être une amélioration de la situation dans plusieurs domaines. La première série de recommandations concerne donc les jeunes.

De toute évidence, il faut adopter une démarche globale, en agissant sur plusieurs fronts en même temps. La revitalisation socio-économique est impérative. Les êtres humains ont besoin de donner un sens à leur vie, notamment par l'exercice d'une activité économique. Une telle activité est cruciale pour les jeunes qui se retrouvent actuellement piégés dans un néant socioculturel. Ils cherchent leur place dans un monde qui les a privés de leurs activités traditionnelles sans les préparer à l'urbanisation et à l'industrialisation.

Il faut s'occuper de l'éducation des jeunes autochtones. L'une des séquelles durables de la colonisation est la déformation de l'histoire et des préoccupations autochtones dans les écoles. Celles-ci doivent cesser de présenter l'histoire, les cultures, les peuples et les préoccupations autochtones de manière ethnocentrique ou raciste. Elles doivent par ailleurs faire tout leur possible pour permettre aux jeunes autochtones d'acquérir des compétences et des connaissances pertinentes dans les deux cultures. Il faut aussi changer les attitudes envers les cultures autochtones. Celles-ci ne doivent pas être uniquement présentées comme des vestiges du passé (un passé trop souvent stéréotypé), ce qui paralyse souvent les jeunes : comment peuvent-ils en effet se tourner vers l'avenir si leur culture est définie en fonction du passé? Les jeunes ont besoin de mieux comprendre la vraie nature de leur patrimoine et de leur culture. Ils doivent aussi être convaincus que les définitions culturelles autochtones sont suffisamment souples pour permettre de jeter des ponts entre le passé et l'avenir. Les jeunes autochtones ne devraient pas se sentir obligés de sacrifier les choix professionnels de demain pour rester fidèles à leur identité.

L'ennui est un autre grand problème des jeunes dans bon nombre de collectivités autochtones. Problème trop souvent négligé jusqu'ici, l'ennui est souvent à l'origine des difficultés que connaissent les jeunes car c'est lui qui les pousse vers la drogue, l'alcool, la promiscuité sexuelle, la délinquance, la violence et le suicide. Les responsables communautaires ont le devoir de faire tout leur possible pour offrir des loisirs de qualité aux jeunes. Il leur appartient de dégager des crédits et des ressources pour doter leurs collectivités d'infrastructures sportives et pour réaliser d'autres projets semblables. Il y a déjà bien longtemps que je me demande ce qu'on attend. Pourquoi n'a-t-on jamais fait un effort concerté pour fournir des installations récréatives aux jeunes des collectivités autochtones? Il y a tellement de potentiel inexploité chez nos jeunes. Chaque fois que je regarde une compétition sportive nationale ou internationale, je pense à tous les jeunes autochtones qui pourraient être là eux aussi. N'est-il pas temps de nous engager sur cette voie?

En ce qui concerne le sexe et la violence, notre meilleur espoir pour l'avenir réside probablement dans l'éducation sexuelle. À l'heure actuelle, elle fait grandement défaut dans les foyers et les collectivités autochtones. En règle générale, enfants et adolescents sont livrés à eux-mêmes pour découvrir leur sexualité, et livrés aussi à l'influence de la culture populaire et de camarades malavisés, voire d'agresseurs. En ce sens, les problèmes sexuels se recyclent constamment. Les jeunes autochtones ont désespérément besoin d'une éducation sexuelle de qualité, et les écoles devraient s'en charger (de préférence en faisant appel aux ressources de la collectivité). Cette éducation ne devrait pas seulement porter sur les aspects physiologiques de la sexualité, mais favoriser aussi le respect d'autrui. Il convient évidemment d'accorder une attention particulière au respect de la femme, au respect de la sexualité de l'autre, et au respect de soi. L'éducation sexuelle doit aussi porter sur la sexualité sans risques, la contraception, la maternité, les choix en matière de reproduction et la responsabilité sexuelle. Des questions comme la drogue, l'alcool, le tabagisme, l'inhalation de colle, etc. devraient également être abordées par les écoles.

J'aimerais dire un mot au sujet des adolescentes autochtones. Les récits relatifs aux agressions sexuelles révèlent que bon nombre de femmes autochtones ont été attaquées pendant leur adolescence, même si ce phénomène est encore peu documenté. N'ayant pour ainsi dire aucune éducation sexuelle et vivant dans un milieu propice à l'abus d'alcool et à la violence, les adolescentes sont particulièrement vulnérables aux avances et aux agressions des hommes. Le viol peut avoir des effets dévastateurs sur une adolescente. On a de plus en plus de preuves que les adolescentes violées sont susceptibles de se tourner vers la toxicomanie, la prostitution, l'automutilation et le suicide, sans compter qu'elles risquent évidemment de tomber enceintes ou de contracter une maladie transmise sexuellement. Le taux de suicide des jeunes autochtones de  15 à 24 ans est de cinq fois supérieur à la moyenne nationale. L'auteur d'un ouvrage consacré à la mort d'une collectivité ojibwa du nord-ouest de l'Ontario a établi un lien entre le suicide féminin et l'agression sexuelle5.

Les adolescentes sont probablement les plus vulnérables à l'agression sexuelle. Leur sexualité s'est éveillée mais elles n'ont pas encore atteint la maturité sexuelle; elles ignorent bien souvent ce que des adultes sont capables de leur faire, et c'est une autre raison pour rompre le silence. Il n'est pas rare que les adultes qui connaissent les agresseurs taisent cette information. S'il y avait divulgation et si les victimes pouvaient parler ouvertement aux autres jeunes filles, cela contribuerait à protéger celles qui ne se méfient de rien. Il appartient aux adultes (parents, grands-parents, enseignants, ministres du culte, conseillers, etc.) d'apprendre aux adolescentes ce qu'elles doivent savoir au sujet de la sexualité et de la violence sexuelle. En outre, chaque fois qu'il y a violence, la victime devrait avoir accès à un soutien psychologique, médical et juridique. Tous les jeunes autochtones devraient avoir accès à des services de counseling. Ils devraient aussi disposer de refuges pouvant les accueillir s'ils ne se sentent plus en sécurité chez eux ou dans leur collectivité. Certains jeunes peuvent aussi avoir besoin de services psychologiques ou psychiatriques, et parfois même de réconfort spirituel. Garçons ou filles, les jeunes autochtones ont des rêves et des aspirations pour leur avenir. Toutes les parties concernées devraient s'employer à protéger les jeunes et à faciliter la réalisation de leurs aspirations. Je crois que les collectivités autochtones pourraient organiser différents types de conférences pour parler des besoins des jeunes et leur montrer des modèles positifs.

Si les jeunes étaient bien dans leur peau et avaient le sentiment de pouvoir réaliser leurs rêves, je suis sûre que leurs activités quotidiennes changeraient du tout au tout. je crois fermement qu'un environnement stimulant les amènerait à rejeter les influences et les comportements néfastes. Si nous voulons mettre fin à la violence, proposons-leur des options constructives, créatrices et enrichissantes. Nos enfants ne méritent pas moins.

L'aide aux victimes

Le mal dont souffrent en silence les filles et les femmes qui ont été violées ou agressées exige notre attention immédiate. Il faut rompre le silence. Il faut mettre sur pied des systèmes de soutien : refuges, centres d'aide aux victimes de viol, services de counseling et cliniques. Elles ont besoin du soutien de leur famille et des pouvoirs publics. Elles ont besoin de thérapeutes capables de traiter la névrose post-traumatique. Elles ont besoin d'une société compatissante qui accorde la priorité voulue à leur sécurité, à leur dignité et à leur réadaptation. Il faut que les lois soient modifiées et rigoureusement appliquées par un système judiciaire qui se comporte décemment face à la violence.

On ne saurait trop insister sur l'urgence de doter les différentes communautés de services de counseling et de programmes de thérapie. Ces programmes doivent être de qualité et viser le long terme, car l'enfant qui a étéviolée ou victime de sévices peut être marquée pour la vie. Comme le disaient des femmes autochtones : «La violence sexuelle est une réalité et un enfer qu'on n'a plus le droit d'ignorer [...] Nous réagissons toutes avec douleur et colère [...] quand la vie d'une enfant est détruite à jamais7.» Beaucoup de femmes autochtones commettent des actes violents, sombrent dans l'alcoolisme et se retrouvent incarcérées; c'est là une indication qu'elles souffrent de névrose post-traumatique.

Des études ont montré que les femmes autochtones des régions rurales vont s'établir en milieu urbain pour échapper à des problèmes familiaux ou communautaires. Rappelons que la plupart des collectivités autochtones sont petites, ce qui rend la situation encore plus difficile pour les victimes. L'apathie et le manque de leadership ou de soutien familial ont pour effet de chasser les victimes de leur collectivité. Or, rien de cela n'a sa raison d'être. Personne ne devrait être obligé de quitter son foyer pour se sentir en sécurité!

Il appartient aux dirigeants autochtones, aux paliers fédéral, provincial et régional, de prendre fermement position contre la violence, surtout sexuelle. Le message doit être sans équivoque : la violence sexuelle infligée aux femmes, aux adolescentes et aux enfants est inexcusable, intolérable et inadmissible. Que les dirigeants autochtones prennent des mesures concrètes pour sensibiliser les collectivités aux conséquences destructrices de la violence. Qu'ils fassent de la violence la priorité sociale qu'elle devrait être. Qu'ils organisent des tribunes pour faciliter une prise de conscience sociale. Qu'ils fassent tous les efforts possibles pour prévenir la violence et pour venir en aide aux victimes.

Tous ceux qui sont appelés à côtoyer des autochtones en situation de crise (personnel hospitalier, policiers, avocats, juges, travailleurs sociaux, thérapeutes, employés des sociétés d'aide à l'enfance, etc.) devraient être tenus d'assister à des conférences ou à des ateliers consacrés à la violence sexuelle. Encore une fois, c'est aux dirigeants autochtones qu'il appartient d'en prendre l'initiative, et au gouvernement de débloquer les fonds nécessaires.

Il faut que les femmes autochtones puissent parler en toute franchise des questions difficiles et impopulaires que sont la violence, l'égalité, le patriarcat, le leadership politique, etc. Il faut qu'elles reçoivent une aide pour organiser des tribunes qui leur permettront de discuter ensemble de leurs préoccupations communes. Mais il faut auparavant que l'on prenne conscience de la réalité différente que vivent les Indiennes et les Métisses. Pour ce faire, les femmes autochtones ont besoin de leurs propres organisations, lesquelles doivent obtenir leurs crédits propres, distincts de ceux octroyés aux grands organismes cadres.

Comme je l'ai indiqué précédemment, le problème de la violence résulte dans une grande mesure de notre colonisation. Il revient donc aux dirigeants et aux éducateurs autochtones de faire tout le nécessaire pour faciliter l'organisation de tribunes où il sera question des séquelles de la colonisation sur nos vies, sur nos foyers et sur nos collectivités. Peut-être pourrait-on adopter à ce sujet les idées de Paulo Friere sur la «pédagogie de l'opprimé». Favoriser la prise de conscience de toute la population autochtone est l'une des étapes importantes à franchir sur le chemin de la complétude, et on peut la considérer comme un service aux victimes de la violence. Il faut que les gens comprennent les processus destructeurs de la colonisation et qu'ils saisissent bien les séquelles de leur dépersonnalisation et de leur absence de pouvoir. Il faut que les autochtones comprennent les forces institutionnelles qui ont envahi leur monde et ce qu'elles ont fait à leurs terres et leur économie, à leurs relations, à leurs valeurs et symboles culturels, à leur autodétermination et à leur confiance en eux-mêmes. Il faut qu'ils comprennent aussi que des solutions sont possibles. Il faut qu'ils soient convaincus de pouvoir agir pour changer la situation et que le simple fait d'agir constitue une reprise de pouvoir. C'est lorsqu'ils auront pris conscience des forces qui ont investi leur vie et leur histoire qu'ils pourront le mieux changer la situation.

Il faudra peut-être des années pour aider les autochtones à comprendre et à résoudre le problème de la violence, mais cela ne doit pas nous empêcher de l'enrayer au jour le jour. Même si nous nous entendons sur les causes profondes de la violence sexuelle, nous ne pouvons éliminer immédiatement le problème et nous ne le pourrons peut-être jamais. Outre les programmes sociaux, économiques et éducatifs auxquels nous pouvons avoir recours, nous sommes donc obligés de nous tourner vers la justice pénale pour obtenir protection et justice.

L'intervention de la justice

En ce qui concerne les changements à apporter au processus judiciaire, il serait superflu de répéter les recommandations exhaustives et généralement excellentes qui se trouvent dans l'Aboriginal Justice Inquiry Report (1991). Quiconque oeuvre dans ce secteur se doit de consulter ce rapport. je recommande aussi la lecture de The Spirit Weeps, petit guide publié par le Nechi Institute (1988) dans lequel on peut trouver des informations utiles sur les caractéristiques et la dynamique de l'inceste et de la violence sexuelle faite aux enfants autochtones.

Le système de justice pénale est évidemment très vaste et je ne peux en aborder ici que certains aspects (ceux que je trouve les plus préoccupants), notamment sa trop grande bienveillance à l'égard des agresseurs sexuels et d'autres criminels endurcis. Depuis le milieu des années 60, le système de justice pénale est de plus en plus indulgent à leur endroit. Cette indulgence équivaut à de la négligence. Elle saborde les lois déjà peu rigoureuses qui existent en matière d'agression sexuelle. Lorsque l'agresseur est autochtone; les victimes (en majeure partie des femmes, et souvent des adolescentes) sont forcées de vivre dans la peur et le silence, d'où une victimisation constante. Par exemple, le chef des voyous qui ont commis un viol collectif sur la jeune fille du lac Brochet n'a reçu que quatre ans d'emprisonnement - et c'est tout juste si le juge ne lui a pas présenté ses excuses! À mes yeux, une sentence aussi irresponsable constitue une insulte envers toutes les femmes et témoigne d'un mépris flagrant pour le traumatisme qu'a subi la jeune fille et pour la névrose post-traumatique dont elle souffrira certainement toute sa vie durant.

Bien sûr, il n'y a pas de solutions faciles. Je ne recommande pas non plus de solutions simplistes, mais je crois qu'on a tellement tendance à complexifier les questions de violence qu'on en arrive à adopter et à appliquer des lois absurdes, qui laissent le champ libre aux agresseurs d'enfants, aux violeurs et aux assassins. Le système perd ainsi tout son sens de la dignité humaine : il accorde plus d'importance au vol et aux infractions reliées à l'alcool ou à la drogue qu'au viol d'une personne.

J'aimerais voir le système correctionnel, qu'il soit autochtone ou non, s'orienter vers une structure bilatérale capable de juger différemment les diverses catégories de crimes et de criminels. Il importe de distinguer les actes violents de ceux qui ne le sont pas. Il y a un monde de différence, par exemple, entre le vol d'un magnétoscope et l'agression d'un être humain!

Les auteurs de certains crimes non violents pourraient être tenus de participer à des programmes d'action communautaire au lieu d'être envoyés en prison. On pourrait envisager des «rencontres avec la victime». On pourrait aussi s'inspirer des programmes qui ont été mis en oeuvre aux États-Unis et ailleurs pour punir autrement qu'en incarcérant.

Il convient de distinguer les diverses formes de violence: gifler quelqu'un, par exemple, c'est moins grave que battre une personne, la poignarder ou la blesser d'un coup de fusil, ou encore que se livrer à un acte de violence brutale et délibérée comme l'agression sexuelle ou le meurtre avec préméditation.

Ceux qui se retrouvent impliqués dans des bagarres devraient être dirigés vers des programmes appropriés. Le counseling pourrait être personnel, familial ou communautaire, et comporter un volet éducatif ou thérapeutique.

Les auteurs de crimes violents devraient recevoir des peines sévères d'incarcération, assorties de solides programmes d'éducation et de thérapie.

Les personnes reconnues coupables de crimes violents et délibérés devraient écoper de très longues peines d'emprisonnement et, dans certains cas précis, être expulsées de manière permanente de leur collectivité. Dans les cas de brutalité, de viol ou de meurtre impitoyable, l'expulsion peut être la seule mesure efficace pour protéger les victimes et leurs familles, surtout dans les petites collectivités isolées. En fait, bon nombre de collectivités septentrionales ont déjà réclamé de telles mesures d'expulsion ainsi que des peines plus sévères.

Toutes les formes d'agression sexuelle procèdent d'un même phénomène de violence et doivent presque toutes être considérées comme des actes de violence. Quiconque commet une infraction sexuelle mineure, même un garçon, doit être considéré comme potentiellement dangereux.

Quiconque commet un acte de violence et plaide non coupable en invoquant l'aliénation mentale, l'ivresse, son jeune âge, voire sa pauvreté, doit être placé en détention loin de sa victime. Le jugement «non coupable pour raison d'aliénation mentale» devrait être remplacé par «coupable mais aliéné mental» et entraîner une peine de détention correspondant au crime et à la situation.

Dans le même ordre d'idées, il faut modifier la Loi sur les jeunes contrevenants. je trouve aberrant qu'un garçon de 13 ans puisse assassiner brutalement deux femmes et n'être condamné qu'à trois ans d'emprisonnement8. Il est incontestable qu'en entretenant la négligence, la violence et la misogynie, notre culture coloniale peut être blâmée pour les enfants devenus violents (généralement des garçons), mais il n'y a pas de raison pour que des personnes innocentes soient la cible de leur agressivité.

D'ailleurs, tous les jeunes ne sont pas pareils. Il peut y avoir des différences énormes entre deux garçons de 12 ans. Le législateur et les psychiatres devraient être capables de cerner ces différences et d'en tenir compte. Le législateur devrait en outre tenir compte de l'évolution de la société, car les enfants d'aujourd'hui sont beaucoup plus éveillés que ceux d'autrefois.

La réadaptation doit bien sûr demeurer un objectif de tous les instants, que les personnes condamnées aient été violentes ou non. Mais permettez-moi encore une remarque. Trop souvent, des peines fort indulgentes sont imposées au nom de cette réadaptation, comme si les concepts de justice et de réadaptation s'excluaient l'un l'autre. Pourtant, les statistiques montrent que les agresseurs, notamment sexuels, sont rarement réadaptés.

Ce qu'on semble oublier dans ce contexte, c'est ceci : le facteur primordial à prendre en considération dans la sentence n'est pas de savoir si l'agresseur sera réadapté ou non, mais d'abord et avant tout de réparer un tort. Et ce souci de justice doit s'accompagner d'un message sans équivoque à l'agresseur et à la société leur faisant savoir que la violence sexuelle n'est pas acceptable et qu'elle sera réprimée.

je crois à la réadaptation mais j'estime que la raison d'être du système de justice pénale est avant tout de faire triompher la justice. La réadaptation ne doit jamais être envisagée aux dépens de la justice.

Il existe des traditions judiciaires dans toutes les cultures anciennes, y compris les cultures autochtones. Celles-ci recouraient autrefois à un vaste éventail de châtiments selon la nature de l'infraction: l'humiliation, l'exclusion, l'amende ou la loi du talion («œil pour œil, dent pour dent»). Nous pouvons peut-être rejeter aujourd'hui certains de ces châtiments, mais il reste que la justice est essentielle au psychisme humain. Il ne saurait y avoir de paix ou de guérison sans justice. Il faut tenir les coupables responsables de leurs actes, ne serait-ce que pour rendre un service thérapeutique à leurs victimes.

Cela dit, les établissements de détention devraient offrir des programmes exhaustifs et obligatoires de réadaptation, axés non seulement sur la thérapie personnelle mais aussi sur la décolonisation et le renouveau spirituel et culturel ainsi que sur une prise de conscience du sexisme et de sa relation avec la violence faite aux femmes.

On devrait évidemment offrir des programmes de réadaptation à long terme aux victimes, à leurs familles et à leurs collectivités, car toute violence a de profondes répercussions sur les familles et les collectivités des victimes.

Je sais qu'il existe divers programmes communautaires favorisant la réconciliation entre l'agresseur et la victime. J'ai lu avec intérêt, dans le rapport d'enquête sur la justice autochtone au Manitoba, la description du Hollow Water Resource Group, au Manitoba, notamment ce commentaire

[Le modèle] ne contribue pas seulement à réadapter l'agresseur et à soutenir ou réconforter la victime, il offre aussi un mécanisme de guérison et de rétablissement de l'harmonie dans les familles et dans la collectivité [...] Le modèle de Hollow Water a été conçu pour protéger la population contre toute récidive et pour prévenir de nouvelles agressions9. [traduction]Je conviens que le concept semble prometteur et qu'il faut féliciter les responsables de cette initiative pour leur courage et leur originalité. Mais ce programme est tellement récent et semble tellement axé sur la rééducation qu'il suscite en fait de nouvelles questions. Peut-être est-il encore trop tôt pour savoir s'il sera aussi efficace qu'il le semble. Voici les questions que je me pose. Les victimes des petites collectivités peuvent-elles vraiment décider librement de participer à ces programmes de rapprochement avec l'agresseur? Quel âge ont-elles? Quels actes de violence ont-elles subis? Acceptent-elles de participer à ces programmes par suite de pressions sociales et parce qu'elles n'ont pas d'autre choix? Quelles sont pour elles les conséquences d'une telle participation? Sont-elles suffisamment éveillées, politiquement et socialement, pour pouvoir prendre librement leurs décisions? Les agresseurs sont-ils vraiment réadaptés? Et cela devrait-il être le souci primordial des travailleurs sociaux, des familles des victimes, des juges et des collectivités? Se peut-il que des agresseurs acceptent de participer à de tels programmes uniquement pour échapper à l'emprisonnement?

Je trouve que l'on dorlote un peu trop les agresseurs sexuels. N'y a-t-il pas d'autres méthodes qui pourraient être plus efficaces sur le plan de la guérison et moins stressantes pour les victimes?

Quand on parle de services destinés aux femmes, on ajoute souvent qu'ils doivent être adaptés à la culture. Bien que cette expression corresponde à un principe défendable, il importe de mieux la définir. je crains en effet qu'elle ne dissimule l'idée que le devoir culturel des femmes autochtones est de tolérer la violence à tout prix, au nom de la famille ou de la tradition. Cela fait penser aux églises qui exhortent les femmes à ne jamais rompre les «liens sacrés du mariage» même si leur mari les bat et qu'il brutalise leurs enfants. Il faut prendre garde de ne jamais chercher à justifier la violence faite aux femmes et aux enfants au nom de la culture.

S'il faut encourager le counseling familial, il ne faut jamais donner aux femmes l'impression qu'elles doivent tolérer la violence au nom de la famille ou de la culture. Une famille, c'est également un mari qui assume ses responsabilités et qui participe au counseling.

Bien des questions subsistent en ce qui concerne les notions de guérison et de réadaptation, et le souci de protéger la cellule familiale et sociale, même aux dépens des victimes, dont beaucoup sont des enfants. Les études consacrées à la violence faite aux enfants montrent que le foyer familial est parfois l'endroit le plus dangereux pour eux. Nous devons donc veiller à ne pas invoquer de manière simpliste des notions telles que l'unité de la famille, car nous savons hélas que la famille n'est pas forcément un havre de paix. Chaque situation doit être analysée avec soin.

La poursuite des recherches

Personne n'a de réponses définitives; nous n'avons que des embryons de suggestions. Le problème de la violence, notamment sexuelle, est d'autant plus difficile qu'il touche au coeur même de la politique personnelle, familiale et sociétale. C'est aussi un sujet chargé d'émotion. Bien que nous commencions à recueillir des informations plus concrètes et à mieux comprendre les causes et conséquences de la violence, il y a encore beaucoup de recherches à faire à tous les niveaux.

J'estime toutefois qu'il faut privilégier la prévention, la compréhension, le soutien et la protection; c'est là que les budgets et les énergies doivent être concentrés. Il conviendrait aussi de se pencher sur les services, les programmes, le counseling et la thérapie à long terme nécessaires aux victimes.

J'ai évoqué à plusieurs reprises la névrose post-traumatique. Nous savons que la violence sexuelle perturbe les victimes pour la vie. Il faudrait donc étudier les conséquences à long terme de la violence sexuelle.

Je tiens en passant à faire une mise en garde au sujet de l'usage de certains termes et de certaines notions. On parle volontiers de guérison, de counseling et de violence familiale, et, à force d'être répétées, ces expressions peuvent donner l'impression que la violence sexuelle ne cause pas de préjudices irréparables. Autrement dit, un peu de counseling et la douleur s'en ira! On parle tellement souvent de guérison qu'on risque de répandre l'idée qu'il est facile de guérir les victimes. Or, tout porte à croire que la violence sexuelle a des effets extrêmement traumatisants et durables. Est-il d'ailleurs jamais possible de s'en remettre? je ne veux pas dire qu'il ne faut pas essayer mais simplement qu'il faut éviter d'employer ces termes à la légère, car on risque de banaliser la violence sexuelle quand on a recours à une terminologie qui en atténue la gravité.

Parler de contrevenant plutôt que de violeur de femmes et d'enfants a pour effet de minimiser le caractère délibéré de l'agression sexuelle. Parler de violence familiale ou conjugale concourt aussi à camoufler toute la brutalité à laquelle les femmes et les enfants sont assujettis. De même, on emploie souvent le mot inceste à tort. L'inceste désigne une relation sexuelle consensuelle entre deux personnes que des liens familiaux trop étroits empêchent de se marier. La violence sexuelle infligée à un enfant par un parent masculin n'est pas de l'inceste : c'est du viol et de l'agression. Les enfants, les adolescentes et les femmes ne consentent pas à avoir des relations sexuelles avec leurs parents . elles sont attaquées ou subjuguées.

Je crois que des recherches montreraient que tant qu'on utilisera des expressions aussi édulcorées, il sera difficile de mobiliser les gens face à cet abominable problème.

Il serait par ailleurs indispensable de consacrer des recherches aux familles métisses pour obtenir des données exactes à leur sujet. On manque tellement d'informations sur les Métis du Canada qu'on n'est même pas capable de s'entendre sur leur nombre. Comment peut-on faire échec à la violence si on n'a pas de données précises sur le problème?

En ce qui concerne la justice et les contrevenants, il faudrait effectuer des recherches sur la pertinence des anciennes notions. Il faudrait suivre attentivement l'évolution de projets comme celui du Hollow Water Resource Group.

Conclusion

Comme la plupart le savent, la violence est un fléau qui sévit depuis longtemps dans beaucoup de collectivités autochtones. je sais que nous avons répugné à y faire face en partie parce que nous avons dû lutter contre le racisme et les stéréotypes, mais l'heure est maintenant venue de s'attaquer au problème. Si nous ne bougeons pas, un gouvernement autonome ne nous sera d'aucun secours puisque bon nombre d'autochtones auront fui leurs collectivités pour échapper à la violence. Il est possible ,de régler ces problèmes de manière intelligente, sans avoir recours aux stéréotypes racistes.

Finalement, pour qu'il n'y ait aucun malentendu, je tiens à souligner que je suis parfaitement consciente du dossier lamentable du système de justice pénale en ce qui concerne les autochtones! Enfant, j'ai vu des agents de police agresser la génération de nies parents. Il y en a qui ont tabassé et embarqué mes tantes, mes oncles et ma mère sans aucune raison. Cette génération ne pouvait se défendre devant les tribunaux à cause des problèmes de langue, de discrimination et de pauvreté. J'ai aussi entendu parler d'agents de police et de tribunaux peu portés à prendre la défense des victimes autochtones de la violence autochtone. C'est bien là le comble du racisme. Ce problème mérite autant notre attention que le précédent. N'est-il pas temps de s'élever contre la violence qui règne parmi nous?

Les membres de ma propre collectivité ont tous été victimes de la colonisation, mais ils ne sont pas tous devenus violents. D'ailleurs, pourquoi les victimes autochtones de la violence autochtone devraient-elles porter l'odieux de la colonisation, du racisme et de la négligence du système de justice pénale?

Ce que j'espère, bien sûr, c'est que nos communautés pourront renaître et que leurs membres trouveront l'appui nécessaire à leur épanouissement.

Je vous remercie de nous donner l'occasion d'exprimer nos préoccupations. J'ai bon espoir que la table ronde permettra de trouver des solutions pour garantir protection et justice aux victimes, et aussi pour mieux faire comprendre le problème.

Notes

1. T.K. Young, 1988, p. 54.

2. Hodgson, Daily, Martens, 1988; Aboriginal,Justice Inquiry Report, Manitoba, 1991.

3. Dexter Fisher, 1980, p. 13.

4. Canadian Women Studies, été/automne 1989, p. 90.

5. A.M. Shkilnyk, 1985, p. 46 et 47.

6. On trouvera des recommandations à ce sujet dans Aboriginal Justice Inquiry Report, 1991.

7. Canadian Women Studies, été/automne 1989, p. 90.

8. Cause entendue au Manitoba il y a quelques années.

9. Aboriginal Justice Inquiry Report, p. 495.