M. AXWORTHY - ALLOCUTION À L'OCCASION DE LA PARUTION DU RAPPORT FINAL DE LA COMMISSION CARNEGIE SUR LA PRÉVENTION DES CONFLITS MEURTRIERS - OTTAWA (ONTARIO)
98/9 SOUS RÉSERVE DE MODIFICATIONS
NOTES POUR UNE ALLOCUTION
DE
L'HONORABLE LLOYD AXWORTHY,
MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES,
À L'OCCASION DE
LA PARUTION DU RAPPORT FINAL DE LA
COMMISSION CARNEGIE
SUR LA PRÉVENTION DES CONFLITS MEURTRIERS
OTTAWA (Ontario)
Le 17 février 1998
Ce document se trouve également au site Internet du Ministère :
http://www.dfait-maeci.gc.ca
Mesdames et Messieurs,
C'est avec grand plaisir que je saisis cette occasion de saluer le rapport final
de la commission Carnegie sur la prévention des conflits meurtriers. On dit que
les généraux préparent toujours la dernière guerre. Pourtant, il n'a jamais été
plus qu'aujourd'hui nécessaire de regarder en direction de l'avenir et de
considérer les conflits futurs, non pas pour y réagir, mais pour les prévenir.
La crise qui sévit en Iraq nous rend fortement conscients que les actions d'un
pays peuvent menacer la stabilité de toute une région, et même au-delà. Ayant été
témoins des tragédies du Rwanda et de la Bosnie, nous n'avions pas besoin d'une
autre preuve du caractère urgent de la prévention des conflits. Mais elle nous est
donnée de toute façon, par les événements qui se déroulent actuellement en Iraq.
Le Canada désire fortement et expressément que la situation qui règne dans le
Golfe se résolve par des moyens diplomatiques. Mais, comme le soulignent les
auteurs du rapport de la commission, « au cours de la phase aiguë d'une crise, il
peut être nécessaire de prendre des mesures fermes pour priver les belligérants
d'armes et de munitions ». Il est essentiel de défendre l'autorité de
l'Organisation des Nations unies [ONU], principale force multilatérale de
prévention des conflits.
La nouvelle menace des armes de destruction massive
La commission Carnegie a aussi mis en relief la menace que présentent pour notre
sécurité planétaire les armes de destruction massive. La commission engage les
gouvernements à rechercher l'interdiction la plus efficace et la plus catégorique
de l'usage des armes chimiques et biologiques. Le respect d'une telle interdiction
est crucial pour prévenir les épisodes les plus sombres des conflits meurtriers.
À partir des années 1920, la communauté internationale a construit un rempart
juridique impressionnant contre les armes chimiques et biologiques, mais
l'interdiction légale n'est efficace que dans la mesure où tous y souscrivent, et
dans la mesure où elle est appliquée. Or, nous manquons dangereusement d'outils
efficaces pour l'application des instruments juridiques face aux nouvelles
menaces. Durant la guerre froide, les efforts internationaux en faveur du
désarmement étaient concentrés, à juste titre, sur la menace nucléaire. À notre
époque où les armes de destruction sont aussi meurtrières que facilement
accessibles, nous avons un pressant besoin de nouveaux outils.
C'est pourquoi le régime d'inspection institué par l'ONU en Iraq (la Commission
spéciale de Nations unies sur l'Iraq, ou CSNU) est si important. La CSNU fournit à
la communauté internationale les outils nécessaires pour éliminer d'Iraq les armes
de destruction massive et pour faire en sorte que ces armes ne soient jamais plus
mises au point. Le Canada, de concert avec ses principaux alliés, insiste pour que
l'Iraq respecte la mission de la CSNU, parce qu'un échec de celle-ci serait le
signe précurseur d'événements à venir. Il donnerait le champ libre aux terroristes
et aux dictateurs qui font des armes chimiques et biologiques leur arsenal de
prédilection.
Il ne faut pas douter que la menace soit sérieuse. Saddam Hussein a déjà montré
qu'il était prêt à brandir ces armes interdites. Dans les années 1980, il a
employé des armes chimiques contre des Iraniens et contre sa propre population
kurde à 10 occasions au moins. Nous n'avons pas de chiffres précis, mais certains
estiment à plusieurs dizaines de milliers le nombre des victimes civiles et
militaires.
L'Iraq est loin, et ces armes semblent avoir un caractère plus ou moins abstrait.
Mais le moyen le plus sûr de garantir qu'elles ne seront pas mises au point et
placées entre les mains de ceux qui pourraient les apporter chez nous, c'est
d'être inflexibles dès maintenant, en exigeant que l'Iraq se plie au régime
d'inspection de l'ONU, auquel il a souscrit. Ce qui est demandé à l'Iraq n'est
rien de plus, mais rien de moins. La communauté internationale ne peut pas se
permettre d'accepter avec complaisance une brèche dans ses défenses mondiales
contre les armes chimiques et biologiques. C'est pourquoi le Canada prend
certaines positions, et pourquoi il est prêt à appuyer sa diplomatie par la force
au besoin.
La nature changeante des conflits : de la guerre entre États à la guerre intestine
La crise qui sévit actuellement en Iraq tire ses origines d'une guerre entre
États : la Guerre du Golfe de 1990-1991. Cependant, ses racines plongent plus
profondément dans l'histoire politique intérieure de l'Iraq, dans la capture de
l'État iraquien par un régime brutal et autoritaire. En outre, même après sa
défaite durant la Guerre du Golfe, l'Iraq a continué une guerre intestine non
déclarée contre sa minorité kurde. Au Rwanda et en Bosnie, nous avons assisté à
des guerres totalement intestines, qui ont mené ces États au bord de
l'effondrement interne et les ont enfermés dans des cycles de violence et
d'instabilité. Dans tous les cas, la majorité des victimes étaient des civils, et
les enfants et les femmes étaient souvent pris pour cibles, délibérément. La
commission Carnegie met en évidence ce risque, peut-être le plus grave de l'après-guerre froide : la multiplication d'âpres conflits à l'intérieur des États.
Dans ce contexte, la prévention des conflits et l'établissement d'une paix
vraiment durable ne nécessite pas seulement des efforts en faveur du désarmement
et du maintien de la paix, mais aussi la promotion de conditions sociales et
économiques durables, de la justice, de la réconciliation et de la liberté.
J'estime, comme les auteurs du rapport, que c'est seulement en satisfaisant ces
grands besoins au niveau de la sécurité des personnes que nous réussirons à mettre
un terme aux cycles de violence intestine.
Comme il en est du régime existant de contrôle des armes de destruction massive,
il en va de même de beaucoup de nos autres outils et institutions actuels. Nous
leur demandons d'accomplir des tâches pour lesquelles ils n'ont pas été conçus à
l'origine. Des gouvernements et des institutions internationales habitués à
s'occuper de conflits entre États souverains font face de plus en plus à des
problèmes qui transcendent les frontières : marchés mondiaux, effondrement des
marchés, conflits ethniques et civils, États en déroute, terrorisme, crime
organisé, et dégradation de l'environnement.
Si les États et les organisations internationales existants ne peuvent pas régler
les dossiers planétaires, et si les marchés ne peuvent pas être laissés à eux-mêmes, il faut une nouvelle forme de gouvernement propre à combler les interstices
entre les États territoriaux, les marchés planétaires et la nouvelle société
civile mondiale : une forme de gouvernement humain qui réponde aux nouvelles
menaces à la sécurité des personnes.
Mettre en place une nouvelle forme de gouvernement n'est pas une mince affaire, et
nous en sommes encore aux premières étapes. Mais je vois des signes encourageants
d'une nouvelle pensée, d'une nouvelle pratique, et d'un consensus qui commence à
émerger autour de certains points, concernant la prévention des conflits et la
consolidation de la paix et de la sécurité des personnes. Plus d'une
recommandation de la commission Carnegie concorde avec des travaux que le Canada
mène actuellement, dans le cadre de sa campagne pour l'interdiction des mines
antipersonnel et de son Initiative de consolidation de la paix, à l'ONU et
ailleurs.
Renforcer la sécurité des personnes : le processus d'Ottawa
La commission Carnegie tient avec raison le désarmement, qu'il soit nucléaire,
chimique et biologique ou conventionnel, pour un élément important de la
prévention des conflits. Le traité d'interdiction des mines antipersonnel qui a
été signé à Ottawa en décembre dernier n'est que la première étape sur le chemin
qui mène à un monde libéré des mines terrestres, mais c'est une étape importante.
Le traité est important à la fois comme nouvel instrument de désarmement et comme
révélateur de la nouvelle approche qui est nécessaire pour prévenir ou réduire les
conflits. Le processus qui a mené au traité -- que l'on a appelé le processus
d'Ottawa -- est l'annonciateur, je crois, des événements à venir.
La campagne contre les mines antipersonnel a été couronnée de succès parce qu'elle
a associé des outils et des approches, dont certains étaient vieux et d'autres
neufs, dans des combinaisons entièrement inédites. La campagne a été lancée et
soutenue par une coalition sans précédent d'ONG [organisations non
gouvernementales], d'organisations internationales, de gouvernements et de
personnes dévouées, y compris un groupe central de deux douzaines de petits et
moyens États. Cette « coalition de volontaires », formée autour d'un objectif
clair et irréductible, a porté la cause au-delà des institutions internationales
et créé un forum de négociation exclusif, conçu pour permettre une action rapide
et concrète. Combinant la diplomatie à l'ancienne avec la plus récente technologie
de l'information, la coalition est passée, en un peu plus d'un an, du concept à la
conclusion d'un traité par 122 signataires, malgré le scepticisme initial et, dans
certains cas, l'opposition active, des grandes puissances.
Je crois que la campagne contre les mines terrestres représente un tournant dans
la définition d'une nouvelle gestion des affaires humaines. Le processus d'Ottawa
a été inspiré principalement par des valeurs humanitaires, et non par le souci de
la sécurité militaire traditionnelle. Non seulement l'opinion publique
internationale a fixé de nouvelles limites à la conduite de la guerre, mais nous
avons assisté à une nouvelle forme de participation politique. En diffusant, grâce
aux nouvelles technologies d'information, les valeurs humanitaires universelles
qui étaient en jeu, la nouvelle « commune planétaire » a fait la démonstration de
sa puissance.
La coalition contre les mines terrestres représente une nouvelle force
internationale, dont la « puissance douce » ne procède pas de ses moyens
militaires ou économiques, mais d'idées louables, de valeurs communes et de
partenariats. Bien que la trajectoire propre du processus d'Ottawa soit unique,
certains de ses éléments -- par exemple le partenariat sérieux avec la société
civile, et la pleine participation de celle-ci -- pourraient être adaptés à
d'autres aspects de la prévention des conflits : à la restriction des trafics
d'armes légères et de narcotiques, et à l'abolition du recours aux enfants
soldats, par exemple. Le gouvernement canadien met au point actuellement des
projets pilotes et envisage des initiatives avec ses alliés du processus d'Ottawa
et ses partenaires régionaux pour appliquer dans ces domaines les enseignements
tirés du processus d'Ottawa. En même temps, nous allons nous employer à renforcer
et à élargir la coalition contre les mines terrestres en vue de la ratification et
de la mise en oeuvre du traité.
Le contexte canadien : l'Initiative de consolidation de la paix
En oeuvrant pour faire interdire les mines antipersonnel ou pour qu'il n'y ait
plus d'enfants sur les champs de bataille, nous quittons le domaine des mesures de
désarmement traditionnel pour nous attaquer aux causes profondes des conflits. La
conclusion la plus significative du rapport de la commission Carnegie est peut-être la suivante : il ne suffit pas de prévenir les conflits, il faut travailler
activement à consolider la paix.
C'est dans cet esprit qu'avec mon collègue le ministre de la Coopération
internationale, j'ai lancé l'Initiative canadienne de consolidation de la paix il
y a un peu plus d'un an. Cette initiative vise deux buts : aider les pays en
conflit à atteindre la paix et la stabilité, et développer la capacité et
l'activité du Canada sur le plan du maintien de la paix internationale. Elle
mobilise des experts et des ressources à tous les niveaux des pouvoirs publics, du
milieu universitaire et de la communauté non gouvernementale du Canada, face aux
besoins des pays en danger de conflit intérieur ou émergeant d'un tel conflit.
Notre approche est basée sur trois facteurs que la commission Carnegie a aussi mis
en relief : préparation, approche intégrée et réponse rapide et innovatrice.
Par l'Initiative de consolidation de la paix, nous commençons à mettre à l'essai
divers outils et concepts que la commission Carnegie recommande dans le cadre
d'une nouvelle approche internationale de la prévention des conflits. Nous sommes
aux premiers rangs des efforts déployés à l'échelle internationale pour trouver
des approches créatives aux problèmes qui se posent à l'intersection de la
sécurité et du développement. Une des grandes leçons que cette initiative nous a
apprises jusqu'à maintenant, c'est qu'il ne suffit pas de concentrer toutes nos
énergies sur la reconstruction après les conflits. La reconstruction de sociétés
déchirées par la guerre, comme la Bosnie ou le Cambodge, crée des besoins énormes.
Il est beaucoup plus rentable et économique de prévenir les conflits que de
recoller les morceaux de sociétés éclatées par la guerre.
L'avenir des opérations de paix
Malgré tous nos efforts, cependant, il y aura des cas où le conflit menacera, ou
ne pourra pas être évité; des cas qui exigeront une action rapide et décisive pour
empêcher ou pour contenir un conflit. Dans ces cas-là, la communauté
internationale devra trouver des moyens plus rapides et plus efficaces de déployer
les mesures traditionnelles de maintien de la paix et autres interventions
militaires et, en même temps, mettre au point et déployer des mesures civiles
efficaces de maintien et de consolidation de la paix, comme l'envoi d'observateurs
et d'instructeurs de police.
Le Canada est actif sur les deux fronts. Nous sommes à la pointe des efforts
visant à doter l'ONU d'une capacité de réaction et de déploiement rapides,
notamment d'un quartier général de mission à déploiement rapide. Comme le fait
remarquer le rapport de la commission Carnegie, la communauté internationale
hésite à aller de l'avant en ce qui concerne les initiatives de réaction rapide.
Nous continuons à croire qu'elles sont essentielles. L'ONU doit pouvoir réagir
rapidement et de manière intégrée aux conflits armés afin de remplir son mandat de
paix dans le nouveau contexte planétaire.
La réaction rapide est importante, mais elle ne suffit pas. Le problème n'est pas
seulement dans la vitesse de déploiement, mais aussi dans le choix des unités
déployées. De plus en plus, les nations sont appelées à fournir des policiers
civils et des médiateurs, des travailleurs humanitaires et des juges. Des efforts
ont été déployés pour répondre à ces besoins de manière originale, notamment en
dépêchant des observateurs de police et des enquêteurs en Bosnie ou des policiers
instructeurs en Haïti, ou en créant les tribunaux pénaux internationaux pour le
Rwanda et l'ex-Yougoslavie.
Mais nous tâtonnons encore. La plupart des pays ont une expérience limitée, et
surtout une capacité limitée de répondre aux demandes de personnel civil. Au
niveau international, il faut faire en sorte que la réforme du système humanitaire
de l'ONU récemment mise en oeuvre par le secrétaire général débouche sur un
système axé sur les victimes et administré par un Office de coordination de l'aide
humanitaire de taille modeste, mais efficace.
Conclusion
Il est important de développer la capacité de l'ONU en matière de bons offices et
de réaction rapide, mais la clé du succès est la volonté politique d'agir, et
d'agir promptement. L'absence de volonté politique et de sens des responsabilités
de la part de la communauté internationale est le plus grand défi que nous ayons à
relever.
Les gouvernements qui tardent à réagir, cependant, se verront bientôt dépassés par
l'opinion publique. Les technologies de grande diffusion ont changé les
perceptions du public à l'égard de la guerre, et Internet est un puissant outil
pour mobiliser l'opinion publique. Le résultat est une profonde mutation des
valeurs. La guerre est de moins en moins considérée comme « la continuation de la
politique par d'autres moyens ».
Pour que les gouvernements restent des acteurs efficaces dans le nouveau paysage
international, il faut qu'ils acceptent cette transformation des valeurs comme
réelle et permanente. Il faut aussi qu'ils recherchent de nouveaux moyens de
prévenir la guerre et de rompre les cycles de violence. Je ne peux concevoir de
meilleur guide, pour les gouvernements qui cherchent leur voie dans ce paysage peu
familier, que le rapport de la commission Carnegie sur la prévention des conflits
meurtriers.
Merci.