M. GRAHAM - ALLOCUTION À L'OCCASION DE LA CONFÉRENCE « LA RUSSIE : LE DÉFI D'UNE MÉTAMORPHOSE » AU COLLÈGE GLENDON DE L'UNIVERSITÉ YORK - TORONTO (ONTARIO)
SOUS RÉSERVE DE MODIFICATIONS
NOTES POUR UNE ALLOCUTION
DE
L'HONORABLE BILL GRAHAM,
MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES,
À L'OCCASION DE LA CONFÉRENCE
« LA RUSSIE : LE DÉFI D'UNE MÉTAMORPHOSE »
AU COLLÈGE GLENDON DE L'UNIVERSITÉ YORK
TORONTO (Ontario)
Le 1er mars 2003
Je vous remercie de votre invitation à prendre part à cette conférence. En tant que Torontois et
francophile, vous comprendrez que j'ai une affection particulière pour le Collège Glendon, une
institution construite à partir de deux idéaux qui me sont chers, soit le bilinguisme et le biculturalisme.
Je dois avouer que le fait de discuter de l'état actuel des relations canado-russes me place devant un
certain dilemme. Normalement, dans ces occasions, j'aime débuter par une citation marquante sur la
question dont nous sommes saisis. Il n'y a pas si longtemps, j'aurais pu me présenter devant vous en
citant Winston Churchill, qui comparait la Russie à « une devinette enveloppée dans un mystère à
l'intérieur d'une énigme ». En 2002 toutefois, il appert que les citations pertinentes sur la Russie se
montrent difficiles à trouver, en raison du rythme fulgurant auquel des changements remarquables se
sont produits dans ce pays. Ainsi donc, les grands esprits et les spécialistes ne semblent pas encore
avoir pu prendre la pleine mesure de ces changements, du moins pas assez pour produire des phrases
dignes de faire l'objet de citations « lumineuses » ou « éblouissantes ».
Je débuterai donc aujourd'hui par une observation -- c'est-à-dire que, en contraste avec les autres
enjeux importants qui sont ces jours-ci à l'ordre du jour international, notre relation avec la Russie se
caractérise surtout par des possibilités et des développements que je n'hésite pas à qualifier
d'essentiellement positifs. En réalité, d'un point de vue canadien, les crises actuelles de l'Iraq et de la
Corée du Nord mettent en évidence l'évolution remarquable de notre perception du rôle de la Russie
dans le monde. En termes plus directs, nous voyons la Russie comme faisant non pas partie du
problème, mais plutôt, et de plus en plus, comme étant une partie de la solution dans les affaires
mondiales.
Aujourd'hui, avec d'autres pays du monde, le Canada œuvre de concert avec la Russie afin d'apporter
des solutions pacifiques et durables aux défis posés par l'Iraq et la Corée du Nord. Et il ne fait aucun
doute à mes yeux que cette coopération entre nos pays aidera à faire face aux autres crises qui
surgiront dans l'avenir. Donc, si nous avons pu participer et assister aux progrès des relations canado-russes au cours des deux dernières décennies, je souhaite aujourd'hui que nous abordions ensemble
ces réalisations sous l'angle des progrès que nous sommes appelés à accomplir ensemble dans les
années à venir.
Au risque de retomber dans le rôle dévolu par mon ancienne vie de professeur, permettez-moi
d'aborder d'entrée de jeu le contexte historique dans lequel les relations canado-russes se sont
développées, tout en relevant quelques-uns des grands thèmes qui en ont découlé.
Depuis que les gouvernements canadien et russe ont commencé à s'intéresser l'un à l'autre au début
du XXe siècle, les relations entre nos deux pays se sont surtout caractérisées par deux dimensions
distinctes. L'une d'elles découlait de la dimension mondiale de la sécurité internationale où, pour des
motifs idéologiques sinon militaires, la Russie, plus souvent qu'autrement, représentait un sujet
principal de préoccupation pour le Canada et ses alliés. L'autre dimension était notre dimension
bilatérale, où les flux migratoires et les contacts sportifs, de même que les territoires nordiques qui font
de nous des voisins, permettaient de faire entendre une tonalité plus positive.
Il est vrai que l'alignement géopolitique de l'après-Deuxième Guerre mondiale a placé le Canada et la
Russie dans des camps opposés pendant plusieurs décennies. Cependant, une caractéristique a
néanmoins distingué le Canada des autres pays occidentaux pendant cette période : en effet, nos deux
pays ont pu tout de même travailler ensemble, et combler les fossés politique et idéologique,
notamment par la coopération mutuelle dans des domaines d'intérêt commun.
Ainsi, en dépit de la guerre froide, cette tendance distinguant le Canada a pu se manifester dès la visite
en Union soviétique, en 1956, du secrétaire d'État aux Affaires extérieures, Lester B. Pearson. Il vaut
certes la peine de souligner que c'était là une première visite en URSS de la part d'un ministre des
Affaires étrangères d'un pays de l'OTAN [Organisation du Traité de l'Atlantique Nord]. Le Canada a
aussi été, dès les années 1960, le premier pays occidental à signer d'importants accords de ventes de
céréales avec l'Union soviétique. De plus, nous avons été le premier pays de l'OTAN à avoir rompu un
boycott imposé au moment de la crise tchécoslovaque, et ce, en invitant au Canada le ministre
soviétique des Affaires étrangères Andreï Gromyko.
La différence canadienne s'est encore exprimée au moment de la visite officielle de Pierre Elliott
Trudeau en Union soviétique en 1971, ainsi que lors de plusieurs autres visites ministérielles, y
compris le voyage en Sibérie en 1971 de Jean Chrétien, qui était alors ministre des Affaires indiennes.
Cette visite a d'ailleurs eu des incidences significatives à long terme, car elle a permis de désigner la
coopération dans l'Arctique et dans le Nord comme l'un des défis communs pouvant rapprocher nos
deux pays, et ce « en dépit », selon le langage de l'époque, « de divergences idéologiques ».
La disposition du Canada à développer des liens de coopération avec l'Union soviétique s'est avérée
encore plus évidente avec l'arrivée au pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev, qui a d'ailleurs eu lieu très peu
de temps après sa visite mémorable au Canada. À la veille des bouleversements qui ont secoué
l'Europe de l'Est en 1989, la visite officielle du premier ministre du Canada en Union soviétique en
novembre de cette même année a également permis aux relations entre nos deux pays de franchir une
nouvelle étape, tout en donnant le ton pour les années à venir. Ainsi, lorsque la Russie a décidé de se
défaire du dogme communiste et de ses structures d'économie dirigiste, bon nombre de Canadiens ont
acquis la conviction que la nouvelle Russie méritait notre appui pour traverser la période de transition
qui l'attendait. Le programme d'assistance technique de l'Agence canadienne de développement
international [ACDI] a d'ailleurs fourni beaucoup d'aide à cette fin, particulièrement pour renforcer la
sphère qu'on appelle aujourd'hui la société civile, qui est essentielle à la vitalité de toute société
démocratique.
Au cours de la dernière décennie, les rapports canado-russes sont allés bien au-delà des dimensions
intergouvernementales relativement étroites qui avaient caractérisé nos relations avec l'URSS. Sur le
plan politique, de hauts fonctionnaires des deux pays tiennent des réunions annuelles sur la stabilité
stratégique qui englobent maintenant tout l'éventail des questions de sécurité internationale et de
désarmement. Sur le plan économique, nous avons la Commission économique intergouvernementale,
qui s'est réunie pour la première fois en 1995; il s'agit d'un forum bilatéral dirigé par le secteur privé,
qui vise à favoriser le commerce, l'investissement et le transfert de technologies. Bien qu'on l'appelle
« intergouvernementale », la Commission dépasse en réalité les relations strictement
intergouvernementales et les étend aux domaines plus larges du commerce et de l'investissement.
Les gouvernements tant canadien que russe souhaitent vivement rehausser la dimension économique
de leurs relations bilatérales pour l'amener au niveau de leurs liens politiques. L'absence de
connaissances et l'inconfort relatifs que nous connaissons sur le plan des affaires tiennent en partie au
fait que le Canada n'avait pas, jusqu'à récemment, une importante communauté russophone. Or, cette
communauté a énormément grossi au cours de la dernière décennie dans des endroits comme Toronto
-- comme en témoigne l'ouverture récente d'un consulat général de la Russie dans cette ville. Ce fait
nouveau devrait améliorer les choses en comblant le fossé linguistique, en faisant la promotion des
contacts commerciaux et en améliorant la connaissance mutuelle. La Commission économique
intergouvernementale contribuera beaucoup à ce que l'on tire parti de ce changement, de telle sorte
que les communautés commerciales canadienne et russe se rapprocheront.
L'instauration d'un climat de stabilité et de confiance chez les investisseurs viendra aussi des réformes
structurelles que le président Poutine et son équipe mettent en œuvre, ainsi que de leur campagne en
faveur de l'adhésion de la Russie à l'Organisation mondiale du commerce. Mais, déjà, des succès se
manifestent avec la croissance des contacts bilatéraux de haut niveau, notamment les solides rapports
personnels qui existent entre les dirigeants russe et canadien. Cela a commencé par la visite ici du
président Poutine en décembre 2000. Et pour ce qui est de la mission d'Équipe Canada à Moscou en
février 2002, il faudra attendre une année ou deux pour mesurer plus précisément ses retombées, mais
on peut déjà en sentir les répercussions car nous percevons désormais la Russie comme un pays
offrant un contexte commercial dynamique.
Sur le plan multilatéral, l'objectif de l'intégration de la Russie au G7 a été accepté par le Canada au
Sommet de Halifax en 1995. Puis, au Sommet de Kananaskis en 2002, le processus s'est conclu par la
décision que la Russie assume la présidence du G8 et accueille le Sommet en 2006. Le Canada a
également défendu l'idée de rapports entre l'OTAN et la Russie qui traduiraient mieux les nouvelles
réalités; la création du Conseil OTAN-Russie l'an dernier découle d'ailleurs aussi d'une initiative
canadienne.
À tous les niveaux, je peux dire que les relations entre la Russie et le Canada n'ont jamais été aussi
bonnes qu'en ce moment. Je pourrais vous donner une longue liste d'exemples à l'appui de cette
affirmation, mais je peux aussi en témoigner à la lumière de ma propre expérience de président du
Comité des affaires étrangères de la Chambre des communes et, maintenant, de ministre des Affaires
étrangères. Après ma visite à Moscou en novembre dernier, je peux vous assurer que les relations avec
mes collègues russes sont excellentes et que l'ouverture et la qualité de notre dialogue ne laissent rien
à désirer.
Relations intergouvernementales mises à part, les provinces, les municipalités, les universités et
d'autres organisations canadiennes ont créé un réseau croissant de relations avec leurs interlocuteurs
russes, ce qui a ouvert la voie à des contacts dans les sphères commerciale, culturelle et universitaire.
Le Canada et la Russie sont également bien placés pour être partenaires au sein de la communauté
mondiale. Nous œuvrons de concert à de nombreuses questions, comme la Cour pénale internationale
et la prévention d'une course aux armements dans l'espace extra-atmosphérique. De plus, nos
relations en matière de sécurité internationale avec la Russie profiteront énormément de notre
participation au Partenariat mondial du G8 contre la prolifération des armes de destruction massive et
des matières connexes. Nous tenterons aussi de faire participer la Russie de manière productive à
d'autres discussions du G8, dans le contexte du Conseil OTAN-Russie et de l'Organisation pour la
sécurité et la coopération en Europe, et à la Conférence sur le désarmement. Sur tous ces plans, la
collaboration bénéficiera grandement du profond respect pour le multilatéralisme et le droit
international que le Canada et la Russie ont en commun.
Le Canada et la Russie travaillent également ensemble pour affronter d'autres enjeux préoccupants
dans le monde. Par exemple, par l'intermédiaire de l'Agence canadienne de développement
international, nous aidons la Russie à faire face à la crise du sida qui s'aggrave chez elle, et nous nous
attaquons à des questions environnementales par l'entremise du Conseil de l'Arctique et d'un groupe
de travail conjoint canado-russe sur les changements climatiques. Devant le terrorisme international et
la terrible prise d'otages à laquelle des rebelles tchétchènes se sont livrés dans un théâtre de Moscou
l'automne dernier, le Canada a fait valoir auprès de la Russie l'importance de contrer les menaces à la
sécurité nationale tout en respectant les droits de la personne. J'ai d'ailleurs soulevé ces questions, et
en particulier celle des personnes déplacées en danger, avec le ministre russe des Affaires étrangères,
M. Ivanov, pendant ma visite à Moscou. C'est à la maturité de nos relations que nous devons de pouvoir
nous entretenir, dans un esprit de respect mutuel, des questions extrêmement délicates qui nous
préoccupent, comme celles-là.
Ces vastes questions mondiales m'amènent à parler des consultations amorcées au sujet de la
politique étrangère du Canada. En janvier, j'ai lancé ces consultations afin d'actualiser notre politique
étrangère. Cette entreprise était devenue nécessaire en raison des changements et des défis ayant
marqué la décennie qui s'est écoulée depuis la dernière grande révision de notre politique. Je demande
aux Canadiens de se pencher sur un document de travail intitulé Un dialogue sur la politique étrangère
que nous avons rendu public, et de me donner leur avis sur une liste de 12 questions. Bon nombre de
ces questions touchent à celles que j'ai évoquées aujourd'hui : le type d'accords de sécurité dont nous
aurons besoin face aux nouvelles menaces, et la façon dont nous pouvons œuvrer sur le plan bilatéral
et multilatéral avec la Russie et d'autres pays pour les contrer; le type de mesures mondiales que nous
pouvons prendre pour combattre les maladies, la dégradation de l'environnement et la prolifération des
armes de destruction massive; la meilleure manière pour le Canada de favoriser sa prospérité
économique en établissant de nouvelles relations économiques; et, enfin, le meilleur moyen de
promouvoir les valeurs et la culture canadiennes en Russie et ailleurs.
Compte tenu de votre intérêt et de vos connaissances en ce qui concerne les affaires étrangères, et en
particulier un pays de l'importance de la Russie, j'espère que vous prendrez tous le temps de
contribuer à cette consultation avant qu'elle ne prenne fin le 1er mai. Vous pouvez télécharger le
document de travail et transmettre vos réponses en direct, si vous le souhaitez, en vous rendant sur
notre site Web (http://www.dialogue-politique-etrangere.ca), qui compte d'excellentes fonctions
interactives et ressources d'information. Les opinions de Canadiens engagés comme vous seront
déterminantes pour notre travail d'actualisation de la politique étrangère du Canada dans les années à
venir.
Pour terminer, je vous remercie de m'avoir invité à prendre la parole sur un sujet d'une telle
importance. La Russie d'aujourd'hui aurait été inimaginable il y a 15 ou 20 ans. Le Canada et le monde
profitent certainement de la tournure que les événements ont prise en Russie durant la dernière
décennie. Nous comptons bien renforcer les liens entre nos pays au cours des prochaines années. Et,
bien évidemment, nous disposerons d'un grand atout si nous avons un bassin de Canadiens informés
possédant les connaissances propres à faciliter les échanges politiques, économiques et culturels. Je
félicite les étudiants qui ont organisé cette conférence d'avoir choisi de mettre l'accent sur ces
questions. Au nom du gouvernement du Canada, je vous remercie pour tout ce que vos études et les
interventions des spécialistes ici présents apporteront au bien-être à la fois du Canada et de la Russie
dans les années à venir.
Je vous remercie.