M. AXWORTHY - ALLOCTUION À LA 52E SESSION DELA COMMISSION DES NATIONS UNIESSUR LES DROITS DE L'HOMME - GENÈVE (SUISSE)
96/10 SOUS RÉSERVE DE MODIFICATIONS
NOTES POUR UNE ALLOCUTION
DE
L'HONORABLE LLOYD AXWORTHY,
MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES,
À LA 52e SESSION DE
LA COMMISSION DES NATIONS UNIES
SUR LES DROITS DE L'HOMME
GENÈVE (Suisse)
Le 3 avril 1996
Au nom du Canada et de ses citoyens, je m'adresse à vous pour vous réaffirmer leur
volonté de faire triompher les droits de la personne.
Les Canadiens estiment que, dans la lutte pour la dignité et la liberté qui se
livre à l'échelle de la planète, la Déclaration universelle des droits de l'homme
doit constituer :
l'accord de fond,
l'engagement de base,
et l'énoncé de mission essentiel
de notre participation à la communauté internationale.
La Déclaration joue un rôle majeur dans le monde depuis plusieurs décennies.
L'approche de son 50e anniversaire en 1998 ne doit toutefois pas donner lieu à la
complaisance ou à la sentimentalité.
Il importe plutôt de réaffirmer et renouveler les principes sur lesquels repose la
Déclaration, d'entreprendre résolument une action concertée qui placera les droits
de la personne au coeur d'une Organisation des Nations Unies réformée et
revitalisée.
C'est là le message qu'on m'a transmis lors de récentes consultations avec des
organisations non gouvernementales (ONG) et des représentants de citoyens
intéressés de toutes les régions et collectivités du Canada.
Aujourd'hui, les frontières des États-nations modernes sont perméables. De plus en
plus, nos actions doivent s'exercer au niveau des populations et des
collectivités.
Il n'y a pas meilleur exemple de cette exigence que les récentes conférences des
Nations Unies sur les droits de l'homme, l'environnement, la population, le
développement social et les femmes, qui ont permis d'articuler de nouvelles
priorités autour de la notion de la sécurité de l'individu. Ces mêmes questions,
qui intéressent au plus haut point nos citoyens, ont déclenché une activité sans
précédent parmi les ONG et les citoyens du monde entier, qui ont communiqué
directement entre eux et aidé leurs gouvernements respectifs à définir leurs
priorités.
Le processus démocratique doit maintenant déborder le cadre de l'État-nation pour
alimenter et animer la vie civique dans nos collectivités et relier tous les
habitants de la planète, en particulier les plus vulnérables.
La Déclaration universelle des droits de l'homme est la charnière sur laquelle
gouvernements et citoyens articulent leurs aspirations communes.
Alors qu'approche le 50e anniversaire de la Déclaration, nous devons nous réjouir
des immenses victoires remportées ces dernières années :
- la transformation de l'Afrique du Sud, qui est passée de l'apartheid à la
démocratie multiraciale;
- les progrès marqués de la démocratie dans de nombreuses régions de l'Amérique
latine;
- l'émergence difficile, mais inéluctable, de la démocratie en Haïti;
- l'accès à la vie démocratique pour des millions de gens en Russie et dans
diverses régions de l'Europe de l'Est.
Mais en même temps, élevons-nous contre :
- les régimes, comme celui du Nigeria, où dominent l'oppression et la corruption;
- les violations flagrantes des droits de la personne dans des pays comme la
Birmanie;
- le « nettoyage » ethnique dans l'ex-Yougoslavie.
Enfin, exprimons nos craintes et nos inquiétudes à l'égard :
- de la Somalie, du Liberia, de l'Afghanistan et, pour reprendre l'expression
d'Edward Luttwak, de « deux douzaines d'autres endroits qui furent des pays à un
moment donné de leur histoire », où l'on voit poindre de nouvelles formes
dangereuses de conflit, qui déciment les populations innocentes prises entre deux
feux. Ce ne sont pas là des guerres idéologiques. Ce sont des conflits liés au
trafic, au pillage et à d'autres formes de commerce dépravé.
À l'heure où nous réaffirmons notre volonté de faire respecter la Déclaration
universelle des droits de l'homme, je voudrais proposer aujourd'hui certains
moyens de renouveler et revitaliser le programme des Nations Unies en matière de
droits de la personne en vue de le rendre plus efficace et plus facile à réaliser.
Si j'en juge d'après le travail accompli par les Tribunaux pénaux internationaux,
le renforcement des normes du travail, la création d'une cour criminelle
internationale et les initiatives internationales de protection de l'enfance, je
crois qu'on comprend davantage, désormais, que la sécurité n'est pas seulement
liée à l'État mais doit intégrer la société civile. Cette évolution des priorités
de l'ONU signifie qu'il faut, premièrement, canaliser les forces de la société
civile pour nous aider, tous, à nous acquitter de nos obligations, et
deuxièmement, tenir les groupes extra-gouvernementaux responsables des violations
des droits de la personne dont ils sont responsables.
Permettez-moi d'esquisser certains des moyens concrets qu'on pourrait mettre en
oeuvre pour amorcer la réforme de l'ONU au chapitre des droits de la personne.
Premièrement, il nous faut canaliser les forces de la société civile :
Les gouvernements ne peuvent assumer à eux seuls la promotion et la protection des
droits de la personne. Certaines organisations et coalitions commerciales ont déjà
entrepris une action concrète en faveur des normes du travail et des droits de la
personne. Comme l'a souligné un homme d'affaires canadien, « ce n'est pas
seulement la chose correcte à faire (...) en fait, c'est également bon pour les
affaires, et la plupart des gens d'affaires en sont conscients. »
L'industrie pourrait envisager plusieurs moyens concrets de promouvoir les droits
de la personne : un code de conduite volontaire, des stratégies de gestion des
ressources humaines et l'octroi d'une aide gouvernementale à l'investissement aux
seules régions qui ont un bilan satisfaisant en matière de droits de la personne.
Les consommateurs représentent une autre force puissante dans la promotion des
droits de la personne. L'étiquetage détaillé (dans le cas des tapis, par exemple)
leur permettra de choisir des produits qui n'ont pas été fabriqués par des
travailleurs exploités, notamment par des enfants. Ainsi sensibilisés, les
détaillants seront alors incités à offrir d'autres choix.
J'aimerais aussi dire quelques mots au sujet des institutions nationales chargées
de la protection des droits de la personne. Nous sommes d'avis que même les
meilleures constitutions et les meilleures lois n'ont guère de sens à moins d'être
accompagnées d'un organisme de surveillance capable d'en évaluer l'application et
de répondre aux inquiétudes des citoyens qui craignent que leurs droits ne soient
en danger. Certes, il importe d'avoir des principes, mais il est beaucoup plus
difficile de les mettre en oeuvre. Nous croyons que les institutions nationales
chargées de la promotion des droits de la personne et d'autres organismes
similaires restent le moyen le plus efficace d'atteindre cet objectif.
Deuxièmement, nous devons éliminer deux formes violentes de dérogation aux droits
de la personne, soit le terrorisme et la propagande haineuse.
Du Rwanda à Jérusalem, en passant par Oklahoma City, le terrorisme semble avoir
relevé la tête. Si l'on veut respecter le principe des droits de la personne, on
doit tout mettre en oeuvre pour lutter contre le terrorisme sous toutes ses
formes. La méthode la plus efficace consiste à priver les organisations
terroristes de moyens de subsistance, de ressources financières et d'armes. À
l'instar de nombreux autres pays, le Canada envisage toutes les options possibles
pour les stopper.
Si l'on s'en tient au thème du terrorisme, l'une des principaux problèmes auxquels
il faudra s'attaquer est celui du traitement à accorder aux groupes d'opposition
armés qu'on trouve dans plusieurs pays. Nombreux sont ceux qui commettent des
atrocités aussi graves que celles des gouvernements qu'ils combattent. La
communauté internationale doit condamner ces atrocités en tout temps, en tout
lieu, et quels qu'en soient les responsables. Quand la Déclaration universelle des
droits de l'homme affirme que tout individu a droit à la vie, il n'y a pas que les
gouvernements qui sont tenus d'honorer cet engagement.
La propagation de la haine est une autre question étroitement liée au thème de la
violence. Cette propagation est facilitée par toutes sortes de moyens : la
télévision par câble, les débats à la radio, l'Internet, les télécopieurs sont
tous utilisés par les colporteurs de la haine. Oklahoma City, Jérusalem et le
Rwanda ont cette vérité en commun : les actes de violence qui y ont été commis ont
été précédés de campagnes de haine menées contre une partie identifiable de la
collectivité.
L'histoire et le droit nous montrent que les mots peuvent constituer une forme
d'agression. Les guerres commencent presque inévitablement par des salves de mots.
Permettez-moi de citer quelques extraits du rapport d'évaluation des secours
d'urgence au Rwanda :
« Au cours des mois qui ont précédé immédiatement le génocide, de nombreux autres
signes permettaient de croire (...) que des actes de violence en série se
préparaient : une rhétorique extrémiste envahissait la radio, les ralliements
publics et les réceptions officielles ».
L'aspect le plus effrayant de la diffusion de la haine est le fait que l'autoroute
de l'information lui est ouverte. Les gouvernements doivent commencer à utiliser
le pouvoir des médias électroniques et de l'Internet pour diffuser le message de
la démocratie et les principes de bon gouvernement. Ils ne doivent pas laisser
accéder à ces réseaux ceux qui s'en serviraient pour y déverser leur haine et
leurs préjugés. Il est bon de se rappeler ce mot célèbre du juge Holmes, selon qui
la liberté d'expression n'est pas la liberté de crier « Au feu! » dans un cinéma
rempli à craquer.
Nous sommes, ici encore, confrontés à la nécessité de recourir à de nouvelles
formes d'intervention, non seulement en ce qui a trait à l'application et à la
portée des lois nationales, mais aussi pour élaborer de nouvelles approches en
matière de coopération internationale.
À mon avis, le Canada doit faire deux contributions importantes au combat qui se
prépare contre cette nouvelle forme de violation des droits de la personne. Tout
d'abord, nous disposons d'une jurisprudence importante en ce qui concerne la
définition et la propagation de la haine. Ensuite, le Canada possède de nombreux
experts de l'Internet et des télécommunications.
J'aimerais également aborder certains des thèmes qui se sont dégagés des
consultations menées auprès des citoyens.
La Conférence de Beijing a libéré des énergies et un intérêt sans précédent dans
le domaine des droits de la femme, depuis le jour où l'idée a germé jusqu'aux
dernières minutes de négociations au sujet de la Plate-forme d'action.
Le Canada est engagé depuis longtemps dans la promotion des droits de la femme et
il a pris l'initiative de faire instaurer la fonction de rapporteur spécial sur la
violence à l'égard des femmes. Je suis fier de ce que le Canada a accompli sur le
plan international, mais nous devons continuer de travailler dans notre propre
pays pour éliminer la violence et la discrimination.
Le message qui ressort de la Conférence de Beijing et qui devrait continuellement
éclairer notre travail est le suivant : les droits de la femme sont un élément
intégral des droits de la personne.
Il n'existe sans doute pas plus grande injustice dans le monde que la violation
des droits des enfants. C'est pourquoi le Canada a annoncé dernièrement que les
enfants deviendront un élément central de sa politique étrangère. J'invite les
autres pays à en faire aussi leur priorité. Car, même si nous avons ratifié la
Convention relative aux droits de l'enfant plus rapidement que tout autre traité,
ces droits sont tous les jours violés massivement partout dans le monde. Il faut
savoir que 200 millions d'enfants de moins de 13 ans travaillent et que
100 millions vivent dans la rue. Il faut aussi savoir que la moitié des réfugiés
de la planète sont des enfants et que plus de cinq millions d'enfants sont blessés
ou deviennent invalides chaque année à cause de la guerre.
Nous ne devons pas nous laisser paralyser par l'énormité du problème. Nous devons
plutôt agir en nous penchant sur des questions bien précises. L'une des formes les
plus odieuses du travail des enfants est sûrement la prostitution. Nous pouvons et
devons prendre des mesures concrètes, tant dans nos pays qu'à l'étranger, pour
mettre fin à cette pratique.
J'ose espérer que nous en arriverons bientôt à une entente au sujet du protocole
facultatif relatif à la vente d'enfants, ainsi qu'à la prostitution et à la
pornographie enfantines. À cet égard, j'annonce aujourd'hui que le Canada
s'apprête à introduire un projet de loi qui permettra de poursuivre au criminel,
au Canada même, les Canadiens impliqués dans les activités liées à la prostitution
enfantine à l'étranger.
En étendant le champ d'application de la juridiction canadienne à l'étranger, le
nouveau projet de loi s'attaquera directement au problème posé par le tourisme
sexuel lorsqu'il implique des enfants de moins de 18 ans.
Il n'existe pas actuellement d'accord juridique international visant
spécifiquement le tourisme axé sur l'exploitation sexuelle des enfants, mais un
consensus international est en train de se dégager, qui pourrait permettre aux
États de gérer efficacement cette question. La Convention relative aux droits de
l'enfant constitue une base suffisante pour permettre cette extension de
juridiction.
L'adoption de règles et de lois pour combattre l'exploitation des enfants n'est
qu'un volet d'une stratégie efficace. Les lois qui ne sont pas assorties de moyens
d'application sont d'une utilité limitée. C'est pourquoi nous devons nous tourner
vers l'Organisation internationale du travail et d'autres organismes pour trouver
les moyens de faire respecter les obligations internationales de chacun.
La question des populations autochtones revêt une importance prioritaire au
Canada. Nous nous efforçons depuis plus d'un an d'en faire un point important de
l'ordre du jour de cette Commission. Nous voulons qu'elle soit traitée comme une
question séparée afin qu'on puisse lui accorder toute l'attention qu'elle mérite.
C'est donc avec grande satisfaction que j'ai pris note de votre décision, il y a
deux jours, d'inscrire la question des droits des autochtones comme point séparé à
l'ordre du jour de la Commission. En mon nom personnel et au nom des Premières
nations du Canada, je tiens à remercier les membres de la Commission de leur
compréhension ainsi que de leur appui dans ce domaine d'intérêt vital.
Enfin, j'aimerais soulever la question de la réforme et du renouveau du régime des
droits de l'homme de l'ONU.
L'une des grandes questions auxquelles nous sommes confrontés est celle des
ressources. La crise financière à laquelle l'ONU fait face donne lieu à un étrange
paradoxe : les pays qui se disent le plus favorables à la promotion des droits de
la personne à l'échelle planétaire accusent néanmoins un retard dans les paiements
qu'ils doivent verser à l'ONU.
De plus, la part de 2,26 p. 100 du budget régulier de l'ONU actuellement consacrée
à la promotion des droits de la personne n'est sûrement pas à la mesure des défis
que nous devons relever.
Mais, si importantes qu'elles soient, les ressources ne sont pas le seul problème.
S'il est une leçon que la crise rwandaise nous a apprise, c'est qu'il faut
coordonner plus efficacement les divers éléments de l'ONU et que nous devons
instaurer un mécanisme d'alerte, de réaction et de prévention rapides, capable de
répondre à temps aux violations imminentes et massives des droits de la personne.
Nous devons examiner les recommandations, contenues dans le rapport sur le Rwanda,
en faveur de la mise sur pied d'une petite unité de haut calibre sous le
commandement du Haut commissaire aux droits de l'homme, et qui aurait pour seule
fonction d'analyser et d'interpréter les signes avant-coureurs de génocide et
d'autres violations graves des droits de la personne.
Le Canada est fier du rôle qu'il a joué dans la mise sur pied du Bureau du Haut
commissaire aux droits de l'homme, et j'aimerais, pour ma part, remercier le Haut
commissaire de l'élan qu'il a su donner à la promotion et à la protection des
droits de la personne dans le monde. Il a de lourdes responsabilités et a besoin
du soutien de tous les membres des Nations Unies. Cela est particulièrement vrai
pour le Rwanda et dans l'ex-Yougoslavie, où la promotion des droits de la personne
est essentielle à l'instauration d'une paix juste et durable. C'est donc avec
plaisir que je peux annoncer que le Canada consentira une nouvelle contribution de
500 000 $ en faveur de l'opération des Nations Unies pour les droits de l'homme au
Rwanda, et de 300 000 $ en faveur du programme des opérations dans l'ex-Yougoslavie.
Pour être à la fois efficace et utile, l'ONU doit revoir ses approches et ses
institutions. Et lorsque nous apporterons les changements nécessaires, il faudra
passer d'un système axé uniquement sur les intérêts, les priorités et les
responsabilités des États à un système qui pourra mieux répondre aux besoins des
citoyens du monde.
Permettez-moi maintenant de conclure sur une question. Pourquoi renouveler et
renforcer notre engagement à l'égard des droits de la personne?
La réponse est claire. Si nous fermons les yeux sur la désolation et le désarroi
qu'engendre la souffrance humaine, si nous ne mettons pas un frein à la
propagation de la haine sur nos réseaux électroniques, si nous ne nous préoccupons
pas du présent et de l'avenir des enfants vulnérables, si nous ne nous élevons pas
contre les despotes et les tyrans, si nous ne faisons rien contre les actions
capricieuses et arbitraires des gouvernements autoritaires dont la légitimité
passe par les armes et la terreur, alors les conséquences seront terribles. Sur le
plan humain, ce qui n'aura été au début qu'un discours rempli de fiel et de haine
pourra se transformer en terrorisme urbain, en guerre régionale ou en génocide.
La Déclaration universelle des droits de l'homme est un instrument qui définit nos
responsabilités et qui lie aussi bien les citoyens que les gouvernements. Un
engagement renouvelé en faveur des droits de la personne pourrait devenir le
flambeau qui annonce un destin planétaire marqué par la liberté et
l'épanouissement.
Merci.