M. AXWORTHY - ALLOCUTION DEVANT LE COMITÉ PERMANENT DES AFFAIRES ÉTRANGÈRESET DU COMMERCE INTERNATIONAL« LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE À LA CROISÉE DES CHEMINS » - OTTAWA (ONTARIO)
96/12 TELLE QUE PRONONCÉE
ALLOCUTION
DE
L'HONORABLE LLOYD AXWORTHY,
MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES,
DEVANT
LE COMITÉ PERMANENT DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES
ET DU COMMERCE INTERNATIONAL
« La politique étrangère à la croisée des chemins »
OTTAWA (Ontario)
Le 16 avril 1996
Je vous remercie de m'avoir invité à prendre la parole devant votre comité, ce qui est un réel privilège.
En prenant connaissance de vos travaux des dernières années, j'ai été frappé de votre application à renforcer la politique étrangère du Canada, et de vos réalisations
à cet égard.
En fait, votre comité donne très bien l'exemple de l'appui que peut apporter le système parlementaire à l'élaboration des politiques gouvernementales.
Je commencerai donc par souligner ma volonté bien arrêtée de mettre à profit cette collaboration entre les partis. Je veux ouvrir un dialogue régulier avec le comité
et, par l'intermédiaire du comité, avec les Canadiens et les Canadiennes, afin que la politique étrangère du Canada soit bien enracinée dans les réalités
d'aujourd'hui. Qui plus est, je veux faire davantage participer votre comité à la réévaluation des priorités de la politique étrangère du Canada à l'heure des
compressions de ressources.
Je crois que notre politique étrangère est à la croisée des chemins.
Quatre développements critiques des dernières années font de l'élaboration d'une politique étrangère cohérente, intégrée et axée sur des objectifs une tâche d'autant
plus importante, quoique difficile.
Premièrement, il y a l'intériorisation de la politique étrangère.
Comme vous le savez tous, l'expression « affaires étrangères » est de plus en plus anachronique. De plus en plus, les événements qui se produisent à l'extérieur du
Canada ont un impact à l'intérieur.
Par exemple,
l'investissement étranger direct atteint au total 150 milliards de dollars;
37 % de notre PIB de l'an dernier est attribuable au commerce international;
5 millions de Canadiens sont nés à l'étranger;
4 millions de Canadiens voyagent à l'extérieur de l'Amérique du Nord chaque année par affaires, en touristes ou pour des raisons familiales;
le Canada est plongé dans un système mondial d'information et d'activité économique où les marchés ne ferment jamais.
Nous n'évoquons pas des notions abstraites et lointaines quand nous parlons d'« affaires étrangères », mais plutôt la dimension internationale de questions nationales.
Plus que jamais, les Canadiens sont directement concernés par des événements qui se produisent en dehors de leurs frontières.
Deuxièmement, il est aussi vrai que, plus les nations du monde deviennent interdépendantes, plus les affaires internationales deviennent complexes. Le besoin croissant
d'organes de coordination mondiale a produit un vaste assortiment d'organismes internationaux.
il y a plus d'acteurs -- plus de pays, d'entreprises multinationales, de pools de capitaux, d'ONG, de personnes qui ont des activités internationales;
il y a plus de dossiers, d'autant plus que des questions autrefois considérées comme d'ordre intérieur sont maintenant influencées par des règles internationales de
plus en plus envahissantes;
il y a plus de régimes et d'institutions, du Secrétariat à la biodiversité à l'Organisation mondiale du commerce, du Forum régional de l'ASEAN au sommet économique
du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord.
On a fait observer qu'au milieu des années 1980, il existait 365 organismes intergouvernementaux de toutes sortes, et non moins de 4 615 organisations non
gouvernementales, soit plus de deux fois le nombre enregistré au début des années 1970!
Et je suis sûr que ces chiffres ne tiennent pas compte du phénomène le plus profond des années 1990, le « réseautage international virtuel » des sites du World Wide
Web!
Troisièmement, les demandes auxquelles doivent répondre les ressources du Canada à l'étranger augmentent considérablement.
Voici quelques exemples :
1. En Haïti, le besoin d'aide à long terme pour créer « l'espace politique et civil » nécessaire à l'édification d'une société démocratique et prospère.
2. Dans l'ex-Yougoslavie, l'appel quasi unanime des ONG et des autorités politiques et civiles au maintien de la présence internationale dans la région après décembre
1996.
3. Le combat que mène quotidiennement le haut commissaire des Nations Unies pour les droits de l'homme afin de répondre aux demandes d'une communauté internationale
chaque jour plus sensible et active concernant les droits de l'homme et l'État de droit.
Pourtant, sur cette toile de fond se superpose un quatrième développement : nos organismes de politique étrangère, soit le ministère des Affaires étrangères et du
Commerce international (MAECI), l'Agence canadienne de développement international (ACDI), le Centre de recherches sur le développement international (CRDI), font face
à une réduction de leurs ressources afin de contribuer à la réduction du déficit.
Pour vous donner une idée des choix difficiles qui s'imposent, permettez-moi de vous citer quelques chiffres éloquents :
1. Depuis 1988-1989, le Ministère aura comprimé son budget à dix reprises, pratiquant des compressions cumulatives de 292 millions de dollars jusqu'en 1998-1999.
Or, voici ce que représentent 100 millions de dollars dans ce contexte :
le salaire de 80 % de notre personnel à l'administration centrale, ou encore
les dépenses totales actuelles aux chapitres des affaires consulaires, des relations culturelles et des communications.
2. Mais il y a plus grave encore : de 1988-1989 à 1998-1999, le pourcentage des dépenses touchant les programmes centraux -- c'est à dire les dépenses
« discrétionnaires » -- tombera de 70 % à 36 % des dépenses totales. Pourquoi?
parce que les quotes-parts du Canada aux dépenses des organisations internationales comme l'ONU, l'UNESCO, l'OIT, etc., sont passées de 137 millions à 227 millions
de dollars, soit une augmentation de 66 %!
parce que les coûts des opérations de maintien de la paix sont passés de 7 millions à 134 millions de dollars, une hausse de 1 814 %!
Donc, plus grande complexité, et en même temps, plus grande utilité : nous sommes tous touchés, nos vies sont transformées.
Il est clair que, pour maintenir une politique étrangère dont les Canadiens sont fiers à juste titre, nous devons entreprendre un sérieux travail de restructuration
et de réoutillage de nos mécanismes opérationnels.
Nous ne pouvons plus nous permettre de tolérer des recoupements et chevauchements :
dans l'administration fédérale : il faut rendre plus cohérentes les activités internationales que mènent quelque 18 ministères fédéraux, à part le MAECI;
entre les organismes d'affaires étrangères : il faut revoir attentivement la nature et les modalités de prestation de l'aide au développement, pour maximiser notre
efficacité;
au sein du MAECI : il faut assurer une meilleure coordination et de meilleures corrélations -- et surtout, plus de souplesse.
entre niveaux de gouvernement : il faut revoir les rôles et responsabilités en fonction d'une efficience maximum et d'une orientation vers un but commun.
À cette fin, je vais revoir avec les ministres du portefeuille les rôles et responsabilités des Affaires étrangères, leurs modes et structures de gestion, leurs
opérations et leur représentation à l'étranger.
Cet examen devrait permettre de dégager bientôt des options pour la réduction des dépenses, la production de recettes et, surtout, la rationalisation des politiques et
des ressources. Je reviendrai avec plaisir communiquer nos réflexions au comité en temps utile. Entre temps, je puis annoncer aujourd'hui que les perspectives
financières de mon ministère, qui présentent un aperçu détaillé des prévisions budgétaires des deux ou trois prochaines années, seront déposées au milieu de mai devant
le comité.
Le gouvernement ne poursuivra pas seul ces initiatives. Nous voulons que votre comité, et par votre entremise les ONG et les Canadiens intéressés, nous aident à
définir notre nouveau programme.
Les objectifs de la politique étrangère canadienne ayant été fermement établis -- prospérité, sécurité et valeurs et culture canadiennes --, j'invite le comité à
examiner maintenant les priorités de politique étrangère du Canada. Il pourrait y consacrer quelques semaines, appelant des experts à témoigner selon les besoins. Le
comité pourra ensuite présenter un rapport au Parlement, avec des recommandations sur les voies à suivre dans l'avenir.
Je voudrais en faire un processus annuel, qui renforcerait le rôle du Parlement en démocratisant la politique étrangère et en faisant participer un plus grand nombre
de Canadiens au dialogue sur le rôle qui nous revient en ces temps instables.
J'invite aussi le comité à me formuler en permanence des recommandations sur les nouveaux problèmes, crises et priorités qui émergent, comme les récents développements
à Cuba, en Haïti et en Chine-Taïwan-Hong Kong. Par exemple, je participerai la semaine prochaine à des conférences sur la lutte internationale contre le terrorisme et
sur la restauration de la démocratie au Nigéria.
Le Parlement joue un rôle spécial en politique étrangère. Déjà, il a tenu plusieurs débats sur des questions comme la situation en Haïti. Cela va continuer. Le comité
voudra peut-être se charger de surveiller en permanence les engagements de maintien de la paix en cours, formulant des recommandations à l'intention du gouvernement
lorsqu'il est question de retrait ou de reconduction.
Je sais que vous avez aussi commencé à mettre sur pied des forums de consultation, comme celui qui doit avoir lieu cette semaine sur l'aide au développement. Voilà une
heureuse initiative, que je vous encourage à renouveler et à développer. Vous pourriez être le principal véhicule, le point de convergence des échanges entre les
Canadiens, le Parlement et le gouvernement.
Je voudrais terminer en communiquant au comité quelques priorités, quelques missions centrales qui pourraient former la base de notre politique étrangère :
1. Protection des Canadiens à l'étranger
Nous devrons examiner la nécessité de nouveaux instruments internationaux d'ordre juridique et autres permettant d'aider les Canadiens en difficulté à l'étranger et de
leur prêter assistance ainsi qu'à leur famille au besoin. J'annoncerai sous peu la nomination d'un conseiller spécial qui assumera cette tâche critique.
J'ai apporté quelques exemplaires de la publication Bon voyage, mais..., qui sera offerte directement aux quelque un million et demi de Canadiens qui fréquenteront nos
bureaux des passeports d'ici un an. Les députés ne manqueront pas de remarquer qu'elle contient quantité d'informations sur l'assistance aux Canadiens qui voyagent à
l'étranger.
Le plus intéressant, cependant, c'est qu'elle est financée entièrement par la publicité. C'est une approche originale et innovatrice de mon ministère, qui peut ainsi
continuer à fournir des services de qualité aux Canadiens sans faire appel au trésor public.
D'autres publications semblables ont été imprimées ou sont en préparation, sur diverses questions importantes, notamment :
les Canadiens arrêtés à l'étranger;
les enlèvements internationaux d'enfants;
les conseils aux Canadiens concernant les changements qui se produiront à Hong Kong l'an prochain;
les voyages effectués par des femmes dans les pays étrangers.
2. Création d'emplois pour les Canadiens, par une promotion plus intensive des échanges
Je rentre d'un voyage à Moscou et je puis vous dire qu'en dépit ou peut-être en raison même des combats qui se livrent dans ce pays pour instaurer la démocratie et une
croissance économique durable, le potentiel d'« engagement constructif » entre nos deux pays est énorme, en particulier dans les dossiers qui concernent le Nord.
Par exemple, à l'invitation du Canada, le ministre des Affaires étrangères de Russie, M. Primakov, a accepté d'envisager de venir au Canada cet été pour fonder le
Conseil de l'Arctique. La décision qu'a prise votre comité de se pencher sur cette question est donc opportune à tous les points de vue. Je vais demander aux
organisations parlementaires canadiennes de jouer un rôle actif dans ce dossier et dans d'autres, grâce à leurs relations avec leurs homologues russes.
3. Protection et promotion des intérêts du Canada
Le Canada et les États-Unis entretiennent les relations bilatérales les plus fructueuses du monde, mais il est évident que, lorsqu'il s'agit de population et de force
économique, nous ne traitons pas d'égal à égal. Il faut donc créer des mécanismes, par exemple entretenir des contacts bilatéraux plus réguliers à tous les niveaux,
pour améliorer encore nos relations complexes et productives. Et n'hésitons pas à défendre nos intérêts au besoin.
Durant mon récent voyage à Washington, par exemple, j'ai fait valoir à mes homologues américains l'importance, pour les générations actuelles et futures, de respecter
les objectifs de conservation fixés dans le traité sur le saumon du Pacifique. Nous avons intérêt de part et d'autre à résoudre les points en litige. Il faut trouver
une solution qui respecte à la fois notre objectif à court terme, c'est-à-dire la conclusion d'une entente sur les arrangements de 1996 concernant la pêche, et notre
objectif à long terme, soit la conservation et le partage équitable de la ressource que constituent les stocks de saumon.
J'ai proposé que les États-Unis et le Canada s'entendent pour recourir à l'arbitrage obligatoire, et mes interlocuteurs ont accepté d'envisager cette solution.
J'ai également signifié la grande préoccupation du Canada relativement à l'application extraterritoriale de la législation américaine, en l'occurrence de la loi Helms-Burton sur les affaires avec Cuba. Le secrétaire d'État, M. Christopher, en a pris acte et m'a dit qu'il tiendrait compte des intérêts et des inquiétudes du Canada.
L'administration américaine a accepté de nous consulter, ainsi que d'autres pays, sur l'application des dispositions de la loi et plus particulièrement de celles qui
restreignent l'admission temporaire aux États-Unis.
4. Défense des droits de l'homme
Je reviens de Genève, où j'ai pris la parole devant la Commission des droits de l'homme et me suis entretenu avec le haut commissaire pour les droits de l'homme. Je
leur ai exposé diverses mesures que nous pourrions prendre, je crois, pour renforcer le rôle de l'ONU concernant la protection des droits fondamentaux :
adopter des lois pour lutter contre le tourisme sexuel visant les enfants, encourager les entreprises et les autres acteurs non gouvernementaux à assumer une part de
responsabilité afin d'éviter les abus, créer des organismes nationaux efficaces de surveillance des droits de l'homme, et lutter contre la propagande haineuse, ce qui
est essentiel à mon avis pour empêcher les violations des droits, parfois à très grande échelle, comme en ex-Yougoslavie et au Rwanda.
L'Internet est une imposante nouvelle ressource de communication qui relie les gens au-delà des différences nationales, culturelles et même linguistiques. Or, par sa
nature même, il peut aussi devenir un canal pour la propagation sans retenue de la haine. En tant qu'acteur de premier plan en technologie de l'information, le Canada
devrait se faire le promoteur d'une solution qui consisterait à relier le droit à la liberté d'expression et la responsabilité de défendre la dignité des personnes et
des groupes qui composent la société. À cet égard, l'Internet pourrait servir de véhicule privilégié pour assurer la liberté de la presse, préoccupation constante des
ONG internationales.
5. Développement international
Le développement international restera un instrument clé de notre politique étrangère. Le gouvernement est résolu à agir en fonction des objectifs d'aide au
développement qui sont énoncés dans « Le Canada dans le monde ». Je sais que mon collègue, le ministre de la Coopération internationale et ministre responsable de la
Francophonie, se présentera devant votre comité en mai. Il vous donnera sûrement plus de détails à ce moment-là sur nos priorités en matière de coopération
internationale.
6. Renouvellement de l'ONU
L'ONU, pierre angulaire du système multilatéral, fera face cette année à une crise financière qui risque d'entraîner sa fermeture.
Cette crise est provoquée par des pays, dont les États-Unis, qui ne paient pas leurs cotisations, et par une superstructure onusienne qui manque souvent d'efficience
et d'efficacité opérationnelle. Il en résulte une autre crise, une crise de confiance dans la capacité de l'ONU à régler les problèmes de notre temps.
Il faut agir, et agir rapidement. Il est une situation où nous pouvons montrer au monde que l'ONU peut fonctionner, à savoir en Haïti. En s'attachant à créer une
police haïtienne crédible et efficace, le Canada est bien placé pour aider les Haïtiens à instaurer la paix chez eux. Je me rendrai en Haïti en mai pour réévaluer les
contributions du Canada.
7. Mise à jour de notre engagement à l'égard du maintien de la paix
Le Canada, je crois, peut contribuer à faire en sorte que le maintien de la paix s'adapte aux demandes qui résultent de nouvelles formes d'instabilité, tels les
conflits internes qui débordent sur d'autres pays, comme au Rwanda.
Premièrement, nous allons poursuivre la mise en oeuvre des parties opérationnelles de notre étude sur une force d'intervention rapide. Deuxièmement, nous allons
définir des procédures permettant de déployer plus rapidement et plus facilement à l'étranger les instructeurs de police canadiens, dont les compétences sont très
recherchées.
Et enfin, nous allons examiner tout le volet civil du maintien de la paix pour voir si nous pourrions mobiliser plus largement les compétences et l'expérience du
Canada, afin d'aider les pays déchirés par la guerre à reconstruire leur société civile, notamment en ex-Yougoslavie. Il faudra alors nous pencher sérieusement sur
croissante la participation des troupes onusiennes à des tâches civiles comme la surveillance d'élections, la reconstruction économique, l'observation des droits de
l'homme et l'assistance sociale.
8. Consultation de la jeunesse
Nous ne pouvons pas espérer maintenir et développer le rôle de chef de file international du Canada sans y intéresser la prochaine génération. Comme je l'ai souligné,
les « affaires étrangères » sont de plus en plus intérieures : il deviendra important que le plus grand nombre possible de jeunes de tous les milieux comprennent cette
réalité et commencent à participer à la définition de notre rôle dans le monde. Nous allons utiliser notre mécanisme de consultation pour associer des jeunes aux
affaires internationales.
Les priorités que je viens d'évoquer ne sont en aucune façon exhaustives, mais j'espère qu'elles pourront servir à amorcer la discussion.
Je vous saurai gré de vos avis.
Monsieur le président, je répondrai avec plaisir aux questions qu'on voudra bien me poser.