M. AXWORTHY - ALLOCUTION DEVANT LE FORUM DES ONG SUR INTERNET ET LES DROITS DE LA PERSONNE - MONTRÉAL (QUÉBEC)
98/54 SOUS RÉSERVE DE MODIFICATIONS
NOTES POUR UNE ALLOCUTION
DE
L'HONORABLE LLOYD AXWORTHY,
MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES,
DEVANT LE FORUM DES ONG
SUR INTERNET ET LES DROITS DE LA PERSONNE
Montréal (Québec)
Le 11 septembre 1998
Ce document se trouve également au site Internet du Ministère :
http://www.dfait-maeci.gc.ca
La semaine dernière, le grand chef Phil Fontaine, qui dirige l'Assemblée des
Premières Nations du Canada, m'a fait un merveilleux cadeau -- un bâton d'orateur.
Il s'agit d'une technique qui remonte à des milliers d'années. Une fois aux mains
de l'orateur, le bâton est censé imprégner ses paroles de courage, d'honnêteté et
de sagesse; le résultat n'est évidemment pas toujours garanti, parce qu'il dépend
de la personne qui détient le bâton. Pour les Premières Nations de notre pays, le
fait de détenir le bâton revêt beaucoup d'importance et représente une grande
responsabilité : il confère le pouvoir d'être franc, de communiquer le bien,
d'aider à la recherche de la vérité.
J'ai pensé que cela ne serait peut-être pas une mauvaise idée d'apporter ce bâton
à la cérémonie d'ouverture de la conférence aujourd'hui, question de donner le ton
qui convient à nos échanges. En effet, nous sommes ici pour débattre de la façon
de faire en sorte que la technologie de l'espace virtuel en circuit puisse, elle
aussi, tenir lieu de bâton d'orateur et conférer ainsi la capacité d'être franc,
de contribuer au bien commun, de promouvoir les droits de la personne et de
raffermir l'engagement en leur faveur. Pour débattre aussi de la façon de
maximiser le potentiel d'Internet en tant qu'outil destiné à promouvoir et à
protéger les droits de la personne. Plus précisément, il s'agit de l'utiliser afin
de mieux faire connaître les droits de la personne, de rassembler les défenseurs
de ces droits et de diffuser des informations sur les violations partout dans le
monde. Nous sommes ici pour discuter d'une technologie qui révolutionne le monde --
qui modifie les rapports de force, remet en question les circuits de communication
conventionnels, répand et dissémine au maximum l'influence -- et démocratise ainsi
les voies de transmission en se débarrassant de ceux qui veulent les contrôler.
La question qui se pose est de savoir à quoi nous aspirons -- et à quelle fin; car,
comme c'est le cas pour la plupart des technologies, il y a la possibilité de
faire tant le bien que le mal. Elle peut être très bénéfique, mais il y a aussi le
revers de la médaille. Ainsi, ne serait-ce que la semaine dernière, une opération
internationale menée sous la houlette d'Interpol a permis l'arrestation, dans
douze pays, de plus d'une centaine de personnes impliquées dans un réseau de
pornographie enfantine. Mais des racistes et des extrémistes utilisent Internet
comme un moyen de propager la haine. Les narcotraficants et les milieux criminels
s'en servent pour leurs propres fins, par exemple, pour faire tomber des
gouvernements ou pour miner la société. Ainsi, le problème entourant les droits de
la personne et Internet consiste à savoir comment prévenir l'emploi abusif de
cette technologie.
L'autoroute de l'information est un véhicule qui peut transporter ce qu'il y a de
meilleur comme ce qu'il y a de pire. Le discours haineux, la pornographie et la
prostitution enfantines, désormais présents dans le réseau doivent en être
délogés. Le but n'est pas d'exercer un contrôle sur Internet comme tel, mais de
s'en prendre à ceux qui veulent l'utiliser à mauvais escient, soit à des fins
criminelles et à d'autres fins illégales susceptibles de faire du tort et d'être
préjudiciables. Internet ne devrait pas être une zone soustraite à la règle de
droit. Nous collaborons avec les gouvernements par l'intermédiaire de
l'Organisation de coopération et de développement économiques, du G-8, des Nations
Unies et d'autres organisations internationales pour faire en sorte qu'Internet ne
soit pas un gage d'immunité face à des menaces aux droits de la personne. Les
tribunaux et les assemblées législatives du Canada ont été les premiers à définir
les cas où la liberté d'expression doit faire place à des sanctions formulées en
vertu du droit pénal pour obscénité, propagande haineuse et pornographie
enfantine. Notre expérience, acquise au jour le jour, peut nous guider lorsqu'il
s'agit de faire face à des défis similaires dans l'espace cybernétique, où les
conséquences des actions préjudiciables sont tout aussi destructrices.
En plus de perfectionner l'application du droit pénal national et international,
on se dote d'autres moyens de s'atteler au problème du contenu préjudiciable et
illégal d'Internet, ce qui comprend notamment l'autoréglementation, le filtrage
des logiciels, des codes de conduite volontaires, et diverses activités de
surveillance d'Internet afin de protéger les consommateurs et les enfants. Au mois
de janvier prochain à Paris, l'UNESCO sera l'hôte d'une rencontre internationale
d'officiels et d'experts en pornographie enfantine, qui se réuniront afin de
coordonner une offensive à l'échelle planétaire contre la pédophilie sur Internet.
La Cour criminelle internationale [CCI], qui vient d'être créée, a aidé à la
définition de toute une gamme de crimes internationaux et à la conception d'un
mécanisme visant à renforcer la règle de droit à l'échelle planétaire. Internet
est un moyen potentiellement puissant de tirer le maximum de ce nouvel instrument.
Internet peut, en effet, étendre la portée et assurer l'efficacité de la Cour en
diffusant de l'information sur ses objectifs et en servant de courroie de
transmission afin de gagner des appuis pour ses travaux, en fournissant un accès
et des liens à des sites contenant des documents clés, tel le Web sur le droit
international, ou encore en mettant à la disposition des experts un cyberforum
leur permettant d'aider la CCI à partir de leurs postes de travail.
Ainsi, nous voilà confronté à un programme sérieux si nous voulons faire en sorte
que le bâton d'orateur dont nous disposons ne soit pas utilisé pour fomenter la
haine et l'exploitation, mais qu'il serve au contraire à ceux qui les combattent.
Pourtant nous ne devrions pas nous préoccuper outre mesure des dangers d'Internet,
parce que le potentiel de cette technologie de forcer les barrières, de surmonter
les obstacles d'ordre politique -- d'éduquer, d'informer et d'être un agent de
changement politique -- est proprement ahurissant. Mettre les technologies de
l'information et des communications au service des besoins de la personne humaine
implique que nous devons nous doter des moyens de faire face à des utilisations
préjudiciables et illégales. Mais nous devons nous y prendre sans détruire les
attributs qui font de ces technologies un si puissant outil en ce qui concerne, au
premier chef, le plaidoyer en faveur des droits de la personne.
La révolution dans le domaine de la technologie des communications et de
l'information se déroule parallèlement à deux autres tendances d'envergure
mondiale : le progrès de la démocratisation et l'importance croissante de la
gestion des affaires publiques à l'échelle de la planète. L'une des questions
principales à poser dans le cadre de cette conférence est de savoir comment il
convient de lier ces trois tendances. La technologie de l'information est en train
de restructurer les politiques internationales, ce qui a pour conséquence de
donner puissance et influence à ceux qui en étaient privés, d'habiliter de
nouveaux groupes, et de refaçonner l'échiquier des acteurs internationaux.
Internet est un outil sans pareil dans un monde complexe où le pouvoir discret --
qui consiste à influencer les événements au moyens d'idées attrayantes, de
promouvoir les valeurs communes et le partenariat -- devient le moyen de poursuivre
nos objectifs. J'ai été un témoin direct de l'efficacité du pouvoir des nouvelles
communications dans la campagne pour l'interdiction des mines, alors que, grâce à
Internet, la société civile aux quatre coins du monde a pu s'exprimer dans le sens
de l'atteinte d'objectifs communs.
À l'évidence, les nouvelles technologies de l'information et des communications
sont un instrument de changement. La question est de savoir comment il convient de
les utiliser pour atteindre nos objectifs pour ce qui est des sociétés plus
démocratiques et d'une meilleure gouvernance, dans un régime législatif
respectueux des droits de la personne.
La démocratisation ne se résume pas à la tenue d'élections. Elle présuppose une
société civile à la fois active et efficace. Et il faut que les citoyens soient
prêts, disposés et aptes à participer à la vie politique de leur pays. Les
autoriser à participer ne suffit pas, il faut les y encourager. Internet a le
potentiel d'accueillir et d'enrichir des groupes d'opposition qui aspirent à un
changement démocratique dans des régimes répressifs. Il peut aider à contourner
les monopoles des médias contrôlés par l'État. Les gouvernements s'efforcent
encore de résoudre le problème que pose ce nouveau phénomène -- certains ne le
comprennent pas tout à fait, d'autres craignent que la population puisse accéder à
Internet et en subir l'influence, et cherchent à s'y opposer, mais en vain.
Dans les nouvelles démocraties, Internet peut éveiller le sens de la démocratie et
susciter la participation populaire. Le Canada a appuyé la création d'un service
de conférence électronique qui relie des parlementaires de neuf provinces de
l'Afrique du Sud. Ce projet s'inscrit dans nos efforts visant à aider l'Afrique du
Sud à restructurer et à réformer ses institutions publiques de l'après-apartheid.
De plus, en quelques mouvements de curseur Internet permet aux défenseurs des
droits de la personne de réunir des informations sur les violations des droits
humains, de les diffuser à la communauté internationale et, ainsi, de la
sensibiliser à ce dossier. Les rapports des rapporteurs spéciaux des Nations
Unies, dont le rapporteur pour la liberté d'expression -- fonction créée à
l'initiative du Canada -- sont maintenant accessibles au plus grand nombre grâce au
réseau. Cette information aide la communauté internationale à retracer les
infractions et à veiller à la condamnation des gouvernements qui violent les
droits fondamentaux de leurs citoyens. Le site Web du Haut Commissaire de l'ONU
aux droits de l'homme permet de transmettre immédiatement les plaintes relatives
aux violations des droits de l'homme à Genève, où les organismes de traités et les
rapporteurs peuvent prendre des mesures d'urgence pour prévenir d'autres
violations. Des dizaines de listes d'envoi, de pages Web, de groupes de discussion
et d'autres outils apparaissent aux quatre coins du monde afin de repérer les
violations des droits de la personne. Des appels urgents et l'écho des campagnes
publiques en réponse à des cas d'infraction peuvent être communiqués sur le champ
et peuvent ainsi prévenir d'autres violations. Lorsque les grandes chaînes de
télévision cessent de s'intéresser à tel ou tel dossier, Internet est l'instrument
qui permet de le maintenir sous les feux de la rampe, suscitant de la sorte
l'intérêt de l'opinion internationale pour les violations des droits humains.
Plusieurs exemples me viennent à l'esprit : BurmaNet, qui permet à un réseau de
bénévoles de Thaïlande et de Birmanie de présenter des rapports à partir de la
Birmanie, et de les diffuser sur Internet; à l'hiver 1996, lorsque des étudiants
serbes contestant le refus du gouvernement de respecter les résultats des
élections ont contourné le contrôle exercé par l'État sur les médias en exploitant
un site Web pour diffuser des informations à la population serbe et à la
communauté internationale.
Le potentiel d'Internet n'a de limites que celles que lui imposent ses
utilisateurs. Internet ne peut être un instrument véritablement universel dans le
dossier des droits de la personne que s'il est à la fois équitable et accessible.
L'équité et l'accessibilité sont étroitement liées. L'accès universel -- en
particulier des mesures ciblées pour les groupes marginalisés -- doit demeurer au
coeur de nos efforts. Si nous voulons qu'Internet soit au service des droits
humains, il doit atteindre les communautés urbaines aussi bien que les communautés
rurales, les pays en développement comme les pays industrialisés, les femmes et
les hommes.
Internet ne sera qu'un outil à demi-développé s'il ne peut répondre aux besoins de
la moitié de la population du monde. Pendant les préparatifs de la quatrième
Conférence mondiale sur les femmes tenue à Beijing en 1995, nous avons vu des
groupes de femmes du Nord et du Sud forger des liens sur le réseau, échanger de
l'information, former des coalitions et bâtir des ponts. Beijing a lancé un
dialogue mondial sur le statut social des hommes et des femmes et sur la
révolution de l'information. Ce dialogue sera crucial pour l'édification d'un
cadre équitable et solide pour les droits de la personne et Internet. Les jeunes,
qui utilisent le plus Internet, appliquent aussi leur énergie et leur imagination
à garantir un accès universel. Le Programme de stages internationaux pour les
jeunes a appuyé la formation d'ONG de pays en développement à l'utilisation
d'Internet. Depuis 1997, plus de 100 jeunes Canadiens travaillent avec des
organisations de protection des droits de la personne, aidant souvent à leur
fournir une formation technologique englobant la création de sites Web, les
méthodes de recherche sur Internet et l'édition électronique.
Les exemples que j'ai cités montrent qu'Internet peut faire progresser la cause
des droits de la personne. Mais ils ne sont qu'un début. Nous devrions continuer à
chercher d'autres moyens de faire fond sur ces succès -- notamment en mettant
davantage à profit les capacités interactives du réseau. À cette fin, le ministère
des Affaires étrangères et du Commerce international cherche des moyens d'adapter
son propre site Web des Droits de la personne. Nous espérons qu'il sert déjà les
besoins des défenseurs des droits de la personne, des étudiants, des
universitaires et des citoyens intéressés par les droits de la personne. Ce site
est à la fois une source d'information, un instrument de recherche et un outil de
référence par ses hyperliens avec un monde littéral d'information sur les droits
de la personne : mentionnons notamment le lien avec le Bilan, un nouveau rapport
annuel sur le système des droits de l'homme à l'ONU préparé par « Human Rights
Internet » avec l'appui du Ministère.
Nous aimerions connaître vos idées sur la façon de rendre le site Web des droits
de la personne plus utile pour vous, qui travaillez chaque jour à défendre et à
enseigner les droits de la personne. Nous envisageons par exemple la création, en
partenariat avec la société civile, d'un cyberforum interactif où les personnes
préoccupées ou affectées par les questions de droits de la personne pourraient
échanger de l'information et des points de vue. Nous voudrions tenir compte des
ressources existantes et travailler étroitement avec vous, les ONG, et avec
d'autres intervenants pour développer ce projet. J'espère donc que l'utilité d'une
telle idée sera examinée dans vos délibérations.
Les recommandations issues de la Conférence de cette semaine à Montréal seront
intégrées à la Stratégie d'information internationale sur le Canada, un processus
que j'ai lancé en 1996 pour renforcer les atouts du Canada au plan des
communications modernes à l'appui de notre politique étrangère. La Stratégie
prévoit le développement d'un Canal du Canada sur Internet -- un site Web de
première importance, qui montrera l'innovation et la culture canadiennes et qui en
engagera d'autres à discuter de questions importantes pour les Canadiens. De
questions comme les droits de la personne, le désarmement et le développement de
la démocratie. Il permettra à un auditoire international plus vaste de connaître
le travail que de nombreuses ONG mènent sur Internet.
Internet peut être un puissant outil de promotion des droits de la personne.
Auparavant, les organisateurs d'activités touchant les droits de la personne
passaient du temps à découper les articles de journal et à monter des réseaux de
contacts par téléphone. Aujourd'hui, les communications peuvent être instantanées
et universelles. Les normes internationales applicables aux droits de la personne
peuvent être communiquées aux enfants du monde entier pour aider à créer une
culture mondiale des droits de la personne. Les gouvernements peuvent utiliser
Internet pour s'associer à des organisations non gouvernementales afin de fournir
une expertise et une assistance technique en matière de droits de la personne. De
cette façon, Internet peut contribuer à combler l'écart entre les normes
internationales en la matière et les pratiques sur le terrain. Comme résultat,
l'ancien adage selon lequel « la plume est plus forte que l'épée » pourrait peut-être être actualisé pour le XXe siècle et se lire « la souris est plus forte que le
Missile ».
Pendant vos discussions ici à Montréal, vous commencerez à vous attaquer à
certaines questions très complexes. Comment Internet
peut-il être utilisé comme force positive pour les droits de la personne -- pour la
défense de ces droits, pour la sensibilisation à ces droits et pour la prise de
mesures en réponse à des violations de ces droits -- sans qu'il serve d'outil pour
propager la haine? Je sais fort bien que les problèmes à régler posent des
difficultés conceptuelles, juridiques et pratiques. Mais la technologie moderne de
l'information et des communications offre d'énormes possibilités de faire
progresser le programme d'action sur les droits de la personne. Nous commençons
seulement à entrevoir les possibilités, et nous n'en sommes encore qu'à nos
premiers pas hésitants. Avec plus d'imagination et d'ingéniosité, nous pouvons
certainement faire de cette technologie le bâton d'orateur du nouveau millénaire.
Je vous remercie.