M. EGGLETON - ALLOCUTION À L'OCCASION DE LA DISCUSSION DE GROUPE« LE CANADA PEUT-IL MAINTENIR SONIDENTITÉ CULTURELLE FACE À LA MONDIALISATION? »OSGOODE HALL LAW SCHOOL,UNIVERSITÉ YORK - NORTH YORK (ONTARIO)
97/3 SOUS RÉSERVE DE MODIFICATIONS
NOTES POUR UNE ALLOCUTION DE
L'HONORABLE ART EGGLETON,
MINISTRE DU COMMERCE INTERNATIONAL,
À L'OCCASION DE
LA DISCUSSION DE GROUPE
« LE CANADA PEUT-IL MAINTENIR SON
IDENTITÉ CULTURELLE FACE À LA MONDIALISATION? »
OSGOODE HALL LAW SCHOOL,
UNIVERSITÉ YORK
NORTH YORK (Ontario)
Le 27 janvier 1997
Ce document est également disponible au site Internet du Ministère : http://www.dfait-maeci.gc.ca
À titre de ministre du Commerce international, j'ai le plaisir de diriger un
ministère où la plupart de mes « problèmes » viennent de l'expansion et de la
croissance. Depuis une décennie, les Canadiens ont doublé leurs exportations,
vendant à l'étranger plus de services et de produits à valeur ajoutée que jamais
auparavant. Des initiatives comme les missions d'Équipe Canada et des accords
commerciaux comme l'Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) et celui de
l'Organisation mondiale du commerce (OMC) nous aident à ouvrir des marchés
internationaux pour nos exportateurs. Mais ce sont les membres du secteur privé et
du monde des affaires et les consommateurs qui font tomber les barrières, qui
jettent des ponts entre les pays et qui bâtissent une économie mondiale à partir
de la base.
Comme l'information est le moteur de cette nouvelle économie, il n'est pas
surprenant que cette évolution des exportations ne soit nulle part aussi rapide
que dans le secteur culturel.
On assiste, parallèlement au développement d'un marché mondial, à la mise en place
d'une scène mondiale. Le film, la télévision, la musique et le livre sont devenus
des entreprises internationales avec des auditoires internationaux. La croissance
d'Internet et de la publication multimédia a accéléré cette évolution et amplifié
son impact.
Ces changements ont été rapides, mais les Canadiens ont réagi tout aussi
rapidement. Par exemple, près du tiers des revenus que les producteurs canadiens
du film et du vidéo tirent des produits de divertissement à domicile proviennent
maintenant des marchés étrangers. Après les Américains, ce sont les Canadiens qui
vendent le plus d'émissions de télévision à l'étranger. Les paroliers et les
compositeurs canadiens gagnent plus de redevances sur les marchés extérieurs qu'au
Canada.
La culture canadienne connaît une expansion sans précédent de ses exportations.
Entre 1990 et 1995, la demande de biens et de services culturels étrangers à
l'étranger a progressé de 83 p. 100 et généré des ventes de 3 milliards de
dollars. Le secteur culturel tire près de 10 p. 100 de ses revenus des
exportations et les ventes à l'étranger sont associées à plus de 50 000 emplois.
Les exportations culturelles offrent aussi beaucoup plus de possibilités de
création d'emplois, particulièrement dans la petite et moyenne entreprise.
Les artistes, les écrivains et les interprètes canadiens ont toujours su que leur
marché intérieur était petit et c'est une des raisons pour lesquelles ils se sont
battus pour mériter leur juste part de ce marché. Toutefois, leur survie à long
terme dépendra de leur capacité de se trouver des auditoires internationaux.
Pourtant, bon nombre des politiques et des programmes culturels du gouvernement
fédéral ont été conçus il y a trois décennies. À l'époque, il s'agissait non pas
de l'accès aux marchés mondiaux mais de l'accès canadien au marché canadien.
Les temps ont changé. Le monde actuel de la technologie et du commerce ne
ressemble en rien à celui d'il y a une décennie, mais les instruments que nous
utilisons pour promouvoir la culture canadienne n'ont pas changé. À mon avis,
cette situation soulève deux questions importantes.
La première est liée à la technologie. Les communications numérisées nous ont
donné des façons d'exporter notre culture qu'on n'aurait pu imaginer auparavant.
D'autre part, cette même technologie a eu un profond impact sur la gestion des
règles relatives au contenu canadien.
La libéralisation des échanges commerciaux a pour sa part ouvert les portes des
marchés internationaux à nos exportations culturelles. Nos propres limites à la
propriété étrangère dans les industries de la culture ont cependant eu pour effet
de couper nos créateurs de l'accès à certains capitaux.
J'aimerais donc profiter de cette discussion pour soulever certains points au
sujet de la culture et du commerce. Je n'ai pas la réponse à toutes ces questions,
mais je crois que le moment est venu d'en discuter.
Les instruments conçus pour promouvoir la culture canadienne au pays nuisent-ils
en fait à son succès à l'étranger?
Les restrictions sur l'investissement étranger et le contenu canadien sont-elles
toujours nécessaires ou sont-elles devenues des obstacles à l'expansion
culturelle?
Je dois préciser qu'il ne fait pas de doute que nous avons besoin d'une culture
canadienne forte. Mon gouvernement comprend qu'il est nécessaire que les Canadiens
lisent leur propre littérature, écoutent leur propre musique et assistent à leurs
propres spectacles.
La survie d'une voix canadienne forte et distincte est intimement liée à la survie
d'un Canada fort et distinct, La culture peut prendre la forme de biens ou de
services mais elle ne résume ni à l'un ni à l'autre. C'est l'expression de tout ce
qui fait de nous, collectivement, des Canadiens et non pas quelqu'un d'autre.
La question n'est pas de savoir si nous devrions appuyer la culture canadienne
mais comment le mieux l'appuyer, de façon réaliste.
Par exemple, nos politiques ont toujours visé à soutenir des biens culturels
« durs », comme des magazines, des livres, des enregistrements sonores et des
films. Mais de plus en plus les produits culturels sont offerts sur support
électronique. Les magazines, y compris des publications canadiennes comme
Maclean's et Saturday Night sont publiées en ligne. Les journaux, les livres, les
enregistrements sonores et les films peuvent être diffusés électroniquement ou mis
sur cédérom.
Quelle doit être notre attitude face à ces produits électroniques en ligne?
S'agit-il de biens ou de services? Cela fait une différence au niveau des accords
commerciaux. Comment réglementer ces produits? Comment surveiller, et à plus forte
raison contrôler, le contenu du cyber-espace?
Ce n'est pas seulement le changement technologique qui nous interpelle en ce qui
concerne la culture canadienne. Nos politiques culturelles sont scrutées de plus
près dans la mesure où le Canada doit observer les règles du commerce
international s'il veut avoir sa place dans le marché mondial.
Faisons-nous tout ce que nous pouvons pour assurer à la culture canadienne la
place qui lui revient dans le marché mondial en soustrayant la culture aux règles
commerciales? Nous avons jusqu'ici choisi d'exempter les industries culturelles de
l'application de nos accords commerciaux. Mais est-il opportun d'agir ainsi quand
les enjeux sont si grands? Ne devrions-nous pas négocier des règles commerciales
qui reflètent les intérêts culturels canadiens?
Je ne cherche pas à favoriser, subrepticement, le commerce aux dépens de la
culture. Mais je sais que nous devons réagir face aux changements dans le commerce
et les communications qui transforment le monde, sinon notre culture perdra du
terrain. L'économie mondiale aura sur les cultures nationales un impact au moins
aussi grand que sur les économies nationales. Je veux que le Canada soit prêt pour
ces changements en ayant des politiques qui conviennent au temps présent.
Le Canada a jusqu'à maintenant utilisé trois instruments pour soutenir la culture
: les subventions, les restrictions en matière de propriété et les contrôles sur
le contenu. À mon point de vue, les subventions soulèvent le moins de problèmes.
Évidemment, je verrais peut-être les choses différemment si j'étais ministre des
Finances, car les subventions sont l'instrument le plus onéreux pour le trésor
public.
Mais dans une optique commerciale, je dois me demander si nos intérêts culturels
sont le mieux servis par les instruments généraux des limites sur l'investissement
étranger et du contrôle de la culture canadienne.
Les exigences en matière de contenu canadien sont une source d'irritation dans les
hautes sphères politiques américaines depuis un certain temps et les restrictions
en matière d'investissement étranger dans les industries culturelles vont à
l'encontre de la tendance internationale en faveur de la libre circulation des
capitaux. L'un et l'autre de ces instruments préoccupent nos partenaires
commerciaux. Ce n'est pas en soi une raison suffisante de les changer, mais cela
justifie de se demander si ces instruments continuent d'être utiles,
particulièrement s'ils ont des effets secondaires indésirables.
Par exemple, les limites imposées à l'investissement étranger ont été conçues de
façon à permettre aux Canadiens de définir et de contrôler leurs industries
culturelles. Mais y parviennent-elles? Ces limites sont fondées sur l'idée que,
pour avoir le contrôle effectif d'une compagnie, il faut détenir plus de la moitié
de ses actions. Pourtant, il est tout à fait possible pour des détenteurs de blocs
d'actions minoritaires, même étrangers, de contrôler une compagnie.
Et l'investissement international n'est pas facilité par une conjoncture où les
instruments fédéraux de soutien de la culture sont appliqués de façon disparate,
inégalement d'un secteur à l'autre et sans obéir à des objectifs clairs.
Christopher Maule, un professeur de recherches en économie à l'Université Carleton
qui s'intéresse tout particulièrement à la relation entre le commerce
international et les industries culturelles, a résumé comme suit le pot-pourri de
règles applicables au contenu canadien :
Les journaux et les livres ne sont pas assujettis aux contrôles sur le contenu;
pas davantage que les périodiques à moins qu'ils ne soient considérés comme des
périodiques à tirage dédoublé.
Les cinémas peuvent présenter ce qu'ils veulent, sauf au Québec où les règles de
doublage en français s'appliquent.
Les diffuseurs et les câblodistributeurs sont assujettis aux règles, mais les
boutiques vidéos, les librairies et les magasins de musique peuvent vendre ce
qu'ils veulent.
Ainsi, [...] un film néo-zélandais sur Pierre Trudeau ne serait pas considéré
comme ayant un contenu canadien, [mais] un film canadien sur Nelson Mandela le
serait.
Avec des règles du jeu aussi inégales, j'ai beaucoup de difficulté à comprendre
clairement quels impératifs culturels sont servis et par quels instruments ils le
sont.
Je sais que M. Ondaatje est un excellent écrivain et que Le patient anglais est un
excellent film, mais j'ignore franchement si cette production cinématographique
répondrait aux critères de contenu canadien.
Ce type d'entreprise créatrice internationale deviendra la norme, plutôt que
l'exception, dans toutes les sphères de l'activité culturelle. Cela s'observe déjà
dans la réalisation de films, l'édition et la production d'enregistrements, mais
l'échange transnational de créations grâce à Internet ne fera qu'accélérer cette
tendance.
Devrions-nous avoir une politique ouverte en ce qui a trait à la culture et au
commerce? Permettez-moi de citer à nouveau Christopher Maule, cette fois à partir
d'un document de travail préparé, en collaboration avec son collègue Keith
Acheson, pour le Carleton Industrial Organization Research Unit :
En incluant la culture dans les arrangements plus formels avec d'autres pays, le
Canada réduira les risques de déclencher une guerre commerciale qui déboucherait
sur l'escalade. La structure informelle sera renforcée par des règles de propriété
étrangère plus libérales; il lui reviendra encore de résoudre les différends, mais
elle sera plus prévisible du fait qu'elle pourra faire appel à des mécanismes de
résolution des différends.
Pour certains, le soutien d'une politique ouverte équivaut à privilégier le
mercantilisme aux dépens de la culture. Nous ne sommes pas d'accord. Les
politiques actuelles sont devenues des symboles d'intérêt pour la culture, alors
qu'en réalité elles faussent l'industrie de la culture tout en encourageant fort
peu l'inclusion d'un contenu qui puisse être identifié comme canadien, quelle que
soit la définition qu'on en donne.
La tendance en faveur des communications et des marchés ouverts est mondiale et
irréversible. Le monde de l'avenir -- sans doute même de demain -- sera caractérisé
par l'échange libre et instantané d'informations à une échelle internationale. Et
dans ce flot d'informations, on retrouvera des éléments de culture canadienne.
Dans un tel contexte, la question fondamentale n'est peut-être pas de savoir si la
culture canadienne devrait être exposée aux règles commerciales, mais plutôt
comment harmoniser les règles du commerce international et les attitudes
canadiennes à l'égard de la culture.
La question est pertinente quand on tient compte du fait que nos instruments n'ont
pas changé depuis 30 ans, alors que les mondes de la culture et du commerce
semblent changer toutes les 30 minutes.
Les chiffres suivants, qui s'appliquent au Canada anglais, montrent clairement que
notre marché culturel est exposé à la concurrence étrangère. Je trouve ironique
que ces mêmes chiffres me portent à me demander si nous faisons tout ce que nous
pouvons pour promouvoir la culture canadienne:
Les trois quarts des émissions que les Canadiens regardent chaque soir viennent
d'ailleurs, habituellement les États-Unis.
Quatre magazines sur cinq vendus en kiosque sont d'origine étrangère,
habituellement américaine.
Les films projetés dans les salles canadiennes sont à 96 p. 100 des films
étrangers, principalement produits aux États-Unis.
Le contenu des émissions diffusées par les stations de radio canadiennes est à
70 p. 100 d'origine étrangère, habituellement américaine.
Qu'on me comprenne bien. Nous ne cherchons pas à fermer notre marché aux
États-Unis, ou à tout autre pays : nous voulons plutôt faire en sorte que les
Canadiens continuent de jouir de leur culture tout en ayant accès au reste du
monde.
Mais nous pouvons nous attendre à ce que la tendance à la libre circulation des
capitaux se maintienne. Comme nous pouvons nous attendre à ce que nos voisins
américains continuent de ne pas manifester de sympathie particulière à l'égard de
nos politiques culturelles.
Les contrôles sur l'investissement et le contenu sont tout simplement soumis aux
pressions de la libéralisation du commerce. Même s'ils ne l'étaient pas, leur
efficacité serait compromise par la révolution des communications, qui fait fi des
frontières et des règlements.
Rester ouvert au reste du monde tout en se faisant le champion de la culture
canadienne est depuis longtemps un difficile tour d'adresse pour le Canada. Je
pose aujourd'hui la question : nos obligations à l'égard de la culture et nos
obligations à l'égard du commerce sont-elles forcément incompatibles?
Le Canada peut-il, avec l'appui d'alliés stratégiques, protéger son expression
culturelle dans le contexte des accords commerciaux internationaux? Je l'espère
sincèrement pour nous, parce que la culture canadienne est elle-même devenue
internationaliste et mise sur les marchés internationaux pour sa croissance.
Quand je compare la demande de plus en plus forte d'oeuvres culturelles
canadiennes dans le monde et nos propres habitudes de lecture et d'écoute, je ne
peux m'empêcher de me demander si la culture canadienne est un secret dont nous
seuls ne serions pas au courant.
Je vous laisse sur la réflexion suivante : la maturation de la culture canadienne
peut dépendre de notre capacité de la protéger non pas au pays, mais sur la scène
mondiale.
Merci.