M. AXWORTHY - ALLOCUTION À L'UNIVERSITÉ MCGILL« LES DROITS DE LA PERSONNE ET LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE CANADIENNE :UN PRAGMATISME ENCADRÉ PAR DES PRINCIPES » - MONTRÉAL (QUÉBEC)
97/42 SOUS RÉSERVE DE MODIFICATIONS
NOTES POUR UNE ALLOCUTION
DE L'HONORABLE LLOYD AXWORTHY,
MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES,
À L'UNIVERSITÉ McGILL
« LES DROITS DE LA PERSONNE ET
LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE CANADIENNE :
UN PRAGMATISME ENCADRÉ PAR DES PRINCIPES »
MONTRÉAL (Québec)
Le 16 octobre 1997
Ce document se trouve également au site Internet du Ministère :
http://www.dfait-maeci.gc.ca
Nous célébrerons l'an prochain le 50e anniversaire de trois événements qui ont
marqué le dernier demi-siècle : la rédaction de la Déclaration universelle des
droits de l'homme, le pont aérien de Berlin et l'établissement du régime de
l'apartheid en Afrique du Sud. Le mur de Berlin s'est effondré et on a démantelé
le régime de l'apartheid. En revanche, la Déclaration universelle a vu sa vigueur
et son statut prendre de l'ampleur au cours des 50 dernières années.
L'année 1998 marque un tournant du point de vue de la protection internationale
des droits de la personne : la fin de la guerre froide et les forces de la
mondialisation ont tout à la fois suscité de nouvelles possibilités et fait naître
de nouveaux risques pour les droits de la personne. Pour que nous puissions
progresser, il faut que des pays comme le Canada soient en mesure d'adapter les
instruments qu'ils utilisent pour la promotion des droits de la personne dans ce
nouveau contexte international, et de développer les acquis de la Déclaration
universelle.
Aujourd'hui, je souhaiterais vous entretenir des motifs pour lesquels les droits
de la personne occupent une place dans la politique étrangère canadienne. Des
complications que l'évolution du contexte international entraîne pour
l'accomplissement de notre tâche. Du lien entre nos politiques en matière de
droits de la personne et les questions de la paix et de la sécurité, du commerce
et du développement. Et des contributions spécifiquement canadiennes que nous
pouvons apporter à la protection internationale des droits de la personne.
Pourquoi les droits de la personne font-ils partie de la politique étrangère
canadienne?
Le respect des droits de la personne, aussi bien sur la scène internationale qu'à
l'intérieur même de notre pays, revêt une importance décisive pour la politique de
notre gouvernement. Les politiques du Canada en la matière sont fermement ancrées
dans des valeurs qui sont fondamentales pour nos compatriotes. Ces valeurs
trouvent leur incarnation dans nos institutions et pratiques démocratiques, dans
les commissions fédérale et provinciales des droits de la personne, dans la Charte
des droits et libertés, et dans nos traditions de paix, d'ordre et de bon
gouvernement.
De plus, bien évidemment, elles font partie intégrante de notre politique
étrangère. D'ailleurs, on pourrait considérer que, dans nos relations
internationales, les droits de la personne ont valeur de « question
préliminaire ». Ils constituent un élément à prendre en considération dans toutes
les relations que nous entretenons, indépendamment de leurs autres aspects, à
partir du moment où nous engageons ces relations.
Il ne s'agit pas ici d'altruisme ou d'idéalisme à l'état pur. Une politique
étrangère centrée sur des principes traduit des valeurs canadiennes, mais elle
sert aussi nos intérêts. Étant donné que les échanges commerciaux, les voyages et
les télécommunications relient les populations les unes aux autres plus
étroitement que jamais auparavant, chaque pays, pris isolément, est de plus en
plus concerné par la façon dont les autres pays gouvernent, bien ou mal, leurs
citoyens. Les démocraties mûres sont moins enclines à se faire la guerre, à
déclencher des vagues de réfugiés, à créer des catastrophes environnementales ou à
se livrer au terrorisme.
La création d'emplois et la croissance sur le plan intérieur sont de plus en plus
tributaires du commerce et de l'investissement à l'étranger. Les États qui
respectent les droits de la personne et la primauté du droit sont davantage
susceptibles de respecter leurs engagements commerciaux. La bonne santé de
l'économie internationale est tributaire des questions de stabilité et de
sécurité. Tout cela signifie que le respect des droits de la personne constitue
une condition impérative de l'appartenance à une société mondiale.
Une approche canadienne des droits de la personne
Notre approche des droits internationaux de la personne plonge ses racines dans
notre approche des droits de la personne dans notre pays et elle la reflète. Nos
concitoyens sont profondément attachés au concept d'un gouvernement démocratique
transparent, comptable de son action et fondé sur la participation. Ils croient à
la primauté du droit et aux institutions juridiques chargées de remédier aux
injustices. Nous observons un solide attachement à la participation bénévole et à
l'autonomie, qui se traduisent dans le dynamisme de notre société civile. Nos
compatriotes respectent la diversité et la différence, la tolérance et l'égalité.
Ils exigent qu'on respecte les droits des femmes, des peuples autochtones et des
groupes marginalisés. Il existe un consensus selon lequel toutes les composantes
de notre société - les secteurs public, privé et sans but lucratif - ont un rôle
légitime à jouer en ce qui concerne la promotion des valeurs canadiennes dans
notre pays et à l'étranger. Ces qualités signifient que nous avons quelque chose
de spécifiquement canadien à apporter à la communauté internationale. C'est là la
« valeur ajoutée » que nous transmettons au monde.
Nous n'avons jamais prétendu que nous étions la conscience du monde. Toutefois, en
raison de nos antécédents, on nous considère maintenant, sur la scène
internationale, comme un pays motivé par sa conscience autant que par ses
intérêts.
Il est d'une importance clé que le Canada n'attende pas des autres gouvernements
qu'ils respectent des normes auxquelles il n'a pas lui-même souscrit. En sa
qualité de signataire des principaux traités de l'ONU [Organisation des Nations
unies] relatifs aux droits de l'homme, le Canada soumet périodiquement son bilan
en la matière à l'examen d'organes de surveillance des Nations unies. L'engagement
que nous avons annoncé de nous attaquer à la pauvreté chez les enfants sur notre
territoire rend crédible nos interventions concernant les droits de l'enfant à
l'échelle internationale. On peut affirmer la même chose à propos de notre action
internationale en faveur des droits des femmes, de la liberté d'expression et de
l'édification de la paix.
Nous avons également acquis la réputation d'un pays auquel les autres peuvent
faire confiance. Notre assistance humanitaire et notre coopération pour le
développement nous ont aidés à constituer des partenariats avec un grand nombre de
pays. Notre patrimoine bilingue et multiculturel, notre emplacement sur les rives
des océans Atlantique, Pacifique et Arctique, ainsi que notre appartenance à des
organisations régionales et internationales - la Francophonie, le Commonwealth,
l'OTAN [Organisation du Traité de l'Atlantique Nord], l'OEA [Organisation des
États américains] et d'autres - rehaussent notre statut auprès de pays de toutes
les régions du monde.
Notre bilan nous donne peut-être un statut nous habilitant à prendre la parole et
à agir au sujet de questions liées aux droits de la personne, mais il nous faut
faire preuve de réalisme quant à la portée de notre influence. Nous ne sommes ni
enclins, ni aptes à dicter aux autres leur conduite.
Notre politique s'inspire avant tout du pragmatisme : un pragmatisme encadré par
des principes, au moyen duquel nous nous efforçons de définir les mesures
concrètes qui déboucheront sur un changement positif et réel dans le pays en
cause.
Les mesures que nous prenons varient forcément selon les pays : selon le degré de
volonté de discuter avec le Canada de questions touchant les droits de la
personne, la portée de notre influence sur ce pays ou sur sa région, le nombre et
la force des ONG [organisations non gouvernementales] de ce pays qui œuvrent en
faveur des droits de la personne, la capacité du pays de mettre en place des
infrastructures judiciaires, juridiques et relatives aux droits de la personne, et
en fonction de tout un éventail d'autres facteurs complexes.
Il est arrivé, à l'occasion, qu'on reproche à notre gouvernement de faire preuve
d'incohérence dans son approche du bilan de divers pays en matière de droits de la
personne. Or, une politique cohérente dans ce domaine ne nécessite pas ou, même,
ne suppose pas un traitement uniforme. Il serait facile de prendre publiquement
position sur chaque violation des droits de l'homme dans chaque pays et cette
façon de faire serait peut-être très populaire au Canada. Toutefois, ce type de
démarche, en soi, ne changerait pas beaucoup la situation dans le pays concerné.
Chaque situation et chaque pays offrent des possibilités différentes de mener une
action efficace. Ce qui importe, c'est de définir les instruments de politique
étrangère voulus pour que ces possibilités se concrétisent.
L'évolution du contexte international
Cela dit, il est devenu beaucoup plus compliqué, ces dernières années, de choisir
les instruments de politique étrangère à employer pour promouvoir les droits de la
personne. Les forces de la mondialisation et la fin de la guerre froide ont
suscité de nouvelles possibilités d'action internationale en faveur des droits de
la personne, mais elles ont également fait apparaître de nouveaux risques.
En raison de la mondialisation, les gens, les idées, les produits et la culture
ont commencé à franchir les frontières internationales à un rythme sans précédent.
Le concept de la souveraineté des États a commencé à s'effriter. Il ne pouvait
plus faire fonction d'obstacle infranchissable à l'examen international des
violations des droits de la personne.
Cette évolution a permis la mise en place d'une gamme de mécanismes - des
organismes créés en vertu de traités et des rapporteurs - dont le but est de
rétrécir l'écart entre les obligations des États dans le domaine des droits
internationaux de la personne et leurs pratiques réelles. La Conférence mondiale
de Vienne sur les droits de la personne, tenue en 1993, et la Quatrième Conférence
mondiale sur les femmes de 1995 ont clairement affirmé l'universalité et
l'interdépendance des normes internationales dans le domaine des droits de la
personne. Nous nous rapprochons de la ratification universelle de certains traités
internationaux relatifs aux droits de la personne. Par exemple, seulement deux
pays n'ont pas encore ratifié la Convention relative aux droits de l'enfant.
Tous ces faits signifient que, contrairement à la situation d'il y a 50 ans,
lorsqu'on a rédigé la Déclaration universelle, il est maintenant clair que le
traitement réservé par un État à ses propres citoyens intéresse légitimement la
communauté internationale. Une masse critique d'États provenant de toutes les
régions du monde a convenu de normes et de mécanismes internationaux.
L'année prochaine sera marquée par le 50e anniversaire de la Déclaration
universelle des droits de l'homme et par l'examen quinquennal de la Conférence de
Vienne.
Pour contribuer au lancement de la célébration du 50e anniversaire, le Canada
parrainera un vaste programme d'activités, notamment :
une conférence sur les droits de la personne et Internet, qui mettra en commun le
travail qui se fait sur le sujet dans de nombreuses enceintes internationales et
qui ciblera des stratégies permettant d'utiliser Internet pour améliorer le
respect des droits de la personne;
la mise au point et la publication d'un prototype de rapport annuel sur l'état
des droits de la personne dans le monde, à la lumière des conclusions tirées par
des organes indépendants de l'ONU qui œuvrent dans le domaine;
une conférence d'examen de l'impact de la Déclaration de Vienne de 1993, devant
se dérouler sous l'égide d'organisations non gouvernementales canadiennes dans le
cadre des nombreuses activités qu'elles organisent pour souligner cet
anniversaire.
À l'approche du 50e anniversaire de la Déclaration universelle, il semble bien que
le monde se trouve dans une position idéale pour faire des progrès considérables
sur la voie du respect des droits de la personne.
Toutefois, la mondialisation et la fin de la guerre froide ont également fait
surgir de nouvelles menaces pour la sécurité humaine. Dans le nouveau contexte
international caractérisé par l'innovation et la rapidité du changement, certaines
personnes, certains organismes et pays ont enregistré de bons résultats, mais de
nombreux autres ne l'ont pas fait, et le fossé entre les deux groupes semble se
creuser. Le réaction de certains de ceux qui échouent consiste à se replier sur
des valeurs qui sont parfois extrêmes, ce qui est pour eux un moyen d'affirmer
leur identité. Paradoxalement, ce risque est peut-être aggravé par la tendance,
qu'on observe dans un certain nombre de pays, à passer d'un régime autoritaire à
des modes démocratiques de gestion des affaires publiques. Même si, au bout du
compte, il devrait en résulter une communauté internationale plus pacifique et
composée de démocraties mûres et stables, il se peut que la période de transition
soit caractérisée par un degré élevé d'instabilité.
Cette tendance s'est traduite, au cours de la dernière décennie, par un
accroissement prononcé du nombre de guerres à l'intérieur d'États. Des
affrontements sanglants dans les Balkans, dans la région des Grands Lacs en
Afrique, en Tchétchénie et ailleurs ont torpillé bien des espoirs nés pendant la
période de l'après-guerre froide. Le génocide et la purification ethnique sont
devenus des phénomènes trop fréquents à notre époque.
Cette augmentation des conflits intérieurs, conjuguée aux disparités économiques
croissantes entre les régions et les États, les polluants environnementaux qui
franchissent les frontières, et la criminalité transnationale organisée, ont
profondément modifié la façon dont nous abordons la diplomatie internationale.
Dans un premier temps, nous nous sommes rendu compte que les problèmes mondiaux
nécessitent des solutions mondiales : des États agissant seuls ne peuvent y
remédier. Deuxièmement, nous avons également compris qu'on ne saurait séparer les
droits de la personne des questions liées à la paix et à la sécurité
internationales, au contexte du commerce international ainsi qu'au développement.
Le Canada et les droits de la personne dans le monde
Comment avons-nous adapté la politique canadienne de promotion des droits de la
personne dans le monde pour tenir compte des bouleversements survenus sur la scène
internationale? S'il est vrai que par le passé la diplomatie internationale
mettait avant tout l'accent sur la sécurité des frontières nationales, elle se
tourne de plus en plus, depuis quelques années, vers la sécurité des personnes. Et
s'il se trouve que nous avions l'habitude d'opter pour des approches militaires ou
diplomatiques bien définies, il nous faut maintenant enclencher une multitude de
leviers fournis par la politique étrangère.
Les mesures vont du soft power comme :
contribuer au développement démocratique ou à l'édification de la paix,
améliorer les rapports commerciaux,
faciliter le travail des ONG et du secteur privé,
amorcer des dialogues bilatéraux sur les droits de la personne,
aux mesures coercitives d'une diplomatie dure comme :
préconiser une condamnation internationale dans les résolutions de la Commission
des droits de l'homme de l'ONU,
imposer des sanctions,
envoyer des gardiens de la paix.
Les normes du travail et les droits de l'enfant, l'impunité et l'édification de la
paix, les dépenses militaires, l'exportation des armes légères et les mines
terrestres sont autant de sujets ayant trait aux droits de la personne. En somme,
nous regardons maintenant les droits de la personne par la lorgnette plus globale
de la sécurité humaine, qui appelle non seulement des mesures correctrices mais
une foule d'autres mesures visant à prévenir les abus et à attaquer leurs causes
fondamentales.
Nous y parvenons peu à peu. Il faut du temps pour faire respecter les droits de la
personne - c'est une démarche lente, parsemée d'embûches, qui exige une action
soutenue sur les plans bilatéral et multilatéral. Il faut adopter une approche à
la fois globale et souple, qui tient compte du lien entre le respect des droits de
la personne et les outils de notre politique étrangère aux chapitres de la paix et
de la sécurité, du développement et du commerce.
Une approche globale et souple :
l'exemple des droits de l'enfant
Les droits de l'enfant sont un bon exemple d'un domaine où nous faisons entrer en
scène différents acteurs - les gouvernements, la société civile et le secteur
privé - de même que la panoplie des outils fournis par notre politique étrangère
pour chercher une solution à un problème pressant.
Au Canada, le discours du Trône de 1996 a fait des droits des enfants dans le
monde une priorité. Celui de cette année a réitéré la volonté de lutter contre la
pauvreté des enfants. La loi canadienne a été modifiée pour permettre de
poursuivre en justice les Canadiens qui se livrent à des activités sexuelles
commerciales avec des enfants pendant un séjour à l'étranger.
Nous tentons sur différents fronts multilatéraux de rédiger de nouvelles normes
internationales pour protéger les enfants :
un Protocole facultatif à la Convention sur la vente d'enfants, la prostitution
enfantine et la pornographie juvénile,
un Protocole facultatif sur les enfants dans les conflits armés,
une nouvelle convention de l'OIT [Organisation internationale du travail] sur
l'élimination des formes les plus intolérables de travail des enfants.
À la fin de septembre, nous avons tenu une rencontre préparatoire des principaux
pays donateurs invités à la Conférence d'Oslo sur le travail des enfants. Par
ailleurs, nous aidons les secteurs non gouvernemental et privé à défendre les
droits des enfants. La sénatrice Landon Pearson, ma conseillère spéciale pour les
droits de l'enfant, s'est longuement entretenue avec les organisations non
gouvernementales canadiennes dans le but d'aider à élaborer la politique
canadienne concernant les droits de l'enfant dans le monde. Nous avons créé le
Fonds de lutte contre l'exploitation de la main-d'œuvre enfantine pour soutenir le
secteur privé canadien dans la mise au point de codes de conduite et de programmes
visant à combattre l'exploitation des enfants par le travail.
Les droits de l'enfant ont occupé, à l'ordre du jour du Comité conjoint Canada-Cuba sur les droits de la personne, une place privilégiée parmi les autres
secteurs de coopération. Nous avons introduit la question du travail des enfants
dans nos relations bilatérales avec un certain nombre de pays, l'Inde et la
Thaïlande par exemple, en créant des fonds et des projets d'aide au développement
destinés précisément à combattre le travail des enfants et leur exploitation
sexuelle.
Seuls, les gouvernements ne sont pas capables de corriger les situations de non-respect des droits de la personne qui revêtent un caractère mondial. Pour lutter
contre les violations des droits de l'enfant, nous avons dû:
changer nos propres lois,
rédiger de nouvelles normes internationales,
travailler en association avec les organisations non gouvernementales, et les
milieux des syndicats, du développement et des affaires.
Il n'est pas de domaine où le lien entre les droits de la personne et la sécurité
humaine ressorte plus clairement que celui des droits de l'enfant. En protégeant
les droits des enfants du monde, nous favorisons l'émergence d'une génération de
citoyens capables et désireux de vivre en paix.
Respect des droits de la personne et paix et sécurité : l'Initiative canadienne de
consolidation de la paix
Le lien entre les droits de la personne et l'instauration d'une paix durable dans
les pays enclins aux cycles de violence ne fait pas de doute. Les abus commis
contre les droits humains permettent de dépister rapidement l'imminence d'un
conflit, de reconnaître les populations vulnérables, susceptibles d'avoir besoin
d'assistance humanitaire durant le conflit, et d'évaluer les progrès réalisés
durant la période fragile de la reconstruction après le conflit. Dans les pays
déchirés par un conflit inter-ethnique, il est essentiel d'assurer le respect des
droits de la personne dans tous les secteurs de la population si l'on veut faire
régner une paix durable.
Pour édifier leur propre société démocratique, les Canadiens se sont dotés de
nombreuses compétences et institutions qui peuvent se révéler très utiles dans des
sociétés qui sortent d'une guerre. Nous avons acquis ces compétences dans nos
assemblées législatives et nos mécanismes électoraux, dans nos administrations
locales et nos salles de nouvelles, dans nos forces policières, nos tribunaux et
nos salles d'université. Les Canadiens, qu'ils soient jeunes ou âgés, qu'ils
œuvrent dans les affaires, dans les milieux syndicaux, dans des organismes non
gouvernementaux ou dans des professions libérales, possèdent une expertise qui
pourrait être mise au service d'une paix durable à l'étranger.
La création, l'an dernier, de l'Initiative canadienne de consolidation de la paix,
comprenant le Fonds canadien pour la consolidation de la paix et une liste
d'experts canadiens des droits de la personne, avait pour objet de rendre le
Canada plus apte à réagir d'une manière rapide, coordonnée et souple aux conflits
qui éclatent à l'intérieur des États. Ce geste témoignait aussi de notre volonté
de permettre l'identification et le déploiement rapides des moyens d'interventions
du Canada en cas de situation urgente mettant en cause les droits de la personne.
Voici quelques exemples, survenus au cours des six derniers mois, d'une
utilisation concrète de l'Initiative de consolidation de la paix pour faire face à
des urgences mettant en cause les droits de la personne et pour favoriser le
respect des droits de la personne dans les pays qui sortent d'un conflit :
attribution d'une aide financière de démarrage, grandement nécessaire, à la
Commission guatémaltèque de clarification de l'histoire;
aide accordée à la Commission préparatoire pour la création d'une cour criminelle
internationale en subventionnant la participation de délégués des pays en
développement;
aide financière pour faciliter le travail du représentant spécial conjoint de
l'ONU et de l'OUA [Organisation de l'unité africaine] pour la région des Grands
Lacs en Afrique centrale;
projet lancé en faveur de la liberté de la presse dans les Balkans.
Droits de la personne et développement durable
L'Initiative de consolidation de la paix est un exemple parmi bien d'autres de la
possibilité d'inscrire nos préoccupations concernant les droits de la personne
dans notre aide au développement. En novembre 1995, le gouvernement a lancé sa
politique pour l'ACDI [Agence canadienne de développement international] sur les
droits de la personne, la démocratisation et le bon gouvernement, dans le but
d'accroître la volonté et la capacité des pays en développement de respecter les
droits de la personne et de bien gouverner dans un esprit démocratique. Pour
certains des grands bénéficiaires de l'aide aux droits de la personne et au
développement démocratique, par exemple Haïti, le Rwanda, le Guatemala et El
Salvador, ce qui se voulait au départ une réponse à court terme à une crise s'est
transformé en stratégie de développement à long terme pour instaurer des
institutions, rebâtir le système de justice et renforcer la société civile. Dans
toutes les régions du monde, l'aide au développement axée sur les droits de la
personne a été acheminée vers les pays en voie de passer de l'état de conflit à la
paix ou d'une forme de gouvernement autoritaire à une autre plus démocratique.
Nous avons aussi encouragé les institutions financières internationales à
s'attarder aux questions de bon gouvernement dans leurs politiques et leurs
programmes. L'expérience démontre que le succès des programmes de développement et
des réformes macro-économiques repose sur l'établissement de systèmes de
gouvernement stables, prévisibles et transparents. Les gouvernements stables sont
ceux qui respectent les droits de la personne et la primauté du droit. Voilà
pourquoi nous avons insisté sur la question du bon gouvernement auprès de la
Banque mondiale, des banques régionales et de l'OCDE [Organisation de coopération
et de développement économiques], et découragé les dépenses militaires excessives
au sein des pays bénéficiaires.
Droits de la personne et échanges commerciaux
L'aspect le plus délicat de nos activités bilatérales est peut-être la relation
entre le commerce et les droits de la personne. Les adversaires de la politique
d'incitation voient une dichotomie entre le commerce et les droits de la personne.
Je soutiens que c'est une fausse dichotomie.
Le commerce, en soi, ne favorise pas la démocratisation ou le respect des droits
de la personne, mais il ouvre des portes, il crée une relation dans le cadre de
laquelle nous pouvons commencer à parler des droits de la personne. En outre, à
mesure que les pays fermés s'adonnent au commerce et à l'investissement
extérieurs, ils sont de plus en plus fortement incités à respecter la primauté du
droit, et ils voient de mieux en mieux l'intérêt qu'ils ont à le faire. La
question clé ici n'est pas un choix brutal entre commerce et droits de la
personne, mais plutôt la nécessité d'un commerce responsable.
Voilà qui exige un examen sérieux de l'activité économique en cause, et de ses
impacts sociaux. Dans ce contexte, nous nous sommes penchés sur des dossiers comme
les normes de base du travail, les codes de conduite des affaires et les dépenses
militaires excessives.
Le Canada, par exemple, soutient activement à l'OIT les travaux visant à définir
des normes de base du travail, assorties d'une promotion vigoureuse et de
mécanismes de suivi, et à examiner les aspects sociaux d'un commerce libéralisé.
Nous avons joué un rôle de chef de file à la conférence ministérielle de l'OMC
[Organisation mondiale du commerce] de l'an dernier, obtenant des engagements à
observer les normes de base du travail reconnues internationalement et à appuyer
le mandat et le travail de l'OIT. Au chapitre des codes volontaires d'éthique
commerciale, nous avons appuyé l'initiative prise en septembre par l'Alliance des
manufacturiers et exportateurs du Canada et un groupe d'entreprises canadiennes
pour mettre au point un code d'éthique internationale visant les questions de la
corruption, des pratiques équitables du travail, des droits de la personne ainsi
que de la santé et de la sécurité.
L'importance croissante de la société civile
Le thème commun, qui revient constamment dans ces exemples, c'est le rôle clé de
la société civile. La mondialisation a transformé radicalement le rôle du secteur
non gouvernemental et son pouvoir de provoquer un changement à l'échelle
internationale. Le monde bipolaire de la guerre froide a été remplacé par un monde
aux multiples centres de pouvoir, où les États doivent partager l'arène
internationale avec un nombre croissant d'organisations non gouvernementales, avec
le secteur privé et avec des particuliers.
Il suffit de considérer la faculté de droit de l'Université McGill pour trouver un
grand nombre d'exemples du travail crucial qu'effectuent chaque jour des Canadiens
et des Canadiennes individuellement, des établissements d'enseignement et des
organisations vouées à la promotion des droits de la personne. Le professeur John
Humphrey, qui a enseigné ici durant de nombreuses années le droit international en
matière de droits de la personne, a été l'un des rédacteurs de la Déclaration
universelle et le premier directeur du Centre des Nations unies pour les droits de
l'homme. Le ministère des Affaires étrangères et du Commerce international a
recours au doyen, Stephen Toope, pour la formation de nos diplomates en droit
international relatif aux droits de la personne et pour la prestation d'avis
d'expert, particulièrement en ce qui concerne les questions de primauté du droit
qui se posent là où il a travaillé sur le terrain, à Sri Lanka, en Afrique du Sud,
etc. Le professeur Irwin Cotler, par l'intermédiaire d'Inter-Amicus et du projet
sur « les droits de la personne dans la politique étrangère canadienne », a
apporté une perspective inégalée concernant la place des droits de la personne
dans notre politique étrangère. Le Centre international des droits de la personne
et du développement démocratique, dont le siège est à Montréal, est aussi un
acteur de premier plan sur la scène internationale, notamment sur des questions
comme la violence contre les femmes et l'impunité.
Vu l'importance croissante de la société civile, il était à la fois nécessaire et
approprié d'adapter la manière dont le Canada élabore et exécute ses politiques
internationales en matière de droits de la personne, ce que nous avons fait. Nous
avons été le premier pays et, à ma connaissance, nous sommes encore le seul pays à
tenir des consultations sérieuses avec ses ONG avant chaque session de la
Commission des droits de l'homme des Nations unies. Le Centre for Foreign Policy
Development tient des tables rondes d'experts en droits de l'homme sur l'Asie, sur
la problématique hommes-femmes et l'édification de la paix, etc.
Mais ce qui est encore plus important à propos des droits de la personne, ce sont
les organisations non gouvernementales, les universitaires et les coopérants
canadiens qui, aux premiers rangs, signalent les violations, observent le respect
des droits et exécutent de nombreux programmes financés par le Canada relativement
aux droits de la personne, à la saine gestion publique et au développement des
institutions démocratiques. Et ce sont les travailleurs des ONG qui courent de
grands risques pour soutenir la cause des droits de la personne dans le monde
entier.
Faire des droits de la personne une composante de la politique étrangère : un
pragmatisme encadré par des principes
J'ai dit au début de mon allocution que le respect des droits de la personne est
un élément essentiel de toutes nos relations internationales. La manière dont nous
menons notre politique étrangère - que ce soit dans les domaines de la paix et de
la sécurité, du commerce ou du développement - est intimement liée à notre but
ultime, la protection des droits de la personne et l'instauration de la sécurité
humaine.
Le gouvernement ne peut pas progresser tout seul; nous avons besoin de la
participation et de l'intervention active des Canadiens, des organisations non
gouvernementales, du secteur privé et des établissements d'enseignement supérieur.
Le pragmatisme est la clé de notre approche. Nous devons concilier deux réalités :
premièrement, il faut répondre rapidement aux situations urgentes en matière de
droits de la personne et, deuxièmement, le développement d'une culture mondiale
des droits de la personne exige du temps et des efforts soutenus sur plusieurs
fronts.
Le Canada s'est constitué un créneau, qui constitue peut-être le trait le plus
caractéristique de sa politique des droits de la personne, et qui consiste à
soutenir le changement de l'intérieur, c'est-à-dire, selon les termes qu'employait
un participant à l'une de nos tables rondes, à « soutenir les champions locaux »
pour les aider à provoquer directement le changement. Nous estimons que la
tendance en faveur du respect des droits de la personne est inévitable, mais, par
ailleurs, nous sommes réalistes au sujet de certains des gouvernements à qui nous
avons affaire. Nous ne croyons pas que ces gouvernements vont se convertir
subitement à la cause des droits de la personne, mais ils vont céder
graduellement, parce qu'ils n'ont pas d'autre choix, aux pressions qui viennent de
l'intérieur de leurs propres sociétés.
Cette approche est évolutive et non coercitive. Même si nous voulions imposer le
changement, nous devrions tenir compte du fait que le Canada n'a pas la puissance
économique ni l'influence internationale pour le faire. Nous pouvons cependant
agir de l'intérieur pour soutenir les ONG et instaurer un espace où la société
civile peut s'épanouir.
Dans cette optique, le Canada a récemment pris une série d'initiatives bilatérales
en matière de droits de la personne avec Cuba, la Chine et l'Indonésie. Nous
cherchons à coopérer avec divers homologues dans d'autres pays pour amorcer des
discussions de gouvernement à gouvernement, des échanges entre institutions
chargées des droits de la personne, des initiatives en faveur de la société civile
et des projets concernant le développement de médias libres.
Cette approche ne sera pas toujours couronnée de succès. Même lorsque le dialogue
bilatéral est possible, il faut entretenir d'autres canaux pour arriver à des
résultats concrets. Et lorsque le dialogue ou l'incitation sont impossibles, il
faut mobiliser l'action internationale. Depuis plus de 50 ans, le Canada fait du
multilatéralisme la clé de voûte de sa politique étrangère. Le multilatéralisme
nous sert bien lorsque nous avons des messages difficiles à envoyer, en leur
imprimant non seulement un équilibre, mais aussi un poids supplémentaires. Des
régimes comme ceux du Nigéria et de la Birmanie s'isolent de plus en plus en
refusant de coopérer avec les mécanismes des Nations unies concernant les droits
de la personne, en refusant de dialoguer avec le Canada, l'Union européenne et
d'autres interlocuteurs à propos des droits de la personne, et en refusant de
respecter leurs engagements internationaux. Dans les cas comme ceux-là, les
mesures coercitives pourraient constituer le dernier et le seul recours.
J'ai dit à mes premières consultations annuelles avec les ONG, au début 1996, peu
après être devenu ministre des Affaires étrangères, que ni les haut-parleurs, ni
le silence ne nous aideraient à atteindre nos objectifs. Si le monde était noir et
blanc, avec des « méchants » comme dans les bandes dessinées, il serait facile de
prendre position publiquement sur toutes les exactions commises dans tous les
pays. Or, nous vivons dans un monde complexe, caractérisé d'un côté par de
nouvelles menaces à la sécurité humaine, et de l'autre par une tendance favorable
aux régimes démocratiques et par de nouvelles occasions de coopérer avec la
société civile. Nous devons compter sur une vaste gamme d'outils de politique
étrangère pour atteindre nos buts. Nous apprenons à nous adapter au monde de
l'après-guerre froide. Nous essayons de nouvelles approches, et nous révisons,
adaptons et perfectionnons constamment ces outils à mesure que nous tirons les
leçons de nos erreurs et de nos succès.
Je ne m'imagine pas qu'en appuyant les droits de la personne, le Canada peut bâtir
un monde parfait. En revanche, je crois que nous pouvons faire pencher la balance
et que nous avons quelque chose de spécifiquement canadien à apporter, une valeur
à ajouter à l'action internationale pour la protection des droits de la personne.
Je vous remercie.