M. AXWORTHY - ALLOCUTION LE CANADA ET LA RUSSIE : SÉCURITÉ HUMAINE ET POLITIQUE NORDIQUE - SAINT-PÉTERSBOURG, RUSSIE
2000/4 SOUS RÉSERVE DE MODIFICATIONS
NOTES POUR UNE ALLOCUTION
DE
L'HONORABLE LLOYD AXWORTHY,
MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES
« LE CANADA ET LA RUSSIE :
SÉCURITÉ HUMAINE ET POLITIQUE NORDIQUE »
SAINT-PÉTERSBOURG, Russie
Le 2 février 2000
(14 h HNE)
C'est avec grand plaisir que je me retrouve ici, à St-Pétersbourg, ville qui a depuis
longtemps statut de point d'accès au Nord de la Russie et à ses voisins circumpolaires,
dont le Canada. Puisqu'elle compte plus de 4 millions d'habitants vivant à une latitude de
59 degrés, votre ville est aussi la plus importante vraie métropole nordique du monde.
Nos relations ont pris naissance ici même. Cette année, nous célébrons le centenaire de la
première mission diplomatique de la Russie au Canada -- un bureau consulaire à Montréal, où
Nikolaï Struve était consul. Sur le plan culturel, Saint-Pétersbourg demeure fort attrayante pour
le Canada : j'admire depuis longtemps votre grande poétesse de la maison au bord de la
Fontanka, Anna Akhmatova.
Je suis particulièrement enchanté de m'adresser à vous au Musée d'ethnographie, dont
les récentes expositions d'art et d'objets d'artisanat autochtones ont eu des retombées
durables au Canada. Je suis reconnaissant aux dirigeants du musée de nous avoir
ouvert leurs portes.
Nos deux pays comportent des régions nordiques et ont un patrimoine autochtone. Ce sont là
deux des liens humains qui les unissent. Le climat, la géographie, l'histoire et la culture nous
rapprochent également. À l'occasion des entretiens que j'ai eus ces deux dernières années
avec votre talentueux ministre des Affaires étrangères, M. Igor Ivanov, j'ai insisté pour adopter
une approche des affaires mondiales fondée sur les populations. La Charte des Nations Unies
commence dailleurs bel et bien par : « Nous, peuples des Nations Unies », et non par « Nous,
membres du Conseil de sécurité », « Nous, diplomates » ou « Nous, les États ».
De l'avis du Canada, si nous voulons garantir que l'ONU, l'Organisation pour la sécurité
et la coopération en Europe [OSCE] et d'autres organismes internationaux connaissent
davantage de succès au cours du siècle qui commence dans la quête de leurs objectifs,
« Nous, les peuples » devons devenir leur sujet de préoccupation central. Nous
désignons cette approche sous le nom de « sécurité humaine ».
Qu'entend-on par sécurité humaine? Il s'agit d'une approche qui fait de la protection et
du bien-être de chaque être humain le principal critère de l'action internationale. Sur le
plan diplomatique, elle se traduit par la conclusion d'instruments juridiques, par la mise
en place d'institutions qui répondent aux besoins actuels et par l'emploi d'outils
personnalisés en matière de politique étrangère afin de rehausser la qualité de vie des
gens ordinaires.
Cette approche peut rapidement avoir de profonds effets. Tout juste un an après l'entrée
en vigueur de la Convention d'Ottawa interdisant les mines terrestres :
• le nombre de victimes des mines est en net recul;
• le commerce naguère florissant des mines terrestres a pratiquement disparu;
• des stocks de 14 millions de mines ont été détruits;
• le nombre de pays produisant des mines terrestres a diminué.
La Russie a souscrit au processus d'Ottawa en interdisant les exportations de mines
terrestres et en s'engageant à signer la Convention à une date ultérieure. Pour obtenir
l'assurance que l'enlèvement de ces pièges mortels se poursuive, nous attendons du
président par intérim, M. Poutine, un calendrier relativement à la signature de la
Convention et à des mesures de destruction des stocks russes.
Les incidences du processus d'Ottawa vont bien au-delà de la campagne visant
l'interdiction des mines antipersonnel. La campagne contre les mines terrestres -- ainsi
que les réactions positives qu'elle a suscitées -- montre qu'une approche des défis
mondiaux fondée sur l'être humain est judicieuse.
Cette campagne a dynamisé et élargi le cadre juridique international qui fait progresser la
cause des droits de la personne et oblige les individus à rendre compte de leurs actions.
Ce n'est pas une simple coïncidence, par exemple, qu'après s'être entendue sur
l'interdiction des mines terrestres, la communauté internationale ait pris des mesures
pour créer la Cour criminelle internationale.
La sécurité humaine porte également sur la situation tragique des enfants touchés par la guerre
-- des jeunes qui portent les armes dans divers conflits, de la Colombie au Kosovo. Le mois
dernier, un consensus international s'est dégagé sur la nécessité de faire en sorte que le
personnel militaire ayant moins de 18 ans ne prenne pas directement part aux hostilités. Ce
Protocole facultatif à la Convention relative aux droits de l'enfant, qui lie également les
intervenants non étatiques, est susceptible, au bout du compte, de sauver la vie de milliers
d'enfants menacés par le fléau de la guerre. Il ne peut sauver ceux qui sont déjà des victimes,
par exemple, ceux qui ont subi la longue guerre civile en Sierra Leone. Toutefois, même dans
ce pays, une opération de maintien de la paix lancée en vertu d'un mandat de l'ONU est en
train de prendre forme, après une longue attente et avec le soutien de la Russie. La protection
des civils constitue le volet central de cette mission.
Il importe que la sécurité humaine fasse intervenir un large éventail d'intervenants non
étatiques. En Afrique, trop souvent, les ONG [organisations non gouvernementales] ont
été seules à s'occuper des besoins humains fondamentaux. Dans les Balkans, ce sont
des organisations humanitaires, et non des États, qui ont obtenu les résultats les plus
positifs.
Cela étant dit, c'est sur les Nations Unies et, avant tout, sur le Conseil de sécurité que la
responsabilité en matière de sécurité humaine pèse le plus lourdement, particulièrement
dans des situations de violations massives des droits de la personne et du droit
humanitaire. Toutefois, la paralysie du Conseil pendant la crise du Kosovo -- laquelle a
forcé l'OTAN à intervenir à des fins humanitaires -- met en relief le fait qu'il ne s'est pas
encore vraiment attaqué à cette question difficile, mais pressante. C'est pourquoi, il y a
un an, le Canada a mis à profit sa présidence du Conseil de sécurité pour animer le débat
sur la protection des civils en situation de conflit armé.
Au moment où nous amorçons ce nouveau siècle, les civils sont souvent la principale
chair à canons dans les guerres, en particulier dans les guerres qui opposent des États à
des régions, et des régimes à des factions. Au cours de la Première Guerre mondiale,
5 p. 100 des victimes étaient des civils; de nos jours, cette proportion avoisine plutôt
les 80 p. 100.
En septembre, le Secrétaire général de l'ONU, M. Kofi Annan, a soumis un plan visant à
mettre fin à ce carnage. Son rapport sur la protection des civils en situation de conflit
armé expose 40 recommandations de mesures à prendre pour réduire la disponibilité des
armes légères et mettre sur pied une capacité militaire plus vigoureuse, à déploiement
rapide, de la part de l'ONU, afin que nous puissions relever ces nouveaux défis dans le
domaine de la sécurité.
Je m'enorgueillis du rôle que le Canada et la Russie ont joué le printemps dernier pour
faire émerger au sein du G-8 un consensus qui a débouché sur le retrait des forces
yougoslaves de la province en guerre du Kosovo. Le concept de sécurité humaine a
sous-tendu toutes les interventions du Canada, antérieures et actuelles, visant à rétablir
la paix et la stabilité dans l'Ouest des Balkans. Il demeure au coeur des efforts que nous
déployons pour définir des critères et mettre en place des capacités en vue
d'interventions humanitaires ailleurs dans le monde; nous espérons que la Russie
soutiendra cette démarche.
La Russie est aux prises avec un conflit où les principes de la sécurité humaine sont
nettement en jeu. Bien avant la guerre en cours, la Tchétchénie était un endroit
dangereux, un repaire pour les faussaires et les marchands d'armes. Le Canada et
d'autres parties ont soutenu le droit de la Russie de s'opposer aux terroristes comme
nous le ferions nous-mêmes : avec fermeté.
Si nous sommes d'accord pour estimer qu'il faut lutter contre les actions terroristes,
nous considérons aussi que, ce faisant, il faut prendre tous les moyens raisonnables afin
de protéger les populations mêmes qui sont touchées par le terrorisme : les personnes
âgées, les jeunes familles, des particuliers comme vous et moi.
Donc, si la sécurité humaine fait partie intégrante du relèvement du défi que pose la
Tchétchénie, la question fondamentale suivante se pose. Est-ce que la sécurité des
particuliers innocents en Tchétchénie a augmenté grâce aux opérations militaires
menées jusqu'à maintenant?
Pour répondre à cette question, examinons certains des faits. De source russe, on fait
état de 1 200 Russes morts et de milliers d'autres blessés. Le nombre de victimes chez
les Tchétchènes est élevé, lui aussi. Ajoutez à cela les pertes de vies chez les
civils -- qui n'ont pas encore été comptabilisées --, pertes qui, selon la plupart des
observateurs, sont beaucoup plus élevées, et qui continuent d'augmenter. Grozny, ville
qui, selon les autorités russes, abrite encore quelque 30 000 civils, est soumise à des
bombardements continus et dévastateurs. Peu d'ONG humanitaires sont actives sur le
terrain. Il n'y a pas, en ce moment, de véritables négociations. Sous l'angle de la sécurité
humaine, le bilan des interventions à ce jour est profondément troublant.
Le Canada a critiqué haut et fort la politique de la Russie en Tchétchénie. Nous avons
lancé un appel en faveur d'un cessez-le-feu. Nous avons demandé à l'OSCE de jouer un
rôle. Cependant, notre intérêt primordial consiste à agir de concert avec la Russie afin de
garantir la stabilité et la fin du terrorisme dans le Nord du Caucase une fois pour toutes.
L'assistance humanitaire, les projets de consolidation de la paix et le fédéralisme sont
des outils disponibles dont on ne se sert malheureusement pas encore.
Au cours de mes entretiens constants avec le ministre des Affaires étrangères,
M. Ivanov -- discussions fondées sur l'amitié --, j'insiste sur le fait que la dimension de
la sécurité humaine doit être un élément constitutif d'un règlement durable en
Tchétchénie. Certes, je ne sous-estime pas l'ampleur des défis auxquels la Russie est
confrontée en Tchétchénie, l'instauration de la paix et de la sécurité à long terme
nécessitera un très profond changement d'approche, une approche témoignant de la prise en
compte voulue des besoins fondamentaux des civils, fondé sur des capacités renforcées sur le
plan humanitaire international, une approche visant une solution politique par le dialogue.
Le partenariat Canada-Russie a beaucoup progressé depuis l'époque de Nikolai Struve.
Nous sommes maintenant des pairs au sein du G-8, du Conseil de sécurité des Nations
Unies, de l'OSCE, de l'APEC [Organisation de coopération économique Asie-Pacifique],
et même du Conseil conjoint permanent OTAN-Russie. Nos troupes oeuvrent côte à côte
en Bosnie. Nous conjuguons nos efforts diplomatiques au Moyen-Orient. Toutefois,
l'élément qui nous lie le plus directement demeure, à l'évidence, l'Arctique et le Nord.
La question du Nord me passionne personnellement. Pour un homme natif du Manitoba,
dont les vastes étendues nordiques atteignent les rives de la Baie d'Hudson, le Nord
touche une corde particulièrement sensible. Les Manitobains ont de vigoureuses racines
nordiques : une importante culture autochtone, un grand bassin de ressources
naturelles, et la ville portuaire de Churchill fait fonction de pont vers l'Arctique.
Au cours de la seule dernière année, j'ai parcouru beaucoup de terrain, de Bergen en
Norvège à Egilsstadir en Islande, de Nuuk, au Groenland, à Helsinki, en Finlande.
Mon engagement s'appuie sur des faits avérés. Le sentiment de nordicité est depuis
longtemps au coeur de l'identité canadienne. Ce sentiment se retrouve même chez mes
compatriotes qui ne se sont jamais rendus dans le Nord. De plus en plus souvent, ils
prennent conscience de sa vulnérabilité aux déchets nucléaires et aux polluants
organiques. Ils comprennent les rythmes propres à cette région et sa fragilité sur le plan
écologique. Ils comprennent également son importance croissante pour notre sécurité et
notre prospérité. L'Arctique est un pont vers l'Eurasie; il est donc complémentaire de
nos liens océaniques et continentaux. Le Nord fait également intervenir nos principaux
partenaires en matière de politique étrangère : l'Union européenne, les États-Unis et,
naturellement, la Russie.
Le Nord est en voie de devenir un volet central de notre politique étrangère. Il revêt une
importance fondamentale pour notre souveraineté et notre prospérité, pour notre
environnement naturel et notre patrimoine autochtone. Dans chacun de ces domaines, la
Russie est pour nous un partenaire privilégié et de première importance. Dans les
secteurs clés que sont les transports, l'environnement et les ressources naturelles, vous
êtes notre premier partenaire dans le monde circumpolaire.
Au cours de la dernière décennie, nous avons assisté à un développement sans
précédent d'institutions dans le Nord circumpolaire. Je n'ai pas à vous rappeler les
travaux en cours du Conseil nordique, du Conseil des États de la mer Baltique, du Forum
nordique, du Conseil euro-arctique de la mer de Barents, voire du Conseil de l'Arctique,
qui a pris la mesure novatrice consistant à inviter des organisations autochtones non
gouvernementales à devenir des partenaires à part entière du processus décisionnel.
J'ajoute que sous la direction de votre voisin et ami, la Finlande, l'Union européenne a
déployé des efforts importants afin de doter sa politique étrangère d'une dimension
nordique.
Nous vivons également une période de mise en place d'institutions dans le cadre des
relations canado-russes dans l'Arctique et dans le Nord. Le défi qui se pose à nous
consiste à continuer de définir les valeurs et les intérêts que nous avons en commun, à mieux
les mettre en relief, à mieux tirer parti des organisations et du réseau de contacts qui existent
déjà dans la région circumpolaire, et à puiser dans nos ressources collectives de manière à
procurer des avantages à nos collectivités nordiques et à concrétiser nos nouvelles visions du
Nord.
Les instituts d'enseignement supérieur de St-Pétersbourg et de l'Arctique en général ont
servi de moteurs à nos rapports pendant leur pire période : l'échange Canada-URSS
dans le domaine des sciences de l'Arctique, en 1984, a, pourrait-on faire valoir, constitué
notre meilleur instrument de resserrement de la coopération pendant la guerre froide.
Aujourd'hui, nous attendons de vous de nouveaux projets plus ambitieux, pour que, par
exemple, des liaisons aériennes transpolaires en vue de l'acheminement de
marchandises et de passagers deviennent une réalité, à un moment où des villes
portuaires nordiques -- comme Churchill, Mourmansk et, d'ailleurs, St-Pétersbourg elle-même -- communiquent entre elles de part et d'autre du pont de l'Arctique, comme elles
le font depuis les années 1940.
Je fais du Nord un volet central des relations avec la Russie parce que je suis conscient
de leur potentiel : le Groupe de travail sur l'Arctique et le Nord, que je préside avec le
président du conseil du Goskomsever, M. Goman, et avec le soutien de M. Igor Ivanov,
est résolu à agir.
En prenant à coeur les idéaux et la pratique de la sécurité humaine, nous relèverons le
défi du Nord et, même, des relations Canada-Russie : le défi de l'équilibre, de la
prospérité et de la durabilité. Nous souhaitons que St-Pétersbourg devienne un des
centres jouant un rôle directeur à propos de ces questions. Si nous unissons nos efforts,
nous pourrons faire de ces défis, non pas, comme l'écrit Akhmatova, un Poème sans
héros, mais plutôt une riche histoire comptant de nombreux héros répartis dans
l'ensemble de la circonférence nordique que nos deux pays chevauchent.
Je vous remercie.