M. PETTIGREW - ALLOCUTION À LA CONFÉRENCE MANION - SEATTLE : DES LEÇONS POUR BIEN GOUVERNER À L'AVENIR - OTTAWA (ONTARIO)
SOUS RÉSERVE DE MODIFICATIONS
NOTES POUR UNE ALLOCUTION
DE
L'HONORABLE PIERRE S. PETTIGREW,
MINISTRE DU COMMERCE INTERNATIONAL,
À LA CONFÉRENCE MANION
« SEATTLE : DES LEÇONS POUR BIEN GOUVERNER À L'AVENIR »
OTTAWA (Ontario)
Le 4 mai 2000
Merci beaucoup de m'avoir invité ici ce soir.
D'entrée de jeu, je tiens à vous dire que j'aime beaucoup mes nouvelles responsabilités ministérielles.
Cela dit, j'espère que vous n'êtes pas venus ici ce soir pour m'entendre parler de la performance
commerciale du Canada ou de nos objectifs sur les marchés internationaux. Je pourrais néanmoins
certainement le faire.
Je pourrais vous raconter comment le Canada est devenu l'une des nations commerçantes qui réussit
le mieux dans le monde et à quel point nos produits et services jouissent d'une excellente réputation
sur la scène internationale. Et comment les gens d'affaires canadiens sont connus à l'étranger comme
des personnes dynamiques, compétentes et équitables.
Je pourrais expliquer comment les exportations du Canada sont passées de 25 p. 100 du PIB il y a à
peine 10 ans à 43 p. 100 à l'heure actuelle, proportionnellement quatre fois plus que les États-Unis et
trois fois plus que le Japon.
Je pourrais vous dire qu'un emploi sur trois au Canada est actuellement relié à notre commerce
international et que 80 p. 100 des 2 millions de nouveaux emplois créés dans l'économie canadienne
depuis 1993 sont attribuables à notre réussite sur les marchés internationaux -- ce qui constitue un
bon argument en faveur de l'intensification de nos efforts de commercialisation à l'étranger. Je
pourrais ajouter que, lorsque nous faisons des affaires à l'étranger, nous ne faisons pas qu'exporter
des biens et des services, nous exportons aussi les valeurs fondamentales de notre société.
D'ailleurs, je pourrais également parler avec passion et assez longuement -- comme je le fais souvent
avec mes collègues et avec mon personnel! -- de la façon dont le Canada a choisi de miser sur sa
diversité, de la considérer comme un atout plutôt qu'une faiblesse, voire un élément essentiel de son
identité. La riche mosaïque canadienne -- avec ses millions de personnes d'origines diverses qui
apportent un bagage si différent -- nous donne en réalité un avantage spécial sur les marchés
internationaux. Notre performance internationale déjà exceptionnelle le sera encore plus grâce à cette
caractéristique.
Je pourrais décrire comment les Canadiens ont refusé de créer un État-nation classique, comment le
pays qu'ils ont fondé s'est réinventé peu à peu à partir d'un modèle décidément original dont le point
culminant est la fameuse mosaïque canadienne. Comment, au Canada, il n'y a pas une langue qui
supplante impitoyablement toutes les autres, il n'y a pas une culture qui s'impose à tout le monde sans
discernement, il n'y a pas une religion qui évince les autres de leur place, il n'y a pas non plus un
système légal dont l'hégémonie se serait imposée. Comment, de ce point de vue, le Canada ne
constitue pas un pays de la norme, mais un pays de l'exception -- un pays qui s'adapte.
Je pourrais parler de tout cela. Pendant les 40 minutes que vous m'avez accordées -- ou davantage si
vous me laissiez aller. Mais je ne le ferai pas.
Je suis venu ici ce soir avec une autre intention. J'aimerais partager avec vous mes réflexions sur
l'orientation que devrait prendre le Canada, non seulement sur la scène internationale, mais également
à l'intérieur de ses frontières, en ce qui concerne l'art de gouverner et de réagir aux importants
changements qui se produisent actuellement.
Ce faisant, je vous parlerai un peu de mon expérience à titre de chef de la délégation canadienne à la
réunion ministérielle de l'Organisation mondiale du commerce à Seattle en décembre dernier. Ayant
survécu à ce qu'on a appelé « la bataille de Seattle » et passé beaucoup de temps depuis à réfléchir
non seulement à l'importance de ce qui est arrivé là-bas, mais aussi aux grands thèmes de la
mondialisation et du commerce mondial, je peux affirmer avec plus de conviction que jamais que nous
sommes dans un monde très différent de celui qui existait avant Seattle. Je crois que Seattle a vraiment
galvanisé une multitude de forces, d'émotions et de solutions créatrices qui étaient dans l'air depuis
50 ans. J'y reviendrai en détail un peu plus tard.
En tant que penseurs, responsables de l'élaboration des politiques et chercheurs, nous sommes tous
conscients des défis auxquels sont confrontés actuellement les individus, les sociétés et les
gouvernements. Nous savons tous que le monde est devenu beaucoup plus complexe. L'information,
le capital et les personnes circulent beaucoup plus vite que tout ce qu'on pouvait imaginer il y a 10 ans
à peine.
Mais si ce nouveau monde emballant foisonne de possibilités nouvelles, il comporte aussi son lot
d'embûches, certaines étant bien connues, d'autres à peine naissantes et encore mal définies. Il nous
revient à nous, et aux dirigeants et aux penseurs de la prochaine génération, d'assurer une transition
qui rassure les gens dans ces périodes turbulentes et qui fait en sorte qu'aucun groupe de la société
n'est laissé pour compte. Le défi est de taille. Il exigera de nouvelles approches et beaucoup
d'imagination.
Ce soir, je voudrais vous présenter des observations qui s'efforcent de jeter un éclairage que je
souhaite utile et pertinent sur un phénomène qui, en fin de compte, devrait beaucoup moins nous
alarmer que nous inspirer : la mondialisation.
Mais avant d'entrer dans le vif du sujet, je devrais peut-être vous raconter un peu qui je suis et
comment j'en suis venu à m'intéresser autant à ces questions.
L'origine de mon intérêt pour les affaires internationales
Comme vous l'avez entendu quand on m'a présenté, les affaires internationales sont la passion de ma
vie. J'ai vécu cette passion comme conseiller politique à l'Assemblée de l'OTAN et conseiller en
politique étrangère au Bureau du Conseil privé. Je l'ai vécue pendant 12 ans dans le secteur privé (dont
10 ans chez Samson Bélair Deloitte et Touche à Montréal) et j'ai eu le privilège de la vivre à titre de
ministre du Commerce international et de chef de la délégation canadienne à Seattle. Cette dernière
expérience a été très marquante.
Tout ce bagage professionnel, ainsi que mes études à Oxford, m'a permis d'exprimer quelques
réflexions et points de vue sur les affaires internationales et, plus récemment, sur ce nouveau
phénomène qu'on appelle la mondialisation.
En fait, je suis devenu si captivé par le sujet que j'ai pris le temps d'écrire un livre sur la mondialisation
et l'avenir du Canada à l'ère de la mondialisation.
Dans ce contexte -- c'est-à-dire après avoir travaillé dans le domaine comme conseiller en affaires
internationales, assumant la responsabilité du commerce international et ayant dirigé la délégation
canadienne à Seattle, ayant écrit un livre et réfléchi longuement sur la question -- vous pouvez
comprendre facilement pourquoi Seattle a été une semaine déterminante dans ma vie et pourquoi j'ai
envie de vous livrer le fruit de certaines de mes réflexions.
Les différences entre l'internationalisation et la mondialisation
Je me tournerai maintenant vers la question de notre évolution, de l'ère de l'internationalisation à celle
de la mondialisation.
Récemment encore, on a pu constater que l'État « trop exclusivement » politique a commis d'énormes
impairs, parce qu'il était foncièrement incapable de comprendre les signaux du marché. On peut voir
maintenant que le marché « trop exclusivement » économique -- qui ne sait plus percevoir les signaux
de l'État -- conduit à des erreurs non moins énormes.
Même si les marchés sont le meilleur système pour créer la prospérité, il serait insensé de nous
attendre à ce qu'ils répondent à tous les besoins sociaux des citoyens. Nous devons donc réfléchir de
manière créative pour inventer un nouvel art de gouverner dans ce nouveau monde.
Je crois que seule une lecture adéquate du présent permettra une organisation appropriée de l'avenir.
Par conséquent, même si je veux me concentrer sur l'avenir, j'espère que vous me pardonnerez de
vous livrer brièvement le fruit de mes constatations et de mes réflexions sur le contexte dans lequel se
situe cette tâche d'envergure.
Normalement, à ce point-ci, je prends le temps d'évoquer brièvement les traités de Westphalie,
l'émergence de l'État-nation et des marchés nationaux ainsi que l'amélioration de la qualité de vie des
citoyens qui en a découlé dans les pays développés. Mais comme vous connaissez sans aucun doute
l'évolution historique de la société moderne, je passerai directement à ma conception des différences
entre l'internationalisation et la mondialisation.
Autrefois, à l'ère de l'internationalisation, les liens entre les États, qui contrôlaient tous leur propre
territoire, se sont multipliés : liens juridiques officiels dans des organismes internationaux et liens
organiques à travers divers modes de coopération, par exemple entre entreprises qui oeuvraient dans
différents États où chacun exerçait toujours une autorité verticale.
L'internationalisation impliquait donc deux choses : tout d'abord, l'élargissement de l'étendue
géographique où se déployaient des activités économiques, commerciales et autres de plus en plus
nombreuses; puis, l'existence de frontières nationales que cet élargissement avait précisément pour
vocation d'envelopper dans des ensembles, des touts de plus en plus vastes.
L'internationalisation a donc accru l'interdépendance entre les sociétés conçues comme États-nations.
D'ailleurs, le terme même d'internationalisation évoque justement les échanges accrus « entre
nations » et signale, par le fait même, une certaine étanchéité des espaces nationaux, c'est-à-dire
politiques.
Le phénomène plus récent de la mondialisation est qualitativement d'un autre ordre. La mondialisation
résulte de la libéralisation des progrès technologiques, des échanges commerciaux et de la
déréglementation. Dans ce monde-là, l'entreprise peut désormais choisir d'accomplir telle ou telle
fonction industrielle dans tel ou tel espace géographique selon une logique économique et nonobstant
toute considération politique. Cette nouvelle répartition mondiale du travail suit une hiérarchie
technologique.
Contrairement à la multinationale qui devait répéter lourdement le modèle de la maison mère de pays
en pays, l'entreprise planétaire est plus souple et intègre souvent, par des réseaux ou des alliances
stratégiques, ses différentes fonctions de production, de recherche, de financement, de marketing et
d'informatique, s'acquittant de chacune de ces fonctions dans l'espace qui lui sied le mieux, sans
vraiment tenir compte des frontières politiques.
En somme, la mondialisation ignore les frontières politiques et fusionne les espaces économiques. En
marge des zones de responsabilité de l'État émerge ainsi une nouvelle puissance anonyme et apatride,
une puissance enivrante mais redoutable. Avec la mondialisation, au pouvoir vertical de l'État succède
donc progressivement la puissance horizontale du marché. Et il a été démontré que les avantages ne
se limitent pas seulement aux entreprises -- nous constatons également une souplesse et un pouvoir
accrus dans d'autres organisations horizontales à l'oeuvre dans le monde, comme les ONG
[organisations non gouvernementales], les corps scientifiques et autres.
C'est plutôt accidentel mais néanmoins fortuit parce que la mondialisation a des conséquences
importantes qui vont bien au-delà du monde des gouvernements, du marché et des entreprises. Bien
des gens craignent, par exemple, que nous ne soyons allés trop loin et trop vite, sans nous arrêter pour
réfléchir suffisamment aux conséquences sur l'environnement ou sur l'individu. Ce sont d'ailleurs ces
sujets dignes des manchettes qui ont porté les préoccupations relatives aux incidences de la
mondialisation à l'attention du citoyen ordinaire.
Franchement, je comprends pourquoi les gens s'inquiètent. Car, en réalité, si les marchés et les
entreprises s'adaptent rapidement au nouveau monde et, dans bien des cas, accélèrent le changement,
les gouvernements du monde entier ont du mal à définir leur rôle -- ils n'ont pas déclenché le
phénomène! Pas étonnant que tant de gens se soient rassemblés pour se faire entendre en décembre
dernier à Seattle.
Le sens de Seattle -- Une collision entre deux mondes
Que s'est-il passé à Seattle? Ce que j'ai vu à Seattle, c'est la rencontre de deux mondes -- on pourrait
même presque parler de collision. Deux ordres internationaux se sont finalement rencontrés. D'une
part, le classique, le monde international des États qui se réunissaient pour négocier entre eux le
lancement d'un nouveau cycle de négociations commerciales, et d'autre part, le monde en éclosion.
Le premier, des gouvernements démocratiquement élus, pour la plupart, qui venaient négocier des
ententes en s'efforçant de défendre les intérêts de leur population. Dans la plupart des cas, les
citoyens auraient pu mettre le gouvernement à la porte aux prochaines élections si les ententes
conclues ne leur avaient pas plu.
C'est le monde auquel nous sommes habitués. Il évolue depuis 400 ans. Il s'agit de l'État-nation
classique que nous connaissons depuis les traités de Westphalie. Ce monde international est formé
d'un nombre fini d'intervenants -- très fini, en réalité, puisqu'il compte 135 pays membres. C'est un
monde codifié, ritualisé, relativement prévisible. Tellement prévisible qu'il peut parfois devenir très
ennuyant.
C'est ce monde-là qui se réunissait à Seattle pour lancer un neuvième cycle de négociations
commerciales. Il a très peu à voir avec la mondialisation. C'est le monde de l'internationalisation, un
phénomène connu et compris. C'est un phénomène qui remonte à l'après-guerre, en particulier lorsque
nous avons décidé que la meilleure façon d'éviter la guerre, c'était de nous assurer que les nations
deviennent plus interdépendantes.
Puis, il y a un autre monde, un monde en éclosion, celui qui constitue le vrai monde de la
mondialisation. Cet autre monde est « multicentré », constitué d'un nombre presque infini de
participants dont on doit constater qu'ils ont une capacité d'action internationale plus ou moins
indépendante de l'État dont ils sont censés relever.
Leur champ d'action est très souvent la zone qui échappe à l'attention du gouvernement à cause des
nouvelles technologies et de toutes sortes d'autres nouveautés. Ils agissent dans une « zone
d'irresponsabilité » -- et je n'emploie pas ce terme dans un sens péjoratif -- une zone où il n'y a pas de
responsabilité parce qu'elle n'a pas encore été attribuée. C'est effectivement ce que l'on constate.
Prenons, par exemple, le commerce électronique ou les mouvements de capitaux, qui traversent les
frontières sans aucun contrôle, ou la technologie qui permet d'envoyer à Buenos Aires, en moins d'une
seconde, un plan de maison qui existe actuellement au Canada. Le gouvernement a beaucoup de mal à
contrôler ce genre d'activité.
Mais le vrai monde de la mondialisation a créé ou tout au moins grandement renforcé ceux-là même qui
décriaient la mondialisation, et ils se sont manifestés à Seattle pour la première fois et avec beaucoup
de puissance. Ironiquement, ils sont venus décrier le mouvement même qui les avaient amenés à
Seattle.
La juxtaposition de ces deux mondes entraîne une configuration très complexe des allégeances. Le
monde des États repose sur l'exclusivité des allégeances des citoyens et dépend de sa capacité d'agir
en engageant totalement un nombre donné d'individus. Le monde multicentré repose, au contraire, sur
un réseau d'allégeances très peu codifié, dont la nature et l'intensité dépendent de la volonté affranchie
des divers intervenants concernés.
Alors, pour dire les choses franchement, ces deux mondes se sont rencontrés à Seattle et ce ne fut pas
le coup de foudre. L'issue prévisible était et demeure une tension considérable, avec laquelle nous
vivrons pendant de nombreuses années encore. Même si les gouvernements devront y faire face, cette
tension ne se manifeste pas exclusivement entre les gouvernements. Elle touche des groupes opposés
de la société, des industries et des blocs socio-politiques, culturels, ethniques et économiques ainsi
que les États-nations auxquels nous sommes habitués.
Nous avions auparavant ce système international merveilleux et prévisible, si prévisible que nous
connaissions à l'avance les discours de tout le monde, parce qu'ils avaient habituellement été répétés
si souvent. De toute façon, tout le monde vérifie avec tout le monde que personne ne sera offusqué.
Puis, ce nouveau monde arrive, plutôt anonyme, assez bizarre, absolument imprévisible -- étant donné
le nombre de participants -- et il est parfois réel, mais souvent virtuel.
Je n'ai pas besoin de vous dire que la mondialisation n'est pas une décision que nous avons prise au
Cabinet. C'est une réalité à laquelle nous sommes confrontés. Elle n'est pas imposée non plus par les
entreprises et par les grandes sociétés, parce qu'un grand nombre d'entre elles la trouvent très difficile
à vivre.
En même temps, la mondialisation renforce l'opposition, contre les entreprises et le gouvernement. Les
opposants sont plus puissants que jamais. Ils peuvent désormais, en moins de 24 heures, organiser
des milliers de personnes dans n'importe quelle ville de la planète grâce à Internet -- et à très peu de
frais. C'est cela, la mondialisation. Si Seattle en a été la preuve la plus éloquente jusqu'ici, on peut être
assuré qu'il y en aura d'autres. D'ailleurs, nous avons vu un « mini Seattle » à Washington il y a
quelques semaines.
Je qualifie ce que j'ai observé à Seattle de « révélation », au sens où l'on parle de révélateur en
photographie. On a vu apparaître ce que chacun pouvait jusqu'à un certain point pressentir et que
certains ont un peu mieux compris que d'autres, à savoir :
• la puissance des regroupements horizontaux qui n'ont que faire de la force verticale des États;
• l'intuition -- souvent prémonitoire -- des milieux artistiques qui sentent venir des changements
lourds de conséquences pour la culture et pour l'humain;
• la naissance d'un souci éthique que ne peuvent plus satisfaire les normes habituellement appliquées.
Bref, loin de constituer l'aboutissement en forme d'échec d'un processus de négociation qui se
poursuivra, quoi qu'on en dise, Seattle constitue probablement le point de départ en forme de malaise
prometteur d'un processus de renouvellement du politique.
Qui peut nier qu'à Seattle on a voulu rappeler la finalité humaine de l'activité économique?
Qui peut nier qu'on y a renvoyé les dirigeants politiques à leurs devoirs, réclamant d'eux notamment la
fidélité aux valeurs d'humanisme que l'Occident s'évertue à promouvoir? Qui peut nier qu'on y a vu à
l'oeuvre une autre façon de faire dont l'efficacité est désormais indiscutable?
Qui peut nier qu'on y a constaté les différences de temps de réaction et d'espaces d'influence des
autorités publiques officielles, nationales et internationales, d'une part, et des rassemblements
mondiaux informels mais centrés sur des préoccupations stratégiquement définies, d'autre part?
Qui peut nier les exigences et les inquiétudes de ceux qui se préoccupent de la reddition des comptes,
qui soutiennent que cette nouvelle ère de mondialisation a créé un « déficit démocratique », les
gouvernements perdant une partie de leur pouvoir et de leur influence, tandis que les regroupements
horizontaux -- et non démocratiques -- de tous genres voient grandir leur pouvoir et leur influence?
En un mot, qui peut nier qu'un nouveau modèle s'est manifesté à Seattle?
La rupture des espaces et des temps
La plupart conviendront que le passage du national à l'international s'explique en large part par
l'évolution technologique. Mais ce qui importe davantage, c'est le phénomène simultané et connexe qui
fait que les espaces économiques sont de plus en plus intégrés, tandis que les espaces politiques ont
tendance à se fragmenter. Cette fragmentation du politique a renforcé encore davantage la puissance
économique. L'autorité politique des pays s'affaiblit donc encore plus.
Ainsi placé dans une situation fragilisée, l'État ne peut plus assumer les responsabilités auxquelles il a
habitué ces citoyens. Il en devient même d'autant moins capable que la diminution de son autorité
verticale rend fort peu efficaces, dans plusieurs domaines, les tentatives de coopération interétatique.
Voilà donc un autre exemple du déficit démocratique.
Plus que jamais, les États doivent maintenant tenir compte des points de vue de leurs citoyens et
consulter les groupes ethniques et les groupes d'intérêts de chaque région de leur territoire. Ils doivent
mener ces consultations avant même de se concerter pour coordonner leurs actions et leurs politiques.
Je peux en attester personnellement, puisque le ministère des Affaires étrangères et du Commerce
international et moi-même avons mené de vastes consultations avec les entreprises, les ONG et les
provinces, avant, pendant et après la réunion de Seattle.
Désormais inhérentes à un processus décisionnel déjà complexe, ces consultations étendues, y
compris souvent celles des tribunaux, prennent beaucoup de temps et se terminent souvent sans effet
positif évident. Malgré tout, je reste très déterminé à maintenir et à élargir notre politique de
consultation et d'inclusion.
Le temps politique connaît de ce fait un ralentissement certain, tout comme la capacité d'action et de
réaction de l'État. Au même moment, les ONG ont vu une accélération rapide de leur temps et sont
désormais capables de mobiliser des troupes en quelques heures.
Le problème de l'exclusion et la question des valeurs
Reconnaître que l'ère de l'internationalisation a résolument cédé le pas à celle de la mondialisation,
c'est une chose. À titre de membre du gouvernement, je crois que nous avons aussi la responsabilité
de reconnaître et d'accepter que, même si la mondialisation entraîne d'importants progrès sur les plans
de l'efficacité, de la productivité, de l'avancement des sciences et des technologies, ainsi que des
échanges culturels, la mondialisation peut entraîner des effets pervers.
Premièrement, la mondialisation représente non seulement une contestation redoutable et profonde de
l'État, mais elle provoque de façon compréhensible une crise d'identité chez les individus. La crise
identitaire sans précédent que vivent de si nombreux citoyens de partout n'est cependant pas que
politique et culturelle : elle est aussi économique. Car, en passant du capitalisme industriel au
capitalisme financier, on est passé trop souvent du phénomène de l'exploitation à celui, beaucoup plus
radical et inquiétant, de l'exclusion.
Autrefois, l'exploité existait dans un rapport social, il se situait dans une échelle sociale, selon
l'expression consacrée. L'exploité pouvait s'organiser et revendiquer, parce qu'on avait encore besoin
de son travail.
La mondialisation a provoqué un phénomène secondaire -- l'exclusion. La situation de l'exclu est
différente, puisque le capital peut être créé sans lui. Parce qu'il n'existe pas dans un rapport social où,
tout en étant exploité, il est tout de même nécessaire, l'exploité peut être et est effectivement ignoré.
Sans un rapport social sur lequel ils peuvent s'appuyer, ceux qui se retrouvent dans cette situation ne
savent pas comment y faire face et deviennent de plus en plus isolés du reste de la société. Ils se
sentent improductifs, de trop et rejetés.
L'exclusion pourrait bien être le défi le plus urgent que doivent relever actuellement les gouvernements
du monde entier.
Autre problème, ce risque d'exclusion vaut aussi bien pour les États marginalisés sur la scène
mondiale que pour les populations marginalisées dans chacune de nos sociétés. Par exemple, un autre
effet pervers possible de ce phénomène est le recul du politique et, notamment, de l'État, qui risque de
compromettre la redistribution de la richesse, nécessaire à l'égalisation des chances pour tous, ce
dont le marché ne se soucie pas parce que ce n'est pas sa fonction. Ainsi, les programmes sociaux
subissent de puissantes pressions à la baisse, ce qui risque d'accentuer encore l'exclusion des moins
avantagés.
Une redéfinition de l'activité politique s'impose
Pourquoi soulever ces problèmes? Parce qu'une redéfinition de l'activité politique s'impose, à mon
avis. Nous devons trouver le moyen de concilier une économie planétaire qui fonctionne à l'échelle
internationale avec un régime politique et législatif qui reste centré sur l'État.
Le politique, au sens le plus noble du terme, doit trouver le moyen de rappeler à l'économique sa
finalité humaine. La mondialisation pourra donner sa pleine mesure uniquement si elle accepte que le
pouvoir politique « réinventé » lui assigne une orientation plus respectueuse de l'ensemble des
individus.
Ce que, dans le passé, l'État a fait pour l'économie et, donc, pour les personnes en créant des marchés
nationaux, le politique doit, à l'heure actuelle, le refaire en se faisant gardien vigilant et diligent des
buts humains de l'activité économique.
Dans un tel contexte, je crois que l'éducation -- c'est-à-dire la base de tout développement humain, le
fondement de la lutte à l'exclusion -- revêt une importance cruciale. Les technologies de pointe
permettent d'augmenter considérablement la puissance de l'activité éducative et de rejoindre plus de
gens que jamais auparavant dans l'histoire. Bref, autant les nouvelles technologies peuvent entraîner
l'exclusion, autant elles peuvent la combattre. Heureux paradoxe, dont il revient au politique d'exploiter
toutes les virtualités.
Les réunions du FMI et de la Banque mondiale à Washington : Imitation de Seattle?
Les manifestations dans les rues de Washington il y a quelques semaines témoignent de l'ampleur des
préoccupations et peut-être de la peur grandissante de l'exclusion que ressentent de nombreux
citoyens. Je pourrais affirmer que certaines préoccupations très étroites sont au cœur de ces
manifestations ou qu'un grand nombre de manifestants sont mal informés, mais il serait malhonnête de
ma part de prétendre qu'il n'y a pas au moins quelques inquiétudes légitimes soulevées par des
organisations et des groupes crédibles et bien informés.
Deux grands sujets étaient à l'ordre du jour de la réunion du Comité du développement le 17 avril à
Washington. Le premier était l'épidémie de VIH/sida et l'autre, le commerce et le développement. Pour
la première fois, la Banque mondiale et le FMI [Fonds monétaire international] se concentraient tout
particulièrement sur la contribution que peut apporter le commerce à la croissance économique et au
développement. Ils ont ainsi démontré l'attention croissante que les intervenants multilatéraux
accordent à la nécessité de coordonner leurs efforts. Bref, ils ont témoigné de la nécessité d'adopter
des politiques économiques internationales cohérentes.
Le besoin d'une cohérence accrue est devenu de plus en plus évident ces dernières années. Seattle a
fait passer le message encore plus clairement. C'est l'une des raisons pour lesquelles j'ai consacré
tant de temps à promouvoir cette cause dans les discussions avec mes homologues internationaux --
ainsi que dans de nombreuses allocutions prononcées au Canada -- ces derniers mois.
Permettez-moi toutefois de revenir sur les réunions de Washington. Ce sont les ministres des Finances
ainsi que les ministres de la Coopération internationale qui se sont réunis à Washington. M. Martin et
Mme Minna y représentaient le Canada. Les ministres réunis à Washington ont reconnu au cours de
leurs discussions qu'il était essentiel de tenir compte des questions commerciales dans la vaste
perspective internationale de la croissance économique et du développement. Dans son allocution,
M. Martin a exprimé la position du Canada selon laquelle il ne serait pas logique d'envisager la réforme
du FMI et de la Banque mondiale sans examiner d'abord les rapports entre ces organismes et les
autres grandes institutions de coopération internationale.
M. Martin et Mme Minna ont également insisté sur la nécessité d'intégrer les pays pauvres dans
l'économie mondiale, ce qui comporte comme corollaire la nécessité de fournir une aide liée au
commerce afin d'y parvenir. Ces idées vont dans le droit fil du mandat de l'organisation qui occupe une
si grande partie de mon temps -- l'OMC [Organisation mondiale du commerce].
Les pays en développement doivent d'abord comprendre et pouvoir mettre en oeuvre, par des lois, les
accords du cycle de l'Uruguay. Ils doivent aussi acquérir les compétences nécessaires pour pouvoir
négocier les nouveaux accords susceptibles de découler des efforts actuels (concernant l'agriculture
ou les services) ou de tout nouveau cycle de négociations. Mais des experts des politiques
économiques bien formés ne réussiront jamais, à eux seuls, à créer la croissance économique. En plus
des ministères du Commerce international nationaux, d'autres ministères ont besoin d'aide pour
pouvoir mettre en oeuvre les accords, qu'ils portent sur les normes en matière d'innocuité des aliments
ou sur les procédures d'évaluation en douane.
Pour que les pays en développement profitent vraiment des débouchés commerciaux, ils doivent
pouvoir créer un milieu propice, notamment une infrastructure adéquate -- des réseaux de transport et
de communication, un cadre réglementaire -- et leur secteur privé doit mettre l'épaule à la roue.
Autrement dit, renforcer les capacité en matière de commerce signifie, au bout du compte, combler
toute la gamme des besoins de développement. Cela veut dire intégrer le commerce international à la
problématique du développement.
Par conséquent, l'un des principaux problèmes à résoudre pour accroître la cohérence consiste à
déterminer ce qui pourrait être fait pour renforcer les capacités en matière de commerce. L'OMC, la
Banque mondiale, la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement [CNUCED],
les donateurs, tous fournissent, d'une façon ou d'une autre, de l'aide liée au commerce. Le défi
consiste à faire en sorte que les ressources limitées sont affectées de la manière la plus rentable
possible afin d'éviter les chevauchements ou les lacunes.
Ce n'est pas une mince tâche, et une coordination internationale et nationale s'impose. J'ai été
encouragé par les discussions que j'ai eues à ce sujet avec Jim Wolfensohn, et je sais que ma collègue
Maria Minna est sensible aux besoins et à l'ampleur du défi. J'ai l'intention de continuer de chercher
avec eux des façons d'accroître la contribution que le commerce peut apporter à la croissance
économique et au développement.
Vous vous demandez peut-être pourquoi le ministre du Commerce international accorde autant
d'attention aux préoccupations des pays en développement.
Je le fais pour quatre raisons :
• Premièrement, parce que nous sommes tous des citoyens du monde et, à ce titre, nous nous
préoccupons de la situation sociale et économique des autres êtres humains.
• Deuxièmement, parce que nous avons intérêt à ce qu'un plus grand nombre d'intervenants s'intègrent
à l'économie planétaire. Un plus grand nombre de clients pour nos produits stimulera notre croissance
économique et la leur.
• Troisièmement, parce que je suis convaincu que l'avenir de l'OMC, et donc la santé future du système
commercial mondial, sera compromis si tous les pays n'en sont pas des membres productifs.
• Quatrièmement, parce que l'éventualité de la paix et de notre sécurité collective -- deux objectifs qui
nous tiennent tous à cœur -- sera beaucoup plus palpable si nous unissons nos forces pour veiller à
ce que les avantages de la mondialisation soient mieux partagés.
J'imagine les liens entre les divers facteurs qui contribuent à la prospérité mondiale comme un « cercle
vertueux ». La prospérité mondiale suppose le développement. Le développement suppose la
croissance économique. La croissance suppose l'activité commerciale. L'activité commerciale
suppose un bon gouvernement. Dans ce contexte, un bon gouvernement suppose plusieurs choses,
notamment des investissements dans les ressources humaines, l'appui à la primauté du droit et la
cohérence.
Je n'insinue pas une seconde qu'il faille diminuer l'importance des deux derniers facteurs -- l'appui de
la primauté du droit et des mesures pour accroître la cohérence entre des organisations internationales
comme la Banque mondiale, le FMI, l'OMC et les diverses agences des Nations Unies (le PNUE, par
exemple) --, mais je crois que la dimension humaine dans ce bon gouvernement est particulièrement
importante. Je veux parler des investissements dans les ressources humaines, des investissements
dans des activités comme l'apprentissage permanent et les programmes de perfectionnement, ainsi
que dans les filets de sécurité sociale. Ces types d'investissement favorisent l'inclusion et la
participation dans l'économie, ce qui stimule la croissance et apporte de nouveaux revenus pour
contribuer aux objectifs du bon gouvernement. Ces investissements peuvent aider grandement les
individus à surmonter les inévitables difficultés de l'adaptation structurelle permanente, dans les
économies développées aussi bien que dans celles en développement.
La nécessité d'une transparence accrue
Avant de passer à un autre sujet, j'aimerais ajouter que les réunions du printemps de la Banque
mondiale et du FMI ont été remarquables, non seulement à cause des mesures importantes qui y ont
été prises du point de vue du commerce, et donc en faveur d'une cohérence accrue dans l'élaboration
des politiques économiques internationales, mais aussi à cause des mesures qui y ont été prises pour
accroître la transparence des activités de ces deux organismes, et tout particulièrement celles du FMI.
À titre de ministre, j'ai également préconisé que le Canada appuie une proposition visant à créer un
service indépendant d'évaluation des programmes et des politiques du FMI. Le directeur exécutif
canadien au FMI, Tom Bernes, a présidé un groupe d'évaluation qui a fait cette proposition. Aux
réunions du printemps, Paul Martin a demandé que ce service prenne forme d'ici les assises annuelles
de l'automne. Cette mesure devrait renforcer la crédibilité et le soutien extérieurs dont le FMI a besoin
pour garantir son efficacité.
À cet égard, l'OMC est devenue beaucoup plus transparente ces dernières années. Je suis cependant
fermement convaincu qu'elle doit l'être encore davantage. Je crois que rien ne contribuera davantage à
dissiper les mythes que répandent les adversaires de l'OMC que l'ouverture de notre processus aux
médias et au public. D'ailleurs, ils s'endormiront probablement tous en voyant les méandres du
processus et le langage technique dans toute leur splendeur.
Je crois que l'OMC pourrait aussi devenir plus transparente en adoptant quelques réformes
structurelles. J'ai souvent décrit l'OMC comme une organisation qui a des assemblées d'actionnaires
-- sous forme de conférences ministérielles tous les deux ans -- et un directeur général de
l'exploitation à plein temps, en la personne du directeur général, mais qui n'a pas de conseil
d'administration. Corriger ce problème pourrait dissiper les craintes des pays en développement, qui
ont peur de ne pas réussir à se faire entendre, et accroître la transparence tout en améliorant
l'efficacité de l'organisation tout entière.
Une éthique renouvelée
Cet environnement planétaire inédit engendre forcément des nouveautés qui exigent des adaptations.
D'où le besoin d'une nouvelle société civile planétaire et d'une nouvelle éthique.
Le nombre et la puissance des ONG sont de plus en plus connus, et probablement destinés à
augmenter puisque, pour l'essentiel, l'existence et l'influence des ONG tiennent aux progrès
technologiques qui ont permis le marché planétaire.
Résultat immédiat de cette situation, la perte d'autonomie des gouvernements nationaux se transforme,
bon gré mal gré, en partage des pouvoirs entre ces derniers et un grand nombre d'ONG. Celles-ci sont
d'ailleurs parvenues à occuper une place décisive à l'échelle de la planète.
Ainsi, l'aide que les ONG apportent aux gens dans le besoin, où qu'ils soient au monde, dépasse l'aide
procurée aux mêmes gens par l'ensemble du réseau des institutions de l'ONU, à l'exclusion de la
Banque mondiale et du Fonds monétaire international. Dans le domaine environnemental, la croissance
des ONG est surprenante.
La prise en charge des problèmes mondiaux par les ONG déborde le cadre des questions
environnementales pour toucher la survie des peuples indigènes, la justice sociale, les droits humains
et l'économie. Il est bien connu que les ONG émettent des jugements sévères sur les questions de la
dette mondiale, du commerce et de la validité du rôle des banques dans le développement mondial. Le
pouvoir de négociation des plus grandes ONG parvient à influencer l'action étatique dans plusieurs
domaines.
Je crois que nous devons prendre tout cela très au sérieux. Beaucoup diraient simplement -- et si je
n'étais que ministre du Commerce international, ce soir j'aurais tendance à être d'accord avec eux --
que les ONG ne représentent personne de toutes façons. D'ailleurs, un grand nombre de ces critiques
prétendent que Ralph Nader est subventionné par l'industrie américaine du textile, et qu'un grand
nombre des manifestants présents à Seattle, loin de rêver d'un monde plus idéaliste, ne cherchaient
simplement qu'à défendre leurs intérêts très étroits. Certains font remarquer, par exemple, que parmi
les 50 000 manifestants, 25 000 étaient des syndiqués de la FAT-COI [Fédération américaine du travail
et Congrès des organisations industrielles]. Toutes ces affirmations sont à tout le moins discutables et
beaucoup soutiendraient qu'il s'agit de la vérité absolue, mais je pense qu'il ne serait pas très
rassurant de ramener le débat à un cadre aussi étroit.
L'idée importante, c'est que l'ordre international n'est pas équipé pour affronter ces nouveaux enjeux
et organiser ces nouveaux acteurs. D'abord et avant tout inter-étatique, l'ordre international n'a même
pas commencé à refléter l'évolution favorisant la société civile aux dépens du secteur public. D'où la
question suivante : quoiqu'il n'y ait toujours pas de véritable communauté mondiale, peut-on dès
maintenant penser à un droit mondial, à une nouvelle éthique?
Non seulement nous le pouvons, mais nous le devons. Nous n'avons tout simplement pas le choix.
L'internationalisation cède le pas à la mondialisation. L'État est contesté par le marché. Si nous
voulons humaniser la mondialisation, il nous faudra une nouvelle éthique, qui ne pourra pas reposer,
comme dans le cas du développement économique, sur le seul intérêt individuel. La bonne nouvelle,
c'est que cette nouvelle éthique est en train d'éclore.
On pourrait peut-être décrire le changement que nous constatons comme le passage d'une éthique de
la justice -- froide et technocratique -- à une éthique de la considération. Comme l'a déclaré mon
collègue Paul Martin à Washington, nous devons démontrer que les pays sont avant tout habités par
des personnes et ne peuvent se résumer à une série d'indicateurs économiques.
Je crois que le défi consiste moins à changer le monde qu'à nous sentir poussés par les forces de la
mondialisation à changer ou à recomposer nos vies pour les adapter à la nouvelle réalité.
Je crois également que les femmes auront un rôle beaucoup plus grand à jouer au XXIe siècle parce
qu'elles sont beaucoup plus prêtes à recomposer et à réinventer la vie que les hommes, encore très
portés à vouloir changer le monde et à livrer des batailles dépassées. Ce n'est pas par hasard si
nombre de nouveaux mouvements sociaux sont désormais animés par des femmes tandis que le
mouvement syndical et les mouvements de libération nationale furent et demeurent très
majoritairement dirigés par des hommes.
À mon avis, la distinction entre le public et le privé diminue rapidement. J'ajouterais que, en règle
générale, les femmes sont plus avancées dans cette réflexion parce qu'elles sont entrées dans le
monde du travail et des affaires tout en continuant d'assumer de grandes responsabilités dans leur vie
privée. Elles devraient donc être mieux placées pour affronter le changement. Quoi qu'il en soit, la
participation des femmes dans la société en émergence renforcera inévitablement l'éthique de la
considération, parce que, au cours des derniers siècles, les hommes ont été plus sensibles à l'éthique
de la justice.
Je crois que les immigrants seront avantagés eux aussi parce qu'ils ont déjà dû se réinventer une fois
lorsqu'ils ont émigré dans une société différente. Ayant dû recomposer leur vie, ils ont une forte
longueur d'avance sur ceux qui n'ont pas encore été forcés de le faire.
Un autre groupe -- les jeunes -- sera avantagé lui aussi, parce que les jeunes sont nés dans la culture
de l'informatique et d'Internet et que tout cela fait partie de la mondialisation.
C'est pour cette raison que j'affirme dans mon livre que ces trois groupes sont beaucoup plus prêts
que d'autres à apporter leur contribution. Je crois que, pour bien gouverner dans ce nouveau siècle, il
faudra faire place à ces groupes qui sont les plus avancés et les plus en mesure d'apporter des
solutions aux problèmes de la mondialisation. Je pense que c'est l'une des leçons les plus importantes
que j'ai tirées de Seattle.
Le bien commun
Je crois qu'il faut en revenir au concept de bien commun. Selon son acception originelle, le bien
commun vise l'accomplissement ultime de l'être humain et de la société humaine, c'est-à-dire le degré
le plus achevé de développement à la fois personnel et communautaire.
Pour la doctrine libérale américaine, le bien commun fait référence au « bien public » et à l'amélioration
de la condition humaine partout sur la terre par la vertu, la créativité et l'esprit d'entreprise des
citoyens libres. Dans sa version la plus récente et influencée par la doctrine sociale catholique du XXe
siècle, l'essence du bien commun est de garantir dans la vie sociale les bienfaits de la coopération
volontaire.
Mais il existe une tragédie du bien commun. Elle se produit lorsque le bien commun est sacrifié parce
qu'aucun acteur ne s'engage de façon unilatérale dans une politique de prévention quand seule une
action mondiale concertée a quelque chance de succès. Afin d'éviter ce non-engagement, nous devons
veiller à ce qu'émerge un autre niveau de conscience, qui reconnaît que la poursuite du bien commun
réussira en grande partie si la générosité est renforcée et capable d'ignorer ou, à tout le moins, de
dominer les sollicitations de l'égoïsme.
Pour y parvenir, je pense que nous devrons réinventer la démocratie. La nouvelle démocratie devra
refléter la réalité d'un très grand nombre de citoyens.
Qu'entend-on au juste, par « citoyenneté »? Pendant plus de 400 ans, l'État est venu conquérir la
loyauté de tous ceux qui habitaient sur son territoire. L'État a commencé la conquête de la loyauté des
citoyens en leur garantissant d'abord la sécurité physique -- en arrêtant les voleurs sur les routes qui
reliaient les villes de l'Europe médiévale, par exemple.
Deuxièmement, l'État a garanti la sécurité économique des entreprises, ce qui a mené à la création de
ce que nous appelons le capitalisme et les marchés nationaux. Jadis, il n'y avait pas de marchés
nationaux, seulement des marchés locaux. On a créé les marchés nationaux quand on a donné certains
droits économiques aux corporations. Puis, lorsque les États ont choisi de s'allier à une nation,
habituellement la nation majoritaire sur un territoire donné, ils ont pu créer les liens émotifs
nécessaires pour que les citoyens acceptent de faire des sacrifices. L'allégeance des citoyens a été
renforcée par l'État avec l'arrivée de la sécurité sociale. Le New Deal en a été l'un des premiers et des
meilleurs exemples au XXe siècle.
Donc, nous pourrions affirmer que l'État a obtenu la loyauté des citoyens en leur garantissant, dans
l'ordre, la sécurité physique, la sécurité économique et la sécurité sociale.
De nos jours cependant, l'individu ne se considère plus seulement comme le citoyen d'un territoire ou
d'un pays donné. Ce qui le caractérise de plus en plus, c'est le sentiment d'appartenir à toutes sortes
d'autres réseaux qui ne se limitent pas nécessairement à son propre territoire. Il fait partie de réseaux
horizontaux comme Greenpeace, Amnistie Internationale, Médecins sans frontières. De nos jours, de
plus en plus de gens appartiennent à des groupes de ce genre. L'identité d'un nombre de plus en plus
élevé de personnes devient donc extrêmement complexe.
Même la citoyenneté nationale devient moins évidente. L'automne dernier, par exemple, quand j'étais
au Japon, j'ai demandé à un jeune Français ce qu'il était et j'ai été renversé par sa réponse
spontanée : « Européen ». On n'aurait jamais entendu cela il y a 25 ans -- jamais de la vie! Un Français
était Français, et un Allemand était Allemand. Maintenant, ils se définissent de plus en plus comme des
Européens!
Donc, la mondialisation a déjà fait éclater certaines identités traditionnelles. Mais je constate une
transformation beaucoup plus radicale que le passage d'un niveau à un autre, ce que je considérerais
encore comme une identité verticale, verticale en ce sens qu'il s'agit encore d'un État et d'un territoire,
qu'il s'agisse de l'Europe ou de la France.
Je pense que les identités deviennent de moins en moins verticales et de plus en plus horizontales.
Tout était vertical aux XIXe et au XXe siècles. La classe sociale était verticale; on appartenait à la classe
ouvrière, à la classe moyenne ou à la classe supérieure. Même le niveau d'éducation reposait sur
l'identité verticale.
Désormais, nos identités seront de plus en plus horizontales. Nous sommes plus près ou plus éloignés
du centre de plusieurs cercles différents auxquels nous appartenons, et cela modifie très radicalement
la façon dont les gens se définissent. Cette nouvelle géométrie rendra l'activité politique très très
compliquée.
S'agissant des nouvelles valeurs altruistes qu'il nous faudra instaurer, nous devons toutefois
reconnaître en tout réalisme que le ressort du libre-échange ne nous sera pas d'un grand secours.
Pourquoi? Parce que la coïncidence objective entre l'ouverture commerciale sur les autres et les
avantages financiers de cette ouverture n'existe pas dans le cas de l'instauration de nouvelles valeurs
et du bien commun alors qu'elle existait dans le cas de l'instauration du libre-échange. On aperçoit
donc tout de suite l'envergure du défi.
L'expérience canadienne des identités plurielles
En terminant, je voudrais revenir sur l'une des affirmations que j'ai faites au début, quand je disais que
le pluralisme est à la base même du Canada. De nombreux groupes ethniques ont joué un rôle dans la
création de ce pays « anormal » qu'est le Canada et ils continuent de participer à cette création qui se
poursuit sans cesse en vue d'assurer les ajustements nécessaires aux multiples et profonds
changements qui surviennent.
C'est pourquoi je suis fermement convaincu qu'en cette ère de mondialisation, qui entraîne de
nombreux flux migratoires, ce pays qui a refusé le modèle de la modernité, celui de l'État-nation, est
annonciateur d'avenir.
Les décisions d'aujourd'hui engagent un horizon spatial et temporel d'une ampleur sans précédent.
Elles impliquent non seulement les relations entre États, sociétés et individus, mais aussi les relations
de l'être humain avec le reste de l'univers et les générations futures.
Je crois que nos valeurs canadiennes de solidarité et de diversité méritent d'être protégées et
développées, surtout dans un monde où l'exclusion risque de se répandre. Un monde dépourvu des
valeurs de solidarité aurait tôt fait de devenir irrespirable, à mon avis.
Heureusement, cependant, je suis fermement convaincu que le Canada est bien placé pour pouvoir
relever les défis que j'ai évoqués ce soir. Je crois en outre que nous pourrions bien donner un brillant
exemple de l'art de gouverner dans cette nouvelle ère.
Je vous remercie.